Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2012
3977
Oublie-nous, les paradoxes de la mémoire à l’épreuve de la littérature
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2012
Marie-Hélène Routisseau
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PFSCL XXXIX, 77 (2012) Oublie-nous , les paradoxes de la mémoire à l’épreuve de la littérature M ARIE -H ÉLÈNE R OUTISSEAU (U NIVERSITÉ DU M AINE ) Comme j’interviens dans ce colloque au double titre d’auteur et de critique, me voici dans la délicate situation d’analyser un roman que j’ai moi-même écrit. Ce périlleux exercice de dédoublement suppose que je puisse entreprendre une réflexion sur un récit qui fut aussi bien le résultat d’une rêverie éveillée que le fruit d’un travail théorique. Pour tenter de dépasser cette difficulté, je souhaiterais reconstituer, fût-ce naïvement, le cheminement complexe qui présida à l’écriture de ce roman. Oublie-nous fut écrit un an après la publication d’un ouvrage consacré aux romans pour la jeunesse 1 . Cet essai avait l’ambition de rendre compte des évolutions les plus récentes du genre en considérant la complexité des liens tissés entre exigences éditoriales et ambitions éducatives dans la production du texte. Le roman historique était, de ce point de vue, tout particulièrement exemplaire de la mission culturelle et pédagogique assignée à la littérature pour la jeunesse. Il affichait une intention informative plus ou moins explicite. Il était aussi progressivement devenu perméable à d’autres influences romanesques, comme celles du roman policier, du roman gothique et du roman affilié à la Fantasy, auquel il empruntait des éléments de merveilleux. J’affirmais 2 aussi que la narration, en évoluant de manière significative vers une instance narrative à la première personne - une narration en « je » - s’orientait vers des récits qui s’adressaient d’abord à la subjectivité du jeune lecteur au détriment d’un discours critique ou d’une parole d’autorité portée par le « il ». On pouvait remarquer que la multiplication des dialogues, qui limitaient la distance énonciative, visait à réduire la distinc- 1 Marie-Hélène Routisseau, Des romans pour la jeunesse ? Décryptage, Paris, Belin, 2008. 2 Ibid., p. 101-102. Marie-Hélène Routisseau 52 tion entre fiction et réalité. Cet aspect me semblait symptomatique de ce que l’on pourrait nommer, comme chez Borgès, l’écrasement de la carte sur le territoire, autrement dit de la représentation sur la présentation 3 . Alors que le récit tentait de se rapprocher d’une réalité qui ne relevait que du subjectif et du ressenti du jeune lecteur, l’absence du narrateur omniscient et l’effacement du discours d’autorité allaient de pair avec une représentation non valorisante de la fonction parentale. Je pensais qu’il y avait dans cette posture une imposture qui consistait à prendre la parole de l’autre (ici le jeune personnage) au nom d’une expertise (un adulte sait). Ce vol de subjectivité prétendait, comme une mère toute-puissante, tout donner et tout dire sans différencier les subjectivités. Là où la différenciation subjective permettait de signifier à l’enfant ce qu’est le vrai sans avoir la prétention de lui faire du bien, la psychologie du roman pour la jeunesse avait donc la prétention de faire du bien sans prendre la peine de dire le vrai. Ce constat m’amena à penser que le succès récent des romans pour la jeunesse ayant pour cadre le XVII e siècle était peut-être exemplaire d’une tendance inverse. Ceux-ci mettaient en représentation de la distance, une distance temporelle et une distance énonciative, formalisée par une narration fréquemment hétérodiégétique, souvent soutenue par des archaïsmes de langue. Ils insistaient aussi volontiers sur la différence des places dans l’ordre des générations et sur la distinction des positions sociales. Oublie-nous est le résultat d’une commande. Ce roman a été écrit pour Charivari, une collection créée en 2008 par l’éditeur scolaire Belin et destinée à des lecteurs de 11 ans et plus. Le projet éditorial avait initialement