eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 39/76

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2012
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François Trémolières: Fénelon et le sublime: Littérature, anthropologie, spiritualité. Paris: Honoré Champion, 2011 («Lumière classique», 86). 727 p

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2012
Véronique Duché
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PFSCL XXXIX, 76 (2012) 282 sentation s’inscrit dans un processus anthropologique plus vaste, qui dépasse le théâtre, mais qu’il reflète : l’émergence d’une nouvelle conception de l’intériorité, du rapport de l’homme avec lui-même, conception qui, déjà présente au XVI e siècle, va s’affirmant au XVII e . Dans le dernier chapitre de son ouvrage, Clotilde Thouret illustre son propos en analysant « quelques cas singuliers révélateurs des formes et des expériences de la subjectivité » (p. 341) dans la période qu’elle étudie. Parmi ces cas, des monologues de personnages de Shakespeare  Hamlet, Brutus et Macbeth  et celui de l’Auguste de Corneille. Sa trame ainsi présentée à grands traits ne rend pas compte de toute la densité de l’ouvrage de Clotilde Thouret, densité qui se révèle au fil de la lecture, dans les analyses, qui reposent toujours sur des références précises aux textes, des citations nombreuses, qui accréditent le propos, des commentaires fouillés de monologues. Et la perspective comparatiste, novatrice quant à la question du monologue, saisit les convergences mais aussi les divergences entre les trois théâtres du corpus, convergences et divergences, par exemple, dans les façons d’appréhender le monologue, de le penser en théorie, de le traiter en pratique : entre adhésion à la fiction et sentiment d’être au théâtre  les deux pôles du plaisir du public  les attentes, les besoins ne semblent pas avoir été les mêmes dans les trois pays. Riche dans sa substance, l’étude est claire dans le cheminement annoncé et sa mise en œuvre. Les synthèses données dans les conclusions des chapitres et des parties soulignent la progression de la pensée : le lecteur sait toujours où il en est et où il va. Seul en scène ne s’adresse pas seulement à ceux qui pratiquent la comparaison des littératures. Pour un lecteur qui n’est pas comparatiste, l’élargissement de son horizon l’amène à porter un autre regard sur le théâtre qui lui est le plus familier et l’invite aussi à une réflexion sur l’histoire des mentalités. Mariette Cuénin-Lieber François Trémolières : Fénelon et le sublime : Littérature, anthropologie, spiritualité. Paris : Honoré Champion, 2011 (« Lumière classique», 86). 727 p. Ce gros volume est consacré à un élément dont l’importance a échappé jusqu’à présent à la critique. Il est méritoire d’attirer l’attention sur ce concept que Boileau a mis en relief par sa traduction de Longin et dont la pertinence est confirmée par les débats qu’il a suscités depuis la Querelle des Anciens et des Modernes. Fénelon ne cesse de se servir de la notion du sublime dans les différentes sections de son œuvre et il faut donc en préciser Comptes rendus 283 la signification, d’autant plus qu’il ne se contente pas du domaine oratoire et littéraire, que les spécialistes aiment séparer de ses travaux théologiques et de son explication de la spiritualité de Mme Guyon. Est-ce un manque de compétence dans cette discipline ou même une réticence vis-à-vis du monde religieux qui est responsable de cette lacune de la critique littéraire ? Quoi qu’il en soit, le résultat de la présente étude novatrice réserve la surprise, signalant que l’ouverture au plan religieux nécessite d’englober le processus complexe de la transformation de la critica litteraria, prédominante depuis la Renaissance, en esthétique philosophique et littéraire. Ce processus est étudié ici surtout eu égard des