eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 37/72

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2010
3772

"Un concert des cœurs et d’esprits": lœamitié chez Dauphine de Sartre, marquise de Robiac (1634-1685)

61
2010
Catherine Daniélou
pfscl37720071
PFSCL XXXVII, 72 (2010) « Un concert des cœurs et d’esprits » : l’amitié chez Dauphine de Sartre, marquise de Robiac (1634-1685) C ATHERINE D ANI É LOU « On a peu vu de femmes avoir une intelligence & une pénétration plus rafinée, une netteté d’esprit & d’expression plus forte, soit à écrire, soit à parler, ny un talent plus singulier à s’attirer également l’estime, l’admiration & le respect de tous ceux qui l’approchaient, » explique la Nécrologie de Madame de Robiac du Mercure Galant en avril 1685. 1 Grâce à cet article, qui met particulièrement l’accent sur ses grandes connaissances et son intelligence (« un esprit si relevé » [284]) nous savons également que la marquise s’intéressait aux sciences, était dotée d’un esprit éclectique, d’une mémoire exceptionnelle, et qu’elle « scavoit parfaitement la musique, composait très facilement » (284). Elle mourut après quelques mois de maladie en laissant aux Carmélites, qu’elle appréciait, une somme considérable. C’est en 1651 que Dauphine de Sartre, née à Montpellier en 1634 et dont les parents étaient issus de la magistrature, commença à fréquenter les milieux mondains et intellectuels d’Arles, ayant épousé Jacques de Grille de Robiac, un consul de la ville qui deviendra conseiller d’Etat. Lettré, son époux fut reçu à l’Académie Royale des Lettres d’Arles dès sa fondation en 1666, en devint directeur puis secrétaire perpétuel. Le cheminement intellectuel de la marquise de Robiac est ainsi lancé dès son arrivée à Arles. Pour nous, il prend aujourd’hui la forme écrite d’un registre de deux dissertations, de maximes, de remarques et notes de lecture 2 n’ayant jamais été destiné à la publication. 1 L’article du Mercure Galant est reproduit dans De sa propre main. Recueil de choses morales de Dauphine de Sartre, marquise de Robiac, édité par Nancy O’Connor (284- 85). Toutes les références à l’ouvrage seront faites dans le texte et précédées de PM. 2 Ses écrits sont demeurés inédits jusqu’en 2003 et tout récemment ont vu leur publication intégrale à l’initiative de Nancy O’Connor, dans son édition intitulée Catherine Daniélou 72 Dauphine de Sartre s’inscrit dans la tradition des moralistes du dixseptième siècle. Comme eux, « rompant avec la tradition multiséculaire du traité en forme, » pour reprendre Jean Lafond (III), la forme brève et discontinue la tente. Tels Montaigne, La Rochefoucauld, Madame de Sablé, Pascal, La Bruyère, Pierre Nicole, elle aborde la recherche de la réalité humaine, et essaie de cerner ce qui détermine l’être humain dans ses rapports sociaux en considérant les ressorts et les motivations du comportement humain. Il est logique, dans ce contexte de réflexion morale, qu’elle s’intéresse au thème de l’amitié. L’ensemble de l’œuvre écrite de Madame de Robiac se compose de quelques « Feuillets insérés » (PM 43-63) comprenant deux dissertations et des lettres ainsi qu’un premier Recueil de choses morales (feuillets numérotés 1-127, PM 65-173) articulé autour de soixante-dix-sept thèmes arrangés par ordre alphabétique, que Nancy O’Connor appelle « Dictionnaire moral » (PM 65). Chaque thème, d’ordre moral, est développé à l’aide de maximes, apposées les unes après les autres, certaines s’avérant bien plus longues que d’autres. Le deuxième Recueil de plusieurs choses morales (feuillets numérotés 129-289, PM 177-204) reprend les textes du premier recueil et en explore vingt-sept nouveaux, d’ordre moral mais aussi scientifique, historique et littéraire. L’écriture n’est plus brève et sert presque de transition à la dernière partie de l’ouvrage, les Remarques générales (feuillets numérotés 294-494, PM 205-76). Ces remarques sont composées de longues notes de lecture et de passages retranscrits et recopiés par Madame de Robiac, semble-t-il au fil de ses lectures. L’amitié tient dans l’ensemble relié un rôle important, moins de par la longueur de ses développements que de par la place qui lui est assignée. La première dissertation, un essai d’une traite, lui est entièrement consacrée (Dissertation sur l’amitié, PM 43-44) et se trouvait également reproduite à la fin