Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2009
3671
Cartographier l’esprit: Le débat autour du mystère de la conscience
121
2009
Bernadette Hoefer
pfscl36710515
PFSCL XXXVI, 71 (2009) Cartographier l’esprit : Le débat autour du mystère de la conscience BERNADETTE HOEFER The Ohio State University Comment comprendre l’attention portée par les sciences neurologiques actuelles aux délibérations scientifiques et philosophiques du dix-septième siècle ? Comment expliquer la renaissance de l’intérêt particulier porté à René Descartes et à Bénédicte Spinoza et à leurs conceptions de l’interrelation entre le corps et l’esprit pour la connaissance du moi et l’entendement de la conscience ? Cet article entend étudier précisément les perspectives de ces deux philosophes du dix-septième siècle dans le contexte du débat actuel contesté à l’intérieur des neurosciences puisque les uns accusent certains de continuer à en perpétuer les « erreurs » tandis que d’autres continuent à se laisser séduire par leurs convictions. Ces deux penseurs occupent une place unique dans la mesure où ils devancent des acquis récents de la neurobiologie et s’insèrent dans la discussion actuelle à l’intérieur des neurosciences à savoir si l’être humain possède la faculté du libre arbitre et la capacité de la maîtrise de soi ou, au contraire, selon les neuroscientifiques réductionnistes, ces propriétés doivent être réfutées puisque toute pensée, action et émotion dépend uniquement d’une mécanique du cerveau. Descartes clôt la première partie de ses Passions de l’âme (1649) par une affirmation qui ancre l’un de ses objectifs éthiques fondamentaux. Il y proclame notamment : on peut avec un peu d’industrie changer les mouvements du cerveau dans les animaux dépourvus de raison, [...] on le peut encore mieux dans les hommes ; et que ceux même qui ont les plus faibles âmes pourraient acquérir un empire très absolu sur toutes leurs passions si on employait assez d’industrie à les dresser et à les conduire. (Art. 50) Quel que soit l’individu concerné, Descartes postule la puissance du contrôle rationnel, la possibilité que possède l’homme de se « dresser » lui-même par Bernadette Hoefer 516 l’emploi de sa raison et de sa volonté, et la souveraineté de la liberté humaine capable de dicter ses choix. Le passage de la « servitude » à la « fortitude » humaine constitue le discours essentiel de la cinquième partie de l’Ethique de Spinoza (publication posthume 1677). Si Descartes privilégie une conception de la « générosité » où le primat est accordé au bon usage du libre arbitre, la « fortitude » spinoziste 1 est acquise par la compréhension des choses telles qu’elles sont en soi - par l’entendement et la connaissance des causes de notre nature - et il définit comme bon tout ce qui nous approche de cette connaissance et comme mauvais tout ce qui nous en éloigne, sans pourtant tout à fait répondre à la « question fondamentale [à savoir] : comment devenir raisonnable » (Jaquet, Introduction 10). 2 Ce qui réunit ces deux penseurs du dix-septième siècle est leur tentative commune de penser les théories de l’esprit, d’explorer ses dimensions, et de nous procurer une explication de l’expérience subjective qui porte sur l’émergence de la conscience. Ils situent tous deux leur analyse dans le cadre de la conduite humaine dont les ressorts impliquent la volonté, la connaissance de nos affects et de nos actions, le sens de la responsabilité et la voie accessible à la liberté humaine. Si nous commençons par l’affinité de l’objectif des deux philosophes, c’est pour soulever l’importance de l’époque dite classique, dans la mesure où elle amorce une conception philosophique de l’esprit dans sa relation avec le corps, intrinsèquement liée à la dimension éthique de l’humanité. Ces questions ressurgissent de nos jours et se trouvent déplacées du domaine philosophique et religieux et insérées dans un milieu scientifique comme celui de la neuroscience ou de la neurophilosophie. 3 Les penseurs actuels sont sous l’emprise d’une polémique qui ne rend pas obsolète le vieux problème à la fois brisant et irrésolu de savoir comment « cartographier l’esprit », et cette question donne son titre à un ouvrage collectif paru 1 Spinoza divise la fortitude en fermeté (qui est la force de l’âme appliquée à l’auto conservation) et en générosité (qui est la force de l’âme utilisée à la conservation d’autrui). Sur la fortitude, voir L’Ethique V, Prop. 41, Scolie. 