eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 36/71

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2009
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La Muse muselée: Macrin, Bourbon, Dampierre devant l’Affaires des Placards (1534)

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2009
Olivier Péndeflous
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PFSCL XXXVI, 71 (2009) La Muse muselée : Macrin, Bourbon, Dampierre devant l’Affaire des Placards (1534) 1 OLIVIER PÉDEFLOUS Université Paris-Sorbonne Louvain, 1520. Un jeune maître-ès-arts de l’Université, Konrad Nesen, publie en son nom un Dialogue des bilingues et des trilingues, ou les Funérailles de Calliope dont la paternité revient, semble-t-il, à son frère Willem et au grand Érasme lui-même 2 . Cet opuscule s’ouvre sur le tableau pittoresque de la muse Calliope en passe d’être enterrée vivante par une escouade de théologiens. Un curieux se hasarde à demander ce qu’elle a fait pour mériter cela. On lui répond que son crime est d’un genre atroce, qu’elle a été * À l’orée de ce travail, j’ai plaisir à remercier chaleureusement ceux qui ont permis que cet article voie le jour : Suzanne Laburthe qui m’a aimablement communiqué sa thèse de doctorat consacrée aux Hymnes de 1537 de Macrin ; G. Hugo Tucker qui m’a généreusement fourni des copies des pages sur le sodalitium d’Orléans figurant dans le tapuscrit inédit de Ian McFarlane, conservé à la Bibliothèque Taylorienne d’Oxford ; Marie-Elisabeth Boutroue, de l’IRHT, qui a commodément mis à ma disposition les microfiches des ms. 141 et 450 du fonds Bongars conservé à la Bibliothèque Universitaire de Berne ; Jean-Christophe Saladin a pris la peine de m’envoyer le texte de son édition des Funérailles de la Muse, malheureusement épuisée. 1 Pour l’emploi de la même formule dans un tout autre contexte historique, voir Margreet De Lange, The Muzzled Muse : Literature and Censorship in South Africa, Amsterdam/ Philadelphie, John Benjamins Pub Co [Utrecht Publications in General and Comparative Literature, n° 32], 1997. 2 Eruditi adulescentis Chonradi Nastadiensis, Germani, dialogus sane quam festivus bilinguium ac trilinguium sive de funere Calliopes, Louvain, 1520. Le texte en a été publié par W.K. Ferguson, Opuscula Erasmi, La Haye, M. Nijhoff, 1933, t. VII, p. 338 ; il se lit commodément dans l’édition avec traduction française de J.-C. Saladin, Les Funérailles de la Muse, Paris, Les Belles Lettres [Le Corps fabuleux], 2001. Pour le commentaire de ce passage, voir Erika Rummel, « Et cum theologo bella poeta gerit : The Conflict between Humanists and Scholastics Revisited », Sixteenth Century, 23-24 (198), pp. 713-726. Olivier Pédeflous 460 condamnée pour hérésie. Cette image saisissante, fruit de la propagande d’obédience érasmienne aiguisée contre la faculté de Théologie de Louvain, donne un avant-goût suggestif de ce qui attend les versificateurs de tout poil trop prompts à céder aux sirènes de la Muse. Erika Rummel qui cite ce dialogue y lit, à juste titre ce semble, un exemple de la suspicion généralisée dans laquelle est tombée la poésie, alors engagée dans ce bras de fer qui met aux prises, dans un certain nombre de villes-clés (Paris, Louvain, Alcalá de Henares), des conservateurs, théologiens surtout, d’un côté et des avant-gardistes qui se prévalent du titre d’humanistes de l’autre 3 . La poésie va se révéler une arme privilégiée dans ce long face à face. Trois poètes 4 , Jean Salmon Macrin, Nicolas Bourbon et Jean de Dampierre vivent dans cette époque charnière, troublée, qui voit naître et grandir un mouvement de méfiance entre ces deux camps en formation, appelé à s’envenimer dans les années à venir. Tous trois sont des représentants de l’humanisme triomphant de 1530 qui peut se vanter d’avoir pleinement accompli la translatio imperii et studii tant espérée, évacuant par là même tout sentiment d’infériorité à l’égard de l’Italie 5 . Or en 1534, ou plutôt au cours de l’hiver 1533-34, la stabilité relative s’effrite, puis s’effondre : l’affrontement des deux bords qui avait connu une série de répétitions générales au cours des années précédentes (affaire Reuchlin, condamnation du groupe de Meaux), atteint son acmé avec l’Affaire des Placards, matérialisation d’une opposition inévitable. Cet événement débouche sur des mesures de répression drastiques de la part du pouvoir royal qui engage alors une véritable chasse aux sorcières 6 . 3 E. Rummel, The Humanist-Scolastic Debate in the Renaissance and Reformation, Harvard, Harvard Univ. Press, 1995, pp. 25-40. Sur les remises en cause de la poésie ou de la poésie profane qui se multiplient dans ces années, outre l’ouvrage de Rummel qui s’intéresse surtout à l’humanisme rhénan (notamment Wimpfeling), voir Poétiques de la Renaissance, dir. P. Galand-Hallyn et F. Hallyn, Genève, Droz, 2001, pp. 237-238, 264-266. 4 Pour des rapprochements esthétiques entre deux de ces trois poètes, voir P. Galand-Hallyn, « Marot, Macrin, Bourbon : ‘Muse naïve’ et ‘tendre style’ », La Génération Marot : Poètes français et néo-latins (1515-1550), Actes du Colloque international de Baltimore, éd. G. Defaux, Paris, Champion, 1997, pp. 211-240. 5 Voir Nicolas Bourbon, Bagatelles, éd. V.-L. Saulnier, Paris, J. Haumont, 1945, introduction. 