eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 36/71

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2009
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Autocensure et (Ré)écriture pendant l’époque révolutionnaire: La Liberté conquise ou le Despotisme renversé

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2009
Paola Perazzolo
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PFSCL XXXVI, 71 (2009) Autocensure et (Ré)écriture pendant l’époque révolutionnaire : La Liberté conquise ou le Despotisme renversé PAOLA PERAZZOLO Université de Vérone Motivé par la nécessité de limiter la liberté d’expression et de persuasion propre à l’art théâtral, le système de censure préventive ou répressive des pièces existant dès le XV e siècle est officialisé en France en 1701 1 . À partir de 1706 et jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, la responsabilité du contrôle est confiée à des censeurs royaux qui, bien que de façon alternative et pas toujours très efficace 2 , sont chargés de faire respecter les impératifs politiques, moraux ou religieux de l’époque. Avec la Révolution, la situation se fait plus complexe 3 . Si les théâtres restent fermés du 12 au 21 juillet 1789, 1 Remonte à cette date la nomination de « commissaires examinateurs de toutes les pièces de théâtre avant qu’elles ne soient représentées ». Voir Michel Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1995, p. 164. Voir aussi Georges Minois, Censure et culture sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1995. 2 Comme le fait remarquer Michel Corvin, les « alternances de libéralisme et de sévérité » qui caractérisent les différents jugements sont dues « moins à la personnalité des censeurs […] qu’aux pressions diverses exercées par les auteurs et leurs alliés (Voltaire, Beaumarchais notamment) et par les coteries influentes : la cour, les financiers, les ‘philosophes’, le clergé, voire les actrices » Dictionnaire encyclopédique…, op. cit., p. 164. 3 Je tire mes informations sur le théâtre de la Révolution de Marvin Carlson, Le Théâtre de la Révolution française, Paris, Gallimard, 1970 ; Béatrice Didier, La Littérature de la Révolution française, Paris, P.U.F., 1988 ; Erica Joy Mannucci, Il Patriota e il vaudeville. Teatro, pubblico e potere nella Parigi della Rivoluzione, Napoli, Vivarium, 1998; Giovanna Trisolini, Il Teatro della Rivoluzione. Considerazioni e testi, Ravenna, Longo Editore, 1984 ; Noelle Guibert-Jacqueline Razgonnikoff, Le Journal de la Comédie Française, 1787-1799 : La comédie aux trois couleurs, Antony, Sides, 1989. Paola Perazzolo 494 quand l’enthousiasme et l’intérêt d’une ville entière se concentrent sur ce qui se passe ou vient de se passer dans les rues, dès la réouverture des salles la question de leur liberté se pose. La Révolution est représentation. Les différentes factions saisissent rapidement les potentialités qu’offrent les tréteaux, qui deviennent un lieu privilégié d’expression. En 1790, une loi transfère les droits de censure à la municipalité. Le contrôle ne revient donc plus à la monarchie et l’approbation des œuvres est signée par Bailly, le maire de Paris, et par le censeur Suard, resté à son poste mais ne dépendant plus de l’autorité royale. La confusion qui règne dans l’univers théâtral ne porte pas seulement sur l’identité de l’organe de surveillance, mais aussi sur le bien-fondé de l’existence de cet organe même. La Déclaration des droits de l’homme ayant proclamé en août 1789 la liberté de pensée et d’expression, de plusieurs côtés on considère la censure comme déchue. De part et d’autre, on demande la mise en scène des pièces censurées sous l’Ancien Régime. Le long débat autour de Charles IX, ouvrage « historique » de Joseph-Marie Chénier sur les événements de la nuit de la Saint-Barthélemy, est un exemple évident de l’état de confusion dans lequel verse le théâtre tout autant que du nouveau pouvoir accordé à l’esprit public 4 . En janvier 1791, l’Assemblée vote la loi de « liberté des théâtres » qui sanctionne la fin des privilèges et des monopoles des répertoires - détenus par les théâtres protégés par le roi, à savoir la Comédie Française, l’Opéra et le Théâtre des Italiens - en même temps que l’abolition de la censure. Afin