Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2010
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Le défi des conteuses: faire de la femme scandaleuse une héroϊne de fiction
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Sophie Raynard
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PFSCL XXXVII, 72 (2010) Le défi des conteuses : faire de la femme scandaleuse une héroïne de fiction S OPHIE R AYNARD On connaît la vie agitée de certaines conteuses 1 , mais le scandale ou la subversion mine aussi l’œuvre des conteuses, jusqu’à leurs contes de fées, genre qui semble pourtant incompatible avec tout militantisme idéologique. Aussi, pour suivre plus aisément le fil directeur du scandale, qui mène de la biographie de ces femmes à leurs contes de fées, proposons-nous d’évoquer dans un premier temps l’exemple très significatif de leurs mémoires. Les critiques actuels s’accordent en effet pour accorder aux mémoires de Mmes d’Aulnoy et de Murat un statut plus fictif qu’autobiographique, d’où la pertinence de se pencher sur ces textes pour mieux établir la connexion entre la vie réelle de ces auteurs, telle que les récents biographes l’ont redéfinie, et leur œuvre littéraire, particulièrement la plus fictive de toutes, leurs contes de fées. 2 La question alors est de déterminer dans quelle mesure le « scandale » de leur vie parvient à « transpirer » dans leur œuvre. 1 Sur ce point, nous renvoyons le lecteur aux biographies de ces conteuses, à commencer par celles de Mary Elizabeth Storer, puis de Jacques Barchilon (dont nous citerons plus loin les é tudes respectives), et enfin les notices biographiques toutes récentes des éditions Champion qui corrigent et r é actualisent les précédentes, notamment en ce qui concerne la nature du scandale de la vie des conteuses. Nous renvoyons aussi à notre article sur le sujet du libertinage des conteuses : Sophie Raynard, « Un exemple de préciosité libertine : le cas particulier de la conteuse Mlle de La Force », in Libertinism and Literature in Seventeenth-Century France. Actes du colloque de Vancouver, The University of British Columbia, 28-30 septembre 2006. Édités par Richard G. Hodgson. Tübingen: Gunter Narr Verlag 2009 (Biblio 17, 181), 233-250. 2 Rappelons que les conteuses ont aussi été des romancières, des poètes et des auteurs dramatiques, mais ce sont les contes qui nous intéressent ici, d’une part parce que ces auteurs ont survécu à la postérité essentiellement grâce à ces textes plutôt qu’à leurs romans pour lesquelles elles étaient de leur temps préférées, et d’autre part pour le fait précisément que le conte de fées est le genre le plus « fictif » auquel elles aient touché. Sophie Raynard 58 Les conteuses telles qu’elles se dévoilent dans leurs mémoires : les exemples de Mmes d’Aulnoy et de Murat Nous retrouvons dans les mémoires de ces conteuses à scandale le thème de la « dame galante » dont parle René Démoris dans Le Roman à la première personne 3 , thème qu’il a dégagé des pseudo-mémoires de Madame de Villedieu 4 (1671-1674) et des mémoires auto-biographiques d’Hortense Mancini 5 (1675), mémoires féminins qui font triompher l’immoralité. Or, à peu près à la même époque, paraissent les Mémoires des Avantures singulières de la Cour de France 6 (1692), attribuées, à tort ou à raison, à Mme d’Aulnoy, où la mémorialiste n’a pas peur d’afficher son programme idéologique provocateur : Je crains […] d’être trop sincère dans la suite de mon discours, & qu’il ne s’y trouve quelques endroits, qui ne vous paroissent pas d’une conduite assez régulière : Mais Madame pardonnez-le moi, car en prenant la plume j’ai résolu De nommer tout par son nom Un chat un chat, & rolet un fripon. (Aulnoy 166) Quand il évoque ces mémoires-là, Démoris avoue carrément qu’ « on baigne dans la plus évidente immoralité » et que si l’innocence du personnage est évoquée par l’auteur, elle ne l’est que « sous forme ironique » (Démoris 280). Mais l’originalité de Mme d’Aulnoy, selon lui, est d’avoir su garder la même élégance de style « qui sert à exprimer, sinon les grands sentiments, du moins les sentiments dits honnêtes » (Démoris 281). Pourtant il est clair pour lui que cette prétention au langage propre n’est qu’un artifice littéraire qui ne cherche aucunement à renvoyer une image innocente de l’auteur, bien au contraire. Le scandale tient précisément dans cette amoralité de l’héroïne, qui ose en toute impunité situer le scandale de l’adultère dans un 3 René Démoris, Le roman à la première personne : du Classicisme aux Lumières. Paris : A. Colin, 1975, 277-286, « Le défi ou les dames galantes », section d’un chapitre où Démoris examine des œuvres d’auteurs féminins pour la plupart, et qui ont toutes « la particularité de se situer dans un univers proche, susceptible de représenter les conditions les plus fréquentes de l’expérience réelle » (Démoris 277). 