Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2010
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Laurent Susini: L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La "vraie éloquence" `l’œuvre dans les Pensées. Paris: Champion, 2008. 703 p.
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Volker Kapp
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Comptes rendus 259 fille qu’un fils, parce que […] il choisirait pour sa fille un gendre selon son cœur » (185). Le lecteur d’aujourd’hui attendrait dans ce contexte un portait de sa future épouse, mais Robert se contente de noter que cette jeune femme de quatorze ans « avait toutes les qualités qui peuvent rendre aimable et estimable une personne de cet âge » (185). C’est, par ailleurs, le charme de ces Mémoires de dépayser dans un monde qui diffère tellement du nôtre. On peut apprendre beaucoup d’un témoin du rang intellectuel et moral de Robert Arnauld qui occupa des postes de prestige dans l’administration royale et dont le récit vise plus le cercle intime des siens que le lectorat anonyme. Une occasion manquée, celle d’accepter la charge de secrétaire d’État qui lui fut offerte par Louis XIII en 1662, est évoquée avec regret. Il ne put pas se résoudre « à l’acheter aussi chèrement » (223), mais « [l]es suites ont fait voir que je fis une grande faute » (223). Robert se façonne une persona telle qu’il voudrait rester dans la mémoire de sa famille. Aussi importe-t-il de bien saisir les points qu’il désire souligner, et de découvrir les principes déterminant la société de son époque, avant de réfléchir sur ses silences qui cherchent à cacher quelque chose ou même avant de lui intenter un procès de manque de sincérité. On y découvrira bien des épisodes et beaucoup de sentences révélant la mentalité de l’époque. Le même jour que Louis XIII s’éteint, la reine est proclamée régente. Robert raconte qu’elle lui fit l’honneur de lui « parler de choses fort importantes avant que d’aller au Parlement » (303). M. le Prince, Henri II de Bourbon, prince de Condé, le presse de lui dire de quoi il l’avait entretenue, mais il s’excuse, « parce que ce n’étaient pas des choses que je pusse dire à d’autres qu’à Sa Majesté même » (303). De fait, il ne les révèlera pas non plus au lecteur des Mémoires. Ces Mémoires des deux Arnauld sont d’un intérêt primordial pour étudier la vie sociale et religieuse de l’époque. On peut recommander cette édition de R. Pouzet, enrichie d’annexes éclairantes et décryptant bien les allusions multiples qui parsèment ces textes. Volker Kapp Laurent Susini : L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées. Paris : Champion, 2008. 703 p. C’est courageux de traiter l’écriture de Pascal dans une thèse de doctorat face au grand nombre de publications qui semblent en avoir épuisé le sujet. L. Susini connaît à fond cette bibliographie très vaste puisqu’il en tient compte en situant la démarche de ses prédécesseurs dans des contextes qui PFSCL XXXVII, 72 (2010) 260 permettent d’évaluer leurs mérites. Mais loin de se contenter d’une simple synthèse des résultats parfois divergents entre eux, il détecte des options nouvelles pour approfondir leurs débats et surmonte des dilemmes en ouvrant des perspectives inattendues dont l’existence n’avait été devinée que vaguement par d’autres spécialistes. Un de ses secrets est la combinaison de méthodes critiques qui semblent s’exclure mutuellement. C’est ainsi qu’il passe aisément de l’histoire de la rhétorique pratiquée par Marc Fumaroli et ses émules à la nouvelle rhétorique propagée par Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca pour se faire éclairer mutuellement ces deux démarches et mieux saisir par-là les secrets de l’écriture pascalienne, toutes au service du projet apologétique. L’éloquence présuppose une maîtrise du langage, que Susini met en évidence chez Pascal en recourant aux analyses linguistiques contemporaines. Qu’on lise par exemple ses développements éclairants sur « [l]’usage de puisque » (102-112) ou sur le « [r]ecours à la thématisation » (434-437). Il combine la stylistique avec la critique génétique dont l’impact marque toute cette étude et dont les résultats importent à tel point que les fragments étudiés font l’objet d’un index (687-688). Le but principal de l’analyse génétique consiste à mettre en évidence de quelle manière notre apologiste travaille son style pour convaincre les libertins s’autorisant des habitudes de la vie mondaine et des progrès des sciences expérimentales pour se détourner des principes de la foi. « De nombreuses variantes observées sur le manuscrit témoignent de ce constant effort déployé par l’apologiste en vue de manifester combien les différentes questions débattues par son ouvrage touchent, concernent et intéressent directement la vie de chaque lecteur » (367). Le dialogue des Pensées avec les libertins nécessite la prise en considération des recherches scientifiques de Pascal, que Susini a traitées auparavant dans son Commentaire des Pensées de Blaise Pascal de la Foliothèque (n o 148, 2007), et de leurs répercussions sur les disputes avec les jésuites. Cette complexité des analyses suscite l’admiration du lecteur de ce livre exigeant mais très clair et écrit dans un français élégant qui ne recourt jamais à la terminologie des spécialistes sans en préciser la signification. L’adage pascalien que « [l]a vraie éloquence se moque de l’éloquence » (S. 671) sert dans l’introduction de point de départ pour avancer l’hypothèse qu’il faut « suivre la tentative pascalienne de faire converger l’éloquence de la nature [déterminant la conversation de l’honnête homme] et l’éloquence du cœur [qui est l’horizon rhétorique de la Bible et de l’oraison du chrétien] dans l’espace unifié d’une « vraie