Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2010
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À propos de la vieillesse de Fontenelle
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2010
Alain Niderst
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PFSCL XXXVII, 72 (2010) À propos de la vieillesse de Fontenelle A LAIN N IDERST « Il laissa une fortune assez considérable, quoiqu’il n’eût eu aucun patrimoine. Il avait accumulé les revenus de ses places et pensions, dont une faible partie avait suffi pour sa vie réglée. Par un testament de 1752, il avait institué ses légataires universelles, chacune pour un quart, madame de Montigny, qui après la mort de M. d’Aube, son frère, avait prodigué les plus tendres soins au vieillard son parent, mesdemoiselles de Marsilly et de Martinville, arrières-petites filles de Thomas Corneille et madame de Forgeville. Il y avait des legs pour les domestiques de Fontenelle ; madame Geoffrin était nommée exécutrice testamentaire. Mais sa dernière volonté fut attaquée par un Corneille, parent collatéral, qui, trois ans avant la mort de Fontenelle, avait imploré ses secours, et que le vieillard, âgé alors de 97 ans, n’avait pu ou voulu reconnaître. Ce parent descendait de Pierre Corneille, oncle du célèbre auteur tragique. Dreux du Radier se chargea de la cause du collatéral, et chercha à prouver que Fontenelle, s’il n’avait pas été entouré de personnes qui profitaient de la faiblesse de son esprit dans sa haute vieillesse, n’aurait pas laissé dans la misère un parent qui portait le beau nom de Corneille. Cependant les quatre légataires gagnèrent le procès au Châtelet et au Parlement ; elles donnèrent quelques secours à leur malheureux adversaire, qui trouva ensuite au théâtre français un accueil plus généreux que celui qu’il avait reçu de sa famille. On donna à son bénéfice la représentation de Rodogune, une des plus brillantes que l’on ait jamais vues à ce théâtre, et où l’enthousiasme national répara l’indifférence de ses parens ». Tel est le récit que donne en 1818 Georges-Bernard Depping dans la notice introductive de son édition des œuvres de Fontenelle. 1 Récit parfaitement exact, que confirme, sans y ajouter grand chose, l’examen des actes archivés. 2 Peut-être est-il plus utile d’essayer de complé- 1 Paris, Blin, 1818, t. I, p. xv. 2 Jean Mesnard, « Sur la personnalité de Fontenelle. L’apport des Archives », dans Hommage à Fontenelle, p. p. Alain Niderst, Paris, Eurédit, 2009, pp. 67-97. Alain Niderst 228 ter un peu la biographie de Fontenelle, enfin à ce qu’on peut savoir de ses dernières années. Après avoir toujours vécu chez les autres, dans le « funeste trou » 3 que lui offrait son oncle Thomas Corneille, puis chez son ami Le Haguais, puis dans le « galetas » 4 du Palais-Royal, où l’accueillirent successivement le régent et son fils, Fontenelle en 1730 se décida à s’installer avec un parent éloigné, François Richer d’Aube. C’était le fils de Marie Le Bovyer, cousine germaine du philosophe, et d’Alexandre Richer d’Aube, qui fut conseiller au parlement de Normandie. François fit une carrière dans la Robe et dans l’administration. Il fut lui aussi conseiller au parlement de Normandie, puis maître des requêtes, membre du conseil de commerce, intendant à Caen. En 1725 on l’accusa d’être de connivence avec un négociant de cette ville, qui fabriquait de l’amidon pour affamer le peuple. Il courut des dangers, et pour apaiser les esprits on le nomma intendant à Soissons. Il y organisa un congrès international en 1728, où parurent des représentants de toutes les puissances européennes, tels Zinzendorff et Horace Walpole. Puis il abdiqua tout office administratif et se contenta de demeurer maître des requêtes. 