eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 36/71

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2009
3671

Voltaire et la censure en France

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2009
Abderhaman Messaoudi
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PFSCL XXXVI, 71 (2009) Voltaire et la censure en France ABDERHAMAN MESSAOUDI Université Paris-Sorbonne/ Paris VIII Lors de la conférence inaugurale de la Journée, Alain Viala a attiré l’attention sur une certaine actualité de la censure : il a été fait référence à une conférence à Copenhague, en 2006, à une exposition à la Bibliothèque Nationale de France, au livre récent de Raymond Birn... On pourrait dès lors, comme le fait la revue L’Histoire, évoquer « le retour de la censure » 1 . Maints autres signes témoignent en effet de la prégnance et de la conscience accrue de cette réalité, maintes autres manifestations, études et publications : dénonciation d’une « censure invisible » 2 , question de la censure et de l’autocensure abordée en rapport avec celles de l’« art d’écrire » 3 ou de la « genèse » 4 des textes, rééditions de la Lettre sur le commerce de la librairie 5 de Diderot (1763), etc. La censure a même son « livre noir » 6 et son « dictionnaire » 7 . Mais pourquoi s’intéresser particulièrement à la question de Voltaire et la censure en France ? C’est que l’espace, le temps et la figure choisis paraissent exemplaires au plus haut point. Raymond Birn le rappelle dans l’introduction à son ouvrage : « c’est la monarchie française qui mit en place 1 Titre du n° 317 de la revue L’Histoire, Paris, éditions scientifiques, février 2007. 2 Pascal Durand, La Censure invisible, Arles, Actes Sud, 2006. 3 Censure, autocensure, art d’écrire, actes du séminaire européen du CTEL organisé à l’Université de Nice, Faculté des lettres, arts et sciences-humaines, d’octobre 2001 à juin 2003, études réunies par Jacques Domenech, Bruxelles, Complexe, 2005. 4 Genèse, censure et autocensure, Paris, CNRS, 2005, études réunies par Catherine Viollet et Claire Bustarret. 5 Voir par exemple Lettre sur le commerce de la librairie, Rennes, Ennoïa, 2006. Préface de Mami Fujiwara. 6 Le Livre noir de la censure, études réunies par Emmanuel Pierrat, Paris, Seuil, 2008. 7 Jean-Pierre Krémer et Alain Pozzuoli, Le Dictionnaire de la censure, Paris, Scali, 2007. Abderhaman Messaoudi 446 les structures les plus élaborées de prévention et de répression. » 8 D’autre part, le XVIII e siècle correspond au point de perfection de ce système d’État 9 . Or, en rapport avec la question de la censure, Françoise Weil a rédigé un article autour de « l’exemple de Voltaire », tandis qu’Albert Bachman, traitant de « la censure en France », a centré pareillement sa thèse autour de cette même figure. Ces cas suggèrent donc que Voltaire pourrait bien avoir une valeur d’exemplarité et que, de ce fait, il pourrait fournir une excellente illustration au thème de la censure sous l’Ancien Régime. Cela dit, mettre en avant de telles études, c’est aussi rappeler que la question des rapports de Voltaire à la censure a déjà été traitée, d’autant plus qu’à celles-ci s’en ajoutent d’autres : « Voltaire et la censure » est d’ailleurs le titre d’une étude d’Arthur Boislisle mais aussi celui d’une thèse de William Hanley 10 . Plus récemment, Claudine Lavigne a soutenu une thèse et écrit un article sur ce thème 11 . Cependant, chaque auteur adopte un point de vue spécifique ou restreint son étude à une période limitée. Enfin, chacun opère aussi sa propre délimitation dans le corpus voltairien et attire l’attention sur un aspect bien précis des rapports de Voltaire à la censure. Une reprise synthétique de la question est donc tout à fait possible. Son actualité, confirmée encore par la parution d’un article de Laurence Macé-Del Vento, issu d’une de ses récentes communications 12 , semble y inviter. Je propose ici d’effectuer un panorama des différentes facettes de la censure et de rendre compte de sa réalité à l’occasion des épisodes et des exemples concrets fournis par le cas de Voltaire. Comment se résout la 8 La Censure royale des livres dans la France des Lumières, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 25. Nous soulignons. 9 Voir l’article d’André Magnan, « Censure », in Inventaire Voltaire, articles réunis par Jean Goulemot, André Magnan, Didier Masseau, Paris, Gallimard, 1995, p. 220. 10 William Hanley, Voltaire and censorship (1734-1759), Université d’Oxford, thèse publiée en 1977. Arthur de B oislisle , « Voltaire et la censure », in l’Annuaire-bulletin de la Société de l’histoire de France, in Paris, Librairie de la Société de l’histoire de France, t. IX, 1872, pp. 106-111 et pp. 197-200. 