4 Marie Catherine Hortense Desjardins, dame de Villedieu. Mémoires de la vie de Henriette Sylvie de Molière. Paris : Claude Barbin. 1671-1674. 5 Mémoires D.M.L.D.M. à M. ***. Cologne : Pierre Marteau, 1675. 6 Mémoires des Avantures Singulieres de la Cour de France. Dédié à Madame de La Ferté, par l’Auteur du Voyage & Mémoires d’Espagne. Augmenté d’une troisième partie. 2 e éd. La Haye : J. Alberts, 1692. Faire de la femme scandaleuse une héroïne de fiction 59 climat de normalité, alors que jusque là ce thème n’était traité que sur le mode comique ou tragique. La démarche de Mme de Murat dans les Mémoires de Madame la Comtesse de M*** 7 (1697) est différente selon Démoris. Alors que le récit autobiographique n’était selon lui chez Mme d’Aulnoy qu’un agrément de présentation, celui de Mme de Murat serait plus fidèle au vécu de sa narratrice. Bien que d’aucun réel intérêt anecdotique, Démoris s’intéresse à l’idéologie que véhicule ce texte. Celui-ci se veut en effet une réponse aux mémoires ouvertement antiféministes du Comte D***, attribués à Saint-Evremond bien que qualifiés de roman, et qui donnaient selon la conteuse une mauvaise idée des femmes. Mme de Murat, comme Mme d’Aulnoy, dit ne pas chercher à justifier sa propre personne. Elle s’adresse directement au public, pour justifier les femmes en général : Je sais par ma propre expérience que l’imprudence et le hasard ont souvent plus de part à leurs fautes que le défaut de vertu. Les mémoires de ma vie feront connaître qu’il n’est pas toujours sûr de juger sur des apparences, et qu’un peu de beauté, beaucoup de jeunesse et le manque de jugement font quelquefois plus de tort que le crime même. (Murat, « Avertissement », f° [1], r°) Si la mémorialiste assume le scandale, elle cherche aussi à en donner des explications, par exemple l’éducation négligée qu’elle a reçue dans les couvents où elle a passé son temps à lire des romans : C’est sans doute l’effet le plus innocent que puisse produire la lecture des romans sur l’esprit d’une jeune personne ; mais après tout cet effet est très dangereux, puisqu’en s’accoutumant à parler le langage de l’amour, on s’expose quelque bonne intention qu’on ait, à en aimer le nom et à en ressentir les effets. (Murat 10) Mmes d’Aulnoy et de Murat ont en commun de se présenter toutes deux sans scrupule en femmes adultères. L’immoralité est même un choix délibéré pour ces héroïnes « qui n’ont pas vocation pour le martyre » (Démoris 286). Et particularité surprenante de ces grandes dames, elles parviennent toutes deux à garder leur dignité. Marie-Thérèse Hipp 8 pour sa part souligne que la vie de Mme de Murat fut en réalité beaucoup plus scandaleuse que son récit ne le laisse supposer. 7 Mémoires de Madame la Comtesse de M***. Paris : C. Barbin. 1697. Edition utilisée pour la citation : M é moires de Madame la Comtesse de *** avant sa retraite ou la Défense des Dames. Lyon. T. Amaulry et H. Boitel. 1697. 8 Marie-Thérèse Hipp, Enquête sur le roman et les mémoires (1660-1700). Paris : Klincksieck, 1976, « Le moi innocent », 309-317, à propos de Mme de Murat et de ses mémoires enjolivés. Sophie Raynard 60 Alors que ses mémoires offrent une vision idéalisée ou romancée de sa vie passée, ses contes de fées, au contraire, refusent de déformer la réalité et la présentent même de manière particulièrement cynique et pessimiste. On aurait pu, il est vrai, s’attendre à plus d’idéalisme dans les contes. Pour Hipp, cette « déformation du genre des mémoires » est un phénomène particulier au genre, « contaminé par l’exaltation romanesque et par un désir excessif de disculpation » (Hipp 317). Nous comprenons mieux dans ce cas pourquoi les contes de fées peuvent être plus « honnêtes » dans leur représentation de la femme scandaleuse puisque, dans ce genre moins réaliste, l’auteur entretient un rapport moins intime avec l’intrigue que dans les mémoires. Le conte de fées : un genre subversif par définition Quant au genre du conte de fées, à en croire Marie-Claire Vallois 9 , il a été dès sa naissance « tour à tour qualifié de monstrueux, frivole, ou à tout le moins marginal » (Vallois 119). La première critique qu’il reçoit en particulier, c’est son invraisemblance, et pour définir cette notion, nous nous réfèrerons