du Deuxième recueil de plusieurs choses morales (PM 31). Enfin, l’Amitié est le premier thème exploré dans le premier Recueil de choses morales, précédant l’Amour, tous deux ayant dérobé la place d’honneur à d’autres thèmes commençant par « a » dont la seule alphabétisation leur aurait valu une situation plus privilégiée. Leur style étant très différent, les deux réflexions sur l’amitié se distinguent. A certains égards, cependant, elles se rapprochent et à elles deux elles présentent un résumé intéressant de la vision morale de Dauphine de Sartre. Elles permettent aussi de cerner la place que peut tenir Madame de Robiac dans l’histoire intellectuelle de son siècle. De sa propre main. Il existe deux documents manuscrits reliés quasiment similaires, l’un à la Bibliothèque de Marseille et l’autre à la bibliothèque de Middlebury College. Pour plus de détails sur la vie de la marquise, voir O’Connor (PM 1-42). « Un concert des cœurs et d’esprits » 73 Le domaine du sensible et de l’intime Comme son ami Louis de Sacy, Madame de Lambert, dans son Traité de l’amitié publié après sa mort en 1736, équivaut l’amitié à un « asile » (157) dont on peut tirer les ressources grâce auxquelles on peut échapper aux tromperies et hypocrisies humaines. Croyant à l’amitié perfectible, rare comme l’amitié vertueuse antique, reprenant un plan bien organisé en trois parties comme celui de De Amicitia de Cicéron, Madame de Lambert fait également de l’amitié « une peinture sensible » (Marchal 398). « Rien n’est si doux dans la vie qu’une sensible amitié » (163), rappelle-t-elle volontier, faisant écho à la morale de la fable Les deux amis : « Qu’un ami véritable est une douce chose ! » (La Fontaine 131). Madame de Robiac, cinquante ou soixante ans avant que Madame de Lambert n’écrive, fait elle aussi de l’amitié un asile, et la ramène au domaine du vécu, 3 du sensible et de l’affectif dans sa Dissertation sur l’amitié, se rebellant d’abord contre l’ordre raisonné des traités des philosophes de l’antiquité. Elle s’explique : [...] cette amitié dont on parle tant, dont on trouve dans une infinité de livres tout ce qu’on peut panser ce semble sur ce sujet, & dont selon mon sens je n’ay rien trouvé qui ait satisfait mon idée. Il me semble qu’on en discourt trop en philosophe, c’est avec tant d’ordre & tant de raisonnemens qu’on consulte plustost l’esprit que le cœur, qu’on dit ce qui devroit estre plustost que ce qui est, & qu’enfin on fait des règles d’une chose qui n’en a pas d’autres que celle de n’en point avoir, qui se passe dans le cœur, & non dans la teste, & qui ne s’apprend point par raison ny par préceptes. (PM 43) Si Madame de Lambert rappelle au fil de son Traité de l’amitié sa dette envers Cicéron, Madame de Robiac rejette totalement l’héritage des Anciens. Certes elle semble avoir lu l’auteur de De Amicitia et l’une des maximes sur l’amitié du premier Recueil le cite. Mais elle revendique l’amitié comme issue du domaine du cœur, non de l’esprit et de l’explicable. 4 Sa Dissertation sur l’amitié s’articule entièrement autour de la réfutation du thème de l’amitié relevant uniquement de la raison et du domaine cognitif. 3 Voir Robert Granderoute, sur Madame de Lambert : « Mais l’amitié n’est pas seulement pour Madame de Lambert ... un thème de lecture, de réflexion ou de discussion. C’est aussi quelque chose de vécu » (Lambert 152). 4 Montaigne écrivait déjà dans son essai « De l’amitié » : « Mais, scachant combien c’est chose eslongnée du commun usage qu’une telle amitié, et combien elle est rare, je ne m’attens pas d’en trouver aucun bon juge. Car les discours mesmes que l’antiquité nous a laissé sur ce subject me semblent lâches au prix du sentiment que j’en ay. Et en ce poinct, les effects surpassent les preceptes mesmes de la philosophie » (191-192). Catherine Daniélou 74 La Dissertation sur l’amitié ne se donne pas pour but de présenter toutes les manifestations de l’amitié. En fait, Madame de Robiac réfute les différentiations que les Anciens firent de l’amitié : « On nous en fait de diverses espèces, qui toutes à mon avis se peuvent réduire à la différence de ses degrés, à qui on change de nom selon les différens effets qu’elle produit » (PM 43). A la place, elle insiste sur la constante inconstance de la nature de l’amitié, perpétuellement changeante, ondoyante à l’image de l’homme que peint