11 « L’Art du masque dans la polémique anti-chrétienne de Voltaire de 1764 à 1769 » (thèse de doctorat de troisième cycle soutenue en décembre 2001 sous la direction de Marie-Hélène Cotoni, de l’Université de Nice). « Les Stratégies de Voltaire face à la censure », in Censure, autocensure et art d’écrire, op. cit., pp. 165-182. 12 « Les Stratégies voltairiennes de la clandestinité face à la censure romaine » dans le cadre du colloque « Voltaire et les manuscrits philosophiques clandestins », 15 juin 2007 et 16 juin 2007. Actes du colloque publiés par les Presses Universitaires de Paris Sorbonne en juin 2008 dans La Lettre clandestine n o 16 et dans la Revue Voltaire n o 8. L’intervention de Macé-Del Vento se trouve dans La Lettre clandestine aux pp. 161-174 sous le titre « ‘Lancer la foudre et retirer la main’. Les stratégies clandestines de Voltaire face à la censure romaine ». Voltaire et la censure en France 447 tension entre volonté de diffuser ses idées et entrave à la liberté d’expression ? J’évoquerai dans un premier temps l’existence d’une certaine atmosphère de contrôle, de contraintes et d’interdits, entretenue notamment par la présence de tout un appareil au service de la censure et particulièrement défavorable à la saine circulation des idées. Dans un deuxième temps, j’insisterai sur les conséquences réelles (compromis, empêchements et répressions) générées par cette situation pour la diffusion des idées de l’auteur, pour finalement montrer comment, sur cet arrière-fond, la voix propre du philosophe parvient malgré tout à se faire entendre. L’enjeu de cet article serait alors de montrer que le cas de Voltaire permet d’illustrer la complexité des rapports à la censure de l’Ancien Régime, et cela en accord avec les tendances les plus récentes de la recherche, ce qui devrait renforcer le caractère inédit de cette étude. L’exemple de Voltaire le montre bien : qui veut diffuser ses idées sous l’Ancien Régime se heurte, à différents niveaux, à une censure avec laquelle il doit composer. Comment celle-ci parvient-elle à se manifester de manière particulièrement pesante ? Répondre à cette question implique une évocation des différentes manières par lesquelles elle se signale, des différentes formes qu’elle emprunte pour se signifier, en somme une recomposition du paysage de la censure et un aperçu sur son fonctionnement. C’est alors la multiplicité des occasions qui s’offrent à la censure d’intervenir qui crée et renforce l’atmosphère d’interdit et de contrôle. Tout d’abord, Voltaire doit soumettre ses écrits à une Direction de la librairie ou, avant 1750, à ce qui s’y apparente (« Bureau de la Librairie », « Bureau gracieux de la Librairie »). Celle-ci agit par délégation au nom du Chancelier ou du Garde des Sceaux (les deux fonctions ont pu être distinctes au cours de l’Histoire). Elle est chargée de la censure préventive ou a priori, c’est-à-dire celle qui consiste en une lecture préalable de l’ouvrage pour s’assurer de son caractère recevable. Elle dispose pour cela de censeurs royaux, répartis par discipline : l’abbé Dubois, censeur royal, a été ainsi chargé le 20 mars 1723 d’examiner la Henriade. En effet, un arrêt du Conseil d’État du roi du 28 février 1723, étendu à tout le royaume par une décision du 24 mars 1744, stipule : Aucuns Libraires, ou autres ne pourront faire imprimer ou réimprimer, dans toute l’étendue du Royaume, aucuns Livres, sans en avoir préalablement obtenu la Permission par Lettres scellées du grand Sceau ; lesquelles ne pourront être demandées ni expediées, qu’après qu’il aura été remis à M. le Chancelier, ou Garde des Sceaux de France, une Copie manuscrite ou Abderhaman Messaoudi 448 imprimée du Livre, pour l’impression duquel lesdites Lettres seront demandées. 13 Imprimer ou réimprimer « même des Feuilles volantes & fugitives » ou encore des « Livrets », c’est-à-dire plus précisément des ouvrages dont « l’impression n’excédera pas la valeur de deux feuilles en Caractère de Cicero », ne peut se faire sans « en avoir obtenu Permission du Lieutenant Général de police », lieutenant de police de Paris, « & sans une Approbation de Personnes capables & choisies par lui pour l’examen » 14 , approbation qui est de fait celle du censeur de la police, choisi généralement parmi les censeurs royaux. Voltaire entend-il exprimer ses idées sur scène ? Mais le théâtre fait lui-même l’objet d’une censure spéciale dépendant de la police depuis 1710. C’est alors également au : ‘censeur de la police’ (Crébillon