doctrines de Burke et de Kant qui sont évoquées à plusieurs reprises et même érigées, dans une optique téléologique, en clés permettant d’évaluer les spécificités de la doctrine fénelonienne. De même, l’anthropologie et la spiritualité de Fénelon sont explicitées dans une perspective marquée par celle de la philosophie de Kant. Les affinités de l’archevêque de Cambrai avec ce philosophe accentuent les éléments retenus au siècle des Lumières. La thèse toujours valable d’Albert Cherel avait documenté la réception de Fénelon par les philosophes français, et le présent ouvrage l’éclaire dans une optique différente. François Trémolières a dédicacé son livre à Jacques Le Brun, dont il exploite les travaux à un point tel que le lecteur ne sait parfois pas s’il est confronté à une lecture systématique des idées de l’archevêque de Cambrai ou de son interprète érudit. L’auteur surpasse son modèle admiré par une abondance de notes, souvent très longues, qui témoignent de l’ambition d’embrasser tout le vaste champ de la critique fénelonienne. L’inconvénient de cette démarche est qu’elle nécessite parfois une triple lecture : du texte et des notes isolément et puis des deux ensemble. Deux exemples suffiront à illustrer cette donnée. Les cinq notes d’une longue phrase p. 384-385, loin de se contenter d’indiquer les sources, apportent des citations supplémentaires ainsi qu’une interprétation des textes cités. Une phrase plus brève p. 580 est enrichie de deux notes d’environ une page où l’indication des sources est amplifiée de remarques élargissant démesurément le propos. Peut-être l’auteur se proposait-il de fournir une somme du savoir à la manière de la scolastique médiévale. L’avantage de sa démarche est qu’on consultera ce livre pour se documenter sur certains aspects de l’œuvre fénelonienne sans se donner la peine de suivre ses démonstrations, sachant que la consultation des informations surabondantes est facilitée par un « index des matières » (663-710). Face à l’abondance des propos, il faudra se résigner à relever ici quelques éléments de l’analyse. Selon l’introduction succincte (15-24), l’objet de l’ouvrage se place à la croisée des disciplines « de littérature, d’anthropologie et de spiritualité » (22). Quant au concept de littérature, il est entendu PFSCL XXXIX, 76 (2012) 284 d’après les principes de la « critique » qui englobe au XVII e siècle un champ très vaste de textes de poésie, de prose littéraire et non-littéraire, comme par exemple les ouvrages de philosophie, de spiritualité, d’histoire ou les sermons. Au siècle des Lumières, l’avènement de la nouvelle discipline de « l’esthétique » rétrécit nettement le champ des litterae. Selon Trémolières, le concept du sublime « a quelque chose d’hyperbolique, d’excessif, qui porte à l’utiliser, d’une certaine façon, quand les mots manquent, et comme le signal en fait de cette incapacité à formuler, à exprimer, a fortiori à argumenter un jugement » (16). L’auteur s’en tient à ce côté excessif en décrivant la « situation de Fénelon » (25-96) dont les différentes composantes sont étudiées ensuite : l’éloquence sacrée (97-190), l’apologétique (191-344), la métamorphose de l’expérience en discours (345-452), les principes du directeur de conscience et ses écrits (455-536), le Télémaque (537- 632). Une conclusion (633-644) s’efforce de synthétiser les méandres des analyses précédentes. Chacun des six chapitres élabore une doctrine cohérente du sublime illustrée par un nombre impressionnant de citations qui documentent ces différentes significations du terme. Un des résultats surprenants de cette étude est l’hypothèse d’un Fénelon moraliste (457-473) qu’on cherche jusqu’à présent en vain dans le corpus des moralistes français. La présence de « la forme brève de la maxime » est incontestable dans les Réflexions saintes pour tous les jours du