Michel de Montaigne. On note ainsi dans le passage suivant l’accent placé sur les différences, la diversité des effets et conséquences de l’amitié, tout comme le mouvement, le changement, et la multiplicité des personnes et des circonstances de la vie : [...] mais toujours c’est une amitié qui agit différemment suivant la diversité de ses objets & de ses propres mouvemens, qui changent très souvent de figure selon la disposition de chascun, car elle n’agit point de la mesme manière en tous les hommes. Selon le temps, les personnes, les occasions, chascun a son genre d’activité qui va plus loin, qui va avec plus de modération, & cella change mesme selon les diverses occasions de la vie, car tel aime une personne jusques à un certain point qui n’iroit pas plus avant, si bien que j’ay raison de dire que ce sont les divers degrés d’amitié, qui en font toutes les différences. (PM 43 ; nous soulignons) Dans la phrase qui suit cet extrait, elle ramène l’amitié à « un simple mouvement de la nature, qui par ses effets peut estre ou vicieuse, ou louable » (PM 43), refusant de la considérer comme une passion ou une vertu. Or, c’est le naturel, le vécu non appréhendé par la raison que Madame de Robiac met en avant en regrettant que les philosophes anciens fassent de l’amitié « une vertu, nous forment une idée d’une société bienfaisante, raisonnable, généreuse » (PM 44) et en fassent un art. Elle insiste sur l’amitié comme étant « la chose du monde qui est la plus naturelle, qui se peut le moins apprendre, & qui n’est plus elle-mesme dès que la raison s’en mesle » (PM 44). Comme l’écrit Michel Rey sur Montaigne, finalement, elle « n’utilise pas pour… explorer [l’amitié] la psychologie religieuse, ancienne et commune (essentiellement né-platonicienne), de l’amour et de l’amitié » (624), elle « repouss[e] tout outillage conceptuel » (Rey 624). Le Dictionnaire universel de Furetière, le montre Nicolas Schapira dans une analyse des occurrences de l’amitié dans cet ouvrage, place l’amitié dans le contexte du jeu social (220) et lui fait désigner une relation sociale (221). Mais le Dictionnaire universel signale aussi la « disparition de la conception politique de l’amitié » dont, bien après l’Antiquité, la Renaissance « Un concert des cœurs et d’esprits » 75 avait pu témoigner (Schapira 222), 5 pour à la place mettre « en scène la dimension strictement inter-individuelle de l’amitié » (Schapira 222). Si elle fait référence au lien social, l’amitié relève alors du domaine privé. La Dissertation sur l’amitié de Madame de Robiac épouse ce mouvement, cette direction. Le terrain de l’amitié y est dépeint comme celui de l’individu. Bien plus, la marquise ramène l’amitié au domaine privé de l’affectif, et comme le fera plus tard Madame de Lambert, elle l’érige en asile calme, soulageant et protecteur. Elle lui confère aussi une présence et un effet physique. Après avoir énuméré les raisons sociales ou bien les vertus qui motivent ou engagent à une amitié (le mérite, une obligation, la parenté, la « raison, reconnoissance, devoir » [PM 44]), Madame de Robiac déplore la banalité insupportable d’une amitié guidée par ces alibis. Elle regrette son manque de contenance et d’énergie : une « telle amitié est tout à fait insipide, [...] elle n’a ny vigueur ny tendresse » (PM 44). 6 Or, l’amitié est une force et une énergie communiquée, dans ce texte. Forcée et artificielle, ou non naturelle, elle n’entraîne guère : « elle nous traisne où nous devrions aller de nous-mesme » (PM 44), elle est « tardive » (PM 44) et finalement « ce n’est que par l’effort de nostre raison qu’elle nous remue » (PM 44). Madame de Robiac implique de cette manière que l’amitié consiste en un cheminement vers un lieu, un voyage énergétique qui « remue » et « éveille » autrement que par l’exercice de la raison et du devoir. « Ce n’est pas elle ce me semble, » explique-t-elle en parlant de cette amitié artificielle dictée par la raison et le devoir, « qui nous console de tous nos chagrins & qui nous tient lieu de toutes choses » (PM 44). Tenant littéralement « lieu de toutes choses » (nous soulignons), l’amitié est implicitement un endroit refuge. Cet asile tient inévitablement lieu d’abri affectif. Il soulage non seulement les chagrins dans leur pluralité, mais aussi leur totalité, « tous les chagrins » (PM 44, nous soulignons). Il remplace à lui seul une totalité : « qui nous tient lieu de toutes choses » (PM 440, nous soulignons). La raison n’y a pas sa place, parce que cet asile est uniquement 5 Voir aussi le chapitre « Civic Friendship » de Brunkhorst dans lequel il examine le concept aristotélicien politique et légal de philia, rappelant que « As a virtue the concept of friendship is tightly integrated into the precisely stratified hierarchy of perfection of the ancient city-republic » (17). 