à partir de 1733) qu’il revient d’étudier les œuvres théâtrales nouvelles. S’il juge la pièce inoffensive, il accorde le visa sous sa propre responsabilité. Sinon il en réfère aux premiers Gentilshommes de la Chambre ; dans certains cas, la question est portée devant le ministre de la Maison du Roi. 15 Les ouvrages imprimés à l’étranger sont soumis eux aussi à une permission tacite du gouvernement pour leur diffusion et donc à une inscription dans un « Registre des Livres d’impression étrangère présentés à Monseigneur le garde des Sceaux pour la permission de débiter » 16 . Un arrêt du Conseil du roi peut aussi « supprimer », c’est-à-dire interdire un ouvrage. C’est ce qui s’est passé pour le Recueil des pièces fugitives en prose et en vers le 4 décembre 1739, ou encore pour Les Lettres philosophiques le 23 octobre 1734. La vigilance d’une instance parlementaire particulièrement rapide vient redoubler celle de l’instance royale : cette dernière œuvre avait en effet été déjà condamnée par le Parlement de Paris. Par arrêt, celui-ci a condamné six ouvrages de Voltaire, non seulement Les Lettres philosophiques dès le 10 juin 1734, mais encore La Religion naturelle, le 23 janvier 1759, le Précis de l’Ecclésiaste et du Cantique des cantiques, le 3 septembre 1759, le Dictionnaire philosophique, le 19 mars 1765, l’Homme aux quarante écus, le 24 septembre 1768, Dieu et les hommes, le 18 août 1770. L’intervention de l’instance 13 Claude-Marin Saugrain, Code de la Librairie et imprimerie de Paris, Paris, Aux Dépens de la Communauté, 1744, p. 357. Consultable sur Google book (http: / / books. google.fr/ ). 14 Ibid., p. 369. 15 Maurice Descotes, Histoire de la critique dramatique en France, Tübingen, Gunter Narr Verlag et Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1980, p. 113. 16 1718-1774, BnF. Fonds fr. 21990-21994. Voir aussi les registres complémentaires de permission tacite dans BnF. Fonds fr. 21983-21989. Voltaire et la censure en France 449 religieuse contribue à renforcer l’atmosphère de censure et à réduire les chances de voir une de ses œuvres y échapper : Voltaire a vu ses textes subir les « censures théologiques » de la Sorbonne (qui a réprouvé la pièce Mahomet), ou encore être désapprouvés par l’Église de France. Les évêques peuvent, au niveau local, constituer des index de livres interdits ou encore se réunir en une Assemblée générale du clergé pour faire part de leur désapprobation. Celle-ci a condamné le 22 août 1765 le Dictionnaire philosophique, l’Essai sur l’histoire générale et La Philosophie de l’histoire. Marie- Joseph Chénier remarque à propos des déclarations épiscopales : Un homme qui aurait le courage de compulser ces nombreuses sottises ferait bien des gros volumes, s’il recueillait seulement les Mandemens [sic] où l’on a injurié Voltaire pendant sa vie et après sa mort. 17 Rome apparaît en général plus lente mais aussi plus regardante que le Parlement. Parmi la cinquantaine d’ouvrages prohibés par une trentaine de décrets, c’est-à-dire inscrits sur l’Index Auctorum et Librorum Prohibitorum, cinq seulement ont été condamnés par le Parlement et ces condamnations romaines sont très décalées par rapport à la date de publication ; elles s’échelonnent de 1751 à 1779 et seize sont des années 1770-71 18 . La voix du sage et du peuple a été condamnée par un bref du pape Benoît XIV (le 25 janvier 1751), La Pucelle d’Orléans (le 20 juin 1757) et l’édition des Œuvres de 1748 (le 6 septembre 1752) l’ont été par la Congrégation du Saint Office (ou de l’Inquisition) et les Lettres philosophiques (le 24 mai 1752), l’Histoire des Croisades (le 11 mars 1754), l’Abrégé de l’histoire universelle (le 28 juillet 1755), le Précis de l’Ecclésiaste et du Cantique des cantiques (le 3 décembre 1759) par la Congrégation de l’Index. J’ai ici repris les dates données par Goulemot 19 (qui se fonde sur une édition de 1948 de l’Index Librorum Prohibitorum). Weil indique des dates légèrement différentes pour les Lettres philosophiques (4 juillet 1752) et La Pucelle d’Orléans (20 janvier 1757) 20 . Voltaire s’est aussi heurté à un autre agent de la censure, à savoir la Chambre syndicale des imprimeurs et libraires. Bachman fournit en appendice de son ouvrage un extrait du Répertoire des livres prohibés, par ordre 17 Dénonciation des inquisiteurs de la pensée, t. IV des Œuvres de M. J. Chénier revues, corrigées et augmentées ; précédées d’une notice sur Chénier par M. Arnault..., Paris, Guillaume Libraire, 1825, p. 409. 18 Voir l’article de Françoise Weil, « Censure », in Dictionnaire général de Voltaire, articles réunis par Raymond Trousson et Jeroom Vercruysse, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 189. 