ici aux travaux essentiels de Genette 10 sur le vraisemblable en littérature afin de montrer précisément ce qu’il y a de subversif pour un auteur à écrire l’invraisemblable. Le défi à la règle de vraisemblance Genette propose en effet une réflexion très pertinente sur la notion d’invraisemblance en littérature en s’appuyant sur des exemples contemporains à nos conteuses et proches de leur œuvre par le sujet, comme Le Cid et La Princesse de Clèves : « L’inconduite de Chimène, l’imprudence de Mme de Clèves sont des actions ‘extravagantes’, selon le mot si expressif de Bussy, et l’extravagance est un privilège du réel. » (Genette 74) De là Genette définit le « vraisemblable » comme « le principe formel de respect de la norme, c’est-à-dire l’existence d’un rapport d’implication entre la conduite particulière attribuée à tel personnage, et telle maxime générale implicite et reçue » (Genette 74-75). 9 Marie-Claire Vallois, « Des Contes de ma Mère L’Oye ou des caquets de Madame d’Aulnoy : nouvelle querelle chez les Modernes ? », in La littérature, le XVII e siècle et nous: dialogue transatlantique, éd. Hélène Merlin-Kajman. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2008, 119-133. 10 Gérard Genette, « Vraisemblance et motivation », Figures II. Paris : Seuil, 1969. Faire de la femme scandaleuse une héroïne de fiction 61 Ce « rapport d’implication » fonctionne aussi selon lui comme « principe d’explication », à savoir que la maxime en question (le général) sert alors de justification de la conduite particulière du personnage (Genette 75). Nancy Miller 11 pense que ces théories de Genette sur la notion d’invraisemblance s’appliquent particulièrement bien à la fiction féminine car selon elle cette catégorie littéraire a toujours été « discréditée », à la fois « littéralement et littérairement », en ce qu’on lui a retiré toute « crédibilité » (Miller 36, ma traduction/ adaptation française). Miller va même jusqu’à dire que les intrigues de la littérature féminine ne relèvent pas de la « vie », mais plutôt de la « littérature » : ils dénoncent selon elle la pression que la nécessité de la maxime met sur la représentation d’un personnage féminin dans la fiction (Miller 46, idem). En somme, pour Miller, la position des femmes auteurs est une « posture de l’imposture » (Miller 46, idem), remarque qui s’applique elle aussi particulièrement bien à nos conteuses et à leur œuvre en général comme nous allons le montrer. Les contes de fées féminins sont doublement subversifs : 1. Ils relèvent du merveilleux 2. Ils sont tombés en quenouille A voir ce que l’abbé de Villiers 12 , virulent détracteur des conteuses, disait sur le sujet, les contes de fées féminins représentent un pas en avant dans la sédition, par rapport aux contes de Perrault. Villiers reproche notamment aux auteurs de contes de manquer de sens commun et d’avoir oublié qu’ils avaient été inventés pour les enfants. De plus, ils accusent leur longueur et leur style « si peu naïf que les enfants même s’en seraient ennuyés » (Villiers 75). En somme, c’est une manière pour Villiers d’exclure Perrault de cette critique et de viser par là exclusivement les conteuses. D’après Faith Beasley 13 , il est encore aujourd’hui considéré « peu sérieux, et même peut-être séditieux » (Beasley 222) pour un dix-septiémiste de placer les auteurs féminins de la période au même plan que leurs confrères. Elle rapporte sa propre expérience d’étudiante américaine de Princeton en 11 Nancy K. Miller, « Plots and Plausibility in Women’s Fiction, » PMLA 96 : 1 (Jan. 1981) 36-48. 12 Pierre de Villiers, Entretiens sur les contes de fées et sur quelques autres ouvrages du temps pour servir de préservatif contre le bon goût. Dédiés à Messieurs de l’Académie française. Paris : Collombat, 1699. 13 Faith E. Beasley, « La voix des ombres : les femmes et la création du/ au XVII e siècle », in La littérature, le XVII e siècle et nous: dialogue transatlantique, éd. Hélène Merlin-Kajman. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2008, 221-229. Sophie Raynard 62 échange à l’Ecole Normale à Paris, et la réaction surprise et critique de ses camarades français quand elle leur a dit qu’elle travaillait sur des auteurs comme Mmes de Villedieu et Lafayette. Les étudiants français étaient en effet ébahis d’apprendre que la si célèbre et respectable institution américaine ait pu approuver un tel choix d’auteurs, jugés bien mineurs. Sur ces considérations, il est facile alors de conclure que les contes de fées féminins, à la fois à cause de leur appartenance à un petit genre discrédité et à cause du sexe de leurs auteurs, sont forcément féministes, dans le sens qu’ils revendiquent une cause idéologique favorable aux femmes. Qu’en est-il donc de ce féminisme ? Le féminisme des conteuses 1. Le cas de Madame d’Aulnoy Marie-Agnès Thirard 14 a étudié particulièrement le féminisme de Mme d’Aulnoy, et en a conclu que plutôt que parler d’ « écriture féminine » à son propos, il valait mieux parler d’ « écriture féministe » (Thirard 501). Il est vrai que chez Mme d’Aulnoy le rôle de la femme-écrivain est prééminent : d’abord dans le récit-cadre de Saint-Cloud, où la conteuse se met elle-même en scène, puis dans les trois sous-récits-cadres Don Gabriel Ponce de Leon, Don Fernand de Tolède et Le Nouveau Gentilhomme Bourgeois, qui présentent diverses femmes auteurs de contes. D’autre part, les contes eux-mêmes participent à la glorification du pouvoir féminin, « à travers l’évocation idéaliste d’un pouvoir exclusivement réservé aux femmes » et « non plus à travers un processus de dénonciation » (Thirard 509). Il y a l’exemple de l’île des plaisirs tranquilles du « Prince Lutin », une île exclusivement féminine, sorte d’utopie, qui dénonce selon Thirard la « position extrémiste » de la conteuse et son « rejet complet du monde des hommes » (Thirard 510). Elle souligne aussi la « domination féminine au sein même du couple amoureux » dans les contes « Gracieuse et Percinet », « Fortunée », « L’Oranger et l’abeille » (idem). La thèse de la supériorité féminine défendue par Mme d’Aulnoy dans ses contes touche même le politique. Dans « Belle-Belle et le chevalier Fortuné » l’héroïne a recours au travestissement pour accéder à l’héroïsme guerrier, prérogative pourtant exclusivement masculine. Dans la nouvelle du Nouveau Gentilhomme Bourgeois, on trouve dans la bouche d’un personnage féminin la revendication plus profonde de l’accès des femmes aux sphères officielles du 14 Marie-Agnès Thirard, « Le féminisme dans les contes de Mme d’Aulnoy », XVII e siècle, juillet-septembre 2000, 501-514. Faire de la femme scandaleuse une héroïne de fiction 63 pouvoir, au même titre que les hommes. A ce propos, Thirard rappelle pertinemment que Mme d’Aulnoy a été « elle-même responsable de deux têtes tranchées en place de Grève » (Thirard 513), sans doute pour renforcer la connexion entre la conteuse et son personnage militant, même si celui-ci est résolument antipathique dans la nouvelle. Cette parole prophétique d’une femme présidant un tribunal, que Mme d’Aulnoy a mise dans la bouche de son personnage, est utilisée par Thirard en conclusion comme preuve irréfutable du féminisme de la conteuse. Nous concluons nous aussi sur la présence indéniable d’éléments féministes dans les contes de Mme d’Aulnoy, mais aussi dans les contes de ses consœurs de la fin du dixseptième siècle, comme ceux de Mlle Lhéritier, Mlle Bernard, Mme de Murat et Mlle de La Force, ainsi que nous allons le montrer maintenant à travers quelques exemples représentatifs. 2. Autres exemples de revendications féministes Nous avons relevé la présence dans les contes d’éléments subversifs par rapport à l’ordre conventionnel des choses, notamment les rôles traditionnels des sexes, et nous les présenterons selon l’importance de leur récurrence. Un des thèmes qui revient très souvent dans les contes féminins est celui de l’éloquence des femmes. a. L’éloquence féminine Catherine Marin 15 s’est appliquée à comparer les propos didactiques de Mme de Maintenon 16 et de Fénelon 17 avec les contes féminins pour montrer leur opposition sur le sujet de la parole féminine. A ces pédagogues moralistes illustres de la période, qui sont d’accord pour louer la discrétion féminine voire même le silence, Marin oppose les héroïnes de Madame d’Aulnoy qui, elles, « n’ont pas la langue dans la poche et ne tergiversent pas » (Marin 277). Madame d’Aulnoy valorise même la parole féminine comme en atteste « L’Oiseau bleu », où la princesse Florine, enfermée dans une tour par une belle-mère acariâtre, supporte deux années de captivité sans se plaindre une seule fois : « Et comment s’en serait-elle plainte ? Elle avait la satisfaction de parler chaque nuit à ce qu’elle aimait. » (Marin 279) 15 Catherine Marin, « Silence ou éloquence : les héroïnes de contes de fées de l’époque classique. » Marvels & Tales 10: 2 1996 (273-284). 16 Lettres et entretiens sur l’éducation des filles. Paris : Charpentier, Vol. 1, 1861. 