6 A bien des égards on détecte ici encore l’influence de la lecture de « De l’amitié » (I, XVIII) des Essais de Montaigne, ou son parallèle : « Car (b) en général, toutes celles que la volupté ou le profit, le besoin publique ou privé forge et nourrit, en sont d’autant moins belles et genereuses, et d’autant moins amitiez, qu’elles meslent autre cause et but et fruit en l’amitié, qu’elle mesme. Ny ces quatres especes anciennes : naturelle, sociale, hospitaliere, venerienne, particulierement n’y conviennent ny conjointement » 2 (182-3). Catherine Daniélou 76 habité par l’affectif. L’amitié, dans ce texte, relève du cœur uniquement, du sensible, de l’humain intrinsèque, et de l’unique domaine de l’intimité. « La fauce amitié » et « le vray ami » Molière, au même moment environ où la marquise de Robiac écrivait, 7 résume dans le premier acte du Misanthrope la difficulté qu’il existe à réconcilier le conflit entre l’amitié idéale marquée d’une sincérité absolue et le commerce de civilité que pose la pratique sociale de l’amitié. Alceste crie au vice, au masque, au « commerce honteux de semblants d’amitiés » (I, 1, 68), à la corruption, aux faux-semblants et au manque de sincérité régissant les rapports humains et la politesse mondaine. La voix de la raison et de la sobriété lui répond avec Philinte, réaliste et conciliateur, prenant « tout doucement les hommes comme ils sont » (I, 1, 163). L’amitié est placée et analysée dans le contexte public de l’honnêteté et des relations mondaines. De même, alors que la Dissertation sur l’amitié rangeait l’amitié dans un domaine purement privé, l’article Amitié du premier Recueil de choses morales la rétablit dans la tradition moraliste qui, depuis Montaigne en France, examinait ses limites ou ses compromis dans le commerce social. Comme les moralistes et écrivains de son époque, 8 Madame de Robiac replace l’amitié dans un contexte mondain. Le thème de la conversation est rapporté à deux reprises à l’amitié dans l’article Amitié (premier Recueil) : « l’amitié est ce que nous faisons communément par la conversation & par les bons offices faits ou receüs » (PM 67) et un peu plus loin à la fin de l’article, « La conversation lie les amitiés & la mesme aussy les dissout. On se passe les uns des autres & c’est [sic] axiome est vray en tous sujets, que la coutume oste la passion » (PM 67). La conversation servirait donc de catalyseur à l’amitié. Pour ce qui est de ce lien spécifique, on est loin de l’art de conférer franc ou ouvert de 7 En fait, Le Misanthrope ou l’Atrabilaire amoureux est représenté en 1666, ce qui coїncide avec la date de la fondation de l’Académie des Lettres d’Arles. Pour ce qui concerne la datation des écrits de la marquise, 1654 apparaît en tête du deuxième Recueil de plusieurs choses morales. Tout laisse à penser, comme le montre Nancy O’Connor dans son édition, que Dauphine de Sartre participe dès son arrivée en Arles à la vie mondaine des milieux intellectuels que fréquentait son mari et lit énormément (les titres identifiés par O’Connor ont pour la plupart été publiés en ou après 1651, l’année de son mariage). Elle a vraisemblablement commencé ses notes et écrits dès son mariage (voir O’Connor 1-31). 8 Voir plus particulièrement, ici, Madeleine de Scudéry (« De la connoissance d’autruy, et de soy-mesme, » dans Conversations sur divers sujets [83-172]), Jacques Esprit (« L’amitié, » 1 ère partie, chapitre IV de De la fausseté), La Rochefoucauld. « Un concert des cœurs et d’esprits » 77 Montaigne. Et l’on n’approche pas non plus du « commerce particulier que les honnêtes gens doivent avoir ensemble » selon La Rochefoucauld (185) dans la simple mesure où l’auteur des Maximes prend particulièrement soin de différencier amitié et société dans sa réflexion « De la société » (185). La marquise de Robiac, en fait, perçoit une moindre menace dans les rapports humains. La conversation, pour elle, s’avère ainsi positive et sans danger intrinsèque. 