de faire des salles « une école de vertu et de patriotisme » 5 , l’article 6 proclame que Les entrepreneurs ou les membres des différents théâtres seront, à raison de leur état, sous l’inspection des municipalités. Ils ne recevront d’ordres que des officiers municipaux qui ne pourront pas arrêter ni défendre la représentation d’une pièce, sauf la responsabilité des auteurs et des comé- 4 Je reprends ici la distinction effectuée par Martin Nadeau entre « esprit public » et « opinion publique ». Alors que celui-là exprime « une appréhension de l’intérêt général », celle-ci reflète « l’opinion unifiée d’un groupe politique dominant ». C’est donc l’esprit public qui est davantage lié à la pratique théâtrale qui, « publique par nature, forme en quelque sorte le ‘miroir ardent’ qui reflète ou objective la complexité et la diversité de la vie publique. Le théâtre s’offre ainsi comme un lieu de débat politique immédiat, au sens de débat non médiatisé par les diverses instances représentatives qui sont en concurrence pour l’appropriation de la légitimité de porte-parole du public. Il s’agit d’un espace de ‘démocratie directe’, où le public a la parole et exerce par sa présence d’esprit une autorité indéniable », Martin Nadeau, « Théâtre et esprit public: les représentations du Mariage de Figaro à Paris (1784-1797) », in Dix-Huitième siècle, n° 36, 2004, p. 510. 5 Cité dans Marvin Carlson, Le Théâtre de la Révolution…, op. cit., p. 96. Autocensure et (Ré)écriture pendant l’époque révolutionnaire 495 diens et qui ne pourront rien enjoindre que conformément aux lois et aux règlements de police 6 . Nommément abolie en 1791, à partir de 1792 la censure est progressivement réintroduite par une série de décrets qui ont pour but, dit-on, la sauvegarde du peuple et des valeurs révolutionnaires. En 1793, la commune de Paris rétablit une forme de contrôle préventif et répressif, dont le poids et l’importance s’exemplifient par l’épisode de la fermeture du Théâtre de la Nation - l’ancienne Comédie Française 7 . Entre-temps, la loi de janvier 1791 a des conséquences importantes. Elle contribue à la naissance d’un théâtre de plus en plus riche et « multiforme » 8 qui se développe en toutes directions : le nombre des salles s’accroît, les genres se diversifient, les thèmes, les sujets et les représentations se multiplient 9 . Le statut même du comédien change, l’acteur devenant maintenant « l’instituteur » 10 d’un public à la composition sociale plus étendue. Les décrets de libéralisation favorisent la naissance d’un nouveau type de spectateurs, qui participent activement - voire violemment - aux représentations. Les salles deviennent, bien plus qu’auparavant, des lieux de rencontre mondaine aussi bien que politique où l’auditeur, qui désormais « juge en homme public, et non en simple particulier » 11 , peut devenir acteur et auteur en même temps. Le public tout puissant fait vivement sentir sa voix, exprime ses idées sur toutes sortes de sujets, provoque des désordres, réclame une pièce plutôt qu’une autre en sanctionnant un jour le succès d’une œuvre qui sera abandonnée peu de temps après. Le théâtre se fait expression du goût du peuple ou des différentes factions qui l’orientent. Pour survivre, les acteurs, mais aussi les auteurs et même les directeurs des théâtres, doivent s’accommoder aux goûts des spectateurs même en ce qui concerne l’établissement des répertoires. Le choix d’un grand nombre d’ouvrages à sujet « bourgeois » ou d’actualité est à la base de cet intérêt croissant. Déjà Goldoni, Diderot et Beaumarchais avaient théorisé la nécessité d’un théâtre qui reflète davantage la 6 Cité dans Le Théâtre de la Révolution…, ibid. 7 Dès le 21 juillet 1789, jour de réouverture des salles, la Comédie Française avait pris le nom de Théâtre de la Nation, sans pour cela renoncer à son orientation conservatrice ou à son titre habituel de « Comédiens-Français ordinaires du Roi ». 8 Béatrice Didier, La Littérature de la Révolution…, op. cit., p. 86. 9 Pendant la décennie 1789-1799, sur les scènes parisiennes sont jouées plus d’un millier de pièces. Voir Giovanna Trisolini, Il Teatro della Rivoluzione. Considerazioni…, op. cit., p. 19. 10 Béatrice Didier, La Littérature de la Révolution…, op. cit., p. 75. 