Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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Les mondes à part de l’énonciation: la parole dissociée dans l’œuvre de Cyrano de Bergerac
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Mathilde Levesque
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PFSCL XXXVII, 73 (2010) Les mondes à part de l’énonciation : la parole dissociée dans l’œuvre de Cyrano de Bergerac MATHILDE LEVESQUE (Université de Paris IV--‐Sorbonne) L’écriture -cyranienne -naît -dans -une -époque -de -persécution -censoriale, -marquée par - une - tension - permanente - entre - sphère - publique - et - sphère - privée, - entre circulation - manuscrite - et - aspiration - à - la - publication 1 . - La - volonté - de - dissimu--‐ lation 2 -est -indissociable -du -souhait -d’occuper -l’espace -public. C’est - dans - ce - contexte - qu’apparaissent - des - stratégies - d’auteur, - alternant diffusion - manuscrite, - publication - à - l’étranger, - ou - encore - usage - de - pseudo--‐ nymes 3 . -Une -approche -génétique -des -œuvres -révèle -aussi -un -remodelage -consé--‐ quent -des -versions -manuscrites. Le -XVII e - siècle -marque -aussi -l’apparition -des - conversations -de -l’exil, -hors -du monde, - et - mises - en - scène - notamment - dans - La - Maison - des - Jeux - de - Sorel 4 - ou encore - dans - l’Hexaméron - rustique - de - La - Mothe - Le - Vayer 5 ; - les - Entretiens - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 1 - - Sur - cette - question, - nous - renvoyons - à - l’ensemble - des - travaux - d’H. - Merlin--‐Kajman, - et notamment - Public - et - littérature - en - France - au - XVII e - siècle - (Paris -: - Les - Belles - Lettres, 1994). 2 - - Étudiée - notamment - par - J.--‐P. -Cavaillé - dans - son - ouvrage - fondateur - Dis--simulation. - Jules César - Vanini, - François - La - Mothe - le - Vayer, - Gabriel - Naudé, - Louis - Machon - et - Torquato Accetto. - Religion, - morale - et - politique - au - XVII e - siècle - (Paris -: - Champion, - 2002), - ou encore - par - P. -Debailly, - « -Le - Masque - du - satirique - au - début - du - XVII e - siècle -», - La - Parole masquée, - textes - réunis - par - M.--‐H. - Prat - et - P. - Servet, - Cahiers - du - GADGES, - n° -2, - 2005, pp. -139--‐165. 3 - - Pour - une - approche - quasi - contemporaine - de - ce - phénomène, - voir - l’ouvrage - anonyme Les - Auteurs - deguisez - sous - des - noms - etrangers, - empruntez, - supposez, - faits - à - plaisir, chiffrez, - Renversez, - Retournez, - ou - Changez - d’une - Langue - en - une - autre - (Paris -: - A. Dezallier, -1690). - 4 - - La - Maison - des - jeux. - Où - se - trouvent - les - Divertissements - d’une - Compagnie, - par - des Narrations - agreables, - et - par - des - Jeux - d’Esprit, - et - autres - Entretiens - d’une - honneste conversation, -2 -vol. -(Paris -: -N. -de -Sercy, -1642). 5 - - Hexameron - rustique, - ou - les - six - journées - passées - à - la - campagne, - entre - des - personnes studieuses -(Paris -: -T. -Jolly, -1670). Mathilde Levesque 408 pointus 6 -de -Cyrano -s’inscrivent -dans -cette -mouvance. -Ces -ouvrages -relatent -des discussions - tenues - dans - des - maisons - isolées, - sur - des - sujets - divers - et - parfois polémiques ; -les -participants -portent -le -plus -souvent -des -pseudonymes, -calqués sur -l’onomastique -antique. -L’isolement -est -choisi, -et -favorise -la -connivence -dans l’élitisme. Lorsque -le -cadre -énonciatif -n’est -pas -déplacé -dans -un -espace -géographique, c’est - l’énonciation - elle--‐même - qui - se - fait - fuyante : - l’écriture - subversive - naît « entre - les - lignes » 7 . - Il - s’agit - ainsi - de - repérer - les - formes - d’une - énonciation dédoublée, -en -marge -de -l’énoncé -encadrant, -et -qui -permet -le -surgissement -de -la voix -auctoriale -dans -un -ailleurs -de -la -parole. L’usage -de -la -parenthèse -dans -l’ensemble -de -l’œuvre -constitue -le -cas -le -plus visible -d’une -énonciation -marginalisée. -Le -signe -typographique -rompt -la -fluidité syntagmatique -de -l’énoncé -en -lui -conférant -un -surplomb -énonciatif. La - parole - cyranienne - est - par - ailleurs - l’objet - de - permanentes - manipula--‐ tions : - présupposition - et - ironie - apparaissent - alors - comme - les - formes - privi--‐ légiées -du -feuilletage -énonciatif. I. La parenthèse ou la superposition des actes énonciatifs 8 Le -système -de -ponctuation -au -XVII e -siècle -n’est -pas -définitivement -institué, -et -si les -signes -dont -nous -disposons -aujourd’hui -existent -déjà, -ils -se -prêtent -parfois -à des - emplois - que - nous - avons - perdus ; - la - parenthèse - est - par - exemple - utilisée, depuis - le - XVI e - siècle, - pour - marquer - la - seule - incise 9 . - Ce - type - d’emploi - ne - relève - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 6 - - Entretiens - pointus, - dans - Œuvres - complètes - II. - Lettres, - Entretiens - pointus, - Mazarinades, édition - critique, - textes - établis - et - commentés - par - L. - Erba - pour - les - Lettres - et - les Entretiens -pointus, -et -H. -Carrier -pour -les -Mazarinades -(Paris -: -Champion, -2001). 