pour ambition de faire « chavirer les idées reçues ». Le récit qui devait mettre en représentation une problématique, renouait avec la tradition récréative et éducative des premiers ouvrages destinés à la jeunesse 4 . J’avais proposé à Nicole Czechowski, la directrice de collection, d’interroger la notion de « devoir de mémoire », d’abord parce qu’il s’agit d’un sujet pédagogique fréquemment abordé au collège - Jean-Pierre Vernant n’a pas manqué de souligner en 1999 les dangers d’une telle officialisation -, ensuite parce que le président de la République avait souhaité en février 2008 que la mémoire d’un enfant juif déporté soit prise en charge par un élève de CM2 5 . Cette proposition proprement fantastique m’inspira plusieurs 3 On pourra utilement se reporter à l’ouvrage de Daniel Bougnoux, La crise de la représentation, Paris, La Découverte, 2006. 4 On se rappellera Le Magasin d’éducation et de récréation créé par Jules Hetzel en 1864. 5 « Les enfants de CM2 devront connaître le nom et l’existence d’un enfant mort dans la Shoah », avait-il déclaré. Les paradoxes de la mémoire à l’épreuve de la littérature 52 questions. Je les rapporte ici telles qu’elles m’apparurent alors, décousues et désordonnées. Bien que nous ayons une dette vis-à-vis du passé, il semblait manifeste que l’Histoire ancienne, tout comme la mémoire que nous en avons, faisait actuellement les frais d’une liquidation au profit de l’Histoire immédiate. Si le déficit d’Histoire passait ainsi par un déficit d’histoires, le champ de la littérature pour la jeunesse conçu comme le lieu privilégié de la transmission intergénérationnelle ne pouvait-il pas en être l’une des expressions ? Les nombreux effets d’intertextualité, présents dans les romans pour la jeunesse, n’attestaient-ils pas justement une mémoire inscrite au cœur du texte ? Si l’on insistait aussi follement sur le devoir de mémoire, n’était-ce pas parce que l’on était en train de la perdre ? Là où l’Histoire collective nous rassemblait, la mémoire, en nous renvoyant à l’individu, ne nous divisait-elle pas ? L’oubli n’était-il pas dès lors du côté de la fragmentation, un arrachement de l’individu à l’Histoire collective ? Le devoir de mémoire, notion apparue il y a une trentaine d’années environ avec Primo Lévi, n’était-il pas finalement un monstre sémantique, une aberration intellectuelle dont le plus sûr moyen de rendre compte était le fantastique ? Pour aborder des sujets aussi complexes, je ne pouvais que recourir, d’une part, à la métaphore qui transporte le sens et, d’autre part, à l’allégorie qui métaphorise l’idée. Il me semblait que le XVII e siècle était devenu dans la littérature de jeunesse un espace-temps entrant en résonance avec ce que le psychanalyste Charles Melman a nommé L’Homme sans gravité 6 , et que j’appellerais volontiers l’homme sans transcendance. En effet, si l’on assiste actuellement, ainsi que l’explique Ch. Melman, à une liquidation de la référence à l’instance phallique - c’est-à-dire à un espace-temps où se reconnaît encore le lieu du sacré et de l’autorité symbolique -, celle-ci paraît en revanche revenir sous une forme nostalgique idéalisée dans les romans pour la jeunesse. Le XVII e siècle était, de mon point de vue, devenu le dépositaire de cet ordre symbolique révolu. J’ai donc décidé que l’action se déroulerait pendant la fin du règne de Louis XIV, entre 1694 et 1695. Comme je l’ai dit, outre la nécessité de relier la mémoire à un genre romanesque spécifique, en l’occurrence celui du roman historique, j’avais à cœur de me situer dans une période et dans un type de roman qui idéalisait la parole d’autorité du roi et du pouvoir royal 7 , - Roi-Soleil éblouissant « qu’un royal sourire illumine ! » 8 -, autorité 6 Charles Melman, L’Homme sans gravité. Jouir à tout prix, Paris, Denoël, 2002. 7 « Ce que le roi donne, seul le roi peut le reprendre », Annie Jay, Complot à Versailles, Paris, Hachette jeunesse, 1993, p. 254. 