mois, publiées en 1700 sous le nom de Fénelon, mais Trémolières constate lui-même que l’opération de transformer les opuscules spirituels en maximes « entraîne une certaine banalisation du contenu » (463). La forme de la maxime ne servira donc pas d’atout à ce nouveau moraliste. Mais il existe une dimension plus fascinante. Sa correspondance avec Mme de Maintenon énonce des principes de sa spiritualité, qui passent d’abord sans problèmes, mais qu’on retournera ensuite contre lui parce que « les mêmes énoncés sont susceptibles de plusieurs lectures, selon le moment et les circonstances » (463). Une lettre fénelonienne de 1690 affirme qu’« il faut mourir à tout sans réserve » (citée p. 471), formule que ses adversaires rapprocheront quatre ans plus tard d’une proposition condamnée par le concile de Vienne. Cet exemple est évoqué ici pour témoigner « d’éventuelles stratégies « mondaines » de Fénelon » (451) que son interprète érige en « critères mondaines » (524) qui permettent à cet ecclésiastique de préférer le « naturel » à la « perfection », « la gaieté même superficielle à l’esprit de sérieux » (525). Ses concepts du simple, du doux, du familier, de l’aimable entrent dans le paradigme d’« un sublime familier ». Ils « sont les harmoniques du sublime fénelonien » (536), que Trémolières détache du concept de Longin-Boileau grâce au refus « de confondre l’orateur avec le héros » (61). Le héros sollicite l’admiration tandis que l’ethos de l’orateur sacré consiste à « annuler la Comptes rendus 285 distance […] entre ses discours et ses actes » (61). Boileau opposait au grand style de la rhétorique traditionnelle un sublime du pathos (voir p. 68) tandis que Fénelon pratique « le sublime démosthénien de la remontrance » et « de la douceur » assimilée au « sublime johannique » (340), que le prédicateur cherche à emprunter « pour disposer l’auditeur à céder au Christ » (340). D’après Francis Goyet, Longin a tort d’exalter Démosthène aux dépens de Cicéron, auquel le présent ouvrage se réfère toutefois plus souvent qu’à l’orateur grec. L’éloquence sacrée doit se conformer « au sublime de l’Écriture même » (130) dont la simplicité de style englobe la véhémence du merveilleux. Cette synthèse se heurte à la faiblesse humaine, qui limite les efforts de la prédication évangélique. Fénelon, dont l’activité de prédicateur a laissé peu de traces, enseigne et incarne un type d’éloquence évangélique combinant « persuasion, tendresse et douceur pour le pathos, humilité et sincérité pour l’ethos » (169). En tant qu’apologiste de la religion chrétienne, il déplace par conséquent l’accent de la fameuse interprétation du Fiat lux biblique par Longin vers le rationnel de sorte que « le performatif divin lui offre le modèle de la relation entre le mental et le corporel » (212). Selon Trémolières, Fénelon qualifie là de « sublime » une idée qui affleure chez saint Augustin et qu’on peut mieux saisir à travers le « sublime kantien » (297). La « proximité » (424) du sublime fénelonien et du concept développé par Kant dans la Critique de la raison pratique lui « paraît évidente » (424). Cette optique lui permet de rapprocher l’archevêque de Cambrai du piétisme allemand de Gottfried Arnold (177) et de Karl Philipp Moritz ou de Schiller (613). Robert Spaemann, cité ici à plusieurs reprises, a insisté en revanche sur les divergences entre Fénelon et les Lumières. Ni Hartmut Lehmann, éminent historien du piétisme, ni les spécialistes parmi les critiques littéraires, par exemple Carsten Zelle dans l’article « Das Erhabene » du Historisches Wörterbuch der Rhetorik (1994, vol. II, 1364-1378), n’adhèrent à cette thèse. Notre auteur invoque des autorités reconnues comme Michel de Certeau, mais il ignore des travaux qui s’en inspirent et aboutissent à des conclusions différentes, par exemple l’étude sur Jean de la Croix de Bernhard