11 Louis-Sébastien Mercier, Du Théâtre ou nouvel essai sur l’art dramatique, Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 202. Paola Perazzolo 496 réalité de tous les jours. À la suite des événements révolutionnaires, les spectateurs demandent des pièces qui soient en « prise directe » avec ce qui arrive dans les rues. La production de ces années est en bonne partie une production de circonstance, volontiers politique et engagée, sinon de propagande comme on l’a soutenu pendant longtemps. Désormais, c’est l’actualité qui intéresse et passe surtout sur les planches, comme le rappelle Béatrice Didier : « Ce qui fascine le plus dans cette époque, c’est certainement la remise en cause de la séparation entre la vie et la scène. Les héros de la Révolution sont immédiatement sur la scène » 12 . Pour arriver au peuple, la Révolution se sert du théâtre, moyen plus susceptible que d’autres de devenir une caisse de résonance des messages patriotiques 13 . Il est donc facile d’y saisir ou d’y insérer des significations politiques. Au fur et à mesure que les événements se précipitent et que les cœurs s’échauffent, la liberté de représentation décrétée en 1791 s’avère donc de plus en plus limitée, surtout du point de vue idéologique. Dans son Histoire de la censure théâtrale en France, Victor Hallays-Dabot résume bien la situation quand il affirme qu’en 1792 les auteurs sont obligés à une circonspection plus grande qu’autrefois, puisque « les Hébert et les Chaumette 14 n’emploient pas les ciseaux, dit un contemporain, ils font usage du lacet » 15 . Le cas de La Liberté conquise, ou le Despotisme renversé de Harny de Guerville me paraît emblématique de l’ambiguïté qui sous-tend les premières années révolutionnaires, partagées entre aspiration libertaire et pression indirecte - puisque non issue d’une institution, religieuse ou politique. La Liberté conquise, « drame » inédit et transmis par un manuscrit de souffleur 12 Béatrice Didier, La Littérature de la Révolution…, op. cit., p. 86. 13 Le célèbre passage du décret de la Convention Nationale du 2 août 1793 exprime bien l’intérêt porté par le pouvoir à l’art théâtral : « Le comité chargé spécialement d’éclairer et de former l’opinion a pensé que les théâtres n’étaient point à négliger dans les circonstances actuelles. Ils ont trop souvent servi la tyrannie ; il faut enfin qu’ils servent aussi la liberté […] à compter du 4 de ce mois et jusqu’au 1 er novembre prochain, sur les théâtres indiqués par le Ministère de l’Intérieur, seront représentées, trois fois par semaine, les tragédies républicaines telles que celles de Brutus, Guillaume Tell, Caïus Gracchus, et autres pièces dramatiques propres à entretenir les principes d’égalité et de liberté. Il sera donné, une fois la semaine, une représentation aux frais de la République ». Cité par Giovanna Trisolini, Il Teatro della Rivoluzione. Considerazioni…, op. cit., p. 21. 14 Jacques-René Hébert, journaliste et politicien, fonda en 1790 Le Père Duchesne, journal célèbre pour ses attaques violentes et ses positions radicales. Pierre Gaspard Chaumette se distinguait aussi par ses idées patriotiques et intolérantes. 15 Cité par Victor Hallays-Dabot, Histoire de la censure théâtrale en France, Genève, Slatkine reprints, 1970, p. 171. Autocensure et (Ré)écriture pendant l’époque révolutionnaire 497 conservé à la bibliothèque de la Comédie Française 16 est une pièce de circonstance aux couleurs patriotiques qui met en scène une version romancée de la prise de la Bastille 17 . Bien que presque oublié aujourd’hui, l’ouvrage a représenté, comme le précise Hans-Jürgen Lüsebrink, « l’un des très grands succès du théâtre révolutionnaire pendant les années 1791 et 1792 » 18 . Soumise à l’approbation de la troupe en décembre 1790 et mise à l’affiche le 4 janvier 1791, la pièce est rapidement considérée par les institutions comme convenable pour l’éducation du peuple 19 , connaît plus de trente 16 Harny De Guerville, La Liberté conquise ou le Despotisme renversé, septembre 1790, Ms. 380, Archives de la Comédie Française. Toutes mes citations sont tirées de ce manuscrit. La présentation de la pièce est partiellement redevable d’un article précédent, « La Rivoluzione a teatro. Il caso de La liberté conquise ou le Despotisme renversé di Harny de Guerville », in Quaderni di Lingue e Letterature Straniere, Verona, Fiorini, 2006, pp. 155-168. 