17 Education des filles. Paris : Flammarion, 1937. Sophie Raynard 64 Ainsi non seulement les personnages féminins des contes s’expriment, mais parfois même ils écrivent, activité pourtant déconseillée elle aussi par les pédagogues du temps. Mme de Maintenon dénonçait en effet le risque qu’il y avait « de réveiller l’orgueil et la vanité en faisant croire aux jeunes filles qu’elles possèdent un bel esprit » (Marin 281). L’écriture et la lecture étaient perçues alors comme un défi aux valeurs chrétiennes par « la force libératrice, force ayant le potentiel de faire sortir la femme de la position d’entière soumission qui devait rester la sienne » (Marin 282). Et pour appuyer cette thèse, Marin compare le cas français des contes de fées au cas allemand. Celle-ci ne trouve pas dans les contes de fées écrits par des femmes à l’époque classique en France ce que Ruth Bottigheimer 18 a constaté dans les contes de Grimm, à savoir que « [l]es femmes n’y sont pas réduites au silence » (Marin 282). Au contraire, selon elle, « [l]’intelligence des femmes, leur éloquence, sont […] cultivées et appréciées tout comme elles l’étaient dans les salons mondains tenus par les femmes qui ont fleuri aux dix-septième et dix-huitième siècles » (Marin 282-283). Et d’ajouter aussi que c’est grâce à leur éloquence et à leur bel esprit que nos conteuses ont connu du succès. Ces propos font écho aux conclusions de Patricia Hannon 19 sur la question de l’éloquence féminine mise en avant dans les contes de fées. En effet, dans un article où elle compare le long conte de Mme d’Aulnoy « La Biche au bois » avec la version bien plus courte de la même histoire par le chevalier de Mailly « Blanche Belle », Hannon suggère avec sarcasme que la critique de Fénelon selon laquelle « la plupart des femmes disent peu en beaucoup de paroles » devrait peut-être être reformulée en « elles disent beaucoup en beaucoup de paroles » (Hannon 22, ma traduction/ adaptation de l’anglais). Selon elle, en effet, « les soixante et une pages de Mme d’Aulnoy produisent une héroïne active qui dit sa propre histoire alors que les neuf pages de Mailly reproduisent une héroïne passive » (idem). b. « La problématique de la morale » des contes Il y a aussi selon Catherine Marin 20 un autre élément subversif notable dans les contes féminins, c’est la manière dont les conteuses ont choisi de traiter 18 Ruth B. Bottigheimer, Grimms’ Bad Girls and Bold Boys : The Moral and Social Vision of the Tales. New Haven : Yale UP, 1987. 19 Patricia Hannon , « Feminine Voice and the Motivated Text : Madame d’Aulnoy and the chevalier de Mailly ». Marvels & Tales 2: 1 May 1988 (13-24). 20 Catherine Marin, « Les contes de fées de la fin du dix-septième siècle et la problématique de la morale », in Romance Languages Annual 6 1994 (125-129). Faire de la femme scandaleuse une héroïne de fiction 65 la morale, élément traditionnellement présent dans les contes et servant un but didactique. Une preuve selon elle que la question de la valeur morale des contes est discutée par les contemporains, ce sont encore les Entretiens sur les contes de fées de l’abbé de Villiers, où il leur est reproché, entre autres et surtout, de manquer de morale. Et c’est aussi ce manque de morale dans les contes qui justifie le fait que Perrault 21 soit épargné, parce que le conteur clamait que la morale était la « chose principale dans toute sorte de Fables, et pour laquelle elles doivent avoir été faites » (Perrault 13). Or si certaines conteuses de la même époque prétendent partager « ce même souci de moralité et d’utilité » (Marin 125), particulièrement Mlle Lhéritier, la plupart comme Mmes d’Aulnoy et de Murat et Mlles de La Force et Bernard insistent beaucoup moins sur cette finalité et préfèrent privilégier la dimension ludique des contes. La subversion des conteuses viendrait donc de la substitution du ludique au moral. Mais Marin pense que cette subversion va encore plus loin que cela. Le « Riquet à la houppe » de Catherine Bernard 22 par exemple se distingue de la version de Perrault par son absence de morale en vers à la fin du conte, cependant « la phrase de conclusion est tout à fait révélatrice d’une morale (ou absence de morale) » (Marin 125 note 1). La version de la conteuse est en fait beaucoup plus subversive que celle du conteur car l’héroïne de Bernard trompe son mari, d’une part, et d’autre part, quand l’amant se trouve transformé en une copie conforme du mari, voici comment la conteuse commente cette punition de l’adultère infligée à l’épouse : « peutêtre qu’elle n’y perdit guère : les amants à la longue deviennent des maris » (Bernard 292). On trouve le même type de subversion morale dans « Serpentin