Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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"Comptes-tu mon esprit entre les ordinaires?" Alidor (La Place Royale) et Alceste (Le Misanthrope) ou l’extravagante mise à l’écart du moi
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Françoise Poulet
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PFSCL XXXVII, 73 (2010) « Comptes-tu mon esprit entre les ordinaires ? » Alidor (La Place Royale) et Alceste (Le Misanthrope) ou l’extravagante mise à l’écart du moi FRANÇOISE POULET (Université -de -Poitiers) La - fin - de - la - Renaissance - et - l’âge - classique - sont - d’ordinaire - pensés - comme - le moment -de -l’avènement -de -l’individualité, -de -l’autonomisation -du -moi -- -un -moi qui - demeure - encore - fragmenté - et - fragile, - bien - loin - du - sens - moderne - auquel nous - l’entendons 1 . - Même - s’il - serait - trop - schématique - de - considérer - cette émergence - comme - un - processus - linéaire 2 , - et - non - composé - d’étapes - et - de fluctuations, - dans - une - vision - téléologique - de - l’histoire - qui - irait - dans - le - sens d’un -achèvement -du -je, -il -n’en -demeure -pas -moins -que -la -prise -en -compte -de -la subjectivité -évolue -de -manière -déterminante -entre -la -fin -du -XVI e -et -la -première moitié -du -XVII e -siècle. -A -l’époque -des -guerres -de -religion, -l’homme -existe -avant tout - comme - membre - d’une - collectivité, - d’une - communauté - religieuse, - et - non comme - un - être - pensé - dans - son - autonomie. - Il - prend - place - au - sein - d’un ensemble, -comme -partie -d’un -tout -uni -sous -le -regard -de -Dieu. -C’est -ainsi -que -le projet - de - Montaigne, - tel - qu’il - est - exposé - au - seuil - des - Essais 3 , - a - pu - paraître - en - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 1 - Voir - G. -M. - Cazzaniga - et - Y. -Ch. - Zarka - (dir.), - L’Individu - dans - la - pensée - moderne. - XVI e -- XVIII e - siècles/ -L’Individuo - nel - pensiero - moderno. - Secoli - XVI--XVIII, - 2 - vol. - (Pise -: - Edizioni Ets, -1995) -; - M. -Jeanneret, -« -Je -lis, -donc -je -suis. -Herméneutique -et -conscience -de -soi -à -la Renaissance -», - Emergence - du - sujet. - De - l’Amant - vert - au - Misanthrope, - dir. - O. -Pot (Genève -: -Droz, -2005), -pp. -151--‐169. 2 - - « -Il -n’y -a -pas -aux -XVI e -et -XVII e -siècles -ce -que -la -philosophie -idéaliste -allemande, -depuis Fichte, - nomme - un - moi -», - J. -E. - Jackson - et - O. -Pot, - « -Préface -», - ibid., -p. - 8. - O. -Pot, - évoquant plus - particulièrement - le - je - littéraire, - préfère - ainsi - parler - de - « -multiples - formes d’émergence(s) -du -sujet -» -à -partir -de -la -Renaissance, -qu’il -est -nécessaire -d’aborder -en termes - de - discontinuités - et - de - mutations - (« -De - l’aliénation - topique - à - la - topique - du sujet -», -ibid., -p. -49). 3 - - « -[…] - car - c’est - moy - que - je - peins. - […]. - Ainsi, - Lecteur, - je - suis - moy--‐mesme - la - matiere - de mon - livre - […] -», - Les - Essais. - Ed. -J. -Basalmo, - M. -Magnien - et - C. -Magnien--‐Simonin - (Paris -: Françoise Poulet 304 décalage - avec - cette - conception : - le - moi - et - son - particulier - n’étaient - pas - alors perçus - comme - dignes - d’occuper - le - centre - d’un - livre. - L’entreprise - de - l’essayiste marque - néanmoins - une - étape - décisive - dans - le - processus - d’individuation, notamment - littéraire, - qui - s’amorce - dans - la - seconde - moitié - du - XVI e - siècle. - A - ce mouvement - participe - également - la - définition - de - l’idéal - de - l’honnête - homme dans - le - premier - tiers - du - XVII e - siècle 4 . - Dans - la - lignée - des - traités - de - civilité italiens, - de - nombreux - manuels - de - savoir--‐vivre - voient - le - jour - dans - les - années 1630, - le - plus - célèbre - étant - L’Honneste - homme - ou - l’Art - de - plaire - à - la - Court - de Nicolas - Faret - (1630). - Cet - idéal - de - comportement - mondain - déplace - l’attention du -tout -à -la -partie, -du -groupe -à -l’individu : -le -moi -nouvellement -défini -se -doit -de maîtriser -et -policer - son -corps, - sa -conduite -et - ses -paroles, - s’il -entend -mériter -ce qualificatif d’honnête -homme. Or, - les - liens - entre - l’émergence - de - l’honnêteté - et - le - processus - d’indivi--‐ duation -en -cours -semblent -établis -sur -un -paradoxe : -si -l’attention -se -reporte -sur le -moi, -la -libre -expression -du -particulier -ne -semble -toujours -pas -s’être -fondée -en légitimité. - L’honnêteté - peut - apparaître - comme - un - moule - de - règles - communes, vouées -à -former -des -persona -sociales -selon -un -même -modèle -conformiste. -Face à - cet - idéal, - le - moi - doit - se - couler - dans - les - bornes - fixées - par - les - traités prescriptifs -du - temps, - sans -véritablement -disposer -d’une -marge -de -manœuvre. La - naissance - de - l’honnête - homme - ne - semble - donc - pas - s’accompagner - du - droit pour - le - je - de - se - définir - tel - qu’en - lui--‐même, - ni - d’exposer - son - particulier - dans - ce qu’il - peut - avoir - de - singulier. - L’individu - n’est - certes - plus - considéré - uniquement comme -membre -d’une -communauté -religieuse ; -mais -ne -demeure--‐t--‐il -pas -avant tout - un - membre, - cette - fois--‐ci - dans - l’espace - social ? - Il - lui - faut - évoluer - dans - son monde - de - référence, - celui - des - cercles - de - la - bonne - société. - Les - codes - de l’honnêteté - s’établissent - certes - autour - d’une - distinction 5 : - mais - l’exclusion - des personnes - inconvenantes - délimite - les - frontières - d’un - groupe, - celui - des honnêtes - gens, - dans - lequel - l’autonomisation - du - moi - ne - semble - toujours - pas - se penser -comme -pleine -et -entière. - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - Gallimard, - « -Bibliothèque - de - la - Pléiade -», - 2007), - p. - 27. - O. - Pot - dénombre - 644 occurrences -du -pronom -tonique -moi -dans -Les -Essais -(art. -cit., -p. -82). 4 - - Voir - M. -Magendie, - La - Politesse - mondaine - et - les - théories - de - l’honnêteté - en - France, - au XVII e -siècle, -de -1600 -à -1660, -2 -vol. - -(Paris -: -Alcan, -1926) -; -A. -Montandon -(dir.), -Pour -une histoire - des - traités - de - savoir--vivre - en - Europe - (Clermont--‐Ferrand -: - Association - des publications - de - la - Faculté - des - lettres - et - sciences - humaines, - « -Littératures -», - 1994) -; - E. Bury, -Littérature -et -politesse. -L’invention -de -l’honnête -homme -(1580--1750) -(Paris -: -PUF, « -Perspectives -littéraires -», -1996). 