19 « Index », in Inventaire Voltaire, op. cit., pp. 713-714. 20 Françoise Weil, « Censure », article cit., p. 189. Abderhaman Messaoudi 450 alphabétique, tiré des archives de cette Chambre 21 : parmi les volumes mentionnés comme interdits de circulation figurent une « Lettre apologétique de M. de Voltaire et de sa tragédie d’Alzire » pour la date de 1718, des « Remarques historiques et mythologiques de M. de Voltaire » pour la date de 1729 et un « Temple (le) du goût par M. de Voltaire » pour la date de 1733. La censure peut aussi opérer en dehors des circuits normaux ou reconnus de la machinerie administrative. Un cas de censure par mesure préventive nous est fourni lorsque des ordres ministériels ont été donnés à Versailles en 1774 pour faire saisir à Ferney, dès la mort connue de l’écrivain, ses papiers et ses correspondances. Par ailleurs, toute personne concernée, et pas seulement les censeurs, peut demander à corriger ou ôter un passage, ainsi la marquise de Pompadour a-t-elle incité à supprimer des lignes de l’épître dédicatoire à Tancrède qu’elle avait relue en 1760 (D 9 192). La censure est aussi celle qui est exercée à l’occasion par le public ou de simples particuliers : le Duc de Luynes rappelle un épisode concernant la Sémiramis de Voltaire et l’incident des « deux vers que les acteurs même vouloient retrancher » 22 . La censure est non seulement très présente mais apparaît par bien des aspects comme néfaste, dans ses motifs comme à travers son fonctionnement. Souvent conservatrice, elle se basait sur les principes du bon ordre religieux, politique et moral. Une proscription de 1737 de d’Aguesseau sévissait contre les romans. Il convenait encore de ne pas déplaire à la puissance première de l’Église et à la puissance seconde des princes. Or, cela fournissait des occasions multiples et variées à la censure de s’exercer en fonction des différentes figures de pouvoir qui pouvaient être concernées. Le second volume de l’Histoire de Charles XII n’a pas été approuvé par la censure royale en 1730, officiellement parce que l’Électeur de Saxe n’aurait pas été traité avec le respect dû à sa dignité. La censure a également interdit la Henriade pour ne pas déplaire à Rome 23 . Bien loin d’être inoffensive, la censure avait des effets très concrets et cet autre volet peut, là aussi, être illustré dans sa grande variété à travers le cas de Voltaire. Autrement dit la censure était agissante, et ne se contentait pas de déclarations. Des sanctions étaient prévues par la législation royale. Si toute l’autorité de la censure devait théoriquement revenir au roi, toutes 21 « Appendix » (d’après MS. Fonds Français 21 928 BN), in Censorship in France from 1715 to 1750 : Voltaire’s opposition. New York, Institute of French Studies (Columbia University, à New York), 1934, pp. 157-195. 22 Mémoires du duc de Luynes sur la Cour de Louis XV (1735-1758), Paris, Firmin Didot Frères, tome neuvième (1746-1749), 1862, p. 94. Cité par Albert Bachman, Censorship in France from 1715 to 1750, op. cit., p. 117. 23 Voir Albert Bachman, Censorship in France from 1715 to 1750, op. cit., p. 92. Voltaire et la censure en France 451 les instances censurantes avaient un certain poids. La Sorbonne continuait ainsi à se poser en gardienne de l’orthodoxie, elle pouvait porter à l’attention du Parlement les œuvres examinées par elle en vue d’actions judiciaires, et elle a pu obtenir des rétractations de certains auteurs. Si Françoise Weil met en avant le fait que les condamnations de la papauté « n’avaient pas force de loi dans la France gallicane » 24 , William Hanley nuance et rappelle qu’elles n’étaient pas sans influence ni répercussion dans une France catholique 25 . L’Assemblée générale du clergé exerçait un pouvoir de pression sur l’autorité royale grâce à sa contribution financière (le « don gratuit »). Par ailleurs, au niveau local, les évêques interdisaient les livres en brandissant la menace de l’excommunication. Le Parlement, instance juridique se posant en dépositaire et interprète des lois fondamentales du royaume, était animé par la volonté de réaffirmer son droit à exercer une censure répressive. Une interdiction par le gouvernement devait être suivie d’une saisie dépendant du pouvoir local, intendant ou lieutenant de police. Celle-ci pouvait se faire dans une chambre syndicale mais l’intendant en référait alors au pouvoir central. Des œuvres de Voltaire ont été effectivement confisquées, parmi lesquelles : le tome I de l’Histoire de Charles XII en 1731, l’édition