17 Les patriotes d’une ville de frontière soupçonnent le gouverneur de vouloir mettre en place une contre-révolution. Le comte se propose en effet d’affamer la ville pour pousser les citoyens à se révolter, ce qui pourrait justifier l’intervention des soldats et des armées étrangères. Les patriotes, guidés par le maire Verneuil, organisent la résistance de la ville alors que les magistrats, le clergé et les aristocrates prennent le parti du gouverneur. Mais les soldats refusent d’ouvrir le feu sur leurs concitoyens et rejoignent les patriotes, qui arrivent ainsi à conquérir le fort et à sauver la nation. 18 Hans-Jürgen Lüsebrink, « Événement dramatique et dramatisation théâtrale. La prise de la Bastille sur les tréteaux français et étrangers », in Annales historiques de la Révolution française, 1989, p. 349. 19 La presse aussi souligne son côté didactique. La Chronique de Paris du 6 janvier souhaite la représentation publique d’un ouvrage dont les « principes […] sont purs et vigoureux », alors que le Journal des Clubs de janvier bénit le « succès que doit avoir par tout le royaume, cette prédication théâtrale qui fera plus d’une conquête à la liberté ». Pour sa part, le Journal Universel ou Révolutions des Royaumes du 15 janvier réaffirme l’importance des tréteaux : « Les théâtres, quoiqu’en disent les bigots, sont d’une utilité inconcevable ; on ne saurait croire combien, par exemple, les représentations de Brutus et de La Liberté conquise ont servi la cause de la liberté et du patriotisme ». Paola Perazzolo 498 représentations dans le seul Paris 20 et est vue par presque cent mille spectateurs dans la France entière 21 . L’approbation des institutions et des spectateurs représente un élément fort recherché par les Comédiens français. Leur théâtre, considéré comme un symbole de l’absolutisme théâtral - il est subventionné par l’État et détenteur d’un monopole pour les pièces en prose -, est depuis longtemps délaissé par le public. L’accusation d’antipatriotisme, qui sera cause du schisme de la troupe quelques mois plus tard, porte sur le choix d’un répertoire trop aristocratique et sur l’opposition, parmi les comédiens du « parti noir », à Talma, nouvelle icône révolutionnaire 22 . Pour remplir les caisses et limiter des critiques d’autant plus dangereuses que les esprits s’échauffent, les acteurs essaient de faire preuve de patriotisme en représentant Brutus et La Mort de César de Voltaire, Jean Calas de Laya et Le Tombeau de Désilles de Desfontaines. Ils ont toutefois besoin d’une pièce plus incisive et surtout plus actuelle. La Liberté conquise fait l’affaire 23 . Composée en accord avec les acteurs par un auteur presque oublié depuis vingt ans 24 qui cherche à rattraper le succès perdu 25 , elle est rapidement mise à l’affiche 26 . Au début, la 20 D’après les Affiches, Annonces et Avis divers, ou Journal Général de France en 1791 le drame est mis en scène le 4, 6, 7, 8, 11, 13, 17, 21, 24, 28, 31 janvier, le 3, 5, 8, 12, 25, 28 février, le 6, 8, 9, 31 mars, le 5 avril, le 3 mai, le 26 et 27 juin. En 1792 il est souvent mentionné comme « en attente » en août, quand on célèbre l’« an 4 de la liberté et le 1 er de l’égalité », mais il n’est représenté que le 15, 17, 21, 31 octobre et le 15 novembre. En 1793, il est joué le 18 et le 20 août. 21 Hans-Jürgen Lüsebrink, « Événement dramatique et dramatisation théâtrale. La prise… », op. cit., p. 349. 22 Le parti « noir » de la troupe tient une position modérée à l’égard des événements révolutionnaires, en opposition avec les « rouges » de Talma. Le différend s’avère bientôt irrémédiable. En avril 1791, ces derniers quittent leurs anciens camarades et fondent le Théâtre de la République. 23 La Chronique de Paris du 12 mars souligne la réussite économique de l’opération - « La Liberté conquise a sauvé la comédie française, qui déjà avait beaucoup haussé la recette par les représentations de Brutus » ; de même, le 23 avril, le journaliste des Affiches… écrit que le public avait abandonné les comédiens qui, pour faire face à la crise, « se sont livrés alors aux pièces patriotiques; le public est revenu pour les pièces et non pour eux; car les autres jours ils ne faisaient point d’argent ». 