5 Cela lui donna le loisir de travailler à de savants ouvrages. Aussi a-t-il laissé un « copieux mémoire inédit » composé en 1738 : il y définit ce que doit être « le parfait intendant », y souligne l’importance des qualités psychologiques nécessaires, dénonce l’étroitesse des crédits octroyés, suggère enfin pour les nouveaux nommés un stage auprès d’un intendant en exercice. 6 Il s’appliqua également à composer un gros Essai sur les principes du Droit et de la Morale, qui parut en 1743. 7 On se moqua de cette ambitieuse théorie. Tout en louant les bonnes intentions de l’auteur et son « amour de la justice », Gaspar Réal de Curban conclut que « ses raisonnemens ne sont pas toujours justes, et [que] ses principes sont presque tous faux », enfin que « ce Livre, pour le dire en un mot, est plein d’erreurs, de fausses idées, de mauvais 3 Ainsi qu’il le dit dans une lettre à Mlle d’Achy, Œuvres complètes, p. p. Alain Niderst, Paris, Fayard, 2000 (« Corpus des œuvres de philosophie en langue française »), t. IX, p. 48. 4 Selon le mot même du régent, cité par Depping, Œuvres, 1818, t. I, p. xij. 5 Gaspard de Réal de Curban, La science du gouvernement, Paris, chez les libraires associés, 1764, t. VIII, pp. 410-412. 6 François Dumont, « Le parfait intendant et sa formation d’après un ancien intendant du début du XVIII e siècle », dans Revue internationale de droit comparé, 1974, pp. 153-168. 7 Paris, Bernard Brunet. Approbation de « Saurin » : sans doute Bernard-Joseph, le fils de Joseph. À propos de la vieillesse de Fontenelle 229 raisonnemens ». 8 Clément de Genève dans Les cinq années littéraires se félicite d’avoir « oublié le titre » de cet essai. 9 Seul l’abbé Desfontaines - qui pourtant détestait Fontenelle et ses amis - loua ce travail : il se plut à y voir anéanti « le système absurde de ceux qui nient le Droit naturel », et il proclama « le mérite et l’utilité de cet Ouvrage », où le lecteur remarque « autant de sens, de justesse et de netteté » : il faut donc lui réserver « une place dans toutes les bibliotheques et dans tous les cabinets des gens de Loi ». 10 Richer d’Aube affirma que Montesquieu dans L’Esprit des Lois s’était souvenu de son traité, et en fait, dans son ouvrage comme dans celui de Montesquieu, que Fontenelle jugeait « très beau et très bien fait », 11 se retrouve la même méthode, qu’on peut dire mathématique. Ils partent, l’un et l’autre, de principes fondamentaux, pour ainsi dire de théorèmes, auxquels le réel obéit fatalement. Richer d’Aube écrit : Je ne me suis prescrit de plan en travaillant à ce petit Ouvrage. J’ai posé des principes qui m’ont paru certains. J’ai suivi après cela le chemin par où les conséquences, que j’ai crû les plus immediates m’ont conduit [...] La liaison telle qu’elle est, s’est pour ainsi dire faite tout seule. Je n’en ai point eu la peine. On ne devra point en tout cas m’en attribuer le mérite. 12 Montesquieu ne dit rien d’autre : « J’ai posé les principes et j’ai vu les cas particuliers s’y placer comme d’eux-mêmes. Je n’ai point tiré mes principes de mes préjugés, mais de la nature des choses ». 13 L’inégalité des chapitres et des développements s’explique par cette fidélité absolue au réel et à la raison : les deux philosophes n’ont pas voulu composer de majestueuses sommes, mais simplement montrer comme le rationnel bien entendu donne toute la diversité du monde. Cette démarche est celle même de Fontenelle dans les Éléments de la géométrie de l’infini : Quand j’ai eu pris l’infini pour le tronc, il ne m’a plus été possible d’en trouver d’autre, et je l’ai vu distribuer de toutes parts et répandre ses rameaux avec une régularité et une symmetrie qui n’a pas peu servi à ma persuasion particuliere. 