anglaise de La Henriade en mars 1728, La Pucelle en 1757, des exemplaires de Candide en 1759, le Dictionnaire philosophique en 1765, La Philosophie de l’histoire par feu M. l’abbé Bazin le 12 décembre 1766, le Huron ou l’Ingénu en 1767, La Princesse de Babylone, L’Homme aux quarante écus et Les Colimaçons en 1768, la Collection d’anciens évangiles et l’Histoire du Parlement de Paris en 1769. Les œuvres pouvaient alors être détruites, c’està-dire brûlées par l’exécuteur public (comme La Religion naturelle, poème de Voltaire - Genève, 1756 - lacéré et brûlé le 10 février 1759 au pied du grand escalier du palais de justice de Paris, les Lettres philosophiques 26 ou encore le Dictionnaire philosophique placé sur le bûcher du chevalier de La Barre en 1766) ou mises au pilon (un arrêt du Conseil du 28 mars 1763 l’a ordonné pour La Pucelle) mais aussi conservées à la Bastille (c’est le cas de l’édition en 5 volumes des œuvres de Voltaire et d’une édition du Recueil des pièces fugitives en prose et en vers). Voltaire a aussi vu ses pièces interdites de représentation : Mahomet l’a été en 1742 après trois représentations… 24 « Le Fonctionnement de la censure en France au XVIII e siècle », in Censure, autocensure et art d’écrire, op. cit., p. 128. 25 « The Policing of Thought : Censorship in Eighteenth-Century France », in SVEC, n o 183, études réunies par Haydn Mason, Oxford, The Voltaire Foundation, 1980, p. 293. 26 BnF. Fonds fr. 22091, n o 60. Arrêt de la cour du Parlement condamnant au feu les Lettres philosophiques de Voltaire. Abderhaman Messaoudi 452 Illustrant un cas de sanction sociale, le Temple du goût qualifié d’irrévérencieux a provoqué un scandale ; il en est de même du Mondain publié en novembre 1736. Les auteurs étaient aussi sous la menace de lettres de cachet, comme ce fut le cas de Voltaire, le 3 mai 1734, lors de l’épisode des Lettres philosophiques (les poursuites ne commencèrent effectivement que le 11). Les suites en étaient soit la prison, soit l’exil. Dans sa vie, Voltaire a été embastillé deux fois : son premier séjour à la Bastille, le plus long (de dix à onze mois : arrêté le 16 mai 1717, il y fut conduit le 17 pour en sortir le 14 avril 1718), a résulté de la dénonciation de deux espions à propos du poème Regnante Puero dirigé contre le Régent Philippe II d’Orléans. Suite à cette affaire, il a été aussi exilé à Châtenay au sortir de la prison. Auparavant il avait déjà subi l’exil pour des épigrammes également contre le Régent : il avait été l’objet d’un ordre de relégation le 4 mai 1716 à Tulle, mais son père avait obtenu la permission de l’envoyer à Sully-sur-Loire (pour une peine de 6 mois à chaque fois). En effet, l’exil se traduisait d’habitude par une interdiction de présence dans la capitale. Un écrivain courait cependant le risque d’être aussi banni de tout le royaume : Voltaire ne l’a pas été directement pour cause de censure, mais dans Le Siècle de Louis XIV, il donne l’exemple du bannissement de Jean-Baptiste Rousseau 27 . La censure était aussi ce qui amenait à la fuite ; décrété de « prise de corps », Voltaire a dû fuir à cause de l’affaire des Lettres philosophiques. La peur l’a toujours accompagné. L’affaire du Mondain le tourmentait même quinze ans après, comme le montre la fin de la lettre à d’Argental du 9 décembre 1736 (D 1221) et la lettre aux d’Argental, du 28 août 1750 (D 4201) 28 . Le climat d’incertitude et d’angoisse était entretenu par l’ambiguïté du système. En effet, le système de tolérance tacite a été perfectionné, avec des niveaux subtils d’acceptation plus ou moins affichée, et étendu à des textes paraissant en France : c’était en effet un moyen pour le gouvernement de signifier une autorisation qui n’allait pas jusqu’à l’approbation. Or cela laissait l’écrivain dans une position d’autant plus fragile et ambiguë : à Zulime a ainsi été accordée en 1761 une « tolérance très tacite » 29 . Les « simples tolérances » n’étaient absolument pas reconnues par le Parlement. Les œuvres bénéficiant d’une permission tacite demeuraient, elles aussi, moins bien proté- 27 Œuvres complètes de Voltaire, Louis Moland éd., Paris, Garnier Frères, 1877-1882, t. XIV, pp. 124-25. 28 Les références commençant par D renvoient à l’édition de Theodore Besterman, Correspondence and related documents, Genève-Oxford, Voltaire Foundation, t. 85 à 134, 1968-1976 : conformément à une tradition bien établie, la référence aux lettres contenues dans cette édition dite définitive se fait par la lettre D suivie du n° de la lettre dans cette édition. 