24 Voir Clarence Brenner, A bibliographical list of plays in the French language, 1700- 1789, Berkeley, AMS Press, 1979, p. 79. 25 Harny sera récompensé pour son inspiration tardive et intéressée, puisque la renommée que lui valut l’ouvrage lui ouvrit bien des portes. D’après Marvin Carlson, cet auteur « se tourna vers la politique et devint finalement membre du Tribunal révolutionnaire, poste qui lui répugnait mais qu’il ne pouvait refuser », Le Théâtre de la Révolution…, op. cit., p. 95. Autocensure et (Ré)écriture pendant l’époque révolutionnaire 499 pièce est assez modérée. Bien qu’elle mette en discussion quelques privilèges des grands et qu’elle affiche un certain anticléricalisme - ce qui n’était nullement extraordinaire à l’époque -, la première version montre un aristocrate épris de liberté et de justice, un lord anglais « philosophe » et honnête, un bourgeois patriote et monarchien, un roi - Louis XVI - juste et bienfaisant aveuglé par de mauvais conseillers. L’opération paraît des plus réussies : tout en réaffirmant le respect des comédiens pour le monarque qui continue d’assurer leurs pensions, La Liberté conquise se caractérise par une exploitation habile de « tous les éléments de rhétorique et de récit qui faisaient partie de l’imaginaire social du 14 juillet et de la Bastille » 27 . Le texte, visant l’évocation d’ « applications » sociopolitiques 28 , reprend des images et des formules de l’iconographie politique, aussi bien que de nombreux discours de l’époque 29 et emploie, pour reprendre les mots de Lüsebrink, « un langage incitant à l’action (« performatif » au sens linguistique), facilement mémorisable et susceptible d’être répété par le public dans la salle » 30 . Ces éléments peuvent bien décider de la réussite d’un spectacle, 26 La distribution des rôles de la première mentionne les « noirs » les plus célèbres, voir Registres des feux n° 130.21, Archives de la Comédie Française. 27 Hans-Jürgen Lüsebrink, « Événement dramatique et dramatisation théâtrale. La prise… », op. cit., p. 349. 28 Martin Nadeau rappelle que dans l’esthétique théâtrale du dix-huitième siècle on qualifie d’« applications » les allusions à des événements ou personnages publics que les spectateurs peuvent retrouver dans la pièce. « Théâtre et esprit public: les représentations… », op. cit., p. 502. 29 Voir Hans-Jürgen Lüsebrink, « Événement dramatique et dramatisation théâtrale. La prise… », op. cit., p. 349. Le journaliste des Affiches… du 6 janvier souligne aussi l’habileté d’un auteur qui dessine des personnages susceptibles d’émouvoir le public - Mme Dorville, sœur du maire Verneuil, parfaite citoyenne qui « offre tous ses biens à l’Hôtel-de-Ville pour les frais de l’expédition », son fils Dorville qui « s’arme d’un fusil, endosse une [sic] uniforme nationale et promet à sa mère, à ses amis, d’enlever le drapeau blanc », un aristocrate et le bourgeois Verneuil « tous deux chefs du peuple armé », le comte, « un petit officier léger et sémillant qui tient aux idées dans lesquelles il a été élevé ». Le journaliste suggère de même que « l’auteur, en compulsant le Journal des Débats sans doute, et tout ce qui a été écrit sur la Révolution, a inséré dans la pièce des fragments de discours et des principes que l’impression nous reproduit tous les jours sous mille formes, ce qui donne souvent de l’élévation à son style », et conclut que « La Liberté conquise […] doit son intérêt à la véracité et au rapprochement des faits : si l’on n’y reconnaît pas un grand mérite littéraire, on y trouve au moins un très-grand patriotisme, et l’un est maintenant plus sûr du succès que l’autre. Cet ouvrage a été reçu avec l’enthousiasme d’un peuple qui est dévoré de la soif de la liberté ». 