8 La science du gouvernement, loc. cit. 9 Les cinq années littéraires, sur les ouvrages de littérature qui ont paru dans les années 1748, 1749, 1750, 1751 et 1752, Berlin, Sous le bon plaisir des souscripteurs, 1755, Lettre CXI, 17 novembre 1752. 10 Observations sur les Ecrits Modernes, t. XXIII, Paris, Chaubert, 1743, pp. 267-283. 11 Niderst, Fontenelle, Paris, Plon, 1991, p. 375. 12 Essai, Préface servant d’Introduction, p. XIV. 13 L’Esprit des Lois, Préface. Alain Niderst 230 Un avantage d’avoir suivi les premiers principes, seroit que l’ordre se mettroit par tout presque de lui-même. 14 Jean-Jacques Rousseau, qui voyait dans ces Éléments « un chef d’œuvre de science et de profondeur », 15 suivit au fond la même démarche dans Du Contrat social, et sa fameuse constatation, « L’homme est né libre et partout il est dans les fers », rappelle l’un des problèmes que se posait Richer : « Cause du passage de l’indépendance originaire de tous les hommes à un état de dépendance presque général ». 16 Richer, Montesquieu, Rousseau, se ressemblent souvent. Contre Carnéade le Cyrénénen et tous les sceptiques, contre Machiavel et Hobbes, ils refusent un droit fondé sur la force. Ils se souviennent plutôt - même pour parfois le critiquer - de Grotius. Les hommes originairement libres ont dû ensuite se soumettre au droit naturel ou au contrat social, et le droit naturel, dit Richer, consiste d’abord en quelques principes fondamentaux : « Ne pas faire à autrui ce que nous voudrions qui ne nous fût pas fait, ne faire de mal à personne ». 17 Les trois philosophes expliquent à peu près de la même manière l’origine de la propriété : avant « rien n’appartenoit à l’un plus qu’à l’autre », mais « il a été juste que chacun jouît à l’exclusion de tous autres des fruits de son travail et de son industrie ». 18 Les individus se sont groupés en familles, qui se sont elles-mêmes réunies pour former des nations... Le géométrisme que Fontenelle a peut-être inspiré à Richer d’Aube, se retrouve chez un théologien du temps, le P. Bernard d’Arras, un capucin qui fut le confident, et un peu le directeur, du philosophe dans ses dernières années. Il composa Le Grand Commandement de la Loi, ou le Devoir principal de l’Homme envers Dieu et envers le Prochain Exposé selon les Principes de S. Thomas. . 19 Qu’y affirme-t-il ? Que la morale chrétienne a au fond la même simplicité que la vie sociale ou la géométrie. « Toutes les lois qui règlent les devoirs envers Dieu et envers le prochain ne sont [...] qu’autant de conséquences qui suivent du grand Commandement, comme de leur premier principe [...] Le grand Commandement est une Loi fondamentale qu’on ne peut ignorer ou contester en général ». 20 Ainsi sommes-nous dans ce qu’il y a de plus profond dans la philosophie du XVIII e siècle - l’idée que quelques principes fondamentaux dominent 14 Œuvres complètes, p. p. Alain Niderst, Paris, Fayard, t. VIII, 2001, p. 20. 15 Confessions. Extrait cité par Alain Niderst, Fontenelle, p. 360. 16 Essai, p. 191. 17 Ibid., I, 10. 18 Ibid., L, I, CCVII, CCXX, CCXXI. 19 Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1734. 