9 Réglée et modérée, 10 elle devient plutôt synonyme de compagnie, d’une présence, comme l’implique la maxime suivante tirée de l’article Conversation : « La conversation des grands n’est pas compagnie mais servitude » (PM 98). Et d’ailleurs la conversation, réduite à un tête-àtête, devient pour Dauphine de Sartre l’asile et le soulagement évoqué dans la Dissertation : « Il n’y a point de remède si prompt ny si efficace pour guérir les douleurs & les peynes de l’esprit que le doux entretient d’un ami fidelle » (PM 67). Dans la première phrase de sa Dissertation sur l’amitié, Dauphine de Sartre parlait d’emblée de « la douceur d’une véritable & sincère amitié » (PM 43) impliquant bien sûr que l’amitié peut être feinte et hypocrite. Le thème est repris dans la compilation de maximes sur l’amitié du premier Recueil. Il est lié au thème de la flatterie et à celui des apparences. L’amitié qui prend fin n’a jamais esté véritable. [...] La vraye amitié, plus elle est fondée plus elle s’augmente, mais la flatterie se ruine quand on l’espluche de près. L’amitié s’accroît avec le temps, et le temps découvre la flatterie. [...] C’est le propre de la fauce amitié d’avoir plus de pompe & plus de mine que la vraye, & plus de monstre que d’effet. [...] On n’ayme pas tous ceux qu’on caresse. D’une part les deux sortes d’amitié (la fausse et la vraie) semblent coexister et peuvent être distinguées l’une de l’autre. La fausse amitié, ayant « plus de pompe & plus de mine » (PM 66), a des signes extérieurs visibles permettant de l’identifier. D’autre part l’auteur ne met pas vraiment l’accent sur le déguisement ou le travestissement des vertus humaines. L’épigraphe des Maximes de La Rochefoucauld résume la démarche du reste de l’ouvrage : « Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés » (7). Le propos de la marquise de Robiac n’est pas de démasquer. Si elle souligne qu’il 9 « La conférance est le commerce des âmes, » écrit-elle dans l’article « Conversation » (98). Il y a exception, pour elle, lorsqu’il s’agit de la conversation des grands. 10 O’Connor montre d’ailleurs que Dauphine de Sartre emprunte à Madeleine de Scudéry ses règles pour la conversation (PM 311). Catherine Daniélou 78 existe une fausse amitié, elle insiste sur l’existence d’une amitié véritable, sans suggérer qu’on ne peut l’atteindre. 11 Dauphine de Sartre, de plus, définit l’amitié en terme de valeur invisible. Loin de pouvoir être acquise et monnayée financièrement, bien au contraire, l’amitié, pour elle, relève du seul domaine du cœur. Certes, la marquise rappelle les charmes de l’amitié. Mais au fil de ses maximes, parallèlement au lien catalyseur qu’elle perçoit dans la conversation, elle persiste à utiliser un vocabulaire économique, relevant des affaires, parlant de bien, de perte, d’acquisition, de valeur, de patrimoine, de mesure, de dette. « L’amitié est le seul bien hors de nous dont le sage doit appréhender la perte, » (PM 66) écrit-elle, poursuivant, « L’or est plus propre a corrompre les amitiés qu’à les acquérir » (PM 66). Elle continue : « C’est une preuve d’amitié d’estre redevable de bon cœur » (PM 67). A nouveau, la véritable amitié se distingue de la fausse d’abord dans l’excès 12 flagrant, ostensible ainsi que grâce à la visibilité avec laquelle un être cupide amasse les biens et y met son énergie : Ceux qui sçavent peu ce que vaut l’amitié employent tous leurs soin à amasser avec avidité du bien temporel & négligent le patrimoine des cœurs, dont Dieu, tout riche qu’il est, se contante (PM 67). Dans la même optique, la preuve d’amitié se fait grâce au minuscule, dans l’invisible et le difficilement perceptible : « Ce sont les petites choses qui font les grandes amitiés » (PM 67). Similairement, pour la marquise de Robiac, l’on peut reconnaître la « vraye amitié » dans la mesure où elle va pratiquement se distinguer à l’œil par la contenance qu’elle développe, alors que la flatterie, les apparences vont s’étioler et se rapetisser au fil du temps comme le montre la maxime suivante : « La vraye amitié, plus elle est fondée plus elle augmente, mais la flatterie se ruine quand on l’espluche de près. L’amitié s’accroît avec le temps, et le temps découvre la flatterie » (PM 65). Dès lors, on s’éloigne de la nécessité personnelle que prônait Cicéron de « faire bien attention » (117) au flatteur qui s’insinue et lance un défi à l’amitié véritable. On s’éloigne également des arguments d’à la fois Alceste et Philinte. Alceste dénonçait « ce commerce honteux de semblants d’amitié » (I, 1, 68). Philinte prônait qu’« Il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur » (I, 1, 76). La marquise de Robiac fait confiance à la vertu naturelle de l’amitié, sans dénoncer l’opération de négoce à laquelle elle se réduisait 11 Voir La Rochefoucauld : « Quelque rare que soit le véritable amour, il l’est encore moins que la véritable amitié » (maxime 473). 