6 L’imprimerie est d’ailleurs purement et simplement suspendue jusqu’à nouvel ordre. Parmi l’immense littérature sur l’Affaire des Placards, j’ai utilisé V. L. Bourrilly, N. Weiss, « Jean Du Bellay, les Protestants et la Sorbonne (1520-1535) », BSHPF, 53 (1904), pp. 97-143 ; F. Higman, Censorship and the Sorbonne, Genève, Droz, 1979 ; J.K. Farge, Le Parti conservateur, Paris, Presses du Collège de France, 1992 ; D. Crouzet, La Genèse de la Réforme française (1520-1562), SEDES, Macrin, Bourbon, Dampierre devant l’Affaire des Placards (1534) 461 Comment écrire après cette césure de 1533-1534 qui impose aux « cercles libéraux » la plus grande réserve sous peine de représailles ? J’étudierai les trois stratégies en présence qui débouchent sur autant de conceptions de la poésie et de l’écriture, en m’efforçant de considérer la censure comme un phénomène social et psychologique à la fois, ce qui me conduira à faire une place de choix à l’autocensure 7 . I. Retour sur une escalade : du libre devis de bons compagnons à l’orage de 1534 Nos trois poètes sont plus ou moins contemporains : Macrin est né en 1490, Dampierre dans les années 1480 sans que l’on puisse être plus précis, et Bourbon, un peu plus jeune, est de 1503. Ils se connaissent fort bien par le biais des cénacles parisiens, et lyonnais pour Macrin et Bourbon ; Dampierre, après avoir été parisien, vit dans l’Orléanais. En relation épistolaire suivie, ils se rencontrent au moins une fois, à l’occasion du banquet réuni en 1537 à Paris pour fêter l’élargissement d’Étienne Dolet qui avait été accusé de meurtre. Dans une de ses odes, parmi les plus fameuses, « Ad poetas gallicos », Macrin, qui claironne l’accomplissement de la récupération de l’héritage antique en France, les célèbre tous deux parmi une liste de poètes français illustrant brillamment la langue latine more gallico 8 . Ian McFarlane va même jusqu’à considérer que Macrin et Dampierre, accompagnés de Germain de Brie ici, forment le « triumvirat de la poésie française d’expression latine en 1530 » 9 . Le plus célèbre de ces poètes, au début de la décennie 1530, est sans conteste Macrin 10 . Il est encore tout auréolé du coup d’éclat poétique du 1996. Pour l’étude du climat parisien quelques mois avant l’Affaire, voir la fine analyse de J. Dupèbe, « Un document sur les persécutions de l’hiver 1533-1534 à Paris », BHR, XLVIII-2 (1986), pp. 405-417. 7 Voir un précieux collectif à ce sujet (portant sur des textes du XVIII e au XX e siècle), Genèse, censure, autocensure dir. C. Viollet et C. Bustarret, Paris, CNRS éd., 2005. 8 J. Salmon Macrin, « Ad poetas gallicos », Hymnorum libri VI, Paris, 1537, p. 36. 9 I.D. McFarlane, « Jean Salmon Macrin », BHR, XXI (1959), p. 79. 10 Pour sa biographie, voir les études toujours fondamentales de I.D. McFarlane, « Jean Salmon Macrin », BHR, XXI-XXII, (1959-60), pp. 55-84, 311-49, 73-89, et la longue introduction de G. Soubeille à son édition des Epithalames et Odes, Paris, Champion, 1998, pp. 17-20 (version augmentée de Toulouse, 1978). Pour l’analyse de l’œuvre, voir les articles de P. Galand-Hallyn (depuis 1996) réunis dans le recueil à paraître, Le Maigre et la Souriante, Orléans, Paradigme [L’Atelier de la Renaissance]. Olivier Pédeflous 462 Carminum libellus en 1528 11 , manifeste novateur de lyrisme catullien, de poésie conjugale libérée qui acclimate en France le modèle pontanien 12 . Artisan du renouveau d’une lecture poétique d’Horace, il est le modèle pour plusieurs générations de poètes (à Paris comme à Lyon), jusqu’à la Pléiade comprise 13 . Ajoutons que Macrin, personnage en vue dès les derniers temps du règne de Louis XII, est fort de sa position officielle de valet de chambre du jeune François I er . Dampierre 14 a lui aussi connu les ors du pouvoir. Dans les années 1940, Jacques Boussard, son biographe, s’est échiné à affadir le personnage en le présentant comme un moine de province sans fantaisie, occupant ses vieux jours à débiter à l’envie de mauvais vers et régnant en bel esprit sur un cénacle en extase devant ses bouts rimés ; il en a fait une sorte de Trissotin avant la lettre, la mondanité en moins. Boussard a tout de même reconnu, sous l’influence de F. Aubert et H. Meylan 15 , les possibles liens de son auteur avec des courants réformateurs. Il a pourtant ignoré la brillante carrière de Dampierre au début du règne du jeune François I er . Protonotaire apostolique et aumônier du roi, il est un des serviteurs de la première heure du jeune Valois 16 et a certainement siégé 11 G. Soubeille, « 1528 : Une Date importante dans l'historie de la poésie néo-latine en France : La publication du Carminum Libellus de Salmon Macrin », Acta Conventus Neo-latini Amstelodamensis, dir. P. Tuynman, G. G. Kuiper and E. Keßler, Munich, W. Fink, 1979, pp. 943-958. 12 Pour l’influence de Pontano sur les néo-latins français, outre les suggestions de McFarlane (« Jean Salmon Macrin, BHR 1959, pp. 75, 83), on peut se reporter au volume dirigé par J. Nassichuk et P. Galand-Hallyn, L’Amour conjugal dans la poésie latine de la Renaissance, Genève, Droz, 2008 (à paraître). 13 Pour l’influence de Macrin sur les poètes lyonnais, voir Ph. Ford, « Jean Salmon Macrin’s Epithalamiorum liber and the Joys of Conjugal Love », in Eros et Priapus, dir. Ph. Ford et G. Jondorf, pp. 64-84 ; pour la dette de la Pléiade à l’égard de Macrin, on se reportera à F. Rouget, L’Apothéose d’Orphée : L’esthétique de l’ode en France au XVI e siècle de Sébillet à Scaliger (1548-1561), Genève, Droz, 1994. 