20 Ibid., pp. 3, 4. À propos de la vieillesse de Fontenelle 231 toute la vie et toutes les constructions humaines, et qu’il suffit de discerner et de suivre ces principes pour atteindre à l’excellence. Démarche cartésienne, peut-on dire, ou proprement révolutionnaire, qui explique l’éclosion et le retentissement des mouvements de 1789 et des années suivantes. Fontenelle et Richer d’Aube avaient donc des raisons de s’apprécier, voire de collaborer. Ils se connaissaient d’ailleurs depuis longtemps : au temps de la Régence, lorsque des émeutes éclatèrent contre Law et son système, Richer était allé au Palais-Royal recommander à son oncle de chercher un autre gîte. 21 Le maître des requêtes montrait, tous en conviennent, 22 de la « probité », des « l’esprit’, des « connaissances », de la « générosité ». Mais, tous en conviennent également, il avait un caractère épouvantable. Les anecdotes fourmillent, qui toutes le montrent criard et querelleur du matin au soir, même avec le vieux Fontenelle. Ruhlière fait de lui le héros de son poème Les disputes : Avez-vous par hasard connu feu monsieur d’Aube, Qu’une ardeur de dispute éveillait avant l’aube ? [...] D’ailleurs homme de sens, homme d’un vrai mérite, Mais son meilleur ami redoutoit sa visite. Au sortir d’un sermon, la fièvre le saisit, Las d’avoir écouté sans avoir contredit, Et tout près d’expirer gardant son caractère, Il faisoit disputer le prêtre et le notaire. 23 Considérant tout le bien et tout le mal qu’on pouvait dire de son neveu, Fontenelle le jugera « difficile à commercer, facile à vivre ». 24 21 Trublet, Mémoires pour servir à l’Histoire de la vie et des ouvrages de Mrs de Fontenelle et de La Motte tirés du « Mercure de France » 1756, 1757 et 1758, et du Dictionnaire de Moreri, édition de 1758, 2 nde édition corrigée et augmentée, Amsterdam, Marc Michel Rey, p. 215. Nous donnons le titre complet de cet ouvrage où Jean Mesnard voit, on ne sait pourquoi, un « artifice », op. cit., p. 91, note 5. On peut au contraire admirer la scrupuleuse précision de ce libellé : les extraits publiés naguère dans le Mercure sont corrigés et augmentés. Le lecteur peut parfois reprocher à Trublet d’être un historien trop méticuleux ou trop désordonné, mais certainement pas frauduleux ou trompeur. 22 Ruhlière, Trublet, Cideville, Voltaire. 23 Claude Carloman de Ruhlière, Les Disputes, s. l. n. d. 2 e éd. Paris, Delessert, an 3 de la République. Voltaire jugera ce poème « l’un des plus agreables ouvrages de notre siecle » éd. Beuchot, 1832, t. XLVIII, Mélange, t. XII, p. 120. Voir également t. XXVIII, p. 418. 24 Trublet, Mémoires p, p. 214. Nous n’avons pu consulter la monographie que Théry consacra à Richer d’Aube : elle est « indisponible » à la Bibliothèque Nationale. Alain Niderst 232 On peut malgré tout s’étonner qu’il ait décidé de s’installer avec lui. Trublet pense que c’est la vieille amie du philosophe, Marie-Claude du Tort, la sœur du comte de Nocé, qui l’encouragea à quitter le Palais-Royal pour résider avec sa famille. Grandjean de Fouchy dans l’éloge de Fontenelle qu’il prononça à l’Académie des Sciences en 1757, dit que « son âge avoit demandé qu’il se remît dans le sein, de sa famille ». 25 Qu’est-ce à dire ? Qu’il était trop vieux ou trop faible pour continuer d’habiter au Palais-Royal. En fait, sa santé n’était pas mauvaise, et elle se maintint longtemps. Comme dit Trublet, il ne connut de la vieillesse que « des privations ». 26 On ne voit pas qu’il ait été « atteint pour la marche » ni finalement « impotent ». 27 Il devint progressivement sourd et en 1751, à quatre-vingt-quatorze ans, il perdit brutalement la vue. Il « avoit quelquefois la goutte », mais « elle n’étoit pas douloureuse », 28 et « dans les deux ou trois dernières années il lui arriva de perdre la mémoire et de connaître « d’assez fréquentes foiblesses et même évanouissemens », qui « tenoient de l’épilepsie ». 