29 Lettre de Malesherbes à Joseph d’Hémery, 24 juin 1761, D 9 848. Voltaire et la censure en France 453 gées contre la piraterie ou d’éventuelles saisies que celles qui jouissaient d’un privilège. Cependant, disposer d’un privilège royal ne constituait pas non plus une garantie absolue car le Conseil du Roi était habilité à l’annuler, comme il l’a fait pour les trente volumes de l’édition de Beaumarchais des Œuvres complètes de Voltaire ; la situation a encore empiré suite à l’affaire Helvétius (de février 1758 à novembre 1759) : à cette occasion, créant un dangereux précédent, le Parlement a lancé des poursuites contre l’auteur et le censeur de l’ouvrage De L’esprit publié pourtant en toute légalité avec un privilège du 12 mai 1758. La censure avait aussi les moyens de se montrer dissuasive envers les imprimeurs et libraires : Panckoucke vendant La Pucelle a été perquisitionné (le 10 février 1763), sans doute à la suite d’une dénonciation. L’éventail des risques était large entre amendes et confiscations, d’un côté et prison, bannissement, galère, carcan et exil de l’autre. Voltaire déclare avoir été « assez promt » (sic) pour « avertir à temps » Jore d’une lettre de cachet lancée contre lui 30 . Un arrêt pouvait aussi bannir un commerçant de sa profession : Jore fils (Claude-François), René Josse et Jean-Augustin Duval se sont vu retirer leur maîtrise par un Arrêt du Conseil d’État privé du roi du 23 octobre 1734 pour leur implication dans la publication des Lettres philosophiques. La législation, qui a connu un durcissement avec une loi du 10 mai 1728, entendait afficher sa sévérité en rétablissant la peine de mort pour la publication et la distribution de livres subversifs, avec la déclaration du 16 avril 1757. Aussi les années 1730-1740 et celles qui ont suivi l’attentat de Damiens en janvier 1757 apparaissent-elles comme des moments de plus forte rigueur. Une des autres conséquences de la censure était qu’elle amenait ou obligeait l’écrivain à apporter des modifications ou corrections au texte, ce qui nous introduit à la question de l’autocensure dont les motifs (répondre aux demandes d’un censeur, éviter le déchaînement de poètes rivaux, prévenir les réactions du public...) et modalités apparaissent eux aussi, avec Voltaire, d’une grande variété. Celui-ci a dû par exemple accepter les modifications exigées par Crébillon pour faire jouer La Mort de César. Il a été aussi amené à modérer ses critiques littéraires dans le Temple du Goût, J. B. Rousseau l’ayant en effet menacé de représailles 31 . Voltaire avait encore recours au carton (« feuillet imprimé après coup, et destiné à remplacer 30 Lettre à Cideville de décembre 1731, D 446. 31 Voir Revue rétrospective, Taschereau éd., seconde série, t. IV, p. 48. Consultable sur Google book. Abderhaman Messaoudi 454 dans un volume un passage défectueux ou à modifier » 32 ) ; il a déclaré à un de ses éditeurs : « Il n’y a qu’à cartonner tout ce qui paraîtra trop fort p r des Français » 33 ). Un cas d’autocensure créative est fourni par les différences constatées entre le Traité de métaphysique, gardé en portefeuille, c’est-à-dire non publié, et la Métaphysique de Newton qui a été publiée 34 : il existe des différences de composition et d’accent qui sont sans doute à rattacher à des effets de censure. Par exemple, contrairement à ce qui se passe dans le Traité de Métaphysique, l’existence de Dieu, dans la Métaphysique de Newton, est posée d’entrée de jeu et les arguments des matérialistes sont clairement réprouvés comme « absurdes » 35 . Le tableau qui vient d’être tracé pourrait paraître bien noir : les conditions apparaissent particulièrement défavorables à l’expression d’une pensée vraiment propre (à cause d’une autocensure s’exerçant pour les motifs les plus divers) et à sa réception (à cause des destructions, des obstacles au commerce ou à la circulation des livres et des effets de dissuasion sur les lecteurs ; la mise au pilon de La Pucelle expliquerait ainsi la rareté de ses éditions). Cela dit, l’on ne saurait s’arrêter à cette peinture d’une situation qui serait uniquement défavorable et sans issue pour l’écrivain. Ainsi, comme le souligne Raymond Birn (qui reste prudent et nuancé), la censure royale pouvait être progressiste et favorable. Cela fut particulièrement vrai sous la Direction de Malesherbes (1750-1763). Daniel Roche, dans sa préface, note, d’une part, qu’elle garantit les droits des œuvres 36 - en fonction du degré d’approbation dont elles peuvent bénéficier, et d’autre part que « dans tous les secteurs du savoir, les censeurs ne sont pas des adversaires de la novation, mais [qu’] ils en définissent les normes tolérables et la portée acceptable. » 37 La censure romaine elle-même tentait d’être plus ouverte, comme le montre la promulgation de la bulle papale Sollicita ac provida (1753). En ce qui concerne Voltaire, Laurence Macé 32 Le Grand Robert de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert-VUEF, 2001, t. 1. 