5 - - Voir -P. -Bourdieu, -La -Distinction. -Critique -sociale -du -jugement -(Paris -: -Minuit, -1979). -Ce processus -de - distinction - entre -dans - la -même - logique -de -mise - à -part - qui - anime - l’esprit des -salons -: -voir -l’article -de -K. -Abiven -figurant -dans -ce -volume. Alidor et Alceste ou l’extravagante mise à l’écart du moi 305 A -un -peu -plus -de -trente -ans -d’intervalle, -La -Place -Royale -(1634) -de -Corneille et - Le - Misanthrope - (1666) - de - Molière 6 - interrogent, - chacune - à - leur - manière, - la possibilité -de -vivre -en -marge -de -ces -règles -de -civilité -et, -plus -généralement, -des codes - de - l’espace - social. - Les - protagonistes - de - ces - comédies, - Alidor - et - Alceste, sont -deux -« extravagants » : -Alidor -est -désigné -ainsi -dès -le -sous--‐titre -de -la -pièce (La - Place - Royale - ou - l’Amoureux - extravagant), - tandis - qu’Alceste - est - qualifié - du même - adjectif - par - Célimène - au - cours - de - l’œuvre 7 . - En - effet, - tous - deux - extra-vaguent - dans - la - mesure - où, - par - leur - conduite - et - leur - doctrine, - ils - mettent - en péril - les - valeurs - et - les - règles - civiles. - Leur - extravagance - se - situe - avant - tout - au niveau - du - moi. - Alidor - et - Alceste - sont - deux - personnages - qui - « se - piquent » d’exister -en -tant -qu’êtres -autonomes -et -extraordinaires : Comptes--‐tu -mon -esprit -entre -les -ordinaires -? Penses--‐tu - qu’il - s’arrête - aux - sentiments - vulgaires -? - (La - Place - Royale, - I, - 4, vv. -209--‐210, -p. -91) Je -veux -qu’on -me -distingue 8 -[…]. -(Le -Misanthrope, -I, -1, -v. -63, -p. -40) Cette - profération - ostentatoire - et - hyperbolique - de - leur - moi - s’oppose - aux préceptes - de - l’honnêteté, - qui - supposent - modération, - mesure, - médiocrité. - « Le vrai - honnête - homme - est - celui - qui - ne - se - pique - de - rien », - affirme - La - Roche--‐ foucauld, - dans - une - formule - restée - célèbre 9 : - il - ne - se - met - jamais - en - valeur, - ni n’impose - sa - personne - à - autrui ; - il - se - plie - aux - circonstances - et - s’accommode - de toute - situation. - Alidor - et - Alceste - se - mettent - délibérément - à - l’écart - de - ce modèle. - A - priori, - le - ridicule - de - la - pièce - porte - donc - sur - eux - en - contribuant - à stigmatiser - un - comportement - inconvenant - en - société. - Or, - la - lecture - que - l’on peut - faire - de - ces - comédies - révèle - une - plus - grande - complexité : - bien - loin - de donner - un - point - de - vue - de - référence, - qui - serait - celui - de - l’honnêteté - ou - de - la galanterie - considérées - sans - distance, - ces - pièces - s’élaborent - autour - d’une - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 6 - - P. -Corneille, -La -Place -Royale. -Ed. -M. -Escola -(Paris -: -Flammarion, -« -GF -», -2001) -; -Molière, Le -Misanthrope. - Ed. -Cl. -Bourqui - (Paris -: - Le - Livre -de - Poche, -2000). -Toutes -nos - citations renvoient -à -ces -deux -éditions. 7 - - « -Vous -êtes, -sans -mentir, -un -grand -extravagant -» -(IV, -3, -v. -1335, -p. -110). 8 - - Pour - Alceste, - il - s’agit - d’une - distinction - chevaleresque - archaïque, - fondée, - selon - les termes - de - Philinte, - sur - la - « -grande - raideur - des - vertus - des - vieux - âges -» - (I, - 1, - v. -153, - p. 45), -et -qui -conduit -ses -contemporains -à -rire -de -lui -plutôt -qu’à -l’admirer. 9 - - Fr. - de - La - Rochefoucauld, - Maximes. - Ed. -J. -Truchet - (Paris -: - Classiques - Garnier, - 1967), Maxime - 203, -p. - 51. - Le - Chevalier - de - Méré - avait - auparavant - utilisé - les - mêmes - termes -: « -Il - serait - à - souhaiter, - pour - être - toujours - agréable, - d’exceller - en - tout - ce - qui - sied - bien aux - honnêtes - gens, - sans - néanmoins - se - piquer - de - rien -» - (cité - par - J. - Truchet, - ibid., - note 4, -pp. -51--‐52). - Françoise Poulet 306 « satire -croisée 10 ». -Alidor -et -Alceste -sont -certes -des -personnages -risibles ; -mais ne - mettent--‐ils - pas - au - jour - les - failles - et - les - limites - des - règles - de - conduite - en société - telles - qu’elles - sont - mises - en - pratique - par - leurs - contemporains ? L’honnêteté - suppose - un - retrait - du - moi, - qui - ne - doit - pas - s’afficher - au - risque d’incommoder - autrui ; - mais - ce - retrait - ne - peut--‐il - pas - servir - à - masquer - une stratégie - indirecte - d’auto--‐valorisation ? - Il - s’agirait - d’arborer - un - masque d’humilité - pour - mieux - saisir - toutes - les - occasions - de - mettre - en - valeur - les qualités - de - son - esprit. - Alidor - et - Alceste - ne - revendiquent--‐ils - pas - une - autre éthique -en -affichant -un moi -au -premier -plan ? - Boris -Donné, -dans -un -article -intitulé -« D’Alidor -à -Alceste : -La -Place -Royale -et Le - Misanthrope, - deux - comédies - de - l’extravagance », - a - déjà - rapproché - ces - deux œuvres - du - point - de - vue - de - leur - structure - et - des - enjeux - qu’elles - posent - pour - le genre - comique 11 . - On - peut - néanmoins - prolonger - cette - étude - en - abordant - la question - du - double - point - de - vue - réversible - que - les - deux - pièces - instaurent. - En effet, - une - interprétation - univoque - du - protagoniste - ne - semble - pas - pertinente : celui--‐ci -n’assume -pas -l’intégralité -du -ridicule -de -la -pièce. -Il -pose -les -termes -d’un débat - qui - dépasse - son - seul - cas - fictionnel. - La - première - représentation - de - La Place - Royale - a - lieu - au - moment - même - où - le - modèle - de - l’honnêteté - émerge - en France, - au - début - des - années - 1630 : - il - s’agit - donc - d’un - idéal - récemment - défini, qui -s’applique -encore -à -un -milieu -restreint -(l’ouvrage -de -Nicolas -Faret -vise -ainsi spécifiquement - le - monde - des - courtisans). - Au - contraire, - dans - les - années - 1660, ce - modèle - est - dominant : - son - champ - d’application - s’est - élargi - au - travers - de - la notion - de - galanterie 12 . - En - 1666, - le - fait - de - s’opposer - à - un - tel - modèle, - reconnu aussi -bien -par -la -Cour -et -les -mondains -que -par -les -doctes, -comme -le -fait -Alceste, mais -aussi, -dans -une -certaine -mesure, -de -dénoncer -la -corruption -de -cet -idéal -en persona -hypocrite, -peut -donc -bien -être -qualifié, -dans -un -processus -de -gradation, de -folie -« atrabilaire ». - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 10 - - J’emprunte - cette - expression - à - M. -Rosellini, - qui - l’a - employée - à - propos - de - Dom - Juan - et du -Misanthrope -dans -le -séminaire -qu’elle -a -consacré -à -l’extravagance -et -aux -figures -de l’écart -à -l’ENS--‐LSH -en -2006--‐2007. 