29 Rien de tout cela en 1730. Vingt ans plus tard, Collé sera stupéfié par « ce vieillard admirable [qui] n’a d’autre infirmité de la vieillesse que la surdité, qui est à la vérité extrême », 30 et il le verra, le 7 février 1755, ouvrir un bal chez Helvétius avec la fille du maître de maison, âgée alors de trois ans.Il est vrai que le philosophe atteignait malgré tout soixante-treize ans en 1730 et qu’il pouvait s’inquiéter de l’avenir. Il est vrai aussi que le Palais- Royal où il logeait, et la famille d’Orléans, qui l’hébergeait, connaissaient de grands changements. Le fils du régent, le très pieux Louis d’Orléans, avait perdu sa femme, Auguste-Marie-Jeanne de Bade en août 1726, et il se donna alors à une dévotion plus rigoureuse encore. En 1730, il prit un appartement à l’abbaye Sainte-Geneviève, et y fit dès lors de réguliers séjours pour finalement s’y installer en 1742. Fontenelle se faisait vieux. Il risquait de n’être plus si bien traité au Palais-Royal, et si le duc d’Orléans s’en retirait, il n’était pas sûr d’y pouvoir demeurer. Il était donc raisonnable de chercher autre chose. Le philosophe ne semble pas avoir eu une passion immodérée pour la vie familiale, ni avoir regretté l’heureuse atmosphère qu’il avait jadis connue 25 Histoire de l’Académie des Sciences, Paris, Imprimerie Royale, 1762, p. 197. 26 Mémoires, p. 303. 27 Comme l’affirme Jean Mesnard, op. cit., pp. 83, 88. 28 Mémoires, loc. cit. 29 Ibid., p. 304. 30 Collé, Journal Historique (1748-1772), Paris, Imprimerie Bibliographique, 1805-1807, p. 409 (30 juin 1751). À propos de la vieillesse de Fontenelle 233 autour des deux frères Corneille si étroitement unis. 31 D’ailleurs, il ne l’a pas tellement connue, cette heureuse atmosphère : c’est après la mort de Pierre Corneille - peut-être vers 1687-1688 32 , peut-être plutôt en 1691, après son élection à l’Académie - qu’il vint résider chez Thomas, et de 1709 à 1730, il vécut loin de sa famille - chez son ami Le Haguais, puis au Palais-Royal, et il songea parfois à s’installer avec un autre ami, le cher Brunel... Son père au demeurant ne lui laissa pas un souvenir bien tendre. » Mon père était une bête », aurait-il proféré vers 1750. 33 Il lui reconnaît « beaucoup d’esprit et de littérature », surtout « beaucoup de probité », mais aussi une « humeur fâcheuse », un caractère « inégal, capricieux. » 34 Ce qui d’ailleurs fait penser à Richer d’Aube. À soixante-treize ans, il ne pouvait plus vivre comme l’oiseau sur la branche, chez des amis ou des protecteurs. Il fallait se fixer un peu. Non qu’il ambitionnât une demeure fastueuse. Son logis se bornait « à peu près à sa chambre à coucher et à son cabinet de travail », 35 il avait depuis toujours décidé de « s’épargner la peine de diriger une maison et s’en remettait « aux autres du soin de le loger ». 36 « Quand il s’installait quelque part, « il laissait les choses comme il les trouvait » et ne se donnait pas « le mal de changer un clou ». 37 Il ne pouvait donc vivre seul, et la solution la plus simple était un compromis avec ce qui restait de la famille. C’est ainsi que le philosophe et Richer d’Aube achetèrent ensemble une maison, à Paris, rue Saint-Honoré, « sur leurs deux têtes » 38 . Ce qui paraissait signifier qu’à la mort du vieillard son neveu serait le seul propriétaire, mais, comme le dit Clément, Fontenelle « hérita de son héritier présomptif ». 39 31 C’est ce que pense Jean Mesnard : op. cit., pp. 79-91. 32 Ainsi que l’affirme Jean Mesnard, op. cit., p. 90, mais nous n’avons pas retrouvé le texte de Trublet où cette date serait avancée. Il faudrait plutôt y voir, comme l’indique Louis Maigron, Fontenelle, l’homme, l’œuvre, l’influence, Paris, Plon- Nourrit, 1906, p. 30, une conjecture proposée par Antoine Charma, dans sa Biographie de Fontenelle, Caen, A. Hardel, 1846. 33 Mme Necker, Nouveaux mélanges, Paris, Charles Pougens, Genets libraire, an X, 1801, t. I, p. 166. 