2 Une partie de cette connaissance consiste même dans l’acceptation de notre servitude qui signifie aussi la reconnaissance de notre incapacité d’acquérir une connaissance absolue de nous-mêmes. 3 Ce terme a été créé dans les années 1980 pour désigner une nouvelle approche qui vise à la fusion entre les sciences humaines et les sciences exactes. Pour une définition détaillée, une étude de sa genèse et de ses adhérents, voir Bernard Andrieu, La Neurophilosophie (Paris : PUF, 2007). Le débat autour du mystère de la conscience 517 en 2007. 4 Lors de ce débat, nous pouvons identifier deux questions qui remontent au dix-septième siècle : soit la question de savoir comment s’acquiert la connaissance (de soi) et quelle problématique éthique en découle. D’une façon intéressante, la nouvelle polémique se manifeste par un renvoi explicite au dix-septième siècle, et les scientifiques divergent dramatiquement dans leurs intentions. D’un côté, dans son ouvrage récent intitulé Mind (2004), John Searle consacre toute une partie intitulée « Descartes and Other Disasters » 5 au philosophe français pour montrer explicitement et de façon minutieuse l’influence catastrophique et la survivance problématique de conceptions liées à l’attribution de la conscience à une substance immatérielle - l’esprit. D’autres, tel que Daniel Dennett, considèrent l’hypothèse cartésienne subsistante d’un point de jonction matériel entre l’esprit et le corps comme une théorie totalement erronée. 6 Partant d’une réflexion sur « l’erreur » de Descartes, Antonio Damasio nous soumet dans Descartes’ Error (1994) non plus à une réflexion sur le rôle de l’esprit, mais bouleverse notre compréhension de la conscience, en insistant sur la centralité du corps tout autant dans la production des affects que dans les processus de la réflexion. La neurobiologie blâme Descartes d’avoir proclamé que la notion du soi réside dans une faculté immatérielle et détachée du corps qu’il dénomme soit âme soit esprit, sans vraiment distinguer les deux termes. Il est vrai qu’en théorie, Descartes vide l’esprit de toute réalité spatiale et conçoit les opérations du cogito comme des processus d’un esprit indivisible et immatériel. L’être humain prend conscience de lui-même en pensant, et c’est dans la faculté réflexive et la libre raison que réside toute sa dignité. Nous pouvons ainsi lire dans le Discours de la méthode : « l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps » (102). A l’opposé, le corps matériel n’a pas la capacité d’affirmer sa propre existence. La méthode du doute amène à penser qu’à l’inverse de la faculté rationnelle, « le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont 4 Massimo Marraffa, Mario De Caro, Francesco Ferretti, éd. Cartographies of the Mind : Philosophy and Psychology in Intersection (Dodrecht : Springer, 2007). Il est important de noter qu’afin de résoudre les questions non résolues portant sur l’esprit, les auteurs proposent une collaboration entre philosophie de l’esprit et psychologie scientifique (xiv). 5 Voir John R. Searle. Mind : A Brief Introduction (Oxford : Oxford University Press, 2004), pp. 13-40. 6 Ceci est la théorie de Daniel Dennett dans Consciousness explained (Boston : Little Brown, 1991), p. 1070. Dennett renvoie à l’idée de la glande pinéale comme point de connexion entre esprit et corps, émise chez Descartes. Bernadette Hoefer 518 [peut-être] que des fictions de mon esprit » (Méditations 72-73). Le « je » qui pense se différencie du corps de l’homme, qui s’avère incapable de prouver sa propre existence et d’être conçu indépendamment de la pensée : nous ne concevons les corps que par la faculté d’entendre qui est en nous, et non point par l’imagination ni par les sens, et ... nous ne les connaissons pas de ce que nous les voyons, ou que nous les touchons, mais seulement de ce que nous les concevons par la pensée. (Méditations 91) Comme principe de mouvement, le corps est a priori un automate naturel comparable à « des horloges, des fontaines artificielles, des moulins et autres semblables machines, qui n’étant faites que par des hommes, ne laissent pas d'avoir la force de se mouvoir d’elles-mêmes » (L’Homme 119). Dieu a alors disposé du corps et, de même que l’horloge est composée par un système de rouages qui s’entraînent les uns les autres, il a créé « une machine qui se remue de soi-même » (« Lettre au Marquis de Newcastle », 23 novembre 1646, 1255). C’est exactement cette séparation radicale des matières qui réduit le corps à un automate dépourvu d’intériorité que les neuroscientifiques reprochent à Descartes. Or, ils négligent d’observer que la