11 - - « -Le - salon - et - la - scène -: - comédie - et - mondanité - au - XVII e - siècle -». - Littératures - classiques, n o -58 -(printemps -2006) -: -pp. -155--‐175. 12 - - Voir - D. - Denis, - Le - Parnasse - Galant. - Institution - d’une - catégorie - littéraire - au - XVII e -siècle (Paris -: - H. -Champion, - « -Lumière - classique -», - 2001) -; - A. -Viala, - La - France - galante. - Essai historique -sur -une -catégorie -culturelle, -de -ses -origines -jusqu’à -la -Révolution -(Paris -: -PUF, « -Les -Littéraires -», -2008). Alidor et Alceste ou l’extravagante mise à l’écart du moi 307 I. Alidor et Alceste : deux contre-modèles d’honnêteté et de galanterie a) Une mise à l’écart des règles de la civilité mondaine Dans - un - premier - temps, - ces - deux - pièces - désignent - explicitement - leur - prota--‐ goniste -comme -le -rôle -sur -lequel -le -ridicule -doit -porter, -par -le -biais -du -sous--‐titre l’Amoureux - extravagant - pour - Alidor, - et - du - sous--‐titre - originel, - supprimé - par - la suite, - l’Atrabilaire - amoureux, - pour - Le - Misanthrope 13 . - Leur - écart - est - d’emblée situé - dans - le - domaine - de - la - conduite - amoureuse. - Les - héros - sont - tous - deux victimes - d’une - passion - excessive - et - inconvenante, - l’un - pour - Angélique, - l’autre pour - Célimène ; - tous - deux - expriment - leur - regret - d’être - la - proie - d’un - amour - si violent, - qu’ils - se - révèlent - incapables - de - maîtriser. - Mais - ils - appréhendent - cet excès - selon - deux - finalités - opposées : - Alidor - souhaite -rompre - avec - sa -maîtresse pour - se - soustraire - à - l’aliénation - qu’engendre - cet - amour - et - reconquérir - sa « franchise », - car - il -juge -qu’Angélique - lui -inspire -un - amour -trop - fort -qui -met - en péril - l’intégrité - de - son - moi ; - au - contraire, - Alceste - recherche - la - possession exclusive - de - sa - maîtresse, - aux - dépens - de - ses - rivaux. - Néanmoins, - malgré - cette disparité - de - desseins, - leur - conception - de - l’amour - demeure - identique : - dans - les deux - cas, - le - héros - prend - en - considération - son - moi - avant - de - se - soucier - de - celle qu’il - aime, - ce - qui - est - contraire - aux - préceptes - de - l’honnête - passion. - Ainsi, - pour rompre - avec - Angélique, - Alidor - ne - répugne - pas - à - la - trahir : - il - se - sert - pour - cela d’une - fausse - lettre, - qui - induit - sa - maîtresse - à - croire - qu’elle - est - trompée ; - il l’humilie - par - une - raillerie - méchante - qui - dénigre - sa - beauté ; - il - fomente - par - la suite - un - faux - projet - d’enlèvement, - destiné - à - donner - Angélique, - comme - un vulgaire - objet - dont - on - se - défausse, - à - son - ami - Cléandre ; - mais - il - manie - surtout l’art -de -la - feinte -verbale -et -du -mensonge, -trait -qui -aurait -par -ailleurs - fortement choqué -Alceste : Que -ne -peut -l’artifice, -et -le -fard -du -langage -! -(III, -6, -v. -905, -p. -127) De -ce -fait, -le -héros -contrevient -à -un -second -ensemble -de -règles -capitales -abordé par - les - théoriciens - de - l’honnêteté : - celui - de - la - conversation - et - de - l’honnête langage, - qui - doit - toujours - être - naturel - et - bienséant, - tandis - que - le - souci - de l’interlocuteur - doit - dominer 14 . - La - trop - forte - passion - d’Alceste - à - l’égard - de - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 13 - - Dans -le -privilège -du -21 -juin -1666, -la -pièce -est -mentionnée -sous -le -titre -Le -Misanthrope ou - l’Atrabilaire - amoureux, - mais, - par - la - suite, - le - sous--‐titre - n’est - reproduit - sur - aucun exemplaire. 14 - - N. -Faret - définit - en - ces - termes - la - « -douceur - [d’]esprit -» - des - honnêtes - gens -: - « -Si - l ’ on parle - à - eux, - ils - sont - attentifs, - sans - jamais - interrompre -; - et - lors - qu’il - est - temps - de respondre, - ils - le - font - avec - ordre - et - jugement. - Si - les - propositions - que - l’on - fait - devant eux, - sont - si - peu - raisonnables, - qu’ils - ne - les - doivent - pas - souffrir, - ils - en - font - voir - les absurditez -avec -tant -d’adoucissements -et -de -modestie, -que -l’on -se -sent -plus -obligé -d’en Françoise Poulet 308 Célimène -est -également -blâmable -dans -la -mesure -où -elle -incommode -l’objet -sur lequel - elle - porte - et - entraîne - un - autre - travers : - la - jalousie. - Chez - le - Misanthrope comme - chez - Alidor, - le - moi - détermine - le - point - de - vue - adopté : - la - femme - aimée doit -se -plier -aux -exigences -de -son -amant. Si - Alceste - reprend - à - son - compte - certaines - des - critiques - émises - par - les théoriciens - de - l’honnêteté - (contre - les - flatteurs, - les - bavards - impénitents, - les médisants 15 ), - il - défend - sa - doctrine - d’une - manière - anti--‐honnête, - par - un comportement - contraire - à - ces - préceptes. - Ainsi, - dans - la - pièce, - le - héros - n’est jamais - qualifié - d’« honnête - homme », - contrairement - à - Philinte - ou - encore Oronte 16 . - Si - on - le - reconnaît - comme - « homme - sage 17 », - « homme - de - mérite » - ou encore - « homme - d’honneur 18 », - ces - traits - présents - chez - l’honnête - homme - ne forment - pas - chez - lui - un - tout - harmonieux - et - équilibré ; - ils - se - corrompent - au contraire - en - un - mélange - inconvenant - en - société. - Le - personnage - contrevient principalement -à -ce -modèle -dans -le -domaine -de -la -conversation, -en -refusant -les compromis - qu’exige - la - politesse - mondaine. - Par - souci - excessif - de - l’« honneur », il - « se - pique - de » - sincérité, - ce - qui - le - pousse - à - déclarer - ses - quatre - vérités - à - tout un - chacun, - en - excluant - l’honnête - dissimulation - que - Philinte - juge - essentielle pour -ne -pas -blesser -son -interlocuteur : Je -veux -qu’on -soit -sincère, -et -qu’en -homme -d’honneur, On -ne -lâche -aucun -mot -qui -ne -parte -du -cœur. -(I, -1, -vv. -35--‐36, -p. -39) Or, -les -codes -et -les -usages -de -son -temps -lui -donnent -tort : -le -personnage -bafoue les - règles - de - l’aptum, - hérité - du - modèle - cicéronien, - notion - au - centre - de - la paideia - à - la - Renaissance - et - à - l’âge - classique 19 . - L’honnête - conversation - suppose en - effet - de - savoir - modérer - ses - passions - et - ses - humeurs, - telles - que - la - colère - et - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - estre - repris, - que - si - l’on - avoit - l’approbation - de - quantité - d’autres -» - (L’Honneste - homme ou -l’Art -de -plaire -à -la -Court. -Ed. -M. -Magendie -(Paris -: -PUF, -1925), -pp. -78--‐79). 