30 Hans-Jürgen Lüsebrink, « Événement dramatique et dramatisation théâtrale. La prise… », op. cit., p. 351. Paola Perazzolo 500 puisqu’ils suscitent des réactions faciles et immédiates. C’est chose faite, si l’on en croit les principaux journaux. Lors de la première et des représentations suivantes, les spectateurs s’adonnent à des manifestations enthousiastes témoignant bien du climat passionnel de l’époque et de l’extrême popularité du drame 31 . Visé par Bailly et par le censeur Joly le 31 décembre 1790, soit peu de jours avant les décrets de libéralisation, apprécié par les patriotes et les spectateurs, l’ouvrage de Harny semblerait pouvoir jouir d’une vie tranquille que garantissent l’abolition de la censure d’un côté et l’engouement du public de l’autre. Or il n’en est rien. Le manuscrit est modifié à plusieurs reprises, soit sur liasse soit sur des becquets superposés. Il fait l’objet d’une autocensure permanente comportant l’épuration de mots, de phrases ou de passages jugés, non pas trop, mais trop peu subversifs d’un ordre constitué que l’on considère d’un jour à l’autre comme révolu. Les corrections, concertées entre l’auteur et les acteurs, d’après l’usage de l’époque, concernent le style aussi bien que le contenu. Elles sont apportées en fonction du rapport que la pièce a avec une réalité à l’évolution rapide. Les acteurs doivent adapter le texte aux revirements historiques 32 autant qu’aux changements de 31 Je ne cite que trois parmi les nombreux compte-rendus existant : « Le public, qui s’est comporté avec beaucoup de modération au milieu de son enthousiasme, a répété mille fois les mots: oui, libre ! Liberté ! etc. ainsi que le serment civique, que toute la salle a prêté presque à l’unanimité. On a chanté ça ira ; on a battu la mesure : on a répété la chanson d’Aristocrates, vous voilà confondus ! Enfin le délire de la liberté a été porté à son comble », Affiches…, op. cit. ; « Il serait impossible de peindre les transports d’enthousiasme que chaque représentation nouvelle excite dans l’âme des spectateurs ; le serment prêté sur la scène est à l’instant répété dans toute la salle, aussi bien que les éloges donnés à notre bon roi, le généreux restaurateur de la liberté française », Mercure de France, 22 janvier 1791 ; « Jamais pièce de théâtre n’a excité autant d’enthousiasme. Il a été poussé à un point qu’il est difficile d’exprimer, et la disposition des esprits ne s’est peut-être pas encore manifestée avec autant de force, ni d’une manière plus entraînante. Dans l’intervalle du troisième au quatrième acte, l’orchestre a exécuté l’air patriotique ça ira, ça ira : toute la salle unanimement a battu la mesure pendant près d’un demi quart d’heure, et de ce moment tous les spectateurs sont devenus acteurs, pour ainsi dire », Journal de Paris, 5 janvier 1791. 32 Les nombreux changements obligent la troupe et l’auteur à un travail d’adéquation non négligeable. Dans l’impossibilité d’un relevé exhaustif, je citerai juste quelques variantes à titre d’exemple. Je précise aussi que pour une plus grande clarté, j’ai modernisé l’orthographe et la ponctuation et adopté des signes diacritiques conventionnels indiquant l’ajout (^ ^) de mots ou de passages ou bien leur suppression (> <) : « la fermeté >des législateurs< ^de l’Assemblée Nationale^ » (f. 4) ; « Rien n’ébranle de vrais citoyens. Dans ces moments orageux > où les défenseurs du peuple avaient tout à craindre, nous les avons vus […] faire le Autocensure et (Ré)écriture pendant l’époque révolutionnaire 501 mentalité. Parfois, il s’agit seulement d’un rafraîchissement patriotique qui ne change pas véritablement la structure de l’ouvrage - on élimine par exemple tout terme trop Ancien Régime, tel que « >royaume< », « >Empire< », « >souverain< » 33 , on accroît l’ardeur patriotique des répliques, on insère des aphorismes révolutionnaires 34 , on censure toute allusion à une défaite éventuelle ou à la trop grande puissance des ennemis 35 . Dans d’autres cas, les variantes sont plus importantes car elles concernent des concepts fondant la res publica telle qu’elle était perçue à l’époque : la structure hiérarchique de la société, l’idée de souveraineté absolue, le bienfondé des prétentions des grands. On assiste à un véritable procédé d’autocensure que la pression d’un public de plus en plus politisé rend indispensable non seulement pour garantir le succès du spectacle mais aussi pour sauvegarder de toute accusation une compagnie déjà soupçonnée de sympathies antirévolutionnaires. Malgré le nom patriotique choisi, la troupe du Théâtre de la Nation garde en effet une attitude assez conservatrice. Ce n’est pas un hasard si La Liberté