dualité des substances chez celui-ci ne se réduit pas toujours à leur séparation et que, lorsqu’il se rapproche d’une position d’observation de la vie réelle, il affirme aussi que l’âme et le corps forment un ensemble. L’âme étant logée dans le corps, elle doit par nécessité interagir avec celui-ci, plus que par un simple principe de constatation : il ne suffit pas qu’elle soit logée dans le corps humain ainsi qu’un pilote en son navire, sinon peut-être pour mouvoir ses membres, mais ... il est besoin qu’elle soit jointe et unie plus étroitement avec lui pour avoir outre cela des sentiments et des appétits semblables aux nôtres, et ainsi composer un vrai homme. (Discours 136-37) Alors que la séparation entre le corps et l’esprit n’a cours chez Descartes que de façon théorique et qu’une vision pratique semble la remplacer, l’idée d’une connexion entre les deux substances en vient même à recevoir, à l’heure où il travaille à sa théorie des passions, une traduction au plan théorique. Dans son dernier ouvrage, qui se veut une révision et une réorientation de certaines notions antécédentes, Les Passions de l’âme, Descartes différencie entre les actions et les passions afin de décrire par ces dernières une façon passive de concevoir la réalité. Celles-ci font pourtant partie de la cartographie de l’esprit et - ceci est important - lient l’esprit directement au Le débat autour du mystère de la conscience 519 corps par un principe physio-psychologique. 7 Descartes suggère ici une base physiologique des passions où le corps et avec lui, les esprits animaux, seraient la source et le site des passions. 8 Erec Koch a vu que chez Descartes, les passions sont une « nécessité corporelle » (« Body » 43), c’est-à-dire que dans sa définition des passions, le philosophe français ne dénue pas l’esprit humain d’une base physiologique, mais qu’il s’efforce de les ramener au corps et, par conséquent, au cerveau, par l’idée d’un point de connexion qui se situerait dans la glande pinéale. Cette incorporation du corps (et du cerveau) dans la représentation des passions et dans la construction de la réalité se fonde sur l’idée importante que les cinq passions principales (amour, haine, désir, joie et tristesse) « ne sont données à l’âme qu’en tant qu’elle est jointe avec lui [le corps] : en sorte que leur usage naturel est d’inciter l’âme à consentir et contribuer aux actions qui peuvent servir à conserver le corps, ou à le rendre en quelque façon plus parfait » (Passions Art. 137). 9 Il suggère ici une relation entre les deux substances où l’une et l’autre existeraient dans l’essence de se préserver mutuellement. James Averill souligne cette notion cognitive derrière la théorie des passions: « [the passions] are thoughts impressed upon the soul through interaction with the body » (« Analysis » 213 ; je souligne). Descartes se réfère également au corps pour façonner une réforme éthique, celle de la « générosité », dont le rôle serait de réguler la matière physiologique afin de mener l’homme à la liberté. 10 Son but est d’ajuster l’influence des passions nocives et de les suppléer par le bien et le plaisir. 11 7 Descartes explique que nos perceptions peuvent avoir comme cause soit l’âme soit le corps : « Celles qui ont l’âme pour cause sont les perceptions de nos volontés » (Passions Art. 19). Dans un prochain pas, la définition des causes extérieures (Art. 21-23) l’amène à la définition complète des passions de l’âme (Art. 27). 8 Les passions sont « des perceptions, ou des sentiments, ou des émotions de l’âme, qu’on rapporte particulièrement à elle [l’âme], et qui sont causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits » (Art. 27). 9 L’une des questions principales est de savoir où l’âme s’unit et se confond avec le corps. Descartes a tenté d’écrire de façon hypothétique ce lien matériel de l’union dans la glande pinéale, située au milieu du cerveau et agissant avec le corps par les nerfs, le sang ou les esprits animaux. (Art. 31). Ce point de connexion expliquerait alors comment une substance immatérielle et une substance matérielle peuvent entrer en contact. L’un des reproches des neurobiologistes actuels se fonde justement sur cette réduction de la conscience à un lieu où tout se réunirait. Voir en particulier Dennett dans Consciousness Explained 1070. 10 Voir à ce sujet Koch : « Body, Passion, Ethics » (44) et « Cartesian Corporality and (Aesth)Ethics », PMLA 121.2 (2006), pp. 405-420. 