15 - - « -C’est - ainsi - qu’aux - flatteurs, - on - doit, - partout, - se - prendre/ - Des - vices - où - l’on - voit - les humains - se - répandre -» - (II, - 4, - vv. - 665--‐666, - p. - 77). - Voir - la - critique - de - la - flatterie développée - par - N. -Faret -: - « -[…] - Ce - vice - est - trop - lasche - pour - tomber - en - la - pensee - d’un honneste - homme, - outre - qu’il - n’est - pas - si - tost - descouvert - qu’il - ruine - le - credit - et - la reputation - de - celuy - qui - pense - eslever - sa - fortune - sur - un - si - mauvais - fondement -» (L’Honneste -homme…, -p. -54). 16 - - Alceste -revendique -une -seule -fois, -dans -la -querelle -qui -l’oppose -à -Oronte, -une -conduite honnête, -mais -les -autres -personnages -ne -le -qualifient -jamais -ainsi -: -« -Et -parce -que -j’en use - avec - honnêteté,/ - Et - ne - le - veux - trahir, - lui, - ni - la - vérité,/ - Il - aide - à - m’accabler - d’un crime -imaginaire, -[…] -» -(V, -1, -vv. -1511--‐1514, -p. -120). -Voir -W. -D. -Howarth, -« -Alceste, -ou l’honnête -homme -imaginaire -». -RHT -(1974) -: -pp. -93--‐102. 17 - - Acte -I, -scène -2, -v. -285, -p. -53. 18 - - Acte -V, -scène -4, -v. -1714, -p. -131. 19 - - E. -Bury, -Littérature -et -politesse, -p. -123. Alidor et Alceste ou l’extravagante mise à l’écart du moi 309 l’opiniâtreté, - de - ne - pas - incommoder - son - interlocuteur - par - des - maximes morales - trop - emphatiques, - de - garder - en - toutes - circonstances - une - souplesse d’esprit - et - de - jugement. - Le - Misanthrope - défend - haut - et - fort - le - naturel ; - or, - il oublie -que -ce -naturel -n’est -pas -pure -voie -de -la -nature, -mais -subtil -maniement -de l’artifice -et -art -de -société. -En -1666, -c’est -avant -tout -à -l’aune -de -la -galanterie -qu’il convient -d’interpréter -son -personnage. -Si -l’on -s’en -réfère -à -la -définition -de -cette notion - que - propose - Alain - Viala 20 , - la - galanterie - inclut - l’honnêteté, - mais - la - sur--‐ passe : -comme -l’honnêteté, -elle -est -affaire -de -mérite, -de -courtoisie -et -de -civilité ; mais - il - faut - y - ajouter - l’enjouement, - la - gaieté, - le - brio, - ce - je--ne--sais--quoi - qui - sait plaire 21 - et -susciter -l’admiration. -Par -son -choix -de -ne -pas -fréquenter -la -Cour, -puis de - se - retirer - du - monde, - Alceste - s’exclut - de - lui--‐même - du - « commerce - du monde », - jugé - déterminant - pour - atteindre - la - sprezzatura, - cette - fausse - négli--‐ gence, - cette - élégance - qui - paraît - naturelle - alors - qu’elle - est - un - savant - mélange d’inné - et - d’acquis. - Alceste - fait - erreur - lorsqu’il - oppose - « l’homme - d’honneur » - à « l’honnête - homme » : - l’honnêteté - inclut - l’honneur, - mais - cet - honneur - implique la - reconnaissance - et - l’estime - d’autrui, - ce - que - le - Misanthrope - ne - recherche - en aucun -cas 22 . En - définitive, - Alidor - et - Alceste - bafouent - tous - deux - la - civilité, - qui - est - un - art de - vivre, - mais - aussi - un - idéal - éthique. - Ni - leurs - actions, - ni - leurs - paroles - ne respectent -l’impératif -de -convenance, -l’art -de -bien -dire -et -de -bien -se -comporter, l’art - de - juger - des - circonstances - et - de - saisir - l’occasion, - en - un - mot, - cet - art fondamental -de -l’à--‐propos. b) Un « moi vorace 23 » Cette - soif - de - distinction - commune - aux - deux - personnages - provient - pour - une large -part -d’une - estime -démesurée -de - leur -propre -personne ; -or, - l’honnêteté - et la - galanterie - condamnent - unanimement - l’orgueil - excessif - et - l’amour - de - soi 24 . - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 20 - - A. -Viala, -en -prenant -notamment -appui -sur -des -citations -de -Vaugelas -et -de -Méré, -définit la -galanterie -comme -un -« -superlatif -de -l’honnête -homme -» -(La -France -galante, -p. -33). 21 - - J. -Mesnard, -« -Le -Misanthrope -mise -en -question -de -l’art -de -plaire -». -Repris -in -P. -Dandrey (dir.), - Molière, - trois - comédies - morales -: - Le - Misanthrope, - George - Dandin, - Le - Bourgois gentilhomme -(Paris -: -Klincksieck, -« -Parcours -critique -»), -pp. -215--‐237. 22 - - Arsinoé -le -nomme -une -seule -fois -« -galant -homme -» -lorsqu’elle -tente -de -le -faire -rompre avec - Célimène - (III, - 5, - v. -1114, - p. -100), - mais - ce - qualificatif - entre - alors - dans - une stratégie -de -séduction. 23 - - J. -Brody, - « -Dom - Juan - et - Le - Misanthrope - ou - l’esthétique - de - l’individualisme - chez Molière -», -article -repris -in -P. -Dandrey -(dir.), -Molière, - -p. -202. 24 - - N. -Faret - s’en - prend - notamment - aux - impertinents - qui - manifestent - leur - forte - pré--‐ somption -en -présence -des -dames -: -« -Elles -ne -souffrent -pas -plus -volontiers -l’orgueil -de Françoise Poulet 310 Les - stances - finales - d’Alidor - montrent - par - exemple - clairement - que - celui--‐ci entend -vivre -sur -un -mode -autotélique, -dans -un -espace -narcissique -entièrement centré -sur -lui--‐même : Je -vis -dorénavant -puisque -je -vis -à -moi, Et -quelques -doux -assauts -qu’un -autre -objet -me -livre, C’est -de -moi -seulement -que -je -prendrai -la -loi. -(V, -8, -vv. -1579--‐1581, -p. -159) Chez - Alceste, - la - volonté - de - « se - mettre - à - part » - répond - également - à - une - forte estime -de -lui--‐même 25 . -On -peut -se -demander, -comme -le -fait -Célimène, -si -le -fait -de prendre - systématiquement - le - contrepied - d’autrui - ne - répond - pas - avant - toute chose - au - plaisir - de - se - mettre - à - l’écart, - de - se - distinguer, - plutôt - qu’au - respect d’une -éthique -déterminée : Et -ne -faut--‐il -pas -bien -que -Monsieur -contredise -? A -la -commune -voix, -veut--‐on -qu’il -se -réduise -? -(II, -4, -vv. -669--‐670, -p. -78) Le - Misanthrope - fait - ici - partie - des - cas - blâmés - par - les - manuels - de - civilité, - mais aussi - par - les - ouvrages - des - moralistes - - - ces - deux - types - d’œuvres - se - rejoignant ici -dans -la -critique -de -l’amour--‐propre -excessif, -péché -commis -contre -les -lois -du « monde », -mais -aussi -contre -Dieu 26 . Toutefois, - si - l’on - peut - rire - d’Alidor - et - d’Alceste - au - cours - des - deux - pièces, l’on -ne -saurait -railler -l’ensemble -de -leurs -revendications. -C’est -toute -l’ambiguïté de -ces -textes, -qui -prennent -le -point -de -vue -de -l’honnêteté -tout -en -questionnant certaines -pratiques -déviantes -de -ce -modèle. -Les -deux -pièces -ne -donnent -pas -de point - de - vue - de - référence : - la - structure - de - la - « satire - croisée » - fait - que - le ridicule - change - de - camp - au - cours - de - la - pièce. - En - élargissant - la - portée - critique du - genre - comique, - qui - ne - vise - pas - seulement - ici - un - caractère, - mais - un - milieu social - lié - par - des - codes - et - des - conventions, - les - deux - dramaturges - amorcent - un questionnement -sur -différentes -pratiques -de -civilité -mondaine. - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - ces - ames - enflées - de - presomption, - et - de - fausse - gloire, - qui - n’ont - jamais - la - bouche ouverte - qu’à - leurs - propres - loüanges, - et - à - publier - leurs - belles - actions -» - (L’Honneste homme, -p. -100). 25 - - Dans - la - pièce, - sur - les - 102 - occurrences - du - pronom - moi, - plus - de - la - moitié - (56) - se rapportent - à - Alceste, - contre - 16 - pour - Célimène - et - 8 - pour - Philinte. - Dans - la - plupart - des cas, -chez -Alceste, -le -pronom -est -employé -en -position -de -renforcement, -en -tête -de -vers, détaché - par - une - virgule -: - « -Moi, - je - veux - me - fâcher, - et - ne - veux - point - entendre -» - (I, - 1, v. -5, -p. -38) -; -« -Moi, -je -n’aurai, -jamais, -de -lâche -complaisance -» -(II, -6, -v. -758, -p. -83). 26 - - On - sait - que - La - Rochefoucauld, - dans - ses - Maximes, - conçoit - l’amour--‐propre - comme - le principal -moteur -du -comportement -des -hommes -au -sein -de -l’espace -social. Alidor et Alceste ou l’extravagante mise à l’écart du moi 311 II. « Satire croisée » de mises en pratique dégradées de l’honnêteté a) L’orgueil : amour de soi ou générosité ? Il - est - possible - d’interpréter - La - Place - Royale - comme - la - mise - en - scène - du - conflit de - l’individualité - naissante, - en - quête - de - reconnaissance - personnelle, - et - des règles - de - conduite - mondaine. - Alidor - contrevient - certes - aux - principes - de l’honnête - passion. - Mais - n’est--‐ce - pas - parce - que - l’ethos - absolutiste - que - le personnage - revendique - le - pousse - à - s’affranchir - d’une - passion - jugée - trop aliénante 27 ? - La - pièce - s’inscrit - dans - un - débat - portant - sur - la - liberté - de - l’homme et - son - libre--‐arbitre. - Ainsi, - la - profession - de - foi - amoureuse - du - héros - un sentiment - maîtrisé - entièrement - placé - sous - le - contrôle - du - sujet - -évoque - le libertinage - érudit - de - la - génération - de - Théophile - de - Viau, - dont - le - procès - n’a - eu lieu - que - huit - années - auparavant. - Alidor - refuse - de - tomber - sous - le - joug - d’une passion -aveuglante, -qui -prive -le -sujet -de -la -maîtrise -de -sa -raison : -il -s’agit -d’une position - philosophique - lucrécienne - qui - met - en - avant - l’individualisme, - et - non d’un - libertinage - de - mœurs, - au - sens - péjoratif - que - l’on - a - pu - conférer - à - cette notion. - A - la - fin - de - la - décennie - suivante, - Descartes - publiera - son - Traité - des passions, - dans - lequel - il - mettra - en - relief - l’ambiguïté - de - l’amour - de - soi, - vertu - de l’homme - généreux, - ou - au - contraire - vice - de - l’homme - orgueilleux. - Le - généreux cartésien -se -caractérise -par -une -noblesse -d’âme -et -de -sentiments : -il -revendique l’usage -de -son -libre--‐arbitre, -mais -toujours -de -façon -vertueuse, -sans -tomber -dans un -amour -de -soi -excessif. -Alidor -est -semblable -à -cette -figure -en -tant -qu’il -use -de sa - libre -volonté. - Corneille, -dans - son -épître - liminaire -à -un -dédicataire - anonyme, valorise -cet -aspect -de -son -héros, -dont -il -fait -même -l’un -des -traits -définitoires -de l’honnêteté : C’est - de - vous - que - j’ai - appris - que - l’Amour - d’un - honnête - homme - doit - être toujours - volontaire, - qu’on - ne - doit - jamais - aimer - en - un - point - qu’on - ne - puisse n’aimer -pas -[…] 28 . Mais - il - se - défend - immédiatement - après - de - légitimer - les - desseins - de - son - per--‐ sonnage - et - supplie - ses - lectrices - de - garder - en - mémoire - le - fait - qu’il - a - qualifié Alidor -d’« extravagant ». -Comme -pour -Alceste, -le -sens -de -l’honneur -héroïque -du personnage - apparaît - en - décalage - avec - les - mœurs - de - la - société - honnête - dans laquelle - il - vit. - Alidor - représente - en - définitive - une - étape - sur - la - voie - de - la générosité : - il - veut - conquérir - une - certaine - autonomie - de - sujet ; - loin - de - la médiocrité - honnête, - son - modèle - est - noble - et - aristocratique. - Mais - il - se - trompe sur - les - moyens - d’y - parvenir : - sa - « franchise » - finale - est - pervertie - par - la - voie - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 27 - - S. -Doubrovsky, - Corneille - et - la - dialectique - du - héros - (Paris -: - Gallimard, - « -Bibliothèque des -Idées -», -1963), -pp. -59--‐75. 28 - - « -[Epître -dédicatoire] -A -Monsieur -*** -», -pp. -79--‐80. Françoise Poulet 312 qu’il -a - suivie -pour -la -conquérir, -marquée -par -l’inconstance -et -la -lâcheté. -Le -moi d’Alidor - choisit - le - sacrifice - d’autrui - au - lieu - de - se - sacrifier - lui--‐même, - signe - d’un héroïsme - dévoyé. - Au - contraire, - dans - Cinna, - la - sublimation - finale - du - moi d’Auguste - apparaîtra - comme - un - héroïsme - sans - décalage - par - rapport - au contexte - politique - dans - lequel - il - s’inscrit. - Alidor, - quant - à - lui, - revendique - un héroïsme -qui -tourne -à -vide, -faute -de -se -sublimer -dans -une -cause -qui -dépasse -le simple -« péril -privé » -(amoureux) 29 . Parallèlement - aux - définitions - de - l’honnête - homme, - les - adversaires - de - ce modèle, - tels - les - dévots, - mais - aussi - les - auteurs - de - manuels - de - civilité - eux--‐ mêmes, -dénoncent -un - faux -homme -de -bien, -qui -revêt - le -masque -de - l’honnêteté pour - mieux - servir - ses - ambitions - sociales, - et - pointent - une - version - dégradée - de la - galanterie, - lorsqu’elle - se - traduit - par - un - comportement - de - séducteur - et - de débauché - chez - l’homme, - ou - encore - par - une - conduite - de - petite - vertu - chez - la femme. - Dans - Le - Misanthrope, - la - « satire - croisée » - vise - avant - tout - à - interroger ces - pratiques - déviantes - du - modèle - de - l’honnêteté. - Alceste - place - de - manière inconvenante - son - moi - au - premier - plan. - Mais, - chez - les - autres - personnages, l’honnêteté -et -l’air -galant -ne -sont--‐ils -pas -des -masques -sous -lesquels -transparaît le - même - orgueil - démesuré ? - En - témoigne - la - première - scène - de - l’acte - III, - qui confronte - les - deux - petits - marquis - Acaste - et - Clitandre, - chacun - cherchant - à prouver - à - l’autre - que - son - immense - mérite - n’a - pu - qu’emporter - les - faveurs - de Célimène. - L’honnêteté - et - la - galanterie - ne - sont--‐elles - pas - chez - ces - personnages des -artifices -voilant -leur -soif -d’admiration -et -de -reconnaissance ? -Alceste -serait donc - le - seul - à - affirmer - haut - et - fort - cette - auto--‐valorisation. - La - véritable honnêteté -serait--‐elle -alors -du -côté -du -Misanthrope 30 ? -On -a -vu -que -certaines -de ses - revendications - suivent - les - prescriptions - données - par - les - manuels - de civilité : - c’est - notamment - le - cas - dans - la - « scène - des - portraits » - (II, - 4), - lorsqu’il fustige - une - raillerie - malhonnête, - qui - attaque - en - l’absence - de - celui - qui - est - visé. Alceste, -en -se -faisant -le -garant -de -l’honneur -et -de -la -sincérité, -opérerait -ainsi -un rééquilibrage - du - côté - d’une - authenticité - renouvelée, - en - tissant - un - lien indissoluble - entre - les - deux - sens - mondain - et - éthique - du - terme - honnêteté. - Dans le - sillage - des - attaques - des - moralistes - et - des - dévots - contre - un - « faux - honnête homme » - (chez - La - Rochefoucauld, - dont - les - Maximes - ont - été - publiées - l’année - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 29 - - Voir - l’étude - de - la - pièce - proposée - par - H. - Merlin--‐Kajman, - dans - L’Absolutisme - dans - les lettres -et -la -théorie -des -deux -corps, -Passions -et -politique -(Paris -: -H. -Champion, -« -Lumière classique -», -2000), -pp. -218--‐227. 30 - - Voir -l’analyse -de -Donneau -de -Visé -: -« -Le -Misanthrope, -malgré -sa -folie, -si -l’on -peut -ainsi appeler - son - humeur, - a - le - caractère - d’un - honnête - homme, - et - beaucoup - de - fermeté, comme - l’on - peut - connaître - dans - l’affaire - du - sonnet. - […] - ce - qui - est - admirable - est - que, bien - qu’il - paraisse - en - quelque - façon - ridicule, - il - dit - des - choses - fort - justes -» - (Lettre écrite -sur -la -comédie -du -Misanthrope, -citée -par -Cl. -Bourqui, -pp. -142--‐143). Alidor et Alceste ou l’extravagante mise à l’écart du moi 313 auparavant, - puis - chez - Pascal), - le - personnage - de - Molière - désignerait - un véritable -« homme -de -bien », -du -côté -d’une -authenticité -refondée 31 . Même - Philinte, - qui - adopte - pourtant - une - modération - certaine - et - fait - passer ses -propres -intérêts -après -ceux -de -son -ami -Alceste -(comme -lorsqu’il -lui -sacrifie l’amour - qu’il - ressent - pour - Eliante), - ne - représente - pas - tout - à - fait - le - modèle - de l’honnête - homme - dans - la - pièce. - Les - reproches - que - lui - adresse - Alceste - dans - la première - scène - ont - beau - être - ridicules - à - force - d’être - excessifs, - ils - n’en - gardent pas -moins -un -fond -de -vérité. -Philinte -part -du -même -constat -que -le -Misanthrope, la - vision - hobbsienne - d’une - humanité - pleine - de - vices - où - l’homme - est - un - loup pour - l’homme 32 . - Mais - son - flegme - naturel - l’incite - à - adopter - la - position - patiente du - sceptique, - qui - contemple - le - monde - avec - lucidité - tout - en - ayant - conscience qu’il - est - impossible - de - le - rendre - parfait. - Cette - modération - est - digne - d’un honnête - homme. - Mais - ce - qui - n’en - est - pas - digne, - c’est - le - fait - que, - chez - Philinte, une - complaisance - excessive - empiète - sur - l’honnêteté. - Ainsi, - le - personnage - ne peut - s’empêcher - de - flatter - ceux - qui - l’entourent, - comme - il - le - fait - avec - Oronte dans -la -scène -du -sonnet -(I, -2). -Ainsi -défini, -l’honnête -homme -peut -devenir -l’ami du - genre - humain, - des - vertueux - comme - des - méchants - hommes, - et - c’est - cette absence - de - sélection - qu’Alceste - lui - reproche. - Dès - le - début - de - la - pièce, s’affrontent - ainsi - deux - conceptions - de - la - vertu, - l’une - privilégiant - la - sincérité - et l’honneur, -l’autre -la -politesse -et -la -courtoisie. -Mais -aucune -de -ces -deux -positions n’est - absolument - pertinente : - la - véritable - honnêteté - se - situe - dans - un - « juste milieu » 33 , - savant - mélange - de - politesse, - qui - invite - à - manier - une - bonne hypocrisie, - et - de - transparence, - qui - conduit - à - juger - avec - discernement - dans - le domaine -des -relations -sociales. Oronte, - qui - « se - pique » - d’écrire - et - veut - faire - le - galant, - alors - que - la galanterie - est - un - je--ne--sais--quoi - qui - ne - s’acquiert - pas - sur - commande, - ne - sera bien - entendu - pas - davantage - le - représentant - des - honnêtes - gens ; - pas - plus - que, du - côté - des - personnages - féminins, - Arsinoé, - la - fausse - prude, - ni - même - que Célimène, - qui - a - emprunté - la - voie - dangereuse - pour - son - honneur - de - la coquetterie. - En - définitive, - le - seul - véritable - modèle - d’honnêteté - de - la - pièce - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 31 - - « -Tout - le - Misanthrope - pourrait - se - lire - comme - un - commentaire - et - une - paraphrase - de Faret - et - de - Méré -», - E. -Bury, - « -Le - monde - de - l’honnête - homme -: - aspects - de - la - notion - de "monde" - dans - l’esthétique - du - savoir--‐vivre -». - - « -La - notion - de - ‘monde’ - au - XVII e - siècle -». Littératures -classiques, -n° -22 -(automne -1994) -: -p. -194. 32 - - « -Oui, - je - vois - ces - défauts - dont - votre - âme - murmure,/ - Comme - vices - unis - à - l’humaine nature -[…] -» -(I, -1, -vv. -173--‐174, -p. -46). 