vert » de Mme d’Aulnoy. Ce conte s’inspire ouvertement de l’histoire de Cupidon et de Psyché d’Apulée. L’héroïne, Laideronnette, lit le texte original, or Marin voit dans cette intertextualité « un emploi subversif de la littérature » en ce que « [l]a lecture de ‘Cupidon et de Psyché’, n’a pas permis à Laideronnette de suivre le chemin de la sagesse et d’éviter de répéter les fautes commises par l’héroïne du conte latin. » (Marin 126) Plus encore, la lecture a fait naître chez l’héroïne des désirs qu’elle n’a eu de cesse de satisfaire. En d’autres termes, elle l’a poussée à se laisser aller à ses désirs et à désobéir. Nous sommes d’accord avec Marin quand elle conclut que « les contes de fées seraient moralement aussi dangereux que les romans de la même 21 Charles Perrault. Contes. Ed. Jean-Pierre Collinet. Paris : Gallimard, « Folio », 1981. 22 Catherine Bernard. Inès de Cordoue, nouvelle espagnole. Paris : M. et G. Jouvenel, 1696. Edition utilis é e pour la citation : Mademoiselle Bernard […], Contes, é d. Raymonde Robert. Paris : Champion, 2005. Sophie Raynard 66 époque étaient soupçonnés et accusés de l’être ! » (Marin 126), pour la raison que Mme de Murat elle-même, comme nous l’avons vu dans ses mémoires, accuse spécifiquement les romans de lui avoir enseigné le désir et son assouvissement. Quant aux contes qui se terminent de manière plus traditionnelle, comme le mariage, ils ne sont pas moins subversifs selon Marin : le mariage en effet n’arrive qu’après que les héroïnes ont « mis en valeur la force de caractère, la débrouillardise, l’indépendance » (Marin 127) d’une part, et d’autre part, cette clôture stéréo-typique ne suggère pas pour autant une résolution heureuse. C’est surtout le cas dans les contes de Mme de Murat 23 , qui traitent essentiellement du thème du mariage. Ainsi « L’Heureuse peine » s’achève par ce commentaire cynique à propos du mariage final : « quelque heureux que ce jour dût être, je n’en ferai point la description, car quoi que se promette l’amour heureux, une noce est presque toujours une triste fête » (Murat 196). D’autre part, dans « Le Palais de la vengeance », les deux amants sont condamnés par un enchanteur à terminer leurs jours ensemble pour mettre leur amour à l’épreuve, et la conclusion prouve la perspicacité de cette punition originale puisque l’enchanteur leur a ainsi fait « trouver le secret malheureux, de s’ennuyer du bonheur même » (Murat 158). Chez Mme de Murat, la subversion à la morale traditionnelle repose donc en particulier dans sa remise en question du mariage. Mlle de La Force, elle aussi lance un défi à cette institution : Barchilon 24 dénonce par exemple « L’Enchanteur » 25 comme « une apologie de l’adultère » (Barchilon 73), notamment à cause de la morale finale du conte : Par différents chemins on arrive au bonheur, Le vice nous y mène, aussi bien que l’honneur. (La Force 354). Le conte de « Persinette », quant à lui, couronne à la fin une union libre avec enfants naturels, et tout cela dans le plus grand naturel et un semblant de bienséances. Pourtant Marin refuse de qualifier les contes de « manuels systématiques de rébellion féminine », car il y a selon elle « un va-et-vient constant entre le respect et la remise en question de la tradition » (Marin 128). La question 23 Contes de f é es d é diez à S.A.S. Madame la princesse douairière de Conty, par Mad. La comtesse de M***. Paris : Claude Barbin, 1698. Edition utilis é e pour les citations : Madame de Murat. Contes, é d. Geneviève Patard. Paris : Champion, 2006. 24 Jacques Barchilon, Le Conte merveilleux français de 1690 à 1790. Cent ans de f é erie et de po é sie ignor é es de l’histoire litt é raire. Paris : Honor é Champion, 1975. 25 Les Contes des contes, par mademoiselle de ***. Paris : Simon Bernard, 1698. Edition utilis é e pour la citation : Mademoiselle de La Force […], Contes, é d. Raymonde Robert. Paris : Champion, 2005. Faire de la femme scandaleuse une héroïne de fiction 67 pour elle est de savoir qui prime, de la subversion ou du respect de la tradition, et il lui semble que la subversion a la primeur. En effet, à voir « Persinette » ou « Chatte Blanche », les désirs de l’héroïne se trouvent toujours récompensés. L’aspect « instructif » que revendiquaient les conteuses prend donc une toute autre définition selon Marin que celle, plus traditionnelle, que l’abbé de Villiers entendait : « La lecture de ces contes pouvait conduire au développement d’un sens critique, à la libération de la tutelle parentale contrairement à ceux de Perrault qui prônaient