11 Descartes évalue les passions selon leur bénéfice ou leur fonction nocive, en jugeant d’après l’expérience et l’événement précis. Bernadette Hoefer 520 Si l’âme intervient pour diriger et perfectionner les mouvements du corps, la thérapie doit pourtant affecter à la fois la matière physique et les pensées. 12 La réussite de cette thérapeutique entraînerait alors une profonde liberté où la maîtrise de soi 13 se manifesterait par la connaissance des sources de nos motivations et mènerait aux fermes jugements portant sur ce qui est bon et ce qui est mauvais : comprenons par là ce qui entraîne la joie ou la douleur. 14 Au sens strict, l’âme prévaut chez Descartes dans les questions touchant à la conscience et à la morale, et cela pour la raison qu’il propose une pédagogie du « dressage » du corps et de ses passions dans le souci d’améliorer la condition humaine. Dans leur correspondance régulière (engagée à partir de 1643), le philosophe enseigne à la princesse Elisabeth de Bohémie 15 qu’il suffit de penser positivement, la force de l’âme ayant le pouvoir de guérir les maux corporels. Les meilleurs remèdes sont « ceux de l’âme, qui a sans doute beaucoup de force sur le corps » (« Lettres à Elisabeth », juillet 1647, 1280) . Il développe l’idée que chaque individu a la capacité de contrôler et de réprimer ses passions par la force de sa raison et l’usage de la volonté seule puisque celle-ci « ne peut jamais être contrainte » par le corps (Art. 41). 16 Pour cela, le caractère illimité de la volonté provient du seul fait que nous pensons, et elle nous permet sans entrave de maîtriser nos passions. Dans cette perspective abordée, la philosophie cartésienne prône la primauté de l’esprit, enseigne le « dressage » du corps et sous-entend un dualisme rejeté par les connaissances et sciences actuelles. Cependant, le reproche avancé par certains scientifiques que chez Descartes, l’âme est entièrement dissociée des processus corporels doit être réfuté par la théorie physio-psychologique du mécanisme des passions émis dans Les Passions de 12 Stephen Gaukroger parle d’un principe « psychosomatique » du traitement de la mélancolie : « whereby the mind is forced to concentrate on agreeable things, this having the effect of relaxing the heart and allowing free circulation of the blood. » Descartes : An Intellectual Biography (Oxford : Clarendon Press, 1995), p. 399. 13 Chez les âmes généreuses, la « raison demeure toujours [...] la maîtresse, et fait que les afflictions même leur servent, et contribuent à la parfaite félicité dont [...] [elles] jouissent dès cette vie. » (Lettre à Elisabeth, 18 mai 1645, 1183). 14 Voir Deborah Brown. Descartes and the Passionate Mind (Cambridge : Cambridge University Press, 2005), pp. 205-06. 15 La mélancolie d’Elisabeth provoquée par l’infortune de sa lignée éveille en Descartes le désir d’éprouver le bien-fondé de sa théorie. Ainsi, même les afflictions ou maladies violentes se laissent réprimer, l’homme ayant le pouvoir d’agir sur elles. 16 Il révèle à ses lecteurs « l’empire que nous avons sur nos volontés » par le libre arbitre (Art. 152) et il nous invite à former « une ferme et constante résolution d’en bien user » (Art. 153). Le débat autour du mystère de la conscience 521 l’âme, même si cette interaction donne lieu à de nombreuses lacunes concernant l’endroit et le moyen de l’interaction. De plus, sa conception des passions en tant que phénomènes d’intériorité et ses réflexions éthiques anticipent la discussion actuelle qui est loin d’avoir répondu à la question de la liberté humaine et intrinsèquement attachée à celle-ci, à celle de la responsabilité. Nous pouvons attribuer à Descartes le souci de ne jamais perdre de vue la capacité de l’esprit de ressentir de la tristesse ou du plaisir, l’effort de percevoir l’intentionnalité qui se traduit dans nos choix et décisions, et finalement, une dimension éthique singulière dans son objectif de tenter de comprendre pourquoi nous nous engageons dans des actions parfois contreproductives, parfois néfastes et même cruelles. Le respect et l’émerveillement cartésiens portés à l’esprit sont alors radicalement mis en question par les neurobiologistes réductionnistes qui vont jusqu’à proclamer que toute la vie mentale peut être réduite au cerveau. 17 L’esprit - assimilé au cerveau - devient un ordinateur neuronal réduit à ses impulsions électriques et à des signaux chimiques, qui transmettent nos joies, nos ambitions, notre soitdisant libre arbitre, nos mémoires, nos actions et nos choix. Francis Crick se place dans cette perspective lorsqu’il explique : « ‘You,’ your joys and your sorrows, your memories and your ambitions, your sense of identity and free will, are in fact no more than the behavior of a vast assembly of nerve cells and their associated memories » (The Astonishing Hypothesis 3). 