Teuber (2004). Diego de Jésus (381-391), dont les Notes apportées aux Œuvres spirituelles de Jean de la Croix sont évoqués comme « l’un des textes majeurs de la littérature spirituelle en ce début du XVII e siècle » (380), est pour Trémolières une autorité à cause de l’utilisation de la notion du « sublime » et pour Teuber un témoignage de la dimension érotique de l’expérience mystique (Sacrificium litterae. Allegorische Rede und mystische Erfahrung in der Dichtung des heiligen Johannes vom Kreuz, 153s). Trémolières s’inspire de Jean Baruzzi (21), dont l’explication de l’expérience mystique est approuvée par Jacques Le Brun. Il ignore cependant les réserves avan- PFSCL XXXIX, 76 (2012) 286 cées vis-à-vis de Baruzzi, soit qu’elles proviennent d’une pensée postmoderne comme chez Teuber (ibid., 222), soit qu’elles se basent sur la tradition théologique comme chez Hans Urs von Balthasar. L’explication du sublime fénelonien par la doctrine kantienne rend la présente étude sujette à caution, puisque les divergences entre le théologien français et le philosophe allemand sont trop importantes pour être négligées. Le « relevé d’occurrences du « sublime » dans l’œuvre théologique de Fénelon (351-371) » est très utile mais on acceptera difficilement l’explication de la Démonstration de l’existence de Dieu (206-286) qui aboutirait à la distinction « entre magnitudo et quantitas, qui servira à Kant, dans la Critique de la faculté de juger, de point d’appui à sa définition du sublime » (291). Il faudra donc reprendre cette analyse pour vérifier sa pertinence. On acceptera que l’auteur date, à la suite de Jacques Le Brun, sur 1694 les trois écrits féneloniens Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie, Mémoire sur l’état passif et le traité De l’autorité de Cassien (395), mais on ne suivra pas toujours leur interprétation par Trémolières. Tous les développements culminent dans le chapitre sur Télémaque (537- 652), ouvrage qui ne contient cependant que trois occurrences de « sublime » (594). La doctrine du sublime y sert à notre critique surtout à rattacher ce miroir des princes à la spiritualité de l’archevêque de Cambrai. Les publications récentes sur cet ouvrage insistent sur ces similitudes sans renier que l’auteur du Télémaque évite de façon décisive le registre linguistique de l’instruction religieuse. L’interprétation de l’ouvrage écrit pour l’éducation du duc de Bourgogne ratifie la démarche des chapitres précédents : mettre en évidence la vision fénelonienne du sublime afin de rendre visible la cohérence admirable de l’univers mental de cet auteur et sa manière de réagir aux débats du règne de Louis XIV où se prépare l’avènement des Lumières. Nous adhérons aux arguments forts contre les efforts entrepris pour isoler le côté ‘littéraire’ de la spiritualité et de la théologie de Fénelon, dont la présentation nous laisse en revanche sceptique. Volker Kapp Françoise de Valence (éd.) : Jean de Thévenot, Voyage en Europe 1652-1662. Édité par Françoise de Valence d’après le manuscrit M 3217. Bibliothèque de l’Arsenal à Paris. Paris : Honoré Champion, 2010 (« Collection l’Atelier des voyages », 6) 181 p. Jean de Thévenot (1633-1667) est bien connu pour avoir raconté ses expéditions au Moyen-Orient et en Inde. Sa « relation d’un voyage fait au Levant, dans laquelle il est curieusement traité des estats sujets au Grand Seigneur Comptes rendus 287 et des singularitez particulières de l’Archipel, Constantinople, Terre-Sainte, Egypte, pyramides, mumies, déserts d’Arabie, la Meque, et de plusieurs autres lieux de l’Asie et de l’Affrique outre les choses mémorables arrivées au dernier siège de Bagdat, les cérémonies faites aux réceptions des ambassadeurs du Mogol et l’entretien de l’autheur avec celuy du Pretejan, où il est parlé des sources du Nil » avait fait l’objet d’une publication en 