l’obéissance totale et la soumission devant l’autorité. » (Marin 129). Cependant, alors que Marin contraste sur ce point les contes féminins à ceux de Perrault, nous serions, nous, plutôt tentés de ranger les contes de Perrault du côté de ceux de ses consœurs sur le plan de la morale. En effet, il ne nous semble pas du tout que les héros de Perrault soient particulièrement obéissants (à voir le Petit Poucet, le Chat botté, etc.). Tout au plus pourrions-nous dire que Perrault a choisi d’exprimer la subversion à la morale différemment. Une chose est sûre, en tous cas, c’est que la morale des conteuses se rapproche de celle des libertins, qui leur sont contemporains, et c’est une raison supplémentaire de les classer dans les marges de l’histoire littéraire et idéologique. Les conteuses et la libre pensée : les points de convergence 1. Une certaine philosophie de la vie et de l’écriture Bien que la libre pensée soit presque exclusivement liée à des noms d’hommes, il y a l’exception seule de Mme Deshoulières, qui fréquentait selon Antoine Adam 26 Des Barreaux, Saint-Pavin et Dehénault. Or Catherine Marin 27 montre que Mme Deshoulières était elle-même très liée avec les conteuses, et selon elle « toutes les femmes auteurs de contes de fées de cette époque […] vivaient dans le même climat de libertinage intellectuel » (Marin 478). D’autre part, Adam 28 indique aussi que Mme d’Aulnoy avait une relation amicale avec Saint-Evremond qui avait dû fuir et quitter la 26 Antoine Adam, Les Libertins au XVII e siècle. Paris : Buchet-Chastel, 1964, 22. 27 Catherine Marin, « Une lecture des contes de fées de la fin du XVII e siècle : A la lumière de la libre pensée », in Papers on French Seventeenth-Century Literature 45 1996 (477-490). Sa démarche dans cet article consiste à analyser de près les textes et la vie des conteuses pour en dégager « un certain nombre d’éléments qui, allant à contre-courant des valeurs traditionnelles, peuvent s’inscrire dans un contexte de la libre pensée » (Marin 477-478) et ceci à plusieurs niveaux. 28 Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVII e siècle, t. V, 202. Sophie Raynard 68 France sous l’ordre du roi. De plus, les femmes auteurs de contes de fées et les auteurs libertins partageaient aussi, selon Marin, outre le scandale de leur vie privé ou l’expérience de l’exil, « une certaine philosophie de l’écriture » (Marin 480), qui reposait largement sur « la notion de plaisir », notion opposée à « la notion de travail des classiques telle que Boileau la présentait dans L’Art poétique » (Marin 481). Nous avons déjà vu avec Villiers que cette dimension ludique est précisément ce qui a été reproché aux conteuses, de même que l’invraisemblance. Or les conteuses ont écrit leurs contes au pic de la querelle des Anciens et des Modernes, qui opposait Perrault à Boileau, et il est clair qu’elles avaient pris le parti des Modernes en s’appropriant le genre du conte de fées comme l’avait fait Perrault. En cela, elles rejoignent également les auteurs libertins qui avaient eux aussi pris parti contre les Anciens. Joan DeJean 29 a tenté d’expliquer pourquoi les auteurs libertins ont été éliminés des programmes scolaires. C’était selon elle pour éviter de contaminer l’esprit naïf et malléable des écoliers. Cette thèse s’oppose à celle de Raymonde Robert 30 , qui avait suggéré que les contes de fées étaient tombés en désuétude par le seul caprice des éditeurs. Catherine Marin préfère appliquer aux contes de fées féminins ce que dit DeJean des œuvres libertines en général, à savoir que l’explication de l’élimination de ces textes serait en effet à attribuer à leur potentiel subversif, avec à l’appui une autre remarque de DeJean sur les écrivains femmes de l’époque, Mme de Sévigné et Mme Deshoulières. DeJean remarquait que celles-ci sont les seules femmes figurant dans l’anthologie de l’abbé Batteux en 1774. Or, les reproches faits par Batteux à ces deux femmes auteurs, à savoir « épicurisme, absence de morale chrétienne, manque de vigueur ou de rigueur » (Marin 489) sont pour Marin tout à fait applicables à nos conteuses. Cela dit, il y a une différence entre les contes féminins et les textes libertins, c’est l’absence de misogynie et la place centrale donnée aux personnages féminins. Dans les contes, en effet, les héroïnes sont des « esprits forts, luttant pour leur propre réalisation, des individus à part entière qui prennent leur destin en main. » (Marin 490) 29 Joan DeJean, Libertine Strategies : Freedom and the Novel in Seventeenth-Century France. Columbus : Ohio State University Press, 1981. 