conquise est jouée par la partie modérée de la compagnie. Celle-ci s’accommode bien d’un texte qui présente un roi bienfaisant et qui célèbre la conquête de la forteresse par l’exclamation, plusieurs fois répétée par les acteurs et le public de « Vive la Nation ! vive le Roi ! » (f. 137). Il sera pourtant impossible de garder une attitude aussi modérée après la fuite du roi en juin 1791. Le retour à Paris du monarque se déroule dans une atmosphère lourde. Le calme n’est assuré que par la menace de mesures répressives. Le maintien de l’ordre dans les salles est devenu d’autant plus délicat que de nombreux théâtres mettent en scène des textes de circonstance aux propos virulents. Les comédiens essaient donc de faire oublier leurs penchants, ce serment de se dévouer pour la patrie< ^où nos Législateurs avaient tout à craindre, nous les avons vus […]^ » (f. 6, liasse), « Rien n’étonne de vrais citoyens. Les Montagnards de l’Assemblée ont fait le serment de maintenir la liberté ou de mourir à leur poste : ils y resteront inébranlables, et nous donneront une Constitution populaire qui sera acceptée par toute la France. » (f. 6, becquet). 33 À partir de la Déclaration des droits de l’homme, la souveraineté ne relève plus du roi, mais de la nation. Désormais, les monarques ne sont que des « rois », comme l’atteste la substitution du f. 11, alors que seuls les droits du peuple, qui représente les Français et donc la « Nation », sont reconnus comme « souverains » (f. 33). 34 « >Nos enfants mettront le feu à la ville.< ^Nous périrons toutes ensevelies sous les ruines de la ville.^ » (f. 124) ; « Plutôt mourir que >d’accepter de pareilles conditions< ^de composer sur notre liberté^ » (f. 125). 35 « >Rien ne l’ébranle. Il voit tout, prévoit tout, et semble se multiplier. Il sera la première victime.< ^Ah ! Notre généreux maire est le héros de la liberté^ » (f. 105) ; « DORSAN/ >Verneuil, le danger est grand et l’espérance incertaine. Que faut il faire ? < ^Verneuil, que faut-il faire ? ^ » (f. 109). Paola Perazzolo 502 qui se traduit dans l’effacement de la mention « Comédiens ordinaires du Roi » de l’affiche du 26 juin, premier jour de réouverture des salles. La pièce choisie pour cette date difficile est justement La Liberté conquise, dont le texte subit, de même que l’affiche, une révision évidente. La suppression la plus immédiate concerne ce « >Vive le Roi ! < » qui marquait la fin de la pièce ainsi que le moment patriotique le plus vibrant. C’est là une opération qu’a rendue nécessaire - voire indispensable - le retournement des sentiments des Parisiens, qui n’auraient guère toléré que l’on exaltât un roi qu’ils commencent à envisager comme un traître. Ce n’est que le début. Au cours de l’année, l’hostilité envers le monarque s’amplifie jusqu’à atteindre son apogée en septembre 1792, à l’occasion de son procès, quand la propagande jacobine est la plus forte. Depuis juin 1791, toute allusion à la gloire ou à la bienfaisance du souverain est effacée, sacrifiée sur l’autel de l’esprit public et de la crainte du pouvoir grandissant des clubs. Le texte présente de nombreuses modifications qui portent tantôt sur quelques mots ou phrases 36 , tantôt sur des feuillets entiers, dont les réécritures visent l’actualisation d’une pièce trop monarchiste 37 . Un sort semblable est réservé à d’autres 36 « >Bénir le Roi bienfaisant qui a préparé le bonheur de son peuple< » (f. 18); « nous la réclamons [l’égalité] pour le bien de l’humanité, >la gloire du trône<, la sûreté du peuple » (f. 47) ; « Nous en avons pour garants […] >et les vertus d’un roi citoyen< » (f. 58). 37 Je voudrais juste citer deux passages qui témoignent de la remise en cause de la conception de l’État. À ses camarades qui lui demandent ce qu’il faut faire, Verneuil répond : « Sauver la Patrie ; la délivrer des courtisans qui portent la mort dans toutes les branches de l’empire, d’autant plus criminels qu’ils chargent le trône des forfaits dont eux seuls sont coupables. Nous ne pouvons nous dissimuler […] » (f. 110, liasse). Ce qui est remplacé sur becquet par « Renverser le trône, abolir la noblesse et fonder la République… je ne me dissimule point […] » (f. 110, becquet). Plus loin, les patriotes se préparent à attaquer la