33 - - Sur - cette - notion - définie - par - Pascal, - voir - J. -Morel, - « -Molière - et - les - honnêtes - gens -», Agréables - mensonges. - Essais - sur - le - théâtre - français - du - XVII e - siècle - (Paris -: - Klincksieck, « -Bibliothèque -de -l’âge -classique -», -1991), -pp. -283--‐284. Françoise Poulet 314 semble -être -Eliante, -toujours -sincère 34 - mais -jamais -blessante, -modérée -dans -son amour - pour - Alceste, - prête - à - le - sacrifier - à - sa - cousine - Célimène. - Mais - ce personnage -secondaire -occupe -une -place -discrète -dans -la -pièce -et -n’occulte -pas la - « satire - croisée » - des - différentes - pratiques - de - comportements - mondains placée -au -centre -de -l’œuvre. Aussi, - en - 1666, - peut--‐être - est--‐on - parvenu - à - un - point - limite - de - cet - idéal - de conduite. -La -galanterie -se -corrompt -en -hypocrisie. -Les -moralistes -dénoncent -un faux - honnête - homme - qui - se - détourne - de - Dieu - pour - se - focaliser - sur - sa - propre personne. -Si -Molière -n’adopte -pas -le -point -de -vue -des -dévots -dans -cette -pièce, -il montre - clairement - les - apories - auxquelles - peuvent - mener - certains - excès - de - ce modèle. b) Un moi « extravagant » : la revendication d’une place à part Mais - ce - que - les - deux - pièces - interrogent, - au--‐delà - de - l’écart - face - au - modèle - de civilité -du -temps, -c’est -la -possibilité -pour -le -moi -d’exister -dans -un -espace -à -part au - tournant - du - XVII e - siècle. - Le - singulier - peut--‐il - se - définir, - selon - ses - propres règles, - sur - le - mode - de - l’écart ? - La - querelle - des - Lettres - de - Balzac, - de - 1624 - à 1630, -posait -déjà - cette -même -question, - à -propos -d’un -moi--‐auteur 35 . - En -mettant en -avant -sans -hiérarchie -apparente -les -facettes -publiques -et -privées -de -son -moi, l’épistolier - dévoilait - aux - yeux - de - tous, - selon - ses - adversaires, - des - particularités qui - auraient - dû - rester - cachées : - ainsi, - ceux--‐ci - lui - reprochaient - de - constituer - en événements - extraordinaires - des - éléments - aussi - inconvenants - et - triviaux - que ses -petites -maladies -ou - ses -désirs - amoureux. -Balzac - s’était - ainsi -vu - attribuer - le surnom - de - Narcisse, - pour - son - éloquence - centrée - sur - le - moi. - Cet - exemple - pose déjà - l’ambivalence - de - l’éloge - de - soi - au - début - du - XVII e - siècle : - Balzac - se - défend du -péché -de -philautie -en -affirmant -que -le -fait -de -faire -son -propre -éloge -n’est -pas le - signe - d’un - moi - extravagant, - mais - bien - d’un - moi - extraordinaire - (selon - une distinction - faite - par - l’épistolier - lui--‐même), - signe - de - sincérité - chez - l’être exceptionnel -qui -déclare -franchement -ce -qu’il -est. Une - relecture - de - La - Place - Royale - et - du - Misanthrope - en - regard - des - œuvres montaignienne - et - balzacienne - nous - permet - d’avancer - l’hypothèse - que - les - moi - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 34 - - Face - à - Célimène, - prise - à - parti - par - Oronte - et - Alceste, - elle - se - prononce - pour - la - fran--‐ chise -: -« -N’allez -point, -là--‐dessus, -me -consulter -ici -; / -Peut--‐être, -y -pourriez--‐vous -être -mal adressée,/ - Et - je - suis - pour - les - gens - qui - disent - leur - pensée -» - (V, - 3, - vv. -1660--‐1662, p. -126). 35 - - H. - Merlin--‐Kajman, - « -Guez - de - Balzac - ou - l’extravagance - du - moi - entre - Montaigne - et Descartes -». - « -Dispositifs - du - sujet - à - la - Renaissance -», - Rue - Descartes, - n° -27 - (mars 2000) -: -pp. -141--‐158. Alidor et Alceste ou l’extravagante mise à l’écart du moi 315 extravagants - d’Alidor - et - d’Alceste - sont - eux - aussi - des - tentatives, - à - un - niveau fictionnel, -d’imposer - le - caractère - exceptionnel -du - sujet. -Hélène -Merlin--‐Kajman, dans - un - article - consacré - aux - Visionnaires - de - Desmarets - de - Saint--‐Sorlin 36 , suggère - l’idée - d’une - étape - fondamentale - dans - le - processus - d’individuation - en cours : - celle - d’un - moi - extravagant. - Selon - elle, - il - aurait - d’abord - fallu - que - le - moi extravague -avant -que -l’individualité -puisse -enfin -émerger : L’éloge - de - soi - a - dû - constituer - une - expérience - première - et - capitale - dans - le procès - de - subjectivation - tel - qu’il - se - déroule - au - XVII e - siècle. - Ou - encore -: - le - moi s’est -en -effet -présenté -sous -la -forme -extraordinaire -d’une -vraie -extravagance -- comme - pour - Alidor, - l’amoureux - extravagant - de - La - Place - royale. - Ses - héros, Alidor, - Balzac, - Artabaze, - sont - les - explorateurs - curieux - d’un - nouveau - monde, espace - détaché - du - rapport - au - public, - un - territoire - encore - théorique, - encore virtuel -au -début -du -XVII e -siècle -[…] 37 . - Hélène - Merlin--‐Kajman - rapproche - l’éloge - de - soi - balzacien - du - cheminement - de pensée - cartésien : - c’est - à - partir - de - la - méthode - du - doute - hyperbolique, - à - la mesure - d’un - moi - hyperbolique, - que - Descartes - aurait - pu - parvenir - au - cogito, - à savoir - un - je - stable - et - enfin - - - mais - provisoirement - - - défini. - Alidor - et - Alceste s’écartent - du - chemin - tout - tracé - des - convenances - sociales - pour - exister - à - part ; or, - cette - « bizarrerie » - blâmable - coexiste - avec - une - singularité - exceptionnelle, celle - d’un - moi - héroïque - qui - revendique - sa - supériorité - face - au - commun. - Les deux - interprétations - de - cette - extravagance, - péjorative - et - méliorative, - sont complémentaires -et -ne -s’excluent -pas. -Dans -l’auto--‐proclamation -permanente -de leur - moi - à - laquelle - se - livrent - les - deux - protagonistes, - sont - visés - l’autoglori--‐ fication - et - l’amour - de - soi - dénoncés - par - les - moralistes ; - mais - se - trouve - égale--‐ ment -interrogée -la -possibilité -pour -un -être -exceptionnel -de -revendiquer -l’extra--‐ ordinaire -et -de -le -faire -exister -en -tant -que -tel. Où -réside -l’extravagance -d’Alidor -et -d’Alceste ? -Pourquoi -ne -parviennent--‐ils pas - à - établir - solidement - les - fondements - de - leur - moi ? - Le - problème - des - deux personnages - tient - au - fait - qu’ils - fondent - leur - conduite - sur - une - théorie - qui - ne souffre - pas - de - mise - en - pratique. - Ainsi, - si - Alidor - parvient - à - ses - fins - lors - du dénouement - et - retrouve - sa - « franchise », - ce - n’est - pas - de - son - fait, - mais - bien parce - que - sa - maîtresse - a - pris - le - parti - de - rompre. - Il - assiste - passivement - à - la retraite - au - couvent - d’Angélique. - Alceste - est - quant - à - lui - guidé - par - un - absolu - de sincérité - sans - compromission - avec - le - réel, - qui - voue - ses - relations - sociales - et amoureuses -à -l’échec. -Comme -le -constate -Boris -Donné 38 , -Corneille -et -Molière -ne - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 36 - - H. -Merlin--‐Kajman, - « -Desmarets - et - quelques - figures - du - "moi" -». - XVII e - siècle, - n° -193 (1996) -: -pp. -799--‐812. 