8 Arthur Ténor, Guerre secrète à Versailles, Paris, Gallimard jeunesse, 2003, p. 57. Marie-Hélène Routisseau 5 solaire transcendantale, qui glorifie au fond la fonction symbolique paternelle. J’ai ainsi imaginé le personnage d’une jeune aristocrate privée de mémoire, hantée par d’étranges visions et poursuivie par des lambeaux de voix, qui lui parlent et l’appellent. Aux injonctions de son précepteur lui ordonnant de se souvenir, elle oppose un silence froid et têtu jusqu’à ce que des images affluent vers elle en une réminiscence très proustienne. Comme dans À la recherche du temps perdu, « le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant ». La mémoire fait donc retour, non pas organisée par les lieux de la rhétorique, non pas dressée par la mnémotechnique, non pas éduquée par les arts de la mémorisation, mais indécise, opaque, énigmatique et désobéissante, mélancolique comme un objet perdu. Les greniers de la mémoire sont dès lors pleins de ces rebuts précieux et signifiants, les mots sont des vestiges, les livres des souvenirs et les patronymes le legs de nos aïeux. Au-delà de la mise en représentation de la mémoire, il s’agissait également pour moi de jouer avec un genre fortement stéréotypé, celui du romanhistorique-pour-la-jeunesse-ayant-pour-cadre-le-règne-de-Louis XIV en travaillant sur des topoï propres à ce type de récit et en effectuant un travail de réplication critique. Les motifs récurrents des jardins de Versailles, de la botanique et des fleurs, présents notamment dans Les orangers de Versailles 9 ou dans Guerre secrète à Versailles 10 , réapparaissent ainsi dans Oublie-nous avec insistance. La fleur y est investie d’une fonction symbolique lourde : le pavot symbolise l’oubli, les myosotis, le souvenir, la tulipe, l’amour, la pensée favorise la concentration et la fleur est plus généralement évanescence du temps qui passe. Le jardin labyrinthique matérialise une intériorité. C’est un lieu où l’on se perd pour mieux se retrouver : Le parc réservait, à présent, de continuelles surprises aux promeneurs. Marguerite découvrait, au détour d’une allée, un bosquet abritant quelque dieu assoupi ou bien le géant Encelade, écrasé sous un amas de rochers ou encore Atalante poursuivie par Hippomène. C’était comme si le jardin se jouait continuellement des lois de la perspective. Les distances n’étaient jamais fiables. Tout au bout de la large allée dans laquelle Marguerite venait de s’engager, se trouvait ainsi, en ce moment, un Paul Vertuchoux minuscule, qui donnait des ordres à des ouvriers minuscules tandis que des sculpteurs non moins minuscules tra- 9 Roman d’Annie Piétri, Paris, Bayard jeunesse, « Estampille », 2000. 10 Op. cit. Les paradoxes de la mémoire à l’épreuve de la littérature 5 vaillaient au décor d’une fontaine tout aussi minuscule. Marguerite avançait lentement vers eux. Pourtant, à l’instant où elle crut les rejoindre, elle se retrouva soudainement seule au centre d’un carrefour surveillé par un faune grimaçant. Et lorsqu’elle se pencha sur le miroir d’eau de la vasque de marbre, placée aux pieds de la statue, elle eut l’impression de voir flotter sur ses lèvres le sourire de la dame en bleu. 11 Filant le motif de la fleur, mon héroïne porte le nom de Marguerite, tandis que sa tante se nomme Mme de Champfleuri. Lorsque Marguerite rêve en s’interrogeant sur son identité à la manière d’Alice au pays des merveilles, elle songe à des noms de fleur : Est-ce que je rêve encore ? Où bien suis-je éveillée ? Qui suis-je ? Où suisje ? Suis-je ? Suis-je seulement quelqu’un ? Voyons, je m’appelle… Athénaïs ? Non, c’est beaucoup trop chic, trop élégant, sans doute déjà porté par quelqu’un d’autre. Pourquoi pas Belle-d’onze-heures ou Casque-de-Minerve ? Très prétentieux et un peu long. J’ai l’impression qu’il y a un lien avec La Reine des prés… ou la Reine des bois, je ne sais plus. À moins que ça ne commence par la lettre M ? M…, une fleur commençant pas la lettre M… Voyons voir ! Myosotis peut-être ? Myosotis, c’est joli Myosotis, ça me rappelle quelque chose, mais quoi ? Je ne sais plus… Pourquoi pas Rose, Lilas ou Coquelicot ? 