1664, de même que ses récits de Voyages tant en Europe qu’en Asie et en Afrique. Toutefois Françoise de Valence, après avoir édité les Voyages aux Indes orientales, nous livre ici une relation inédite de Jean de Thévenot et restée à l’état de manuscrit. Ce journal intime, que l’auteur a écrit « pour [s]on seul usage » (p. 17), rapporte deux voyages en Europe qui initièrent le futur orientaliste. Si Thévenot n’avait pas l’intention de soumettre au public ce témoignage, il a néanmoins pris la peine de le mettre au net, comme il le précise dans son Avertissement : « lorsque je me suis trouvé par pays, aussitôt que je voyais quelque chose qui me plaisait ou me semblait digne de remarque, je l’écrivais en deux mots sur le premier papier volant que je pouvais trouver. Le soir, étant en repos, je mettais ces choses un peu plus en ordre dans un papier cousu ». Ce récit est même jugé « assez instructif » par son auteur, qui pense « avoir assez bien exprimé l’humeur de quelques nations ». L’ouvrage s’organise chronologiquement en deux parties : au voyage de Paris à Rome (en passant par l’Angleterre, la Hollande et l’Allemagne), effectué en 1652-1655, succède le voyage de Livourne à Paris en 1662. Thévenot prend soin de justifier ce découpage : « Puisque la relation que je fais imprimer de mon voyage de Levant finit à Livourne, j’en ferai le commencement de cette seconde partie suivant mon dessein de ne mettre en manuscrit que ce qui ne doit point être mis sous la presse » (p. 83). L’auteur se livre à une description détaillée des villes qu’il traverse et de leurs habitants, sans prétendre toutefois concurrencer les guides touristiques, comme il le précise au sujet de la ville de Rome : « ceux qui veulent bien voir toutes les beautés de Rome sans s’amuser aux relations des voyageurs n’ont qu’à se pourvoir d’un certain livre italien intitulé Roma antiqua e moderna où tout est décrit si au long, jusqu’aux moindres petites choses, qu’assurément on ne peut rien ajouter. Il y a encore un petit livre intitulé Roma ricercata qui est fort bon car il vous fait voir tout Rome par ordre en dix journées » (p. 78). Thévenot se montre attentif à l’art : sa description du pont du Gard (p. 145) ou celle des églises de Bologne (pp. 109-110) en témoigne. Sensible à l’architecture (l’église Sainte-Maria del Fiore à Florence, pp. 100-101, ou la place Saint-Marc de Venise, p. 67) comme à la disposition d’un paysage, il ne manque pas de signaler les singularités des usages et des inventions, PFSCL XXXIX, 76 (2012) 288 comme les poêles allemands « de carreaux de terre verte avec figures » et « fort commodes » (p. 59). Quelques passages sont ainsi particulièrement savoureux, comme par exemple la recette… d’un sandwich avant l’heure dégusté chez les Hollandais : « ils coupent une longue pièce de ce pain de seigle épaisse d’un doigt, puis y étendent du beurre dessus, après le couvrent entièrement de tranches de fromage, remplissant exactement de fromage tous les petits endroits où il n’y en a point ; ensuite ils font une autre beurrée toute pareille, puis les joignent fromage contre fromage et mordent à même » (p. 49). En homme de son temps, Thévenot rend compte de sa dévotion : il s’attarde sur la mention de tous les lieux saints qu’il a pu traverser (Lorette, Sainte-Baume), et se livre à une description détaillée des reliques qu’il a pu admirer, comme « un puits rempli du sang de sainte Ursule et des onze mille vierges » à l’église des Macchabées de Cologne (p. 53) ou le « bras de sainte Madeleine, depuis le coude jusqu’au bout des doigts » à Saint-Maximin (p. 143). Le voyageur échange beaucoup avec les habitants des contrées qu’il traverse, se plaisant à décrire leur langue comme leur costume, des hommes comme des femmes. Il n’échappe toutefois pas aux stéréotypes, comme le montre ce jugement au sujet des Anglais : « Les