12 « C’est le propre de la fauce amitié d’avoir plus de pompe & plus de mine que la vraye, & plus de monstre que d’effet » (PM 66 ; nous soulignons). « Un concert des cœurs et d’esprits » 79 en grande partie pour des moralistes comme La Rochefoucauld, Madame de Sablé, Jacques Esprit. 13 « Une loy immuable » La Dissertation sur l’amitié et l’article Amitié du premier Recueil insistent tous deux sur le vieux concept de la douceur de l’amitié. Dauphine de Sartre cite Cicéron 14 et parle du « doux entretient d’un ami fidelle » (PM 67). Dans la Dissertation, elle ouvre sur « la douceur d’une véritable & sincère amitié » (PM 43) faisant de l’amitié un asile, un lieu de soulagement. L’article Amitié met l’accent sur la vertu médicinale de l’ami ou de l’amitié : « Il n’y a point de remède si prompt ny si efficace pour guérir les douleurs & les peynes de l’esprit que le doux entretient d’un ami fidelle » (PM 67). Le véritable ami se métamorphose ainsi en docteur. Plus que de consoler comme à la fin de la Dissertation, il guérit. Mais parallèlement, la marquise de Robiac le décrit également comme un appui et une force de modération : « Le vray ami c’est un témoin de la conscience, un médecin des douleurs secrètes, un modérateur en la prospérité & un guide en la mauvaise fortune » (PM 66). Si, citant Montaigne, Dauphine de Sartre estime qu’« En matière d’amitié il y faut marcher la bride à la main » 15 (PM 65) et montre que « La prudence nous oblige à modérer la précipitation d’une nouvelle amitié » (PM 66), elle invite peut-être moins à la modération qu’elle ne célèbre l’amitié comme principe modérateur. « L’amitié est un principe de concorde & un concert des cœurs & d’esprits » (PM 67), écrit la marquise de Robiac. On se souvient de Montaigne qui, déjà, dans « De l’amitié, » évoquait la manière dont les 13 Voir notamment la maxime 83 de La Rochefoucauld : « Ce que les hommes ont nommé amitié n’est qu’une société, qu’un ménagement réciproque d’intérêts, et qu’un échange de bons offices ; ce n’est enfin qu’un commerce où l’amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner. » Jacques Esprit, dans De la Fausseté des vertus humaines et Madame de Sablé, dans ses Maximes, parlent également de commerce. 14 « Cicéron dit qu’il n’est rien de si doux que l’amitié, & que celluy-là ne fairoit pas moins de tort aux hommes qui la luy osteroit que celluy qui osteroit le soleil du monde » (PM 67). 15 « En matière d’amitié il faut y marcher la bride à main, c’est-à-dire avec bien de la prudence et bien de précaution, car la liaison de nostre amitié n’est jamais si bien nouée que l’on n’ait toujours sujet de s’en deffier » (PM 65). Dauphine de Sartre recopie quasiment mot pour mot un extrait de « De l’amitié » (I, XXVIII) de Montaigne, qui fait ici référence aux amitiés communes et ordinaires : « Il faut marcher en ces autres amitiez la bride à la main, avec prudence et precaution ; la liaison n’est pas nouée en maniere qu’on n’ait aucunement à s’en deffier » (188). Catherine Daniélou 80 âmes « se meslent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel » (186). 