14 Pour sa biographie, voir les travaux déjà anciens de J. Boussard, « Un poète latin directeur spirituel au XVI e siècle : Jean Dampierre », Bull. philologique et historique, 1946-47, pp. 33-58 ; la biographie de ce personnage est à reprendre, à l’aune de documents nouveaux. 15 Voir F. Aubert, J. Boussard, H. Meylan, « Un premier recueil de poésies latines de Théodore de Bèze », tiré à part de la BHR, XVI-2 (1954), pp. 164-191 et 256-294, et surtout la synthèse de H. Meylan, « Bèze et les ‘sodales’ d’Orléans », Actes du Congrès sur l’ancienne Université d’Orléans, XIII e au XVIII e siècles, Orléans, 1962 et I. D. McFarlane, Oxford, Bibl. Taylor., tapuscrit, chap. X : « Orléans and its sodalitium », pp. 437-480. 16 Catalogue des actes de François I er , t. V, n° 15.940, p. 245 (A.N., U. 757, 2 e partie) ; t. VII, n° 26 179, p. 506 (A.N., PP. 110, f. 169). Macrin, Bourbon, Dampierre devant l’Affaire des Placards (1534) 463 un temps au Grand Conseil 17 ; il se trouve dans l’entourage de la duchesse d’Alençon et entretient des relations étroites avec les évangéliques lyonnais des années 1520 (Antoine Papillon, Antoine du Blet), partisans avoués de Zwingli. S’il a des liens avec la duchesse, il ne fait cependant pas partie de son premier cercle de fidèles. Contrairement à son vieil ami orléanais le bailli Jacques Groslot qui apparaît dans les comptes de celle-ci jadis partiellement publiés par A. Lefranc et J. Boulenger, on ne connaît les liens de Dampierre avec Marguerite que grâce à des épaves de sa correspondance préservées à la Bibliothèque Universitaire de Berne 18 . La fin d’une lettre du 7 octobre 1524 de Papillon à Zwingli 19 le mentionne à côté d’évangéliques notoires (Michel d’Arande), et permet surtout de le situer dans un milieu d’érasmiens comme Charles Sevin 20 qui refuseront par la suite d’embrasser la cause des extrémistes des deux bords. Il y a tout lieu de penser que Dampierre est alors un sympathisant de la cause de Guillaume Briçonnet et, partant, on ne s’étonnera pas de le voir se retirer à une date incertaine (ca. 1528 ? ) au prieuré de la Madeleine-lès-Orléans : cette date hypothétique est tirée par Meylan d’une lettre de Dampierre à Groslot (que Meylan date ca. 1544) où celui-là précise qu’il y a seize ans qu’il enseigne les religieuses de la Madeleine 21 . Le prieuré en question appartient au diocèse de Meaux, établissement gagné aux idées évangéliques 22 , et relevant par ailleurs de 17 Je n’ai pour l’instant trouvé aucune confirmation dans les archives de sa présence effective au Grand Conseil, alléguée par Sainte-Marthe : « inter celebriores magni Consilii patronos » in Gallorum doctrina illustrium, qui nostra patrumque memoria floruerunt Elogia, Augustoriti Pictonum, vid. Ioannis Blanceti, 1606, lib. I, pp. 28- 29. 18 Voir la lettre de Dampierre au recteur de Bellomer où il explique avoir sollicité la reine de Navarre (ms. 450, n° 70, ff. 127 r°-v°). 19 Voir A.L. Herminjard, Correspondance des Réformateurs de langue française, I, n° 125, Bâle, G. Fischbacher, 1878, pp. 294-298 qui n’identifie pas Dampierre (pas plus que les éditeurs du monumental Zwinglis Briefwechsel, dir. Emil Egli et alii, vol. II , 1910, n° 346). 20 Sur cet Orléanais, plus connu pour ses liens avec Jules-César Scaliger et le cercle agenais, voir L. Jarry, « Charles Sevin », Revue de Gascogne, t. XIX, 1877, pp. 61- 69 ; J. Hutton, « Erasmus and France : The Propaganda for Peace », Studies in the Renaissance, 8 (1961), pp. 103-127. Sur ces milieux érasmiens et plus généralement sur le rôle de l’érasmisme dans le refus de prises de position extrêmes, voir M. Mann-Phillips, Erasme et les débuts de la Réforme française : 1517-1536, Paris, Champion, 1933. 21 H. Meylan, « Bèze et les ‘sodales’ d’Orléans », art. cit., p. 142. 22 Voir la remarque de V. L. Saulnier à ce sujet, « Recherches sur la correspondance de Marguerite de Navarre », BHR, t. XXXIX (1977), p. 468. Olivier Pédeflous 464 l’ordre de Fontevrault 23 dont on connaît les liens avec la maison royale. Sur le plan des lettres, à bien y regarder, il fait figure de conscience littéraire de l’époque ; c’est un peu le Ménage des années 30-40 du XVI e siècle, et il fait le lien entre les cénacles de Paris, Orléans, Lyon et même du Midi. Nicolas Bourbon 24 est quant à lui le nouvel arrivant le plus marquant sur la scène poétique du début des années 1530. Un détail sociologique a son importance : Bourbon ne bénéficie pas des positions enviables de ses deux aînés et, simple régent de collège de son état (ou précepteur de rejetons d’illustres familles), il conservera une certaine marginalité toute sa vie, allant de mécène en mécène et de collège en collège, à l’image de beaucoup de ses comparses régents qui ont embrassé la carrière des lettres 25 . Les Nugae (littéralement les « amusettes ») constituent son entrée en poésie, et font l’effet d’un coup d’éclat : la première édition, qui porte encore le titre d’Epigrammata, publiée à Lyon au début de l’année 1530, ne semble pas avoir eu de retentissement particulier, en dépit de la virulence des attaques contre le dogme et le personnel catholiques. On ignore tout de la diffusion de cette édition. L’unique exemplaire conservé a été retrouvé dans les plats de reliure d’une édition parisienne des Illustrations de Lemaire de Belges 26 . Il faudra attendre l’édition parisienne de 1533 pour qu’il se fasse connaître et lance la mode des recueils épigrammatiques. Étant donné leurs situations sociales (et leur histoire personnelle) variées auxquelles il faut ajouter leurs priorités respectives, les réactions de ces poètes seront nécessairement différentes devant la croisée des chemins qu’impose l’escalade de 1533-34. 