34 Trublet, Mémoires, pp. 123-124. 35 Dominique-Joseph Garat, Mémoires historiques sur le XVIII e siècle, sur les principaux personnages de la Révolution française, ainsi que sur la vie et les écrits de M. Suard, Paris, Philippe, 1829, t. I, p. 110. Voir Louis Maigron, op. cit., p. 74. 36 Trublet, Mémoires, p. 302. 37 Mme Necker, op. cit., t. I, p. 166. 38 Clément, Les cinq années, p. 374. 39 Ibid., loc. cit . Alain Niderst 234 Il ne semble pas que cette cohabitation ait été idyllique. Mme Necker voit en Richer d’Aube « un neveu qui l’ennuyoit horriblement [...] mais il ne savoit pas s’en défaire » : elle narre les « colères effroyables » où tombait D’Aube ; 40 elle montre le philosophe se sauver, dès que son neveu ouvre la bouche, ou peut-être se contentait-il de retirer alors son cornet acoustique, comme le dit Garat. 41 En 1752 Richer d’Aube tomba malade, et Fontenelle se crut obligé de rester à la maison. Mais « vous ne le voyez jamais, objecta Mme Geoffrin, venez chez moi ». 42 Le philosophe ajouta « d’un ton piteux : Vous verrez qu’il en reviendra ». 43 Le maître des requêtes rendit l’âme le 10 octobre. Voltaire composa une épigramme : « Qui frappe là ? », dit Lucifer. « Ouvrez, c’est d’Aube ». Tout l’enfer A ce nom fuit et l’abandonne. « Oh! oh! , dit d’Aube, en ce pays On me reçoit comme à Paris. Quand j’allais voir quelqu’un, je ne trouvais personne ». 44 Richer était célibataire. 45 Sa sœur, Marie-Marthe, épouse de Jean-Louis de Lampérière de Montigny, qui devait déjà faire de fréquents séjours dans sa maison, décida d’y demeurer, et sa fille, Jeanne-Suzanne, qui s’était mariée en 1743 avec le comte Nicolas Jubert de Bouville, capitaine de cavalerie, venait souvent la voir. 46 On ne pouvait assurément laisser seul le nonagénaire, qui se retrouvait l’unique propriétaire de la demeure. Il vécut avec Mme de Montigny comme il avait vécu avec Richer d’Aube. En sortant tous les jours à midi. Comme l’écrit Cideville à Voltaire, « il n’étoit assurément point parasite ; il donnoit 10.000 francs par jour à D’Aube et depuis à la sœur de D’Aube pour ne jamais dîner avec eux. Il n’étoit pas aussi heureux que vous en neveux et en nièces ». 47 Visiblement 40 Ibid., p. 168. 41 Garat, t. I, p. 118. 42 Mme Necker, t. I, p. 169. 43 Ibid., t. I, p. 170. 44 Œuvres complètes, Paris, Antoine-Auguste Renouard, 1819, t. XCVII, p. 309. 45 Cela n’empêche que dans la petite comédie en un acte de Demolard et Capelle représentée en 1814, La Vieillesse de Fontenelle, on ne lui prête un grand fils, avocat. 46 Jean Jacquart, La Correspondance de l’abbé Trublet, Documents inédits, Paris, Auguste Picard, 1926, p. 157 (2 avril 1755). 47 Voltaire’s Correspondence, p. p. Théodore Bestermann, Genève, Institut et Musée Voltaire, t. XXXI, 1958, p. 103, lettre 6507, du 17 mars 1757. À propos de la vieillesse de Fontenelle 235 leur compagnie ne lui plaisait guère, et il s’ennuyait « horriblement chez soi ». 48 Il est vrai que sa famille ne se bornait pas aux Richer d’Aube. Marthe, la fille de Thomas Corneille, avait épousé en 1683 Louis de Martinville de Marsilly, capitaine au régiment de Varenne-Cavalerie. Il mourut au combat de Leuze, en 1691. Son fils, baptisé également Louis, fut capitaine des dragons. Il se maria en 1715 et eut deux filles, Marie-Marthe-Bernarde, née en 1720, et Élisabeth-Geneviève, née en 1722. La fille de Thomas Corneille mourut en 1746. Les deux sœurs, qui avaient été éduquées à Saint-Cyr, vivaient dans la maison de la rue Saint-Honoré « sur une branche qui s’est trouvée là par hasard pour les recevoir, mais parfaitement libres et peut-être trop ». 