éloquence », en se fondant sur une analyse serrée des innombrables variantes attestée par le Recueil Original » (19). L’« Épilogue » allègue la version manuscrite du fragment sur les trois ordres (S. 339) et en vante l’ « organisation rigou- Comptes rendus 261 reuse » (645) et il montre qu’elle est modifiée ensuite. D’un « discours linéaire » ressort alors « une structure circulaire » et, grâce à « la rhétorique mise en œuvre par l’apologiste […] l’ordre géométrique semble se confondre avec l’ordre du cœur, et la rigueur du jeu de la distinction se faire incantation » (647). L’analyse du fragment S. 671 illustre un des présupposés oratoires d’une telle stratégie : « la contradiction mise en avant par le paradoxe dogmatique n’est jamais qu’apparente » (507). Pascal oppose en vérité, à des fins polémiques, l’éloquence de l’honnête homme à celle du pédant. Les études linguistiques du paradoxe complètent le livre de Gilles Declercq sur L’Art d’argumenter à la fin de la deuxième partie du livre intitulée « L’agréable et le vrai : dialectique d’une éloquence persuasive » (303-525). La première partie consacrée à « Vrai éloquence et éloquence du vrai » (29-297) revient à plusieurs reprises aux lettres échangées par Pascal avec le Père Noël pour souligner l’irréductibilité de l’ancienne vision des sciences chez ce jésuite avec la nouvelle basée sur l’expérimentation. Susini, qui avance « l’hypothèse de la forte assise de l’argumentation apologétique des Pensées sur les principes partagés par leurs interlocuteurs » (104), renvoie en note, page 187, au fameux livre Les Mots et les Choses de Michel Foucault et sa distinction revient ensuite dans l’intitulé du chapitre 3 (167- 297) dont la partie centrale mène « [d]e la logique à la rhétorique » (186). Les Pensées marquent par rapport aux écrits scientifiques antérieurs « une avancée décisive dans la justification de la métaphore » (197), qui ne doit pourtant pas « se substituer au réel vers lequel elle fait signe » (203) en confondant l’ordre du langage avec celui du monde. L’éloquence du vrai sert à « se libérer à deux niveaux - celui de la conception, puis celui de l’expression - de l’esclavage du signe » (216). Elle exige un effort pour bien penser autant que pour bien parler, poussant l’apologiste à réfléchir aussi bien sur la « justesse » des mots et des choses que sur la « clarté », la « pureté » et la « netteté » (249-288). L’importance de cette dernière se traduit par les corrections, par exemple celles pour éliminer « toute ambiguïté de la référence pronominale » (277). C’est cet effort qui justifie l’intitulé du chapitre 3 puisque, selon Susini, Pascal rejoint dans ce domaine ce que Foucault qualifie d’épistémè de l’âge classique. L’apologiste manifeste ainsi son « ancrage […] dans la modernité scientifique de son temps » (231). La deuxième partie du livre intitulée « L’agréable et le vrai : dialectique d’une éloquence persuasive » (297-525) continue la précédente en insistant sur les déplacements du point de vue sur « les choses » (307-311) et sur « le signifié » (311-315). Au centre du chapitre 2 de cette partie se trouve la thèse que « [l]’honnête homme (conversant) [est une] figure du chrétien (orant et prédicant) » (355), ce qui nécessite de « convertir insidieusement PFSCL XXXVII, 72 (2010) 262 la voix de la nature en celle du cœur - la vraie éloquence du monde en l’éloquence chrétienne du vrai » (363). C’est dans cette optique que Pascal rejette tout formalisme en faveur de la spontanéité. Il se moque « de toute forme d’éloquence « scolaire » pour ne plus se fier qu’aux sources intérieures du discours » (381). Il adhère « aux valeurs célébrées par l’honnête homme » (391) et récuse toute contrainte stylistique qui mène à l’artifice. Son plaidoyer pour le « style naturel » (423) inspire à Susini l’énoncé hardi que « le Dieu évoqué par Pascal […] semble agir de la sorte en honnête homme » (427). L’auteur de l’Apologie « ne pouvait en effet gagner la confiance de l’honnête homme sans parler son langage » (430), mais son interprète se garde toutefois de réduire l’éloquence pascalienne aux règles de la conversation mondaine. Ses fines analyses du statut problématique de la raillerie dans le discours chrétien (457-465) et du paradoxe (505-516) en fournissent une preuve convaincante. La troisième partie du livre éclaire les rapports entre « vraie éloquence et éloquence du cœur » (519-642). C’est dans ce contexte que Susini approfondit l’analyse de la métaphore (559-580) déjà entamée dans la deuxième partie (194-203). Pascal procède à une « reconfiguration du monde expérimental » (568), ce qui se traduit par une « rhétorique de l’imprégnation » (578) cherchant à mettre en évidence les thèmes traités à travers les connotations affectives. La répétition est ici au centre d’intérêt, étudiée successivement dans ses rapports avec l’ordre (584-599), avec la symétrie (600-609) et avec la mémoire (609-614). Elle se manifeste même au niveau phonique (618-620). Tous ces développements aboutissent à une mise en valeur du charme de la sentence pascalienne conjuguant « le double bénéfice d’une formulation mystérieuse sollicitant tout naturellement la curiosité intellectuelle du lecteur et d’une trouvaille verbale […] propre à s’imposer en objet privilégié de méditation » (617). Les jalons d’une rhétorique de la sentence qui concluent la troisième partie du livre (621-642) méritent l’attention particulière des rhétoriciens. L’étude de Susini est riche en suggestions tant grâce à sa capacité de synthétiser les résultats des approches souvent divergents que par son exploration systématique des idées directrices de l’apologiste corrigeant ses fragments par un esprit de système dont les principes sont détectés par cette analyse génétique. Volker Kapp