18 L’œuvre de Paul Churchland, The Engine of Reason, The Seat of the Soul (1995) porte un sous-titre polémique, A Philosophical Journey Into the Brain, qui expose son réductionnisme et, en même temps, la polémique autour de la question comment envisager un voyage philosophique valable dans un organe corporel ? 19 Daniel Dennett, lui, lance même l’argument de la disculpation humaine dont les ressorts sont déterminés par des causes matérielles : la 17 Parmi ses adhérents adonnés, on peut compter Paul Churchland et Daniel Dennett. 18 Il faut ajouter bien sûr ceux qui s’élèvent contre ce réductionnisme comme, par exemple, John Searle qui postule que le cerveau cause l’esprit, en ne réduisant nullement esprit à cerveau. Dans Minds, Brains and Science (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1984), Searle explique que le concept de nous-mêmes comme des agents libres est fondamental pour nous. Il adopte une position entre le déterminisme et l’indéterminisme classique (94). Voir aussi la position non réductionniste de Michael Gazzaniga dans The Ethical Brain (New York : Dana Press, 2005). 19 Churchland clôt par la phrase que le cerveau « is the engine of reason. It is the seat of the soul » (319), réduisant l’esprit et l’âme au cerveau qui n’est lui-même qu’une « machine. » John R. Searle, lui, limite la conscience à un attribut du cerveau : « Consciousness is caused by lower-level neuronal processes in the brain and is itself a feature of the brain » (« The Mystery of Consciousness » 62). Bernadette Hoefer 522 criminalité s’expliquerait alors par une défiance dans le cerveau en matière d’oxidase monoamine ou de sérotonine (164). 20 Depuis quelques années, le débat polémique est inscrit à l’ordre du jour et la controverse des propos a mené à la création d’un nouveau champ de recherche qui s’est formé sous le nom de « neuroéthique » et cherche à élucider les nombreux enjeux éthiques dans la technologie émergente de l’esprit. 21 A ceux qui tuent l’esprit en le réduisant à des processus ou structures du cerveau et qui perdent de vue le corps proprement dit, l’on peut opposer la conception spinoziste qui nous permet d’explorer une autre solution à cette polémique, pionnière pour ceux qui cherchent à intégrer cerveau, corps et esprit dans leur formulation d’une théorie de l’esprit. La vénération des conceptions spinozistes par Damasio, par exemple, s’explique par le fait que chez le philosophe hollandais, l’idée du soi est fondée sur le corps à travers d’images et de représentations qui proviennent du corps et de ses répertoires. Damasio ne se contente donc pas de dénoncer les erreurs propagées par Descartes mais, dans son livre le plus récent, Looking for Spinoza (2003), s’attache à démontrer que Spinoza a vu juste quand il affirme que le corps façonne les contenus de l’esprit et que les processus mentaux se reflètent dans le corps. 22 Selon Damasio, le corps et sa cartographie est central dans la production de pensées rationnelles, et Spinoza n’a non seulement transformé le dualisme hérité de Descartes en monisme, mais a cherché à expliquer que l’idée de l’esprit humain est l’idée du corps humain à travers des processus et des correspondances que Damasio examine actuellement en distinguant entre « émotions » et « sentiments ». 23 20 Paul Churchland propose dans son dernier chapitre intitulé « Neurotechnology and Human Life » : « A neurally informed and technologically sophisticated society will be able to make judgments reliably and do things effectively » (309). Tandis que Descartes cherchait lui-même le progrès et une voie à la maîtrise de soi, il n’allait jamais aussi loin que Churchland qui envisage un fonctionnement sain dans un état d’hommes « machines. » 21 Dans son The Ethical Brain, Michael S. Gazzaniga identifie son projet comme l’examen de la façon dont nous abordons les questions sociales de la maladie, de la normalité, de la mortalité et de la façon de vivre ainsi que la philosophie de la vie basée sur notre connaissance du fonctionnement du cerveau (xv). 22 Il établit ce philosophe comme un des pionniers de la neurobiologie actuelle. 