23 Voir B. Palustre, « L’Abbesse Anne d’Orléans et la réforme de l’ordre de Fontevrault », Rev. des quest. hist., LXVI (1899), pp. 210-217 et la mise au point récente de J.-M. Le Gall, Les Moines au temps des Réformes, Seyssel, Champ Vallon [Epoques], 2001. 24 Pour une biographie de cet auteur, on peut se reporter à G. Carré, De vita et scriptis Nicolai Borbonii Vandoperani […], Paris, Hachette, 1888 ; V. L. Saulnier, « Recherches sur Nicolas Bourbon l’Ancien », BHR XVI (1954), pp. 172-191 et à l’introduction de la thèse d’HDR de Sylvie Laigneau, Nicolas Bourbon, Nugae (1533), édition et traduction commentée, Univ. Paris-IV, nov. 2006, t. I, pp. 3-29. 25 J. Dupèbe, « Les Persécutions… », art. cit., p. 415, et id., « Un Poète néo-latin : Jean Binet de Beauvais », Mélanges Saulnier, 1984, Genève, Droz, pp. 613-628 (p. 627). 26 Voir C. Lauvergnat-Gagnière, « Un peu de nouveau sur Nicolas Bourbon l’Ancien », BHR, 53-3 (1991), pp. 663-690. Macrin, Bourbon, Dampierre devant l’Affaire des Placards (1534) 465 II. Les stratégies en présence Bourbon ou le choix de l’offensive - Macrin était entré dans les lettres vingt ans plus tôt avec une série de recueils pieux tout dévoués au Christ et à la Vierge 27 , encore qu’il faille certainement faire la part entre le genius propre du jeune Macrin et les impératifs promotionnels qui guident le poète commençant. En effet, il n’est quasiment pas un recueil poétique contemporain qui ne consacre une ou plusieurs odes à la Vierge. Bourbon, à l’opposé, entame sa carrière par un brûlot évangélique. Si l’on accorde foi à ses dires, l’ouvrage est le fruit (certes augmenté et remanié) de ses années d’étude à Paris 28 et l’on sait le rôle des collèges dans la diffusion de la propagande évangélique 29 ; s’y côtoient alors, à un moment ou un autre, tous les ténors européens de l’évangélisme des années 1530-40, de Beatus Rhenanus à Calvin, en passant par Guillaume Farel et Konrad Pellican. L’une des pièces des Nugae est un véritable programme évangélique : à en croire le catholique modéré Claude D’Espence, cette seule pièce aurait pu valoir le bûcher à son auteur 30 . Un jeune Allemand (ou étudiant de la nation d’Allemagne) a été trouvé par les autorités en possession de cette pièce subversive, avec l’intention de la diffuser dans le monde germanique (Ludwig Kiel ? ). Il s’agit de l’Ode à la gloire de Dieu Très Bon Très Grand en strophes saphiques 31 : 27 D. Murarasu, La Poésie néo-latine et la Renaissance des Lettres antiques en France (1500-1540), Paris, Gamber, 1928. On sait que la piété macrinienne sera fondée sur des sources bien différentes dans les Hymnes de 1537 et les Nénies de 1550. Voir Suzanne Laburthe, Les Hymnes de 1537 de Macrin, thèse dactylographiée, Univ. Paris-IV, 2007, t. I, 1 ère partie, ch. 2, pp. 45 sqq. 28 Andrew Taylor a établi dans « Between Surrey and Marot : Nicolas Bourbon and the Artful Translation of the Epigram », Translation and Literature 15-1 (2006), pp. 1-20, que l’on ne pouvait pas se fonder sur les épigrammes de John Leland (à Paris ca. 1523-1525), qui mentionnent à plusieurs reprises Bourbon, pour en déduire quoi que ce soit sur la datation des Nugae de Bourbon ; leur rencontre doit plutôt dater de l’exil anglais de Bourbon (1534) auprès d’Anne Boleyn. 29 Voir G. Brasart-de Groër, « Le Collège, agent d’infiltration de la Réforme. Barthélémy Aneau au collège de la Trinité », Aspects de la propagande religieuse, éd. G. Berthoud, Genève, Droz, 1957, pp. 167-175. 30 BnF ms. lat. 14155, f. 89 r°, dans J. Dupèbe, « Les Persécutions… », art. cit., p. 406. 31 On se reportera à l’édition critique établie par S. Laigneau dans sa thèse d’HDR, op. cit., t. II, pp. 254-257. J’ai reproduit sa traduction. CHRISTUS humani generis misertus,/ Perditum tandem reparauit orbem,/ Et sua nostras ueniens fugauit/ Luce tenebras./ […] Tanta nullius remoratur aeui/ Seruitus quanta sumus usque pressi,/ Hoc mali inuexit lupa purpurata/ Lerna malorum./ Totius reges proceresque mundi/ Subditos fecit sibi poculoque/ Strauit erroris, triplici refulgens/ Hydra Olivier Pédeflous 466 Le CHRIST a pris en pitié le genre humain, Il a, enfin, régénéré notre monde perdu Et, par Sa venue, Il a fait fuir, de Sa Lumière, nos ténèbres. […] De mémoire d’hommes, nulle époque ne connut Servitude pareille à celle que nous avons subie, Et ce fléau nous a été apporté par la louve pourpre, Cette hydre de malheur. Les rois et les puissants du monde entier, Elle les a soumis à sa puissance, sous la coupe De l’erreur les a ensevelis et de l’éclat de sa tiare à 3 étages, L’Hydre les a aveuglés. Sous des doctrines purement humaines, La vraie religion a langui et disparu, Et les Saintes Ecritures, comme ensevelies, Se sont tues. Les impies, partout, assassinaient le peuple Etranglé par les lois, les dîmes, les impôts : Race rapace, perfide, esclave de son ventre, Perdue de luxure. On prend conscience, à la lecture de ce texte, du lien entre l’optimisme du retour des bonnes lettres et une réforme de l’Église qui est censée l’accompagner. Bourbon