12 Marguerite s’éprend finalement d’un poète herboriste, qui lui parle de botanique. La préférence donnée à des héroïnes féminines (Les Colombes du Roi- Soleil 13 , Complot à Versailles 14 , Une princesse à Versailles 15 ) pour des romans s’adressant prioritairement à des filles, m’incita aussi à opter pour un personnage féminin. Ce jeu sur le stéréotype alla même jusqu’à introduire des références littéraires emblématiques de la période. Les apparitions de Jean Racine (Anne-Marie Desplat-Duc, Les Colombes du Roi-Soleil, Les Comédiennes de Monsieur Racine 16 ), de Jean de La Fontaine (Annie Jay, Complot à Versailles 17 ) ou de Molière (Annie Jay encore ; Sylvie Dodeller, Molière 18 ; Marie-Christine Helgerson, Louison et Monsieur Molière 19 ) qui permettaient à la fiction de s’ancrer dans un champ culturel et historique, prit chez moi la 11 Marie-Hélène Routisseau, Oublie-nous, Paris, Belin, 2010, p. 48. 12 Oublie-nous, op. cit., p. 65. 13 Série d’Anne-Marie Desplat-Duc, Paris, Flammarion, 2005-2010. 14 Roman d’Annie Jay, Paris, Hachette, Le Livre de Poche Jeunesse, 2001. 15 Roman d’Anne-Sophie Silvestre, Paris, Flammarion, Castor Poche, 2005. 16 Premier tome de la série, paru en 2005. 17 Op. cit. 18 Paris, L’École des loisirs, 2005. 19 Paris, Flammarion, Castor Poche, 2001. Marie-Hélène Routisseau 5 forme d’une évocation - Phèdre et son labyrinthe, le songe de Marguerite, Athalie 20 - et d’une parodie - j’imitai certains des dialogues de Molière entre maître et domestique 21 . L’importance accordée au lignage, aussi bien comme marqueur de classe sociale que comme expression symbolique de l’appartenance à une lignée, m’encouragea à imaginer une héroïne ignorante et de son nom et de la destinée de ses parents, si bien que la réminiscence joue finalement ici un rôle comparable à celui de la reconnaissance dans les pièces de Molière et de Racine. Dans la mesure où beaucoup de ces romans ont la particularité d’aborder le contexte historique et social de manière approximative et caricaturale - la noblesse est volontiers opposée au peuple 22 et le clergé absent -, les relations que Marguerite entretient avec sa domesticité reproduisent ce mélange de familiarité propre à la bourgeoisie, telle qu’elle est représentée chez Molière, et de mépris hautain caractéristique de la noblesse. Je préférai enfin à un lexique suranné (parfois explicité dans des notes de bas de page) et à une syntaxe légèrement archaïsante, un style teinté de préciosité. Si tous ces topoï dressent un décor tout au plus vraisemblable et tissent un réseau de significations autour d’un XVII e siècle perçu comme un âge d’or de la littérature et de la langue française fortement investi symboliquement, il me paraît intéressant de m’arrêter sur l’un de ces topoï parce qu’il relie la représentation du XVII e siècle à un trait proprement romanesque. Je veux parler de Versailles et de ses jardins. On pourrait dire que, dans les romans pour la jeunesse, Versailles, c’est tout à la fois la cueillette miraculeuse et la folie du déploiement romanesque, tant ce lieu condense de significations emblématiques de la période. Il est certain que dans un tel contexte, le jardin peut être considéré comme une « hétérotopie », au sens où l’entend Michel Foucault : il s’agit d’un espace à partir duquel nous sommes attirés hors de nous-mêmes 23 . « On a peut-être l’impression », écrit Foucault, « que les romans se situent facile- 20 Oublie-nous, op. cit., p. 65, p. 75 et p. 78. 21 Ibid., p. 34. 22 « L’hiver de l’année 1694 s’annonçait exceptionnellement rigoureux. La neige était tombée dès le mois de novembre et, en décembre, les rivières avaient gelé. Ceux qui le pouvaient, restaient chez eux. Les autres, l’immense majorité de paysans, de laboureurs, de journaliers, chaussaient comme à l’accoutumée leurs sabots de bois et s’engageaient prudemment sur les chemins verglacés. » (ibid., p. 7). 