23 Les premières font l’objet d’une expérience physique tandis que les seconds constituent la conscience de l’état corporel. Alors que les émotions sont des phénomènes physiques, observables (par le biais, notamment, des variations hormonales), les sentiments sont le vécu de l’émotion, ce qui est perçu de l’émotion lorsque naissent les idées correspondant à la cause, aux effets et aux transformations de l’organisme (Looking for Spinoza 53). Joseph LeDoux qui partage par ailleurs les orientations de Damasio, s’intéresse quant à lui avant tout à l’idée Le débat autour du mystère de la conscience 523 Chez Spinoza, c’est bien le corps qui donne lieu à la vie de l’esprit. L’esprit n’existe pas en dehors du corps, mais fait partie de la matière corporelle, ayant comme fonction de représenter les idées des affections physiologiques. A cet égard, Spinoza explique que « l’essence de l’esprit est l’idée du corps existant en acte » (III, Prop. 10, Dém.). Lorsqu’il écrit que « l’esprit humain imagine un corps » (II, Prop. 18, Dém.) ou que « l’esprit ... s’efforce d’imaginer ce qui augmente ou aide la puissance d’agir du corps » (III, Prop. 12), il préconise qu’à la source des idées de nos affections se trouve une pensée qui perçoit une expérience corporelle en forme d’image représentée à l’esprit et que ce fait d’image désigne toute connaissance sensible : perceptive ou imaginaire. De là naît aussi ce redoublement qu’exprime Spinoza en parlant de « l’idée de l’idée » et que nous pouvons comprendre comme la conscience de l’idée : « L’esprit humain perçoit non seulement les affections du corps, mais encore les idées de ces affections » (II, Prop. 22). L’homme peut donc être défini comme l’union de l’âme et du corps, non point dans le sens d’une interaction entre deux substances comme chez Descartes, mais d’une corrélation. Dans la deuxième partie de L’Ethique, Spinoza formule cette conception de leur rapport - souvent mal interprété comme un fonctionnement par parallélisme - et qui s’explique plutôt par l’idée d’un concert entre les deux modes, selon un principe d’analogie : « un cercle qui existe dans la Nature et l’idée du cercle - idée qui est aussi en Dieu - sont une seule et même chose, qui s’explique par des attributs différents » (II, Prop. 7, Sc.). Corps et esprit sont envisagés comme deux attributs de la même substance : « [l]’esprit humain, en effet, est l’idée même, autrement dit la connaissance du corps humain » (II, Prop. 19, Dém.). Chantal Jaquet explique que « le corps et l’esprit ne sont pas superposés en l’homme comme des parallèles, mais désignent une seule et même chose exprimée de deux manières » (11) qui agissent de concert. La conception spinozienne de l’union de l’esprit et du corps réside dans l’idée selon laquelle l’objet qui donne lieu à l’idée et qui par là constitue l’esprit est le corps. En même temps, il n’y a pas de connaissance possible avant d’être avancé dans celle du corps humain. Spinoza n’hésite à aucun moment à faire du principe du sum - de l’existence purement corporelle - la de « l’émotion » et, avec elle, à l’importance du soma dans la production des affects et de la conscience. Il explique que la plupart des humains ressentent leurs émotions dans leur corps (295). L’expérience physique de nos affects est par conséquent déterminante pour la connaissance (émotionnelle) « either because it provides sensations that make an emotion feel a certain way right now or because it once provided the sensations that created memories of what specific emotions felt like in the past » (298). Bernadette Hoefer 524 voie de la découverte de soi. Il ne s’agit plus comme chez Descartes de déduire les besoins physiologiques de l’affirmation première des cogitations, mais d’après Martial Gueroult, « de lire directement, dans l’être présent à notre pensée, les nécessités que cet être lui impose [...] en tant qu’il est substance » (74-75), substance matérielle et psychique réunie de façon inséparable. En même temps, Spinoza rejette une conception déterministe selon laquelle nos états psychiques seraient uniquement réglés par des processus corporels. 24 Le bien et le mal se rapportent alors à ce qui aide ou entrave le « désir », à ce qui mène à l’accroissement ou à la réduction de la puissance d’agir du corps et de la puissance de penser de l’esprit. 