forteresse et prêtent le serment rituel. Au début, le maire fait allusion aux deux souverainetés reconnues par les Français - le « roi » et la « nation » -, alors que dans une variante successive l’on efface toute mention à la monarchie : « C’est à la face de l’univers, en présence de l’Être suprême que je jure d’être fidèle à la nation, à la loi >et au roi< […] » (f. 113-114, liasse). Par la suite, un premier becquet passe sous silence l’existence du roi, alors qu’un deuxième affiche des propos virulents que l’allusion à la république « une et indivisible » permet de dater d’après septembre 1792: « voici l’instant de venger l’humanité trop longtemps outragée, et de reprendre un pouvoir que les tyrans ont usurpé sur les peuples. Le plus grand ennemi des hommes, c’est un roi. Jurons de n’en souffrir plus en France. Que le titre de roi, que ce titre odieux ne souille plus le sol heureux de notre patrie. Que les images des tyrans, livrées aux flammes et dispersées par les vents annoncent à l’univers que la nation française est vraiment libre ! Proscrivons jusqu’au souvenir de la royauté, […] unis dès cet instant par un pacte indissoluble, formons une Autocensure et (Ré)écriture pendant l’époque révolutionnaire 503 piliers de l’Ancien Régime, tels le bien-fondé des prétentions et de la sacralité des grands et de la cour 38 , de la division en classes fondée sur la naissance, de l’avilissement du peuple. Comme je l’ai mentionné plus haut, la fortune de La Liberté conquise pendant les années 1791-1792 est surtout redevable à une réécriture constante visant l’adéquation entre texte et esprit public. Les remaniements réitérés témoignent bien de l’ambiguïté d’une période pendant laquelle la censure officielle est en fait remplacée par la pratique, de la part des auteurs et des troupes, d’une véritable autocensure. Celle-ci trouve sa raison d’être dans l’actualité historique, dans la force et dans les changements rapides d’un « esprit » et d’une « opinion » publics particulièrement pressants qui arrivent à influencer l’écriture des pièces et à décider de leur représentation. Cette révision s’avère d’autant plus insidieuse qu’elle doit s’adapter à des changements imprévisibles, tout autant que rapides. Les gens de spectacle doivent finalement compter non seulement avec de nouveaux référents - les municipalités plutôt que la royauté - mais aussi avec un nouveau public bruyant, politisé et susceptible d’utiliser les salles comme un forum 39 , comme un lieu de débat et de manifestation politique. Pour paraphraser les mots de Victor Hallays-Dabot, on se doute bien que le lacet du peuple n’est pas moins dangereux que les ciseaux du censeur. République une et indivisible ; et jurons tous que nous voulons la République ou la mort […] c’est à la face de l’univers, en présence de l’Être suprême, que je jure de maintenir la liberté et l’égalité, de défendre la République et de la défendre jusqu’au dernier soupir » (f. 113-114, deuxième becquet). 38 « LE BARON/ >chacun s’enorgueillit de sa noblesse et personne ne veut remplir les obligations qu’elle impose< ^Peut-on, avec de pareils sentiments, se vanter d’être noble ! Le plus beau titre n’est souvent qu’une tache pour celui qui le porte ? Ah ! il n’y a de supériorité réelle que celle que donne la vertu.^ (f. 41, liasse) ; « LE BARON (seul) / Quels sentiments méprisables ! La noblesse n’est fondée que […] sur l’orgueil, et ne sert qu’à protéger les vices. La détruire, ce serait servir l’humanité. » (f. 41, becquet) ; « >La cour est le centre, le chef lieu de la nation ; tout français doit pouvoir s’y présenter et y réclamer en tout tems la justice ou les bienfaits du prince< » (f. 54). 39 En 1793, Fleury, ancien acteur de la Comédie Française, décrit de la sorte les pressions exercées sur les comédiens par les spectateurs : « Combien lamentable était le sort d’un auteur de génie, contraint de subir les caprices d’un tel public ! celui-ci ne savait pas ce qu’il voulait. Ou bien la pièce était jugée inopportune, ou bien le patriotisme des acteurs manquait d’ardeur. Ayant encouru depuis longtemps la disgrâce du peuple, la compagnie dont je faisais partie était la plus malmenée ». Cité par Marvin Carlson, Le Théâtre de la Révolution…, op. cit., p. 186.