16 En soulignant l’harmonie et l’accord qui lient les êtres dans l’amitié et le moment musical unissant les cœurs et les esprits, la marquise insiste à nouveau sur la notion d’espace, sur l’entre-deux modérateur et raisonnable en quoi consiste l’amitié dans le contexte de la vie sociale. Elle répète également, ici dans l’article Amitié du premier Recueil, que l’amitié appartient au domaine du sensible. Dauphine de Sartre perçoit l’amitié comme une force inaltérable, un principe invariable et durable. Elle écrit : C’est une loy immuable que l’amitié, que les hommes n’ont point invantée, que les législateurs n’ont point prescripte, & qui ne dépend point des exemples ny des coutumes des peuples, c’est l’autheur de la nature qui en a imprimé les premiers rayons dans nos cœurs & qui en a luy même donné les premiers instincts. (PM 66) Michel de Montaigne se trouvait au dépourvu pour expliquer son amitié parfaite avec La Boétie : « Il y a, au delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulièrement, ne sçay quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union » (187). Soulignant l’indicible, l’indéchiffrable par la parole et la raison, tout comme le sort qui les unit, Montaigne explique l’amitié qui l’avait lié à La Boétie : « Par ce que c’estoit luy; par ce que c’estoit moy » (187). Moins personnellement, mais similairement, la marquise de Robiac met l’accent sur l’immutabilité de l’amitié. Dauphine de Sartre dans le contexte de la tradition humaniste « En feuilletant ces pages on est frappé de leur caractère laïque, » écrivait Auguste Brun dans le premier article paru sur la marquise de Robiac (216). Nancy O’Connor, en désaccord, souligne à propos du manuscrit de Middlebury que « la piété est bien loin d’en être absente : on pourra en juger par le profond effet qu’ont eu sur la marquise les Pensées de Pascal et par les nombreuses références à Dieu » (PM 31). Pourtant, s’il est vrai que la religion n’est pas totalement absente des écrits de Dauphine de Sartre dont nous disposons, sa pensée morale s’avère en effet laïque à bien des égards. La pensée 17 de la marquise de Robiac n’est surtout aucunement basée sur 16 Le principe d’accord n’est pas nouveau, on le trouve notamment chez Platon, et chez Cicéron : « enfin, - essence même de l’amitié -, nos préférences, nos goûts, nos principes s’accordaient parfaitement » (Cicéron 21). 17 Je préfère ici faire référence à la pensée de la marquise de Robiac plus qu’à sa morale dans la mesure où, pour reprendre exactement la formulation de Nancy O’Connor : « les cahiers de la marquise de Robiac nous offrent non la production « Un concert des cœurs et d’esprits » 81 l’augustinisme janséniste et s’engage sur un terrain étranger à la conscience tragique pascalienne. De même, la démarche de La Rochefoucauld ne la tente guère. Nous ne sommes aucunement témoins, dans les écrits de la marquise, de ce que Jean Starobinski évoque à propos des Maximes : « un vertige de dépossession morale, suscité par une régression à l’infini qui ne laisse aucune instance intérieure demeurer maîtresse d’elle-même » (19). Sont absents des écrits de Dauphine de Sartre à la fois le portrait de l’immense faiblesse de l’homme et celui de sa dépossession par l’amourpropre et les passions. L’être humain n’y est pas le terrain de discontinuités permanentes et aveuglantes. En fait, la marquise de Robiac fait état de valeurs réalisables. A cet égard sa pensée se rapproche un peu de l’approche rationaliste de Pierre Nicole, 18 qui bien que théologien janséniste, est « fortement inspiré de cartésianisme et de tendance nettement humaniste » (Chédozeau 1 : 12). La façon dont elle traite l’amitié nous laisse certainement entrevoir moins son rationalisme cartésien que sa pensée pratique fortement influencée par l’humanisme de Montaigne. 19 Dauphine de Sartre a confiance en la vertu naturelle de l’amitié et croit à son immutabilité. Elle la ramène au domaine du vécu, et en fait un asile et un appui. Sans référence précise à l’amitié féminine, il est difficile de parler de marque ou d’écriture féminine de l’amitié, ou de « discours féminin sur l’amitié » pour reprendre le titre d’un article sur La Coche, de Marguerite de Navarre (Winn 9). Ces deux documents sur l’amitié, cependant, présentent un intérêt particulier dans la mesure où ils permettent de préciser l’influence que l’humanisme de Montaigne put avoir sur la pensée féminine. Contemporain de la marquise qui l’a par ailleurs lu et le cite, Jacques Esprit, dans le chapitre sur l’Amitié de De la fausseté des vertus humaines place et articule l’amitié dans le contexte de la pensée antique d’Aristote, Cicéron, d’un écrivain, mais les efforts d’une autodidacte, le brouillon d’une instruction toujours en cours, et les hésitations d’une intelligence qui se découvre » (PM 19). 