25 Spinoza conçoit de façon positive le désir, source de la joie d’exister et essence même de notre vie (Ethique III, 11 Scolie). Il développe ici une éthique à base corporelle où le bien-être du corps et la béatitude de l’esprit sont perçus ensemble, ressortant d’une même puissance d’agir. Enfin, la liberté de l’être humain réside d’abord dans l’acceptation que notre identité se construit à partir de nos affects toujours actifs et dans l’aptitude accrue à agir (physiquement et mentalement) en fonction de cette connaissance. Reprenons alors l’idée de la générosité cartésienne et de la fortitude spinoziste comme point de départ initial du débat actuel toujours irrésolu où les réponses pluralistes et antinomiques - si elles n’attaquent pas les conceptions des penseurs du dix-septième siècle - reconnaissent que la science n’a toujours pas réussi à définir l’esprit et admettent la difficulté de décrire adéquatement la conscience ; et ceci en dépit de la foule des ouvrages qui nous procurent une fausse idée de la solution du problème à travers des titres hardis. Une nouvelle affirmation prudente du « je pense que je pense » a remplacé dans les dernières décennies le cogito ergo sum cartésien. Néanmoins, le vieux problème philosophique demeure, toutefois transplanté dans les sciences. L’orientation progressive de la neuroéthique vers la polémique de la liberté humaine, du libre arbitre et de notre responsabilité morale, et la foule des parutions entre 2005-2008 dans ce domaine, manifestent le souci des neuroscientifiques de combiner l’étude du cerveau humain avec des questions d’ordre éthique. D’après Thomas Szasz dans The Meaning of Mind, réduire l’esprit au cerveau entraîne des conséquences nuisibles, parmi elles, 24 Voir Donald Davidson, « Spinoza’s Causal Theory of the Affect. » Desire and Affect : Spinoza as Psychologist, éd. Yirmiyahu Yovel (New York : Little Room Press, 1999), pp. 95-111, p. 100. 25 Voir l’étude de Philippe Danino « Signification, usage et enjeux des Définitions 1 et 2 de l’Ethique IV », dans Chantal Jacquet et al., Fortitude, 39. Spinoza reconnaît trois affects primaires : le désir, la joie et la tristesse. Le débat autour du mystère de la conscience 525 l’élimination de notre intentionnalité et de notre responsabilité morale. Il s’élance contre les thèses des neurobiologistes réductionnistes (75-100). D’autres penseurs comme Michael Gazzaniga, Marc Hauser ou William Uttal procurent dans leurs derniers ouvrages leur propre réponse à la question débattue de savoir si nous sommes uniquement des machines, des robots préfabriqués, et s’il faut ainsi dénier notre responsabilité et assumer une position déterministe ou si, au contraire, nous demeurons maîtres de nos choix et logiquement responsables de nos actes et pourquoi et comment. 26 Michael Gazzaniga par exemple évoque, de façon objective, le mystère et l’inconcevabilité qui entourent cette autre problématique débattue et irrésolue à savoir le problème du libre arbitre et celui de la responsabilité morale qui en découle . 27 Que signifie notre humanité ? Et comment peut-on valider notre individualité sans avoir recours à la médicalisation de nos faiblesses ou au réductionnisme de notre essence au cerveau tout en oubliant à nouveau le corps lui-même. Sans exagérer le problème, il faut être conscient qu’un nouveau débat biologique, éthique mais aussi moral, social, politique et législatif s’est instauré et qu’à travers les nouveaux outils et les nouvelles techniques, les spécialistes des neurosciences sont amenés à explorer le problème philosophique toujours brisant du « je pense » sans pourtant découvrir des expli- 26 The New York Times et le Washington Post ont, en 2007, publié une série d’articles établissant toute la gamme des interrogations, des questions médicales et éthiques en rapport avec des lésions cérébrales, jusqu’à la découverte d’un stade préliminaire à la moralité chez les chimpanzés. Une foule d’ouvrages récents, The Ethical Brain (2005) de Michael Gazzaniga ; In Search of the Soul, édité par Joel Green et Stuart Palmer (Downers Grove, IL : InterVarsity Press, 2005) ; Moral Minds : How Nature Designed our Universal Sense of Right and Wrong de Marc Hauser (New York : Ecco, 2006) ou The Immeasurable Mind : The Real Science of Psychology (New York : Prometheus Books, 2007) de William Uttal, cherchent à résoudre le problème si les pensées et actions de l’homme sont déterminées de façon absolue ou si, au contraire, l’homme dispose d’un libre arbitre et d’une volonté qui s’auto détermine. John Searle postule une position entre le déterminisme et l’indéterminisme, argumentant qu’on ne peut pas nier le déterminisme mais que les facteurs qui déterminent l’homme peuvent être imprévisibles. Voir Minds, Brains and Science, en particulier pp. 91-94. 