dresse la liste exhaustive des griefs traditionnellement formulés par les évangéliques (illégitimité du Pape, persécution des partisans de la religion nouvelle, obscurantisme). Bourbon utilise la brièveté saisissante du vers adonique et son effet de rejet par opposition à l’esthétique de la liste qui prévaut dans les saphiques de chaque strophe. Précisons que Bourbon s’est pourtant un peu radouci dans l’édition de 1533 - ou peutêtre a-t-il davantage le souci des formes - depuis 1530 où il n’hésitait pas à déclarer dans la préface à son protecteur Charles de Tournon 32 : tiara./ Inde doctrinis hominum subortis/ Languit uerus periitque cultus,/ Litterae sacrae quasi consepultae/ Obticuerunt./ Impii passim populum necabant/ Vinculis legum, decimis, tributis : / Gens rapax, uecors, et amica uentris,/ Perdita luxu./ Veritas ferro rapidisque flammis/ Comprimebatur fideique sermo./ Inter et sese grauiter gerebant/ Bella monarchae. 32 Nicolas Bourbon, Epigrammata, Lyon, L. Hillayre, 1529 (a. st.), [BM Lyon, Rés. 167292], fol. 2 v° : Porro epigrammata habeo graeca latinaque non parum multa, set longe alia et argumento liberiore quam ferre possint aures istorum μ , quorum insania factum est ut veritate nihil hodie sit inudiosus et literae meliores male audiant passim. Macrin, Bourbon, Dampierre devant l’Affaire des Placards (1534) 467 J’ai un assez grand nombre d’épigrammes grecques et latines, mais très différentes et d’un sujet trop libre pour pouvoir être supportées par les oreilles des amis des barbares et des ennemis du Christ ; leur folie est telle qu’aujourd’hui rien n’est l’objet d’une haine plus grande que la vérité, et que partout les bonnes lettres ont mauvaise réputation. Ce recueil lui vaut en tout cas plusieurs mois d’emprisonnement (janviermars 1534) et il doit sa libération à l’intervention royale. Bourbon est une des premières victimes - « le feu exclusif » - du mouvement de durcissement qui s’engage à l’automne 1533 et il est possible qu’il doive la vie au fait que son cas ait été examiné avant le déchaînement de violences par représailles qui suit l’affaire des Placards. Son livre interdit, il décide de se faire oublier en prenant le chemin de l’Angleterre où l’accueille la reine Anne Boleyn ; il connaît là l’unique moment de stabilité de sa vie et jouit d’une situation enviable en sa qualité de précepteur d’enfants issus de grandes familles. Bourbon sera forcé de s’auto-censurer pour voir ses Nugae à nouveau publiées en 1538, chez S. Gryphe, dans une édition considérablement augmentée : la longue Ode à la gloire de Dieu très grand très bon est remplacée par une pièce beaucoup plus orthodoxe à la Vierge Marie, dans le ton de la piété mariale qui a cours en ces années 33 . À partir de 1546 (index de l’Université de Louvain) et tout au long du siècle, l’œuvre de Bourbon sera systématiquement mise à l’index 34 . Macrin, ce modéré : un évangélique prudent - Macrin a toujours fait en sorte de se tenir en retrait, choisissant une position prudente, certainement par goût personnel et par souci de protéger sa famille, mais il ne refuse cependant pas de frayer avec des figures controversées (Marot, R. Estienne, M. Vascosan…). À Loudun, il s’est acquis une fâcheuse réputation d’évangélique et à la suite de l’affaire des Placards s’est répandue la légende saugrenue qui veut qu’il ait sauté dans un puits en sortant d’un entretien avec le roi, par peur d’être attrapé par les autorités 35 . Après Georges Soubeille et Suzanne Laburthe, outre l’anxiété palpable qui traverse les Hymnes, on notera la référence à une calomnie 36 , dans l’ode 33 Le poème s’intitule « Ad D. Mariam Virginem deiparam ». Voir M. Mann-Phillips, « Nicolas Bourbon and Erasmus », Acta Conventus Neo-Latini Amstelodamensis, op. cit., p. 865 ; S. Laigneau, thèse HDR, p. 24. 34 V.L. Saulnier, « Recherches… », art. cit., p. 179. 35 Anecdote rapportée par A. Varillas, Histoire de l’Hérésie, V, 21, p. 50 ; voir le commentaire de G. Soubeille, éd. Epithalames et odes, op. cit., pp. 106-107 ; S. Laburthe, Les Hymnes…, op. cit., p. 77. 36 Cf. Hymnes, V, 22, « In Nebulonem quemdam ». Olivier Pédeflous 468 De se ipso et vitæ casibus renvoyant à un incident survenu récemment 37 qui peut faire penser à la période de répression consécutive à l’Affaire des Placards. Par ailleurs, le recueil est paré de précautions oratoires remarquables : le poème liminaire insiste sur la rupture avec les recueils précédents et une série de pièces célèbrent le roi et insistent sur l’allégeance sans faille du poète à celui-ci. Mais, dans le corps du recueil, Macrin ne cache pas son adhésion à une forme de piété tout évangélique et aux idées pauliniennes de la supériorité de la foi sur les œuvres 38 ; de même une pièce sur la grâce semble contester l’inamissibilité de la prédestination 39 . C’est donc une savante alchimie que pratique Macrin entre prudence naturelle et adhésion sincère, mais dosée, réflexe de « moyenneur » diraient les réformateurs les plus radicaux. Dampierre : humanisme monastique et circulation manuscrite. Une autre voie ? Bien que l’on ignore les raisons qui ont poussé Jean de Dampierre à quitter le siècle et à abandonner de la sorte une carrière visiblement brillante, il n’en reste pas moins qu’en gagnant le cloître, il s’est soustrait à la turbulence du monde et a emboîté le pas à d’autres lettrés qui entrent dans les ordres à un âge déjà avancé avec un souci de réformation 40 . Ce n’est pas pour autant que Dampierre abdique toute implication dans les débats contemporains : figure de premier plan de l’humanisme monastique 41 , il entretient une correspondance régulière avec des moines humanistes, Denys Faucher 42 , abbé de Lérins (près Tarascon) et Pierre Pylault 43 , moine à l’abbaye de la Saulsaye-lès-Villejuif, qui manifestent aussi 37 Hymnes, II, 11. 