33 Voltaire à Cramer en 1764 : D 11 792. 34 Voir l’article de Charles Porset, « La ‘Philosophie’ de Voltaire », in Voltaire, revue Europe, études réunies par Michel Delon, Paris, Rieder, n° 781, mai 1994, pp. 53- 62 (voir surtout pp. 57-58). 35 Ibid., p. 58. 36 La Censure royale des livres dans la France des Lumières, op. cit., p. 13. 37 Ibid., p. 16. Voltaire et la censure en France 455 estime que la curie de Benoît XIV a affiné progressivement, mais certes un peu tardivement, l’image qu’elle se faisait de l’homme et du poète 38 . La censure connaissait en outre des limites et il était souvent possible d’y échapper (ainsi les ordres ministériels de 1774 n’ont pas été suivis d’effet, même si on ne sait pourquoi). Celles-ci s’expliquent par les conflits et les rivalités entre les différentes factions et instances censurantes ainsi que par l’émergence d’un secteur parallèle alimenté et fortifié par les éditions venues de l’étranger. L’existence d’une demande publique très forte, les intérêts économiques, la loi du marché, l’interdépendance européenne des facteurs de production du livre créaient également un environnement favorable. Dans cette perspective, le système illégal des permissions tacites et surtout des « tolérances », l’accentuation de la volonté de répression, sont à interpréter comme signalant des faiblesses de la censure, sa relative impuissance à maîtriser une situation de plus en plus incontrôlable. La peine de mort s’est révélée une sanction systématique inapplicable et la pratique de la permission tacite ou de la tolérance répondait à la volonté de ne pas accorder trop de publicité à un ouvrage dont on n’aurait pu de toute façon empêcher le débit, comme Zulime, dont il était « certain qu’on l’imprimeroit sans permission » (D 9 848). L’autorité de l’Église était minée par des dissensions internes, particulièrement à cause des affaires d’hérésie et de la littérature janséniste, la Chambre des syndics était gangrenée par la corruption... Tout cela fait qu’une situation apparemment très défavorable au premier abord a pu servir finalement à Voltaire. La variété des méthodes utilisées pour contourner la censure répond alors à celle des moyens que cette dernière prétendait déployer pour annihiler ou restreindre la liberté d’expression. Le cas du plus emblématique des philosophes des Lumières est là aussi très instructif. Bachman le souligne dans la dernière phrase du dernier chapitre de son livre : « He had created a regular technique of escape from censorship. » 39 (« Il avait créé une technique pour échapper régulièrement à la censure. ») Cela dit, dans le cadre même de l’appareil censorial, il y avait des arrangements possibles. L’arbitraire lié à la personne du censeur pouvait être réduit par la possibilité laissée à l’écrivain de faire part de son choix avec de bonnes chances que ce souhait soit pris en compte : c’est sans difficulté que Crémilles a été accepté comme censeur du Poème de Fontenoy avant sa publication à l’imprimerie royale (D 3237). Bien plus, en cas d’insatisfaction, un autre censeur pouvait être demandé : c’est ainsi que 38 « Les Premières Censures romaines de Voltaire », in Revue d'histoire littéraire de la France, études réunies par Sylvain Menant, vol. 98, n o 4, juillet-août 1998, pp. 531- 551. 39 Censorship in France from 1715 to 1750, op. cit., p. 125. Abderhaman Messaoudi 456 Mahomet, d’abord interdit par Crébillon, a été autorisé par la suite par d’Alembert. Voltaire était aussi conscient des effets de publicité de la censure, comme le montre une lettre à Voisenon du 24 juillet 1756 (D 6946). Misant sur la complexité de la réalité censoriale, il a su faire jouer Berryer, lieutenant de police, contre Crébillon pour sa tragédie Sémiramis : c’est ce qui lui a permis de rétablir des vers que ce dernier voulait supprimer ; il s’est fait aussi envoyer une médaille du pape pour son Mahomet pour contrarier les dévots censeurs français... Voltaire avait aussi des protections et a pu compter sur la complicité d’hommes en place : par exemple le Duc de Richelieu. Celui-ci lui a permis de déjouer la vigilance de la Chambre syndicale à Paris et de recevoir au Château de Versailles des copies du Charles XII qui était pourtant interdit 40 . La personne chargée de la Librairie, M. de Rouillé, a trouvé un compromis avec