27 Gazzaniga, The Ethical Brain. D’après Sean E. Anderson, qui fait le compte rendu du livre de Szasz intitulé « Never Mind the Need to Mind », Journal of Criminal Justice and Popular Culture 5.1 (1997) : pp. 25-30, Szasz perçoit comme une faute catastrophique de vouloir résoudre le discours moral par un discours médical. Le problème de la relation de la neurobiologie aux maladies (mentales) ne peut pas être discuté dans ce contexte. Mais il fournirait assez de matériel et de brisance pour une interrogation dans l’avenir. Bernadette Hoefer 526 cations scientifiques entièrement satisfaisantes ni des réponses complètement résolues. Concluons par l’acceptation de notre connaissance lacunaire et fragmentaire sur ce sujet et continuons à rechercher et à débattre sur cette affirmation de Spinoza qui écrivit à cet égard : Les hommes [...] se trompent en ce qu’ils pensent être libres ; et cette opinion consiste uniquement pour eux à être conscients de leurs actions, et ignorants des causes par lesquels ils sont déterminés. (II, Proposition, 34, Scolie ) Ouvrages cités Anderson, Sean E. « Never Mind the Need to Mind. » Journal of Criminal Justice and Popular Culture 5.1 (1997) : pp. 25-30. Andrieu, Bernard. La Neurophilosophie. Paris : PUF, 2007. Averill, James R. « An Analysis of Psychophysiological Symbolism and its Influence on Theories of Emotion. » The Emotions : Social, Cultural, and Biological Dimensions. Ed. Rom Harré et W. Gerrod Parrott. London : Sage, 1996, pp. 204-228. Brown, Deborah. Descartes and the Passionate Mind. Cambridge : Cambridge University Press, 2005. Churchland, Paul. The Engine of Reason, the Seat of the Soul. Cambridge : MIT Press, 1995. Crick, Francis. The Astonishing Hypothesis : The Scientific Search for the Soul. New York : Macmillan, 1994. Damasio, Antonio. Descartes’ Error: Emotion, Reason, and the Human Brain. New York : Putnam, 1994. - Looking for Spinoza: Joy, Sorrow, and the Feeling Brain. Orlando : Harcourt, 2003. Danino, Philippe. « Signification, usage et enjeux des Définitions 1 et 2 de l’Ethique IV ». Fortitude et Servitude. Lectures de L’Ethique IV de Spinoza. Ed. Chantal Jaquet et al. Paris : Editions Kimé, 2003, pp. 29-45. Davidson, Donald. « Spinoza’s Causal Theory of the Affect. » Desire and Affect : Spinoza as Psychologist. Ed. Yirmiyahu Yovel. New York : Little Room Press, 1999, pp. 95-111. Dennett, Daniel. Consciousness explained. Boston : Little Brown, 1991. Descartes, René. Discours de la méthode. Ed. J.-M. Fataud. Paris : Bordas, 1996. - Méditations métaphysiques. Ed. Jean-Marie Beyssade et Michelle Beyssade. Paris : Flammarion, 1979. - Le Monde, l’homme. Ed. Annie Bitbol-Hespériès et Jean-Pierre Verdet. Intro. Annie Bitbol-Hespériès. Paris : Seuil, 1996. - Œuvres et Lettres. Ed. André Bridoux. Paris : Gallimard, 1978. - Les Passions de l’âme. Ed. Pascale d’Arcy. Paris : Flammarion, 1996. Gaukroger, Stephen. Descartes : An Intellectual Biography. Oxford : Clarendon Press, 1995. Le débat autour du mystère de la conscience 527 Gazzaniga, Michael. The Ethical Brain. New York : Dana Press, 2005. Green, Hoel et Stuart Palmer, éd. In Search of the Soul. Downers Grove, IL : InterVarsity Press, 2005. Gueroult, Martial. Etudes sur Descartes, Spinoza, Malebranche et Leibniz. New York : Olms, 1970. Hauser, Marc. Moral Minds : How Nature Designed our Universal Sense of Right and Wrong. New York : Ecco, 2006. Jaquet, Chantal et al. Fortitude et Servitude. Lectures de L’Ethique IV de Spinoza. Paris : Editions Kimé, 2003. - L’Unité du corps et de l’esprit : affects, actions et passions chez Spinoza. Paris : PUF, 2004. Koch, Erec. « Body, Passion, Ethics: Descartes’s Correspondence with Princess Elisabeth of Bohemia and the Passions de l’âme. » Seventeenth-Century French Studies 27 (2005) : pp. 39-49. - « Cartesian Corporeality and (Aesth)Ethics. » PMLA 121.2 (2006) : pp. 405-420. LeDoux, Joseph. The Emotional Brain : The Mysterious Underpinnings of Emotional Life. New York : Touchstone, 1998. Marraffa, Massimo, Mario De Caro et Francesco Ferretti, éd. Cartographies of the Mind : Philosophy and Psychology in Intersection. Dodrecht : Springer, 2007. Searle, John R. Mind : A Brief Introduction. Oxford : Oxford University Press, 2004. - Minds, Brains and Science. Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1984. - « The Mystery of Consciousness : Part 1. » New York Review of Books. Nov. 2, 1995 : pp. 60-66. Spinoza, Benedictus de. L’Ethique. Trad. et introd. Roland Caillois. Paris : Gallimard, 1954. Szasz, Thomas. The Meaning of Mind : Language, Morality, and Neuroscience. Westport, Conn. : Praeger, 1996. Uttal, William. The Immeasurable Mind : The Real Science of Psychology. New York : Prometheus Books, 2007.