7 - - L. - Strauss, - La - Persécution - et - l’art - d’écrire - [Persecution - and - the - art - of - writing, - 1941], trad. -O. -Berrichon--‐Sedeyn -(Paris -: -Éditions -de -l’éclat, -2003), -p. -25. 8 - - Voir - l’ensemble - des - travaux - de - S. - Pétillon, - et - notamment - Les - Détours - de - la - langue. Étude - sur - la - parenthèse - et - le - tiret - double - (Louvain--‐Paris -: - Peeters, - « -Bibliothèque - de l’Information - grammaticale -», - n o -52, - 2002) - et - « -Parenthèse - et - tiret - double -: - pour - une polyphonie -mouvante -», -L’Information -grammaticale, -n o - 102, -juin -2004, -pp. -46--‐50. 9 - - Ce -type -d’usage -apparaît -dans -la -première -édition -des -États -et -Empires -de -la -lune -: -« -& où - diable - est - ce - potage - (luy - répondis--‐je - presque - en - colere) - avez--‐vous - fait - gageure - de vous - moquer - de - moy - tout - aujourd’huy -? -», - Histoire - comique, - par - M. - Cyrano - de Bergerac, -contenant -les -Estats -et -Empires -de -la -Lune, -préface -de -H. -Lebret -(Paris -: -C. -de Sercy, - 1657), - p. - 64. - Dorénavant, - sauf - mention - contraire, - nous - nous - réfèrerons - à l’édition - moderne -: - Les - États - et - Empires - de - la - Lune - et - du - Soleil - (avec - le - Fragment - de physique), - éd. - critique, - textes - établis - et - commentés - par - M. - Alcover - (Paris -: - Champion, coll. -« -Classiques -», -2000). Les mondes à part de l’énonciation 409 pas - du - « hors - phrase » 10 ; - nous - nous - contenterons - donc - d’analyser - les - cas - où - le segment - entre - parenthèses - constitue - un - acte - énonciatif - à - part - entière - et - ne s’intègre - pas - au - déroulement - syntaxique - de - l’énoncé. - Contrairement - à - la virgule, -qui -relève -de -la -syntaxe -constructive, -la -parenthèse -relève -de -la -syntaxe communicative ; - bien - qu’elle - ne - soit - pas - toujours -marquée - typographiquement, elle -existe -déjà -au -XVII e -siècle -comme -marge -de -l’énoncé -premier. -Elle -constitue un - îlot - dans - la - phrase, - et - occupe - différentes - fonctions ; - pour - Cyrano, - elle - est avant -tout -le -lieu -du -commentaire, -et -n’est -donc -pas -nécessaire -syntaxiquement à - la - cohérence - et - à - la - cohésion - textuelles. - Furetière - la -définit - comme -un - « petit nombre - de - PAROLES - intercalaires - qu’on - met - dans - un - discours, - qui - en - coupent le - sens » 11 . - C’est - donc - bien - une - parole - plus - que - des - mots, - une - énonciation - plus qu’un -énoncé, -que -la -parenthèse -fait -surgir : Les - « -instructions - de - lecture -» - de - l’opération - de - décrochement - peuvent - se ramener - à - premièrement -: - j’ajoute - ce - segment - et - je - le - désigne - comme suppressible, - deuxièmement -: - je - le - place - sur - un - autre - plan, - un - ailleurs. - La parenthèse - et - le - tiret - double - doivent - être - regardés - comme - les - outils - d’une opération - énonciative - d’ajout, - graphiquement - marquée, - dont - la - valeur - - - en langue -- -est -tout -simplement -un -« -j’ajoute -par -ailleurs -» 12 . Alors -qu’elle -donne -l’impression -de -délivrer -une -information -secondaire, -et -non nécessaire - à - l’énoncé - premier, - la - parenthèse - cyranienne - est - d’une - importance majeure - et - constitue - bien - une - fausse - digression. - Son - emploi - repose - sur - un paradoxe, - puisque - le - détour - prétendument - anodin - se - manifeste - lui--‐même, - par la -typographie, -comme -signe -digne -d’attention. Parenthèse et voix narratoriale Dans - les - deux - romans, - le - narrateur - est - aussi - le - héros ; - portant - un - regard distancié - sur - le - temps - du - vécu, - il - a - recours - à - la - parenthèse - pour - se - distinguer du -personnage : - Ils -disaient -donc -(à -ce -que -je -me -suis -fait -depuis -interpréter) -qu’infailliblement j’étais -la -femelle -du -petit -animal -de -la -reine 13 . - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 10 - - Nous - excluons - les - cas - d’incise, - puisqu’il - s’agit - d’un - type - d’emploi - codifié - dont - on - ne peut -tirer -d’autre -conclusion -que -descriptive. 11 - - A. - Furetière, - Dictionnaire - universel - contenant - généralement - tous - les - mots - françois - tant vieux - que - modernes - et - les - termes - de - toutes - les - sciences - et - des - arts - [La - Haye - et - Rotter--‐ dam, -1690] -(Genève -: -Slatkine, -1970). 12 - - S. -Pétillon, -Les -Détours -de -la -langue…, -p. -113. 