37 - - Ibid., -p. -811. 38 - - B. -Donné, - -« -D’Alidor -à -Alceste… -», -p. -156. Françoise Poulet 316 fondent - pas - le - comique - de - leur - œuvre - sur - un - type - ignorant - et - sot, - mais, - au contraire, - sur - deux - héros - chez - qui - la - raison - excède - ses - propres - limites - et - finit par - tourner - à - l’aberration. - De - même - que - Don - Quichotte - avait - eu - l’esprit bouleversé - par - la - lecture - des - romans - de - chevalerie, - Alidor - et - Alceste - sont entêtés - d’ouvrages - de - philosophie - morale, - ce - qui - les - conduit, - non - pas - à confondre - le - monde - de - l’imaginaire - avec - celui - de - la - réalité, - mais - à - vouloir substituer - la - théorie - à - la - pratique. - Corneille - et - Molière - dénonceraient - ainsi, dans -ces -deux -pièces, -une -sorte -de -« quichottisme -philosophique 39 ». Autre - point - d’achoppement - que - rencontrent - les - deux - personnages : - non traités - comme -des -héros -de - comédie - traditionnels - lors -du -dénouement - (ni - l’un ni -l’autre -n’épouse -sa -maîtresse), -ils -sont -résolument -placés -à -l’écart -de -l’espace social, - dans - un - lieu - « déserté », - et - non - dans - un - « monde - à - part », - qui regrouperait - une - élite - unifiée - autour - des - valeurs - qu’ils - défendent. - Dès - la première - scène - de - la - pièce, - Alceste - annonce - sa - résolution - de - « fuir, - dans - un désert, - l’approche - des - humains 40 ». - Dans - ses - dernières - répliques, - après - avoir été -repoussé -par -Célimène, -il -évoquera -à -nouveau -cet -« endroit -écarté », -comme un -lieu -offrant -la -« liberté » -de -vivre -en -« homme -d’honneur 41 » : -mais -comment réaliser -ce -dessein -hors -de -tout -espace -social -et -de -la -reconnaissance -extérieure qu’il - permet ? - Ce - « désert » - semble - se - définir - comme - une - « terre - inculte - & deserte », - selon - la - première - acception - du - terme - donnée - par - le - Dictionnaire - de Furetière, - menacée - par - l’oubli, - et - non - comme - une - retraite - sereine - et - tran--‐ quille 42 . - D’autre - part, - l’acharnement - du - Misanthrope - à - rester - dans - le - salon - de Célimène -tout -au -long -de -la -pièce -sème -le -doute -sur -son -projet. -Il -semble -que -le personnage - soit - davantage - condamné - à - errer - dans - un - espace - de - l’entre--‐deux, qui - n’est - ni - celui - de - la - retraite, - ni - celui - de - la - vie - sociale. - Le - dénouement - de - La Place - Royale - est -tout - aussi - ambigu. - Parallèlement -à -Alceste, - c’est -Angélique -qui choisit - de - se - retirer - dans - un - « monde - à - part », - celui - du - couvent. - Alidor - entend bien - rester - dans - le - monde - qu’il - a - fréquenté - jusqu’alors. - Mais - la - tonalité - de - ses stances - finales, - l’emploi - même - de - cette - forme - poétique - souvent - associée - à - un lyrisme - méditatif - et - non - triomphant 43 , - ainsi - que - le - fait - que - le - héros - demeure seul - sur - le - plateau, - contrairement - au - dénouement - comique - traditionnel - qui rassemble - d’ordinaire - les - principaux - personnages - de - la - pièce, - brouillent - en partie - le - message - d’autosatisfaction - qu’il - proclame. - En - maniant - l’artifice - et - la feinte, - il - a - lui - aussi - rompu - les - lois - de - la - civilité - et - sa - place - dans - son - monde - de - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 39 - - Ibid., -p. -173. 40 - - Acte -I, -scène -1, -v. -144, -p. -45. - 41 - - Acte -V, -scène -dernière, -vv. -1805--‐1806, -p. -134. 42 - - Le - « -désert -» - d’Alceste - n’est - donc - pas - assimilable - à - celui - que - convoquait - Balzac - dans ses -lettres, -« -monde -à -part -» -de -l’otium, -peuplé -par -les -visites -et -les -lettres -qu’il -reçoit. 43 - - Voir -J. -Scherer, -La -Dramaturgie -classique -en -France -(Paris -: -Nizet, -1959), -pp. - -285--‐297. Alidor et Alceste ou l’extravagante mise à l’écart du moi 317 référence, -celui -de -la -jeunesse -parisienne -de -bonne -condition, -est -mise -en -péril. Alidor - serait - alors - lui - aussi - le -personnage -perdant -de - la -pièce, -ostracisé -par - les autres -personnages -qui -se -sont -progressivement -retirés -du -plateau. - La - Place - Royale - et - Le - Misanthrope - interrogent - toutes - deux - avec - acuité - les conditions -de -l’émergence -de -l’individualité ; -mais, -tout -en -pointant -les -excès -ou les - corruptions - de - certains - codes - mondains, - ces - comédies - ne - se - livrent - pas - à une - complète - remise - en - cause - de - la - pertinence - des - modèles - de - comportement en -vigueur. -La -mise -en -miroir -des -débats -et -des -théorisations -du -temps -aboutit à - la - représentation - de - deux - personnages - « à - part », - irréductibles - aux stéréotypes - théâtraux - traditionnels. - A - une - époque - qui - connaît - également - un certain - nombre - de - mutations - d’échelles - dans - le - champ - de - la - connaissance scientifique, - la - révolution - galiléo--‐cartésienne - opérant - le - passage - déterminant du - « monde - clos - à - l’univers - infini », - selon - les - termes - d’Alexandre - Koyré 44 , - la remise -en -question -des -repères -et -de -la -place -de -l’homme -intervient -également au - sein - de - l’espace - social. - L’homme - subit - de - plein - fouet - un - processus d’excentricité, -au -sens -strict -du -terme, -celui -d’un -déplacement -du -centre. -Le -moi d’Alidor - et - d’Alceste - éprouve - ce - même - bouleversement - qui - les - sépare - de - leur monde -de -référence. -De -Montaigne -à -Descartes -en -passant -par -Balzac, -avant -les tentatives -des -jansénistes, -à -la -fin -du -siècle, -pour -faire -reculer -le -moi -derrière -le sacrifice - du - sujet - à - Dieu, - ces - deux - pièces - marquent - donc - elles - aussi - une - étape dans -la -reconnaissance -de -l’individualité. - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 44 - - A. -Koyré, -Du -monde -clos -à -l’univers -infini -(Paris -: -Gallimard, -« -Tel -», -1988). -