38 Voir « Ad se ipsum », VI, 10. 39 J. Salmon Macrin, Hymnes, thèse S. Laburthe, op. cit., t. II, p. 1020. 40 J.M. Le Gall, Les Moines au temps des réformes, op. cit., pp. 48-52. 41 Voir surtout les analyses suggestives de J.-P. Massaut, Josse Clichtove, l’humanisme et la réforme du clergé, Paris, Belles Lettres, 1968, t. I, p. 438 sqq. ; J.-C. Margolin, Lettres et poèmes de Charles de Bovelles, Paris, Champion, 2002, pp. LXXIX sqq. 42 Voir V.L. Bourrilly, « Un Correspondant provençal de Jean du Bellay : Denys Faucher de Lérins », Mélanges Abel Lefranc, 1936, pp. 170-182, et plus récemment M. Venard, L’Eglise d’Avignon au XVI e siècle, thèse dactyl., Atelier de Lille, 1980, pp. 350-365 (absent de la version imprimée de 1993) ; « Humanisme et Réforme. Denis Faucher entre Italie et Provence », Humanisme et église en Italie et en France méridionale (XV e siècle-milieu du XVI e siècle), Rome, École française de Rome, 2004, pp. 269-280. 43 Ce personnage, demeuré méconnu, a latinisé son nom en Pylades ce qui a fait l’objet de nombreuses spéculations résolues par les ms. de Berne (H. Clouzot Macrin, Bourbon, Dampierre devant l’Affaire des Placards (1534) 469 un souci de réforme, et paraissent tiraillés entre respect de l’orthodoxie et volonté d’engager une réforme d’inspiration évangélique 44 . Pylault quitte ainsi la Saulsaye pour devenir précepteur des enfants de la duchesse René de Ferrare ; Dampierre doit faire face à des accusations de luthéranisme, suite à la prononciation d’un sermon, peut-être victime de la malveillance du provincial des Carmélites 45 . Ce mouvement essentiel que constitue l’humanisme monastique demeure largement négligé par la critique du fait de son statut même : sur le plan historique, il implique la prise en compte d’une chronologie relativement longue pour mesurer les réseaux qui se tissent, mais leur étude demande une histoire de détail, prenant en considération un chapelet de personnages de second plan qui permettent de faire le lien entre les figures majeures ; sur le terrain de la philologie, les textes en présence sont souvent manuscrits et souffrent de grandes pertes - autant dire que nous sommes devant l’un des points aveugles de l’histoire de l’humanisme. Dampierre et ses amis moines sont partisans d’une reformatio mentis fondée sur le paulinisme, dans lequel ils communient : Denys Faucher est d’ailleurs connu pour avoir rédigé des commentaires sur les épîtres de Paul, aujourd’hui perdus 46 . L’usage de la paraphrase de l’Évangile (ou des psaumes) correspond à cette recherche d’une piété toute intérieure 47 . Comme on l’a vu auparavant, Dampierre est lié à Marguerite de Navarre, pensait qu’il pouvait s’agir de Pierre Lamy, le compagnon de Rabelais à Fontenayle-Comte ! cf. R.E.R, 1905, p. 175 n. 1). Voir H. Meylan, « Les ‘sodales’… », art. cit. 44 Si, autour de 1538, Denys Faucher a des relations avec Marguerite de Navarre et s’appuie sur elle pour réformer le couvent de Tarascon (V.L. Saulnier, « Troubles au couvent de Tarascon », French Renaissance studies in honor of Isidore Silver, éd. Brown, Lexington, 1974 , pp. 309-16), il se montre, à plusieurs reprises, intraitable en matière d’orthodoxie (cf. sa lettre de 1540 à Charles de Ste-Marthe qui avait été emprisonné à ce sujet, et sa féroce justification du massacre des Vaudois ; voir M. Venard, « Humanisme et Réforme… », art. cit., p. 277). P. Pylault est devenu le précepteur des enfants de Renée de France. Voir Meylan, art. cit. 45 Voir Berne, ms. 450, n° 71, la relation qu’il en fait à son ami Jacques Groslot où il se défend de pencher pour ces idées (10 juin, s.d.). 46 Voir M. Venard, art. cit., pp. 273-274. 47 Voir la lettre de Dampierre au recteur de Bellomer, de la Madeleine-lès-Orléans, ms. Bern. 140, fol. 127 v° : « Je t’envoie les paraphrases à Mathieu et Jean que tu réclames, ainsi que celles sur les livres du De Oratore de Cicéron que réclame ton cher Jacques à qui nous enverrons le reste une fois qu’il aura achevé la lecture de ceux-ci » (Mitto paraphrases quas poscis in Math[eum] & Ioannem, libros item Ciceronis de Oratore quos poscit Iacobus tuus, cui, cum hos perlegerit reliquos mittemus). Meylan a établi que cette lettre datait du début 1528. Voir supra n. 21 (ces paraphrases n’ont pas été retrouvées jusqu’ici). Olivier Pédeflous 470 mais conservera toujours une posture d’indépendance et refusera la rupture prônée par d’autres, tentant une réforme intérieure de l’Église. Dampierre privilégie un lectorat éclairé et relativement choisi, capable de comprendre son cheminement intellectuel et spirituel, même si l’on n’est jamais à l’abri de la transmission d’une lettre compromettante à un tiers indélicat. Quant on parcourt les épaves de sa correspondance, on le voit souvent occupé à faire relire ses ouvrages dans la correspondance de ses amis moines ou laïcs 48 . À la lecture des textes qui subsistent, on constate un nombre important de manuscrits préparés en vue