30 Raymonde Robert, Le conte de fées littéraire en France de la fin du XVII e siècle à la fin du XVIII e siècle. Nancy : Presses Universitaires de Nancy, 1981. Faire de la femme scandaleuse une héroïne de fiction 69 2. L’évidence d’un militantisme sexuel D’après Marcelle Maistre Welch 31 , les conteuses participent aussi à remettre en cause les préjugés sexuels contre la femme. Mmes d’Aulnoy et de Murat et Mlle de La Force notamment ont traité sous une forme ou une autre l’émancipation sexuelle de la jeune fille. Mme de Murat se montre ambiguë en ce qu’elle essaye de refouler au travers du discours merveilleux sa nature voluptueuse. Ses héroïnes sont des grandes amoureuses, sensuelles et complaisantes, qui se trouvent souvent dans des situations scabreuses sans pour autant manquer à la bienséance. Le défi de Mme de Murat tient dans ce que « la transgression sexuelle s’opère au niveau de la symbolique du merveilleux » (Maistre Welch 23). Mlle de La Force bouscule quant à elle davantage les bienséances. Ses contes de fées sont « une véritable apologie de la sexualité féminine, manifestement aberrante à la morale du siècle » (Maistre Welch 22). Carolyn Vellenga 32 avance elle la thèse de la « fausse naïveté » en ce qui concerne le ton de Mlle de La Force dans ses contes. Cette fausse naïveté selon elle « à la fois masque et indique l’érotisme, l’ironie et le défi à la hiérarchie » (Vellenga 61, ma traduction/ adaptation). Et pour rattacher La Force à un courant plus large, Vellenga lui applique les propos que Raymonde Robert 33 tient à propos des premiers contes en général, plus spécifiquement la formulation d’« un type d’écriture qu’on peut dire pervers » (Robert 135). La perversion selon Robert viendrait de la subtilité avec laquelle la sexualité et le désir sont indirectement désignés dans ces contes : Tout en respectant dans la forme les interdits moraux, tout en décrivant, en apparence, une sexualité sublimée par les canons de l’amour courtois et de la préciosité, un jeu érotique se dessine… jusqu’à la pratique d’un discours à double entente où rien n’est jamais nommé explicitement, mais où les évocations les plus hardies et les plus précises ne laissent aucun doute au lecteur averti. (Robert 135) La fausse innocence, l’apparente naïveté et un certain degré de perversité sont magnifiquement illustrées par l’exemple de « Vert et Bleu » de Mlle de La Force dans la fameuse scène de voyeurisme-exhibitionnisme où une jeune fille se baigne nue et est observée par un jeune homme sans le savoir. Quand celle-ci aperçoit son observateur, sa (prétendue) confusion lui fait 31 Marcelle Maistre Welch, « Manipulation du discours féerique dans les Contes de Fées de Mme de Murat ». Cahiers du Dix-Septième 5 : 1 Spring 1991, 21-29. 32 Carolyn Vellenga, « Rapunzel’s Desire : A Reading of Mlle de La Force », in Marvels & Tales 6: 1 May 1992. 59-73. 33 Raymonde Robert, op. cit. Sophie Raynard 70 dévoiler sa nudité plus encore. Autres exemples où le texte regorge d’érotisme tout en restant néanmoins « propre », celui de « L’Enchanteur » (scène de nudité et d’attouchement avec un serpent, adultère, etc.) et enfin celui du « Pays des Délices » (sorte de version érotique du Roman de la Rose avec la présence d’allégories aussi explicites qu’Avances, Faveur et ultimement Jouissance). Selon Vellenga, la fascination que La Force semble exercer sur la lutte contre le désir se trouve confirmée par sa biographie car, dans sa vie, La Force comme ses héroïnes n’a pas cédé elle non plus sur son désir. Vellenga conclut que les conteuses ont proposé avec leurs contes « une discussion collective et individuelle sur le désir passionné à savoir qui avait le droit de désirer et d’interdire le désir » (Vellenga 71, idem). Pour conclure notre propos sur la démarche séditieuse des conteuses, notamment dans leurs contes de fées, nous récapitulerons ainsi leurs traits communs : les contes féminins ne sont jamais licencieux, même si l’on y trouve un « sous-texte chargé d’érotisme » (Maistre Welch 24) et quelquefois même une « manipulation de la féerie » (Maistre Welch 26) pour justifier la transgression sexuelle. Tout cela se fait dans le respect des bienséances aussi bien morales que littéraires. Ceci est en effet la manière tout à fait originale dont nos conteuses se sont montrées subversives, une manière littéraire beaucoup plus subtile et moins coûteuse que celle adoptée par leurs confrères libertins, pourtant nous venons de voir que dans le fond leurs revendications étaient tout aussi osées.