13 - - Les -États -et -Empires -de -la -Lune, -p. -52. Mathilde Levesque 410 Cette - parenthèse, - déjà - présente - dans - l’édition - originale, - ne - traduit - pas - d’inten--‐ tion - polémique, - mais - matérialise - le - changement - de - plan - énonciatif, - le - passage du - temps - du - vécu - au - temps - de - l’écriture. - La - voix - narratoriale - surgit - toujours lorsque - le - pacte - de - lecture - est - fragilisé, - et - le - pari - interprétatif - risqué. - Sur - la lune, - le - héros - n’est - pas - perçu - comme - un - homme, - précisément - parce - qu’il - ne ressemble - pas - aux - séléniens. - La - parenthèse - devient - le - lieu - d’expression - de - la relativité -des -points -de -vue. En -contexte -de -discours -rapportés, -elle -a -une -fonction -clarificatrice. -Ici, -c’est la -pie -Margot -qui -parle : Mais -il -ne - sera -pas -mal -à -propos -de -vous -apprendre -la -cause -de -cette -barbarie. Pour -complaire -à -Verdelet -(c’est -le -nom -du -petit -laquais), -je -répétais -un -jour -les sottises -qu’il -m’avait -enseignées 14 . - Ce - type - d’emploi - relève - d’une - configuration - traditionnelle, - où - personnage - et narrateur - sont - identiques : - la - parenthèse - est - alors - une - marge - du - texte, - qui matérialise -l’écart -temporel. Parenthèse et commentaire Dans - ses - emplois - les - plus - polémiques, - la - parenthèse - permet - de - commenter l’énoncé -en -cours -et -d’instaurer -une -prise -de -distance -subjective. -Elle -est -le -plus souvent -imputable -à -l’auteur, -notamment -dans -les Lettres -satiriques : Hier - je - fus - appelé - sot -(il - est -vrai -que - c’était - en -une - compagnie - fort -honorable), et -l’on -s’émancipa -de -me -donner -un -soufflet -en -ma -présence 15 . - L’auteur - restitue - les - paroles - d’un - autre, - et - les - désapprouve - en - cours - d’énoncé. La - parenthèse - révèle - la - distanciation - mais - préserve - la - reproduction - fidèle - des discours. - L’ironie - complexifie - l’analyse : - en - feignant - la - digression - et - la concession -à -l’autre, -la -parenthèse -révèle -en -réalité -une -énonciation -distanciée. Ce - sont - alors - deux - « univers - de - croyance » 16 - qui - se - dissocient : - la - prise - de distance -est -d’autant -plus -marquée -que -l’énoncé -parenthétique -est -à -lire -comme antiphrase. - Plus - généralement, - le - commentaire - entre - parenthèses - est - le - lieu privilégié - de - la - polémicité - polyphonique, - parfois - soutenue - par - un - phénomène de -mention : - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 14 - - Les -États -et -Empires -du -Soleil, -p. -263. 15 - - « -Le -Poltron -», -Lettres, -p. -134. 16 - - Nous - empruntons - cette - dénomination - à - R. - Martin, - Pour - une - logique - du - sens - (Paris -: PUF, - 1983), - p. - 36 -: - « -on - appellera - “univers - de - croyance” - [...] - l’ensemble - indéfini - des propositions -que -le -locuteur, -au -moment -où -il -s’exprime, -tient -pour -vraies -ou -qu’il -veut accréditer -comme -telles -». Les mondes à part de l’énonciation 411 [Il - s’agit - d’un - plagiaire -: ] - Il - y - eut - jadis - une - déesse - Écho -; - celui--‐ci - sans - doute - en doit -être -le -dieu -; -car, -de -même -qu’elle, -il -ne -dit -jamais -que -ce -que -les -autres -ont dit, - et - le - répète - si - mot - à - mot, - que - transcrivant - l’autre - jour - l’une - de - mes - lettres (il - appelait - cela - composer), - il - eut - toutes - les - peines - du - monde - à - s’empêcher - de mettre, - votre - serviteur - Beaulieu, - parce - qu’il - y - avait - au - bas, - Votre - serviteur, - De Bergerac 17 . Supposée - constituer - une - marge - de - l’énoncé, - la - parenthèse - permet - en - fait - à l’énonciateur - premier - d’occuper - le - devant - de - la - scène, - et - d’orienter - la - lecture. On -remarquera - la - singularité - de - cette - pratique -méta--‐énonciative - dans - un - texte à -prétention -objective, -tel -le Fragment -de -physique : Vous - vous - devez - encore - proposer - cette - maxime, - d’éviter - toujours - les - grands détours, - et - d’expliquer - les - choses - le - plus - brièvement - et - avec - le - moins d’embarras - qu’il - vous - sera - possible, - suivant - les - préceptes - de - l’École (quoiqu’elle - ne - l’observe - guère), - qui - défend - de - faire - par - le - plus - ce - qui - peut - se faire -par -le -moins 18 . L’objectivité - scientifique - acquiert - ainsi - une - dimension - polémique - et - axiolo--‐ giquement -orientée. Parenthèse et fonction explicative Les -parenthèses -signalent -les -« traces -d’une -négociation -du -texte -avec -ses -états antérieurs, - ses - différentes - strates - d’élaboration » 19 - et - témoignent - d’une - « rami--‐ fication » -du -dire, -d’un -« ajustement -du -sens » 20 . -Elles -encadrent -notamment -les réflexions - sur - l’usage - d’un - signifiant - en - cours - d’énoncé. - La - dissociation - des actes - énonciatifs - est - alors - marquée - par - la - présence - de - la - conjonction - car, - qui vient -rompre -le -déroulement -syntaxique -de -l’énoncé -premier : 1. - Un - jour, - mon - mâle - (car - on - me - tenait - pour - la - femelle) - me - conta - que - ce - qui l’avait - véritablement - obligé - de - courir - toute - la - terre, - et - enfin - de - l’abandonner pour - la - lune, - était - qu’il - n’avait - pu - trouver - un - seul - pays - où - l’imagination - même fût -en -liberté 21 . 