de constituer des exemplaires lisibles et susceptibles de reproduction 49 . III. Projet poétique, ethos des auteurs Influencé par la piété de Robert Gaguin et Pierre de Bur, et du carme Baptista Spagnoli (le Mantouan) dès sa jeunesse, au cours des années 1530, Macrin veut revenir à ces « pieuses Camènes » qu’il admire chez Dampierre et dont il a été égaré par les sirènes de la poésie profane, et des élégiaques en particulier. C’est dans l’une des trois pièces auto-réflexives du recueil intitulées Ad se ipsum que l’on trouve les questionnements les plus profonds sur l’auteur et sa poétique, qui manifeste une rupture avec le catullianisme pontanien des recueils précédents 50 : Prisonnier des charmes trompeurs des Sirènes, Et du miel de la vaine éloquence des poètes, Comme si tu avais bu à la coupe empoisonnée de Circé, Tu ne t’intéresses qu’aux fables. Tu t’y intéresses et hélas, vers les astres tes yeux ne S’élèvent point, tu ne vis pas comme il plairait à Dieu, 48 Cf. F. Aubert, J. Boussard, H. Meylan, « Un premier recueil de poésies latines de Théodore de Bèze » art. cit. 49 Voir à la BnF le ms. lat. 8349 qui contient le De Regimine, écrit à la fin de sa vie. Pour une étude du papier éclairant les pratiques de circulation manuscrite, on se reportera utilement à Claire Bustarret, « Le papier ‘écriture’ et ses usages au XVII e siècle », XVII e siècle, 192 (1996), pp. 489-511. 50 Hymnes de 1537, VI, 10, trad. de S. Laburthe. Syrenum illecebris captus inanibus / Vatum et melliflua vaniloquentia,/ Ceu Circes biberis pocula noxia/ Indulges modo fabulis./ Indulges, oculos heu nec ad æthera/ Sustollis, nec agis quæ placeant Deo/ Davides veluti vaticinus sacra/ Cælesti enucleans lyra./ […] Vites quæ posuit mollis Horatius,/ Lasciva et nimium Musa Propertii,/ Tu Nasonem aliis et Cythereias/ Prudens linque agedum faces./ Verba Evangelii sint tibi cantio/ Amplectenda magis, CHRISTVS et optimus/ Qui Patris solio missus ab aureo/ In terras hominem induit. Macrin, Bourbon, Dampierre devant l’Affaire des Placards (1534) 471 Tel David le prophète qui met en lumière Le sacré sur sa lyre céleste. […] Ecarte-toi de ce que qu’a institué le mol Horace Et la Muse par trop lascive de Properce, Toi, ce Nason et les flambeaux De Cythérée, aie donc la sagesse de les laisser à d’autres. Ce sont les paroles de l’Evangile que ton chant Doit plutôt embrasser, et le CHRIST très Bon, Qui du haut du trône doré de son père fut envoyé Sur terre pour revêtir enveloppe humaine. Macrin est, des trois poètes, celui qui recourt le plus à la référence à la Muse pour penser sa création poétique ; il ne s’agit pas seulement d’un repli ponctuel ici, mais d’une nouvelle étape dans son cheminement « éthique » et esthétique qui reçoit une illustration exemplaire dans le passage de sa femme et inspiratrice Gelonis « de la Nymphe à la Sainte » 51 . Le recueil des Hymnes de 1537, dont les pièces remontent en général aux années 1528-36 (avec l’intégration de textes parfois bien antérieurs), porte la marque du remodèlement d’un projet poétique comme l’a très bien montré Suzanne Laburthe 52 . Dampierre, de son côté, cultive la muse chrétienne et son ami Faucher peut le féliciter de moraliser l’hendécasyllabe phalécien, contrairement à la tendance habituelle de ce vers fixée par Catulle et encore récemment par Pontano 53 . Je fais l’hypothèse que sa paraphrase du psaume 26 (27) 54 est contemporaine de l’affaire des Placards. Henri Meylan avait jadis signalé ce texte, insistant sur la spiritualité particulière qui s’y faisait jour et sur sa valeur dans l’histoire des tendances religieuses du temps ; il avait fait le vœu de publier cette paraphrase, mais ce projet est visiblement resté lettre morte 55 . Dans ce texte, Dampierre retrouve les accents du Psalmiste, comme Macrin dans un certain nombre de poèmes des Hymnes de 1537 56 . Sa 51 Voir le bel article de S. Laburthe, « De la Nymphe à la Sainte, continuité et discontinuité de la représentation de l’épouse du poète Jean Salmon Macrin », Le Lyrisme conjugal…, op. cit. 52 S. Laburthe, Les Hymnes…, thèse, t. I, 1 ère partie, pp. 17-44. 53 Dampetro Dionysius Lirinensis S.p.d. in Dampierre, De Regimine virginum, BnF, ms. lat. 8349, f. 2 r°-v°. 54 Paraphrasis in psalmum XXVI. Dominus illuminatio mea. Le texte est conservé à la BnF dans le ms. lat. 8143 (ff. 129-136), jadis décrit sommairement par E. Picot, Les Français italianisants, II, p. 152 sqq. 55 H. Meylan, « Bèze et les ‘sodales’ d’Orléans », art. cit., p. 143, 56 Voir les analyses fines de S. Laburthe, Les Hymnes…, thèse, t. I, 2 e partie, ch. 6. Olivier Pédeflous 472 paraphrase relève sans contredit de la traduction-reformulation d’ordre poétique et herméneutique que Max Engammare 57 oppose à la tendance philologico-explicative, représentée à la même époque par son ami Nicolas Bérauld par exemple 58 . Cela ne fait pas de doute qu’il y a là une influence d’Erasme dont les paraphrases de l’Évangile, parues entre 1517 et 1524, ont fait date 59 ; Dampierre a une profonde vénération qui s’exprime dans une longue épitaphe qu’il lui écrit en 1536 à la suite d’une rumeur (fausse) de la mort du Rotterdamois 60 . Après une brève entrée en matière, centrée sur les ténèbres et les tourments qui attendent le chrétien sans Dieu, voici la paraphrase des premiers mots du psaume 61 : Je suis assiégé par ces ténèbres Je suis opprimé et écrasé par ces rochers, Mais quelle que soit leur force d’attaquent et de parole, Du moment que Dieu seul est ma lumière, c’est-à-dire Qu’il éclaire mon cœur et ma vie, Qu’il les préserve et les protège, qu’aurai-je à craindre ? Les ennemis m’accablent et me menacent rudement, Tout zélés à causer ma perte et ma mort. Et tel un lion ou un ours, Ou un loup cruel ils brûlent de déchirer mes chairs Et d’en faire jaillir le sang […] Tout comme dans le texte de Macrin, nous avons là une méditation sur la foi (Illic et pietas fidesque regnet, v. 140), à partir de l’image de l’illumination, marque la plus évidente de la découverte de Dieu pour le nouveau croyant. 