Voltaire pour sortir une édition non censurée de Zaïre. La circulation en copie manuscrite, comme ce fut le cas pendant longtemps du Sermon des Cinquante et des contes en vers, a été un autre de ces moyens pour contourner la censure. Voltaire a également eu recours à l’impression à l’étranger (le lieu d’édition pouvait alors être Amsterdam, Genève, la Haye...). Il s’en est aussi remis à l’impression clandestine, par exemple pour la Henriade, qui a été imprimée en juin 1723 à Rouen par Viret, lequel en a agi de même pour Mariamne. Dans la même ville, Jore a imprimé l’Histoire de Charles XII. Voltaire pouvait aussi indiquer en même temps de faux lieux d’édition et de faux noms d’éditeurs : il a choisi de donner Genève comme lieu de publication pour la première édition de La Henriade (Amsterdam pour Mariamne ; Basle, C. Revis pour l’Histoire de Charles XII). Il pouvait raffiner en utilisant la technique de la double édition, une en France et l’autre à l’étranger. Il a également lancé trois éditions du Temple du goût dont une seule comportait les corrections des censeurs. Il a su utiliser les services des « imprimeurs marrons » prêts à prendre des risques (les Jore, père et fils, lui furent ainsi indiqués par Cideville) et des presses plus libres comme celles de Cramer. Il s’est occupé lui-même de mettre en place des circuits de contrebande (comme lorsqu’il a voulu faire parvenir à Paris des copies de La Henriade). Voltaire avait encore recours au désaveu et prenait fréquemment la pose de l’innocent. Il feint, dans une lettre à son ami Thiériot, de s’étonner : « On a commencé, sans ma participation, deux éditions de Charles XII, en Angleterre et en France. » (D 414). Il allait jusqu’à rédiger lui-même la critique ou la dénonciation de ses propres livres. Pour brouiller les pistes, il avait recours aussi bien à l’anonymat qu’au pseudonyme ou encore à l’allonyme. Dans ce dernier cas, il 40 Voir la lettre à Formont, du 8 [août 1731], D 422. Voltaire et la censure en France 457 rejetait la responsabilité d’un ouvrage sur un personnage qui avait réellement existé : ainsi pour l’Epître à Uranie, écrite en 1722 et parue en 1732, Voltaire non seulement prétendait que la diffusion s’était faite à son insu, mais encore en rejetait la paternité sur l’abbé de Chaulieu, ancien camarade du Temple mort quinze ans plus tôt. Pour amadouer la censure, Voltaire savait aussi utiliser son image : vers la fin de sa vie, il se présentait comme un vieillard injustement persécuté. Ses talents de poète et sa notoriété lui ont été également utiles. Il s’est aussi construit une image officielle, celle d’un personnage présentable. Cela ressort du décalage entre les œuvres imprimées et celles qui circulaient sous le manteau. Les poèmes publiés dans le Mercure dénotent ce souci de l’image publique d’un poète qui cherche à asseoir sa réputation et à brouiller son image d'écrivain subversif. Voltaire mettait en avant sa respectabilité, en rappelant qu’il avait écrit des pièces comme Zaïre (jouée en août 1732) qu’il appelait « la chrétienne Zaïre », Alzire (1736) ou encore Mérope (1743). Il tentait de regagner la confiance des milieux de cour par des vers. Il est également bien connu que Voltaire savait jouer de toutes les ressources de la littérature, en particulier des genres (lettre, conte, dialogue, tragédie, dictionnaire, homélie...) pour faire passer ses messages sous le voile de la fiction ou pour brouiller les pistes. Enfin, vers la fin de sa vie, Voltaire s’est résolu à l’exil à Ferney, ce lieu frontalier étant pour lui stratégique et plus sûr. Étudier les rapports de Voltaire à la censure permet donc effectivement de recomposer de manière assez complète le paysage de la censure, de mettre en valeur l’existence des grandes instances (l’instance royale, l’instance religieuse et l’instance parlementaire) censurantes, d’évoquer le rôle des différents agents impliqués (police de Paris, chambre syndicale...) dans le jeu censorial. Exemplaire, le cas des rapports de Voltaire avec la censure suggère aussi toute la complexité de cette dernière sous l’Ancien Régime, son ambiguïté et ses contradictions, d’une part, son ambivalence et ses tentatives d’ouverture, d’autre part, enfin sa puissance mais aussi ses failles et ses limites... C’est donc l’articulation de cet ensemble qu’il conviendrait de garder à l’esprit dans un jeu d’éclairage réciproque alors que, par un effet de balancier, la recherche pourrait être tentée de minorer les aspects négatifs de la censure. Or chez Voltaire existe notamment une exploitation habile et apparemment systématique de ces derniers.