49 On sait que le philosophe refusa d’aider Jean-François Corneille, issu d’une lignée collatérale de la famille. Il avait fait un premier testament du vivant de Richer d’Aube. Il en rédigea un second le 15 novembre 1752, où il distribuait sa fortune en quatre legs égaux : à Mme de Martigny, Mlle de Marsilly et Mlle de Martinville (les deux arrière-petites filles de Thomas Corneille), et le dernier à sa voisine, Mme de Forgeville, qui lui avait servi de lectrice, après qu’il fut devenu aveugle. Rien d’étonnant dans ce partage. Aucune raison d’y retrouver une trace du goût de Fontenelle pour les mathématiques. 50 C’est d’ailleurs le calcul infinitésimal qui l’attirait le plus et qu’il pratiqua de longues années, et ce testament si raisonnable, si banal même, n’a guère de rapport avec les Éléments de la Géométrie de l’Infini. On ne saurait dire que l’amour de la famille l’ait emporté. Mme de Forgeville n’était pas sa parente. il ne laissa rien aux deux La Tour du Pin, René-François-Adrien, vicomte de La Charce, et l’illustre prédicateur, Jacques-François-René (que pourtant il voyait en 1755 51 ), fils tous deux de Marie-Marguerite Corneille, la petite-fille de Thomas. S’il s’entremit en faveur de Le Bovyer de Saint-Gervais, ce jeune mousquetaire noir, qui lui était apparenté 52 , ce fut seulement pour lui faire attribuer la moitié de la pension qu’il touchait sur la cassette du roi. La pension tout entière s’élevait 48 Trublet cité dans Jacquart, L’Abbé Trublet, Critique et Moraliste, 1697-1770, Paris, Auguste Picard, 1926, p. 281. 49 Fontenelle à Mme de Forgeville, 25 septembre 1746, dans Œuvres complètes, t. IX, p. 167. 50 Ainsi que le pense Jean Mesnard, op. cit., p. 89. 51 La Correspondance de l’abbé Trublet, p. 158. 52 Nous n’avons pu retrouver qu’une part de sa généalogie : Pierre, son trisaïeul (1593-1662), Julien, son arrière-grand-père (1620-1678), marié en 1655 à Geneviève de Monhoudou, Jean-Baptiste, son grand-père (1662-1715). Comme lui, Pierre et Julien furent mousquetaires. Alain Niderst 236 à 1200 livres. Ce n’était donc pas un grand présent que le vieillard faisait à son lointain cousin. Son comportement est finalement bien plus intéressant que ses legs. Il marque assurément de l’attachement pour Mme de Forgeville. Il appelle Marie-Marthe-Bernarde et Elisabeth-Geneviève « mes filles », il s’amuse de voir ces « deux sœurs jeunes et jolies qui se seront décoiffées pour moi ». 53 Mais enfin il ne parle pas souvent d’elles et les laisse « parfaitement libres ». À Saint-Gervais il donne peu de chose, et il ne lègue rien aux La Tour du Pin.Tout cela est assez conforme à sa manière de vivre. Il n’aime ni la vie familiale ni la solitude et fait simplement des compromis avec l’une et avec l’autre. Ce qu’il préfère, ce sont ces rapports légers, mais distrayants, et féconds malgré tout, qu’on appelle la mondanité. Même aveugle et sourd, il va dans les salons et se fait expliquer quel problème y est débattu. Problème auquel il réfléchit tout seul au milieu de l’assistance et auquel il propose, comme autrefois, une solution. 54 Triste vieillesse ? Par moments certes, et Trublet le trouve, le 19 avril 1755, « très triste et très endormi », pris sans doute de « vapeurs », qui lui font tout voir en noir. 55 Mais enfin Antoine Adam n’avait pas tort de comparer Fontenelle au M. Teste de Paul Valéry. L’intelligence pure peut mépriser bien des choses, qui paraissent à la plupart des hommes fort importantes. La vie de l’esprit peut suffire, et consoler de tout ce qui manque par ailleurs. 53 Œuvres complètes, t. IX, p. 166 : lettre à Mme de Forgeville, 29 juillet 1745. 54 Trublet, Mémoires, p. 90. 55 La Correspondance de l’abbé Trublet, p. 159.