57 M. Engammare, « La Paraphrase biblique entre belles fidèles et laides infidèles », Les Paraphrases bibliques aux XVI e et XVII e siècles. Actes du Colloque de Bordeaux des 22, 23 et 24 septembre 2004, éd. Véronique Ferrer et Anne Mantero, Genève, Droz, 2006, pp. 19-36. 58 Nicolas Bérauld, Psalmi LXXI et CXXX enarratio homiliis aliquot distincta […], Paris, sub signo Rubri Castri (Guillaume de Bossozel ? ), 1529. 59 Voir N. Balley, « Les critiques de Noël Béda contre les paraphrases d’Erasme », Les Paraphrases bibliques aux XVI e et XVII e siècles, op. cit., pp. 241-264. 60 Voir M. Mann-Phillips, « From the Ciceronianus to Montaigne », Classical influences on European Culture, 1500-1700, éd. R.R. Bolgar, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1971, pp. 191-197 ; le texte se trouve dans J. Gruter, Delitiae C. Poetarum Gallorum, 1609, t. II, pp. 833-861. 61 Paraphrasis in psalmum XXVI, vv. 18-32 : Istis obsideor miser tenebris/ Istis opprimor obruorque saxis/ Sed quantumlibet ingruant, promantque,/ Cum mi lux deus et solus sit, hoc est/ Illustret mihi cor, meamque uitam/ Conseruetque tegatque, quem timebo ? / Vrgent me uehementer imminentque/ Hostes perniciem in meam, necemque/ Deuoti. Ac ueluti leo uel ursus/ Immanisue lupus meas cruenti/ Efferique petunt uorare carnes […]. Macrin, Bourbon, Dampierre devant l’Affaire des Placards (1534) 473 Le texte que paraphrase Dampierre fait partie d’une série de trois psaumes où David mentionne les ennemis du Christ qui l’assaillent de toute part. Dampierre met à profit la possibilité très forte d’identification avec David, perdant son moi dans ce je étendu, et il se positionne ainsi très loin du Christ des théologiens. On retrouve ici l’ajout d’images saisissantes fréquentes dans les paraphrases de psaumes avec un recours traditionnel au bestiaire (lion, ours, loup) 62 . Dampierre retrouve, dans l’esprit, les litanies de Bourbon contre la tourmente ambiante qui ne cesse que dans la lumière du Christ (deuxième strophe) ; on ne peut exclure qu’il s’agisse d’une réaction contre ceux que Dampierre juge les ennemis du Christ (les extrémistes ? ) et qu’il ait livré à une diffusion restreinte une sorte de samizdat, cryptant un message revendicatif qui serait bien dans le ton de ce partisan de la contestation silencieuse. On a certes des attestations de la circulation d’autres paraphrases de Dampierre, destinées à une transmission, mais nous ne savons rien de leur contenu ; en l’absence de preuves tangibles sur cette résistance, il convient de réserver son jugement. Il n’en demeure pas moins qu’il y a un contraste évident avec Bourbon dans la forme. Au choix de l’épigramme, d’un recueil sautillant qui alterne réflexions littéraires, traits féroces ad hominem, et professions de foi évangélique, d’une efficace de la parole immédiate, Dampierre substitue la simplicité de la paraphrase, sorte de dialogue direct avec Dieu, moyen détourné de réfléchir sur l’actualité. Alors que Macrin a besoin de marquer une réorientation de son œuvre vers la piété, pour Bourbon c’est tout un, il n’y a pas d’opposition frontale entre sujets païens et sujets chrétiens ; il avait mis son recueil de 1533 sous le double patronage des Muses et du Christ 63 . La rhétorique cumulative de Bourbon dont l’effet repose précisément sur la diversité générique, thématique, éthique, est inconciliable avec cette recherche d’ascèse que Macrin impose à sa poésie pour qu’elle rende le son juste, celui de la vérité intérieure. * * * Les trois poètes présentent certes tout un dégradé de postures de « moyenneurs », mais tandis que Bourbon fait le choix de l’action, avec les 62 Voir C. Reuben, La Traduction des Psaumes de David par Clément Marot. Aspects poétiques et théologiques, Paris, Champion, 2000. 63 Bourbon, Epigrammata, éd. cit., f. 3 r° : « ayant invoqué non seulement les Muses au complet, mais aussi le CHRIST, présent en personne, autant que faire se peut, lui qui est bien au fait de la droiture de ma conscience » (invocatis non solum musis omnibus, verumetiam praesente ipso, quoad eius fieri poterit, CHRISTO, rectae meae conscientiae conscio). Olivier Pédeflous 474 conséquences que l’on sait. Macrin et Dampierre baignent dans un univers très marqué par l’érasmisme qui s’effrite devant la montée des clivages à l’époque du floruit de Bourbon. Face à l’autocensure intériorisée de Macrin et Dampierre qui empêche de distinguer absolument les inclinations personnelles, les orientations esthétiques et les nécessités du réalisme politicoreligieux, Bourbon est beaucoup plus clairement guidé par une logique d’accommodation, une fois que son brûlot a eu fait son effet, condition sine qua non de la réédition d’un recueil qui lui avait valu la prison.