2. -La -punition -d’être -noyé -serait -modifiée -en -une -amende -honteuse -(car -il -n’en est - point - en - ce - pays--‐là - d’honorable), - dans - laquelle - amende - je - me - dédirais publiquement 22 . - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 17 - - « -Contre -un -pilleur -de -pensées -», -Lettres, -p. -157. 18 - - Fragment -de -physique, -p. -379. 19 - - S. -Pétillon, -Les -Détours -de -la -langue…, -p. -113. 20 - - Ibid., -p. -128. 21 - - Les -États -et -Empires -de -la -Lune, -p. -76. 22 - - Ibid., -p. -100. - Mathilde Levesque 412 3. - Mais - ce - qui - malgré - tous - mes - désastres - me - chatouilla - de - quelque - émotion pour - rire, - fut - le - cri - plein - d’effroi - d’une - jeune - paysanne - après - son - fiancé, autrement - le - fantôme - qui - m’avait - pris - mon - cheval - (car - vous - saurez - que - le rustre -s’était -acalifourchonné -dessus, -et -déjà -comme -sien -le -talonnait -de -bonne guerre) 23 . Dans - ces - exemples, - car - porte - non - pas - sur - l’énoncé, - mais - sur - l’énonciation. - En [1], - les - parenthèses - soulignent - la - trouvaille - fictionnelle, - dans - le - contexte - des mondes - inversés ; - en - [2], - elles - n’explicitent - pas - le - pourquoi - de - l’amende honteuse, - mais - la - raison - même - de - l’appellation : - la - ponctuation - est - le - support typographique - de - la - pointe - de - l’auteur. - En - [3], - l’énoncé - parenthétique - fait apparaître - le - néologisme - acalifourchonné, - et - donc - l’invention - linguistique 24 . Subversion, - provocation - et - inventivité - s’inscrivent - dans - le - lieu - marginal - de - la parenthèse -explicitant -l’acte -énonciatif. Les - pointes - sont - ostensiblement - signalées : - la - lecture - est - balisée - et - la digression - parenthétique - n’a - d’autre - vocation - que - d’en - souligner - les - instants--‐ clés. - Dans - ces - configurations, - la - pointe - n’est - pas - laissée - aux - hasards - de - la lecture. - Même - lorsque - l’explication - est - à - visée - didactique - c’est--‐à--‐dire - même lorsqu’elle -éclaire -des -situations -étrangères -ou -fantastiques - l’énoncé -digressif permet -encore -de -souligner -l’ingéniosité -de -la -trouvaille. Parenthèse et didascalie en prose La -dimension -polygraphique -de -l’œuvre -cyranienne -explique -sans -doute -l’entre--‐ mêlement - des - stylèmes - génériques : - un - code - dramatique, - tel - les - didascalies, devient - stylistiquement - saillant - lorsqu’il - est - transposé - dans - le - roman. - Les parenthèses, - parce - qu’elles - sont - hors - phrase, - autorisent - une - écriture - palliative et -permettent -notamment -d’insérer -dans -la -narration -des -informations -de -type didascalique : Je - vous - promets - en - récompense, - sitôt - que - je - serai - de - retour - dans - la - lune, - d’où mon - gouverneur - (je - lui - montrai - mon - démon) - vous - témoignera - que - je - suis - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 23 - - Les -États -et -Empires -du -Soleil, -p. -180. 24 - - La -postérité -a -attribué -la -création -de -ce -néologisme -à -Cyrano -; -voir -M.--‐F. -Noël -et -M.L.J. Carpentier, - Philologie - française - ou - dictionnaire - étymologique, - critique, - historique, anecdotique, - littéraire, - contenant - un - choix - d’archaïsmes, - de - néologismes, - d’euphé-mismes, - d’expressions - figurées - ou - poétiques, - de - tours - hardis, - d’heureuses - alliances - de mots, - de - solutions - grammaticales, - etc., - pour - servir - à - l’histoire - de - la - langue - française (Paris -: - Le - Normant - père, - 1831) -: - « -acalifourchonné -: - part. - qui - suppose - le - verbe acalifourchonner. -Nous -disons -familièrement -être -à -califourchon -sur -quelque -chose, -par exemple, - sur - un - bâton -; - et - Ronsard - a - dit - être - à - califourchon. - Cyrano - de - Bergerac - a employé -le -mot -acalifourchonné -». Les mondes à part de l’énonciation 413 venu, -d’y -semer -votre -gloire -en -y -racontant -les -belles -choses -que -vous -m’aurez dites 25 . Mais - quoiqu’il - en - soit, - voyez--‐vous, - tant - de - lunes, - tant - de - cheminées, - tant - de voyages -par -l’air, -ne -valent -rien, -je -dis -rien -du -tout -; -et -entre -vous -et -moi -(à -ces mots, - il - approcha - sa - bouche - de - son - oreille), - je - n’ai - jamais - vu - de - sorcier - qui n’eût -commerce -avec -la -lune 26 . Les - discours - rapportés - des - autres - personnages - sont - traités - comme - un - texte dramatique, - et - la - parenthèse - fait - naître - la - didascalie - en - contexte - de - prose ; - le narrateur - expose - la - scène - dialogale. - L’énoncé - didascalique - ne - s’intègre - pas - au déroulement - de - la - phrase - et - en - constitue - une - marge : - l’ancrage - déictique - de l’énonciation - est - renforcé - par - l’évocation - de - ses - circonstances - de - réalisation. Dans - cet - emploi, - la - didascalie - n’a - pas - toujours - la - neutralité - d’un - circonstant - et signale -aussi -typographiquement -la -pointe : - La - mort, - me - dirent--‐ils - (me - mettant - le - bec - à - l’oreille), - n’est - pas - sans - doute - un grand -mal, -puisque -Nature -notre -bonne -mère -y -assujettit -tous -ses -enfants 27 . Donner - la - parole - aux - oiseaux - permet - de - défiger - la - locution - mettre - la - bouche - à l’oreille -au -profit -d’une -substitution -syntagmatique -qui -remplace -« bouche » -par « bec ». La parenthèse au théâtre Dans - le - cadre - discursif - des - pièces - de - théâtre, - la - parenthèse - pose - un - problème de - restitution - orale - lorsque, - précisément, - elle - n’est - pas - accompagnée - de didascalies - permettant - d’orienter - la - diction. - Il - en - résulte - une - certaine - arti--‐ ficialité, - une - non--‐spontanéité - du - dire, - comme - dans - le - fameux - épisode - de - la galère : Va--‐t--‐en - avec - Paquier, - prends - le - reste - du - teston - que - je - lui - donnai - pour - la dépense - il - n’y - a - que - huit - jours. - (Aller - sans - dessein - dans - une - galère -! ) - Prends tout - le - reliquat - de - cette - pièce - (Ha -! - malheureuse - géniture, - tu - me - coûtes - plus d’or - que - tu - n’es - pesant). - Paye - la - rançon - et - ce - qui - reste, - emploie--‐le - en - œuvres pies - (Dans - la - galère - d’un - Turc -! ). - Bien, - va--‐t--‐en. - (Mais - misérable, - dis--‐moi, - que diable - allais--‐tu - faire - dans - cette - galère -? ) - Va - prendre - dans - mes - armoires - ce pourpoint -découpé -[…] 28 . - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 25 - - Les -États -et -Empires -de -la -Lune, -pp. -122--‐123. - 26 - - Les -États -et -Empires -du -Soleil, -p. -169. 27 - - Ibid., -p. -270. 28 - - Le - Pédant - joué, - Œuvres - complètes - III. - Théâtre, - édition - critique, - textes - établis - et commentés -par -A. -Blanc -(Paris -: -Champion, -2001), -p. -101. Mathilde Levesque 414 Il -est -difficile -de -statuer -sur -l’intonation -de -l’élément -entre -parenthèses : -l’hypo--‐ thèse - de - l’aparté - est - exclue - en - l’absence - de - didascalies, - dont - l’usage - est - attesté dans - le - reste - de - l’œuvre. - Si - l’énoncé - parenthétique - partage - le -même - statut - que le - reste - de - la - réplique, - la - ponctuation - est - alors - superflue. - Dans - cet - extrait, - elle se -contente -de -marquer -le -décrochage -tonal, -et -le -commentaire -méta--‐énonciatif. En - résumé, - la - parenthèse - cyranienne - est - le - lieu - d’une - fausse - digression, d’un - aparté - biaisé, - qui, - feignant - le - détour, - signale - le - feuilletage - du - dire - et - les moments--‐clés - d’une - écriture - pointue : - elle - permet - ainsi - un - renversement - de - la hiérarchie -de -l’information. -Trois -éléments -en -font -un -monde -énonciatif -à -part, vecteur - privilégié - du - commentaire - du - narrateur - ou - de - l’auteur : - d’une - part, l’autonomie - syntaxique - de - la - proposition - entre - parenthèses - (ou - sa - portée, davantage - fondée - sur - l’énonciation - que - sur - l’énoncé), - d’autre - part - la - réflexion sur -le -signifiant -en -cours -d’énonciation, -et, -enfin, -l’adresse -directe -au -lecteur. II. Manipulations énonciatives Les - principales - manipulations - énonciatives - opérées - par - Cyrano - visent - à modifier - la - portée - de - structures - traditionnelles, - en - ouvrant - un - espace - inter--‐ prétatif -au--‐delà -du -seul -cadre -de -l’énoncé. Les strates d’élaboration : l’exemple de la concessive La - comparaison - des - versions - manuscrites - et - imprimées - montre - que - l’auteur travaille - davantage - sur - l’expressivité - que - sur - l’informativité. - La - menace - censo--‐ riale - fait -naître -un - espace -de -réflexion - sur - le -texte, - inaccessible - en - l’absence -de confrontation -des -deux -versions 29 . La - concession - est - un - don - argumentatif, - accordé - à - un - adversaire - discursif. Dans - la - lettre - satirique - « Contre - le - Carême », - elle - modère - le - raisonnement jusqu’à - le - rendre - faillible, - mais - elle - n’en - est - qu’un - élément - secondaire, - dans - la mesure -où, -absente -du -manuscrit, -elle -n’apparaît -que -dans -la -version -imprimée. S’en - prenant - aux - rites - du - dogme - catholique - et - s’exposant - du - même - coup - aux foudres - de - la - censure, - Cyrano - revoit - sa - version - manuscrite - pour - en - proposer une -version -atténuée ; -la -concession -devient -le -moyen -d’anticiper -les -reproches de -ses -éventuels -pourfendeurs : Ma - foi -! - nos - Pères - réformés - doivent - bien - demander - à - Dieu - que - jamais - le - Pape ne -soit -mon -prisonnier -de -guerre -; -car, -encore -que -je -sois -assez -bon -catholique, -je - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 29 - - Cela -vaut -exclusivement -pour -les Lettres, -revues -par -l’auteur -lui--‐même. Les mondes à part de l’énonciation 415 ne -le -mettrais -point -en -liberté, -qu’il -n’eût -restitué -pour -sa -rançon -tous -les -jours gras -qu’il -nous -a -pris 30 . La - concessive, - non - essentielle - dans - la - première - version, - relève - de - la - feinte : Cyrano - semble - opérer - deux - actes - discursifs - (la - défense - d’une - position, - et - la concession - à - l’adversaire), - alors - même - qu’il - n’y - a - qu’un - seul - mouvement - dans l’argumentation. -Pour -reprendre -la -terminologie -de -R. -Martin, -la -concession - a fortiori - quand - elle - est - feinte - met - en - regard - deux - « univers - de - croyance » 31 , celui - du - locuteur - et - celui - de - l’interlocuteur, - même - fictif. - C’est - entre - ces - deux univers - que - se - développe - l’efficacité - pragmatique - de - la - concession : - il - s’agit - en effet - pour - le - locuteur - de - « transformer - les - possibilités - de - parole - de - l’inter--‐ locuteur » 32 , - à - partir - de - son - propre - univers - de - croyance. - C’est - l’acte - argu--‐ mentatif - qui - prévaut - dans - ce - type - de - structure : - la - concession - n’est - que secondaire, - dans - la - mesure - où, - si - elle - est - supprimée - en - tant - qu’acte, - cela - ne modifie - aucunement - la - conclusion - de - l’argument - défendu. - L’approche - géné--‐ tique - permet - de - révéler - un - au--‐delà - du - texte, - dans - lequel - se - précisent - les contours - de - l’énonciation. - La - concessive - ajoutée - pour - l’impression - - - « encore que - je - sois - assez - bon - catholique » - préserve - Cyrano - d’une - accusation - d’athé--‐ isme - ou - d’impiété, - mais - ne - change - rien - à - la - subversion - du - passage, - portée - par une -plume -burlesque -et -ironique. 33 À - l’échelle - de - l’ensemble - de - l’œuvre, - la - position - de - l’auteur - sur - la - religion reste - indécidable, - puisqu’il - oscille - entre - marques - d’impiété - et - de - croyance. L’énonciation - se - perd - ainsi - dans - la - superposition - du - dit, - du - dire - et - du - sous--‐ entendu. - C’est - précisément - en - formulant - la - concession - que - l’auteur - la - récuse - comme - l’atteste - la - présence - du - modalisateur - assez, - qui - réduit - la - croyance - à néant. -Toute -la -portée -de -l’argument -concédé -s’en -trouve -modifiée. L’écriture de la pointe : licences linguistiques L’écriture -de -Cyrano, -comme -il -s’en -défend -lui--‐même -dans -l’une -de -ses -Lettres 34 , est -le -plus -souvent -subordonnée -à -la -recherche -du -bon -mot, -parfois -au -risque -de - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 30 - - Lettres, -p. -187. 31 - - Voir - notamment, - mais - non - exclusivement, - R. - Martin, - « -Relation - concessive - et - univers de -croyance -», -Modèles -linguistiques, -IV, -2 -(1982) -: -pp. -27--‐39. 32 - - T. - Nguyen, - « -Concession - et - présupposition -», - Modèles - linguistiques, - V, - 1 - (1983) -: - pp. 81--‐105. - 33 - - Si -l’on -donne -à -« -assez -» -le -sens -de -« -beaucoup -», -conformément -à -l’une -des -entrées -du Dictionnaire -de -Furetière, -la -concession -se -détruit -d’elle--‐même, -dans -la -mesure -où -son orientation - argumentative - est - aux - antipodes - de - celle - défendue - dans - l’ensemble - de - la lettre. 34 - - Voir -« -D’un -cyprès -», -Lettres, -pp. -88--‐89. Mathilde Levesque 416 la - cohérence - ou - au - mépris - de - l’informativité. - La - prépondérance - accordée - au trait -d’esprit -engendre -une -conception -singulière -des -lois -du -langage. -Le -corpus réduit - des - Entretiens - pointus, - entièrement - consacrés - à - la - mise - en - scène - de - la pointe, - est - un - observatoire - des - licences - prises - par - l’auteur. - Le - seul - examen - du fonctionnement -des -causales -en puisque -permet -d’en -évaluer -la -portée. Traditionnellement, -dans -les -énoncés -du -type -P -puisque -Q, -la -proposition -Q, à - la - fois - argument - et - preuve, - a - une - force - illocutoire - qui - vise - à - convaincre - de l’adhésion - nécessaire - à - l’argument - contenu - dans - la - proposition - principale - P 35 - ; la - proposition - introduite - par - puisque - est - censée - être - connue - et - vérifiée - par l’interlocuteur. - Dans - la - plupart - des - énoncés - lapidaires - des - Entretiens, - intégralement orientés - vers - la - pointe - finale, - la - proposition - introduite - par - puisque - ne - contient pas - l’élément - posé, - connu, - de - la - phrase, - mais - au - contraire - l’élément - nouveau, porteur - de - la - pointe. - Au - lieu - de - justifier - le - mot - d’esprit, - les - causales - le contiennent : Socrate - parlant - d’un - amoureux - transi, - qui - pour - coucher - avec - une - jeune - fille avait -veillé -en -vain -toute -une -nuit -et -bâillait -le -lendemain -avec -assoupissement, dit -qu’il -en -viendrait -à -bout, -puisqu’il -s’avisait -de -bailler 36 . Épaminondas - disait - d’un - fripon - d’écolier - qui - voulait - escroquer - son - maître - à écrire - et - se - vantait - d’avoir - du - papier - très - fin, - qu’il - avait - raison, - puisque - son papier -devait -attraper -l’écrivain 37 . Dans - le - premier - exemple, - la - figure - de - l’antanaclase 38 - dédouble - le - signifiant bailler : - initialement - employé - au - sens - de - « manifester - un - signe - de - fatigue - en ouvrant - la - bouche », - il - apparaît, - dans - la - causale, - avec - le - sens - archaïque - de « donner - de - l’argent ». - L’antanaclase - renverse - le - fonctionnement - causal attendu : - la - proposition - introduite - par - puisque, - loin - de - donner - une - légitimité - à la -première -proposition, -en -fait -un -élément -informativement -mineur -et -porte -la séquence -pointue 39 . - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 35 - - Voir - à - ce - sujet - les - analyses - d’O. - Ducrot, - notamment - dans - Dire - et - ne - pas - dire. - Principes de - sémantique - linguistique - (Paris -: - Hermann, - 1972). - L’exemple - canonique - donné - pour illustration - de - ce - fonctionnement - est - le - suivant -: - « -Sortons, - puisqu’il - fait - beau -». - La proposition - Q - (« -il - fait - beau -») - est - un - argument - incontestable - en - faveur - de - la proposition -P -(« -sortons -»). 36 - - Entretiens -pointus, -entretien -IV, -p. -296. -Nous -soulignons. 37 - - Ibid., -entretien -X, -p. -297. -Nous -soulignons. 38 - - Cette - figure - consiste - à - employer - à - deux - reprises - dans - une - même - phrase - le - même signifiant -: - l’une - des - occurrences - doit - recevoir - une - lecture - littérale, - la - seconde - une lecture -figurée. 39 - - On -retrouve -le -même -type -de -fonctionnement -dans -d’autres -entretiens, -où -figurent -des causales -introduites -par -vu -que. Les mondes à part de l’énonciation 417 Dans -le -deuxième -exemple, -la -syllepse -de -sens -dédouble -le -signifié -dans -une seule -occurrence : -attraper -signifie -à -la -fois -et -simultanément -« attraper -le -style de » -et -« jouer -un -tour -à ». - Si - la - causale - garde - son - rôle - explicatif - sans - quoi - la - phrase - n’a - plus - du - tout le - même - sens - elle - perd - sémantiquement - son - statut - de - subordonnée, - puisque c’est -elle -qui -est -pointue -et -éclaire -l’ensemble -de -l’énoncé. -L’artifice -consiste -ici à - faire - passer - cette - proposition - pour - l’élément - de - la - phrase - supposé - connu : c’est -là -l’une -des -ruses -de -l’énonciation -cyranienne -qui -se -dissimule, -une -fois -de plus, - dans - les - marges - de - l’énoncé. - Les - causales, - dans - les - Entretiens - pointus, révèlent - la - construction - à - rebours - de - la - pointe - = - l’ensemble - de - la - séquence textuelle - est - composé - à - posteriori, - à - partir - du - bon - mot. - Ce - dernier, - en - position finale, -est -pourtant -pensé -ne -premier. Les -principes -énonciatifs -qui -régissent -l’écriture -de -la -pointe -sont -en -marge des - usages - traditionnels - de - la - langue - et - répondent - à - une - logique - interne : - sans doute - ce - bouleversement - des - codifications - linguistiques - est--‐il - la - condition même -du -mot -d’esprit. L’ironie antiphrastique : l’arme du satiriste L’ironie -cyranienne -est -l’outil -le -plus -employé -pour -souligner -ostensiblement -la dissimulation ; - elle - parie - sur - l’hésitation - herméneutique. - L’emploi - de - l’anti--‐ phrase, - majoritaire, - révèle - un - autre - monde - caché - de - l’énonciation : - en - pro--‐ duisant - un - énoncé, - l’auteur - en - inverse - la - valeur - de - vérité. - L’ironie - anti--‐ phrastique -relève, -comme -les -structures -précédemment -étudiées, -des -stratégies discursives -du -locuteur 40 . - En - l’absence - d’énoncés - neutres, - toute - dimension - axiologique - ou - épisté--‐ mique - peut - potentiellement - recevoir - une - lecture - contraire. - L’énoncé - ironique est - ainsi - orienté - vers - l’amont - - - la - posture - argumentative - du - locuteur - - - et - vers l’aval -- -l’efficacité -pragmatique. - L’ironie - caractérise - à - la - fois - le - satiriste, - l’écrivain - burlesque, - mais - aussi l’auteur - élitiste - qui - manipule - les - valeurs - de - vérité - des - propositions - et - propose des -défis -à -l’interprétation. -La -détermination -contextuelle -est -capitale, -en -raison du -risque -communicationnel -et -interprétatif ; -l’ironie -fait -intervenir -un -« monde contrefactuel » 41 , - dans - la - mesure - où - le - locuteur - s’oppose - à - sa - propre - énon--‐ ciation. Le - traitement - de - l’ironie - dans - l’œuvre - cyranienne - doit - être - analysé - à - la lumière - de - l’argumentation - pro - et - contra. - On - a - souvent - parlé, - au - sujet - de - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 40 - - Voir - L. - Perrin, - L’Ironie - mise - en - trope. - Du - sens - des - énoncés - hyperboliques - et - ironiques (Paris -: -Kimé, -1996). 41 - Sur -cette -notion, -voir -R. -Martin, -Pour -une -logique -du -sens, -op. -cit. Mathilde Levesque 418 Cyrano, - de - relativisme, - de - scepticisme - modéré, - ou - encore - de - poétique - de - la variation 42 , - pour - tenter - de - définir - le - caractère - insaisissable - de - cet - auteur protéiforme. - Circonscrire - les - frontières - du - monde - cyranien - reste - une - entre--‐ prise -périlleuse : -ce -qui, -dans -un -contexte -donné, -semble -relever -de -l’univers -de croyance - de - l’auteur, - s’inscrit - ailleurs - dans - un - monde - contrefactuel. - Tout dogmatisme - est - fragilisé - par - l’instabilité - des - univers - de - référence. - La compréhension - des - énoncés - se - heurte - ainsi - à - un - double - obstacle : - la - disso--‐ ciation - née - de - l’énonciation - ironique, - et - l’inconstance - des - positions - défendues. Les - textes - de - Cyrano, - de - ce - point - de - vue, - relèvent - du - paradoxe, - tel - qu’il - a - été défini -par -A. -Berrendonner : Un - paradoxe - est - cela -: - bien - plus - qu’une - polysémie - ordinaire, - bien - plus - qu’une ambiguïté - banale - qui - se - résoudrait - par - l’établissement - d’une - hiérarchie - entre deux - signifiés. - Dans - un - paradoxe, - l’équivoque - ne - permet - pas - cette hiérarchisation - des - sens, - parce - que - chacun - des - deux - conduit - à - l’autre, circulairement, -et -le -désigne -comme -le -« -vrai -sens -» 43 . La - circularité - du - paradoxe - est - la - matrice - même - d’une - instabilité - qui - refuse toute -hiérarchie -des -sens. - *** Si - une - approche - unifiée - de - l’œuvre - cyranienne - est - possible, - elle - doit - se - fonder sur - les - non--‐dits - et - les - détours - de - l’énoncé : - sans - établir - une - position - dogma--‐ tique - définitive, - une - telle - lecture - permet - au - moins - de - penser - une - attitude énonciative - cohérente. - L’énonciation - cyranienne - est - par - essence - fuyante - et - ne prend - sens - que - dans - les - marges - du - texte : - cela - seul - suffit - à - légitimer - une analyse -pragmatique -des -textes -anciens. Les - quelques - pistes - proposées - ici - s’inscrivent, - plus - largement, - dans - une écriture - des - mondes - possibles. - A - la - dissociation - énonciative - caractéristique - de la -langue -cyranienne -fait -écho -la -dé--‐localisation : -la -lune -et -le -soleil, -en -marge -du monde -contemporain -de -l’auteur, -peuvent -apparaître -comme -un -détour -fiction--‐ nel -nécessaire -à -la -dénonciation -du -système -établi. -La -dissimulation -n’est -toute--‐ fois - pas - toujours - prudentielle : - Cyrano - pratique - aussi - le - plaisir - de - la - conni--‐ vence, -et -offre -son -œuvre -au -décryptage -herméneutique. La - tentation - dissimulatrice - est, - enfin, - ouverture - vers - les - virtualités - cachées de - la - langue ; - le - sens - n’est - pas - directement - accessible - mais - se - dévoile - dans - ce que - l’auteur - feint - de - ne - pas - dire. - L’analyse - de - la - pointe - révèle - la - force - argu--‐ mentative - et - polémique - du - présupposé - et - du - sous--‐entendu. - C’est - à - partir - d’un - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 42 - - Voir - notamment - J.--‐C. - Darmon, - Le - Songe - libertin. - Cyrano - de - Bergerac - d’un - monde - à l’autre -(Paris -: -Klincksieck, -2004). 43 - - A. -Berrendonner, -Éléments -de -pragmatique -linguistique -(Paris -: -Minuit, -1981), -pp. -228--‐ 229. - Les mondes à part de l’énonciation 419 jeu - sur - les - attentes - codifiées - que - Cyrano - crée - une - langue - singulière, - jamais pleinement - actualisée, - mais - au - contraire - toujours - à - même - de - signaler - au lecteur -averti -les -ressources -de -l’exprimable. -