18 On sait d’ailleurs que de Dauphine de Sartre a lu Nicole. De l’Education d’un prince et les Essais de morale figurent parmi ses lectures (PM 282), tout comme La Logique ou l’art de penser (PM 280). Elle cite et retranscrit notamment un passage sur la formation du jugement de De l’Education d’un prince (PM 209) et les Essais de morale dans ses Remarques générales (PM 218, 219, 273, 274). Non sans intérêt, Madame de Lambert, de qui se rapproche la marquise de Robiac dans la première partie de cet article et qui écrivit également sur l’amitié, fut elle aussi influencée par la morale de Pierre Nicole. 19 Nancy O’Connor, sans ici faire précisément référence à l’amitié, va dans la même direction, écrivant : « Si elle considérait elle-même ses cahiers comme des <recueils de choses morales>, l’optique qu’on y trouve relève davantage du pragmatisme de Montaigne ou de Descartes que de l’ascétisme du Pascal des Pensées » (14). Catherine Daniélou 82 Sénèque. S’il mentionne Montaigne (150-164), c’est pour le dénigrer. S’inspirant de l’auteur des Essais, comme le fera plus tard Madame de Lambert, Dauphine de Sartre s’érige, elle, en Moderne et se forge une rhétorique de l’amitié qui, si elle est succinte, est néanmoins personnelle, divergeante de l’idéal masculin qu’a construit la tradition antique. Elle participe ainsi à la formation d’un discours féminin de l’amitié. « Dans le moule des archétypes antiques, il coule l’émotion spontanée de son cœur » évoque Hugo Friedrich (255) dans son passage sur l’amitié chez Montaigne. Madame de Robiac, à travers ses pensées sur l’amitié, se détache des Anciens, témoignant surtout de l’influence morale des Essais. Robert Granderoute, dans son article sur Madame de Lambert et Montaigne, fait des Essais le « Véritable livre-charnière qui permet de donner leur pleine signification aux écrits de Madame de Lambert » (105), montrant que cet ouvrage « se dresse, si l’on peut dire, comme à une croisée de chemins : celui qui remonte vers les Anciens, celui qui conduit vers les Modernes » (105). Il faut aussi voir les humbles propos de Dauphine de Sartre, de toute évidence destinés à un usage privé, dans ce contexte et dans la tradition humaniste menant aux Lumières. Œuvres citées Brun, Auguste. « Une Précieuse arlésienne : ses notes, ses curiosités », Mélanges de philologie et d’histoire littéraire offerts à Edmond Huguet. Paris : Boivin, 1940. 213-22. Brunkhorst, Hauke. Solidarity. From Civic Friendship to a Global Legal Community. Jeffrey Flynn, Trans. Cambridge, MA : The MIT Press, 2005. Chédozeau, Bernard. Religion et morale chez Pierre Nicole (1650-1680). 3 vols. Thèse Paris-IV, 1975. Esprit, Jacques. De la fausseté des vertus humaines. 2 vols. Paris : Desprez, 1678. Friedrich, Hugo. Montaigne. Paris : Gallimard, 1968. Granderoute, Robert. « Madame de Lambert et Montaigne », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne 7-8 (juillet-décembre 1981). 97-106. Lafond, Jean, éd. Moralistes du XVII e siècle de Pibrac à Dufresny. Paris : Laffont, 1992. La Fontaine, Jean. Œuvres complètes. Ed. Jean Marmier. Paris : Seuil, 1965. Lambert, Madame de. Œuvres. Ed. Robert Granderoute. Paris : Champion, 1990. La Rochefoucauld, François de. Maximes. Ed. Jacques Truchet. Paris : Garnier, 1967. Marchal, Roger. Madame de Lambert et son milieu. Oxford : The Voltaire Foundation, 1991. Molière. Le Misanthrope. Paris : Larousse, 1971. Montaigne, Michel de. Œuvres complètes. Eds. Albert Thibaudet et Maurice Rat. Edition de la Pléiade. Paris : Gallimard, 1962. « Un concert des cœurs et d’esprits » 83 O’Connor, Nancy, éd. De sa propre main : Recueils de choses morales de Dauphine de Sartre, marquise de Robiac (1634-1685). Birmingham, AL : SUMMA, 2003. Rey, Michel. « Communauté et individu : l’amitié comme lien social à la Renaissance », Revue d’histoire moderne et contemporaine 38 (octobre-décembre 1991). 617-25. Sablé, Madame de. Maximes, André-Alain Morello, éd. in Jean Lafond, éd., Moralistes du XVII e siècle de Pibrac à Dufresny. Paris : Laffont, 1992. 243-55. Schapira, Nicolas. « Les intermittences de l’amitié dans le Dictionnaire universel de Furetière », Littératures classiques 47 (Hiver 2003). 213-24. Scudéry, Madeleine de. Conversations sur divers sujets. 2 vols. Paris : Barbin, 1680. Starobinski, Jean. « La Rochefoucauld et les morales substitutives », La Nouvelle Revue Française 28 (1966) 16-34. 211-29. Winn, Collette H. « Aux origines du discours féminin sur l’amitié… Marguerite de Navarre, La Coche (1541), » Women in French Studies 7 (1999). 9-24.