Anglais sont beaux mais fort gras et joufflus, ce qui vient de la quantité de viande qu’ils mangent, et la bière y contribue beaucoup » (p. 29). On trouvera de la même façon des commentaires sur les Hollandais ou les Allemands (chapitres 13 et 18), et tout particulièrement sur les Italiens, Florentins, Romains, Siennois ou Livournois. Thévenot abrège cependant ses remarques concernant les Italiens : « Il y aurait encore quantité de choses à dire de l’humeur des Italiens, dont je n’ai voulu rapporter ici que celles qui m’ont semblé les plus générales, y ayant à présent tant de livres qui en sont écrits qu’on en pourrait faire une bibliothèque » (p. 81). Il livre d’amples commentaires sur la politique et les gouvernements des pays qu’il traverse, mais l’on a du mal à évaluer la dimension ironique de ses propos. Ainsi au sujet de l’Allemagne : « L’Allemagne a tant de princes et seigneurs qu’on trouve presque tous les jours monnaies nouvelles, langage nouveau et nouveau seigneur lorsqu’on y voyage » (p. 60). Son récit comporte de nombreux détails pratiques intéressant les voyageurs : les bulletins de santé, la qualité des auberges, le port d’armes. Quelques anecdotes seulement émaillent son récit, Thévenot restant dans l’ensemble très descriptif, voire pointilleux, notamment au sujet de ses horaires de voyage et des distances parcourues. Bref, c’est un texte passionnant que Françoise de Valence met à notre disposition. L’appareil critique est cependant décevant : une introduction Comptes rendus 289 peu nourrie (7 p.), avec des redites, quatre cartes figurant les itinéraires, une table récapitulant les voyages dans le temps (2 p.), une très courte bibliographie (1 p.), et un Index des noms de personnes et de lieux (7 p.). Mais surtout aucun protocole n’est établi pour l’édition du texte. Seules sont mentionnées la modernisation de l’orthographe et de la ponctuation, ainsi que l’actualisation des noms de personnes et de lieux. On relève parfois des incohérences dans la transcription : les terminaisons des imparfaits de l’indicatif par exemple sont modernisées (-ais et non -ois), mais des erreurs sont commises pour les subjonctifs (« quoique ce général n’eut point sorti » p. 43 ; « s’ils élisaient un prince qui ne fut pas allemand » p. 61 ; « quoiqu’il eut été » p. 119 ; « donna ordre qu’on nous fit voir » p. 140 ; « afin qu’elle s’y reposa » p. 151). La résolution des abréviations n’est pas effectuée et l’on trouve plusieurs variantes d’un même mot (p. 57 : S r ; p. 152 : Ntre Seig r ) ; la transcription des nombres laisse également à désirer (p. 70 : « six ou 7 jours »). On aura la même déception en ce qui concerne les notes de bas de page. Certaines sont inutiles (« Vin produit et importé de l’archipel des Canaries » complétant « vin des Canaries » p. 27 ; « Charlemagne, empereur (742-814) » complétant « l’empereur Charlemagne » p. 113), d’autres sont répétées (sur Andrea Doria pp. 127, 128, 129), voire erronées (sens de « abîmé » p. 92). Mais surtout des notes manquent, qui auraient éclairé utilement la lecture du texte (p. 37 sur bois de Brésil ; p. 41 sur les « Etats » ; p. 55 sur les dernières guerres etc.). On aurait aimé avoir la traduction des passages latins (notamment de l’épitaphe de Nostradamus p. 147). Enfin un glossaire aurait pu signaler les mots rares ou sortis de l’usage (trafiquer p. 72 ; armoire p. 92 ; lebesch p. 131 ; tarasque p. 146 ; polis p. 148 ; caraques p. 151 ; arrentent p. 156). L’édition du texte, agrémentée de la reproduction de six pages du manuscrit (pp. 16, 18, 47, 76, 154, 162) semble malgré tout soignée (on remarquera cependant qu’à la p. 77 les lignes biffées ne sont pas signalées, alors qu’elles le sont p. 59), et l’on relève très peu de coquilles (subits p. 13). En somme, malgré quelques imperfections, ce Voyage en Europe, vaut le détour. Véronique Duché