23 « Le jardin, c’est, depuis le fond de l’Antiquité, une sorte d’hétérotopie heureuse et universalisante […]. » (Michel Foucault, Le Corps utopique, Les Hétérotopies, Fécamp, Nouvelles éditions Lignes, 2009, p. 29-30). Les paradoxes de la mémoire à l’épreuve de la littérature 5 ment dans les jardins : c’est en fait que les romans sont sans doute nés de l’institution même des jardins. L’activité romanesque est une activité jardinière ». En ce sens, Versailles, et plus généralement le jardin à la française, est traversé d’une « topique littéraire » 24 , qui lui permet d’incarner une caractéristique proprement romanesque, en proposant un modèle contre la réalité, dominé par une esthétique de la surprise. Un projet littéraire est à l’œuvre dans le projet architectural. Les jardins de Versailles sont, de ce point de vue, un lieu littéraire signifiant, un lieu où vacillent la fiction et la réalité. Le labyrinthe de Versailles de Charles Perrault, qui propose une lecture allégorique du lieu, en est l’illustration la plus célèbre. Alors qu’Annie Pietri souhaitait faire la démonstration du caractère romanesque de ce lieu en proposant une description relevant du merveilleux hyperbolique 25 , j’ai pour ma part préféré développer quelques autres de ces aspects, qui proviennent de la littérature romantique : le jardin à la française est un lieu propice à la rêverie, c’est un lieu poétique, le lieu du temps retrouvé. Les jardins deviennent en cela ce point nodal où peut s’inscrire et se condenser la symbolique d’une temporalité de la transmission. Dans Les orangers de Versailles, Marion enfouit des messages dans la terre ; autour de la fleur s’articulent la symbolique du temps et celle de la mémoire dans Oublie-nous. Le jardin est tout à la fois conquête d’un Éden par l’élaboration virtuose d’une nature artificielle et application de la géométrie à un paradis « mathématique » 26 . Le XVII e siècle, qui appartient à un temps d’avant les Lumières, qui est le siècle d’avant la rationalité, est peut-être d’abord le temps de la condensation et celui du conte. Marc Soriano a montré que les contes en vers de Charles Perrault opposaient à un premier niveau « la rêverie féerique […] aux conceptions rationnelles » 27 . Mon héroïne Marguerite repère bien cette contradiction : « Décidément, son siècle était devenu si rationnel qu’il en avait oublié la mort. » 28 Même si une telle remarque concerne évidemment davantage notre siècle que celui de Marguerite, j’ai souhaité, tout comme 24 Emmanuel Bury, « Versailles dans la littérature d’Ancien Régime : les fondements d’un mythe », dans Versailles dans la littérature. Mémoire et imaginaire aux XIX e et XX e siècles, éd. Véronique Léonard-Roques, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2005, p. 28. 25 Op. cit. 26 « Elle avait l’habitude de se promener avec lui dans ce qu’elle nommait un « ‘paradis mathématique’ » (Oublie-nous, op. cit., p. 84). 27 Voir Marc Soriano, Les Contes de Perrault : culture savante et traditions populaires, Paris, Gallimard, 1977, p. 474. 28 Oublie-nous, op. cit., p. 80. Marie-Hélène Routisseau 5 Perrault s’y était essayé dans ses contes, obéir à mes propres démons. C’est pourquoi la préciosité cultive la fonction poétique du langage pour ses visées signifiantes, procédant, comme un rêve, d’une écriture de la dérive. La métaphore est au sens propre une renaissance 29 . Elle allège le sujet, figé dans ce temps immobile et incertain où l’oubli la maintient : L’éventail s’ouvrait et se refermait comme les ailes d’un oiseau souple et gracieux. Il avait la légèreté d’une parure de plumes. Il palpitait, frémissait sous la main, s’animait d’une vie presque animale. D’un geste sec, Marguerite le replia en imitant l’élégance experte des courtisanes. Mais au lieu d’un nuage de poussières, c’est un parfum de violette qui s’envola dans un poudroiement doré. Un parfum envoûtant, un parfum entêtant et familier, un parfum pour lequel Marguerite aurait volontiers tout donné. Elle renouvela l’expérience et l’éventail libéra de nouveau l’impression vague d’un souvenir perdu. Elle croyait voir s’étendre un coteau vert dans le couchant… 30 Loin de toute intention historico-informative, prévaut ici la signification allégorique : la mémoire est foncièrement désobéissante, elle ne cède pas aux injonctions. Le devoir de mémoire est une incongruité. Nous ne pouvons, comme le rappelle sentencieusement François, le poète botaniste, « vivre avec les morts qu’à condition de les oublier. Pourtant, on ne peut leur rester fidèle qu’à la seule et unique condition que leur histoire nous ait été transmise. » 31 Telle est sans doute la grande leçon morale de ce roman, même si la mémoire se redécouvre du même coup inconsciente et freudienne, soumise aux refoulements et aux aléas du traumatisme. Au-delà de la lecture critique, les nombreuses références intertextuelles ont alors pour fonction de rappeler que toute œuvre s’inscrit dans une filiation littéraire et dans une histoire. La littérature transmet en cela un savoir intemporel capable de relier entre elles les générations. Il y a une dette symbolique à payer à l’égard des générations passées, dette que la littérature est la plus à même de symboliser et de représenter. Cette idée primordiale, aujourd’hui remise en question dans l’enseignement des lettres, est implicite mais insistante. Le texte est ainsi enrichi de citations, soulignées par des italiques, empruntées notamment à Virgile, François Villon, Pierre de Ronsard et Gérard de Nerval. La traversée du texte s’avère une traversée du temps par laquelle le sujet s’accomplit. La descente aux Enfers inspirée de l’Énéide devient ainsi une mise en page/ mise en texte du sujet incorporé 29 On pense à ce qu’en dit Pascal Quignard dans sa Rhétorique spéculative : « La metaphora, si elle ne guérit pas, allège : c’est une relevatio - c’est déjà une renaissance. » (Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 44). 30 Oublie-nous, op. cit., p. 31. 31 Ibid., p. 72. Les paradoxes de la mémoire à l’épreuve de la littérature 5 à une œuvre, dont il participe : « S’ils étaient vraiment les héros d’une histoire, nul doute qu’ils seraient maintenant arrivés sur une page blanche. Comme celle-ci. » 32 S’il y a du côté des topoï de la simplicité, il y a finalement du côté de la distanciation critique à l’égard du roman historique une complexité qui tient à un écart ironique plus ou moins perceptible. Cet écart devient explicite dans les conclusions d’un professeur d’histoire à la Sorbonne, le Professeur Laurier, qui s’interroge sur la pertinence historique d’un tel roman : Agacé, il repoussa le livre dans le fatras de cours, de copies et de dossiers, qui jonchaient son bureau, et ne put réprimer un petit rire nerveux. La mémoire était peut-être une armoire du temps de François Villon mais elle était devenue une sacrée passoire sous Marcel Boueldecque. Quand il y pensait ! Oser faire parler une aristocrate, née sous le règne de Louis XIV, du devoir de mémoire ! Il fallait vraiment n’avoir peur de rien ! Surtout pas des anachronismes ! Et justement, lui, Augustin Laurier, professeur d’histoire à la Sorbonne, il en avait trouvé des anachronismes, qui, franchement, n’étaient pas piqués des hannetons ! 33 Le roman historique n’est pas le genre le plus à même de mettre l’histoire en représentation. Nulle rigueur, nulle exactitude dans un tel projet. L’objet de la fiction historique pour la jeunesse ne questionne pas la signification de l’histoire mais s’attarde sur un destin singulier en relatant la transformation de la personnalité d’un enfant en train de devenir adulte. À l’instar d’autres romans initiatiques, Oublie-nous retrace donc le parcours d’un personnage parti à la recherche de ses origines, c’est-à-dire d’un personnage qui par son individuation se trouve en rupture avec l’histoire collective. Il est certain que ce rétrécissement du point de vue narratif à une éthique de l’affect autorise tous les anachronismes, historique, épistémologique 34 et littéraire. 32 Ibid., p. 58. 33 Ibid., p. 89. 34 Les interprétations d’inspiration psychanalytique sont ainsi tournées en dérision : « Ah ! Les analyses de rêve ! C’était quelque chose tout de même que ces interprétations pseudo-psychanalytiques ! Il devait se retourner dans sa tombe, le pauvre Sigmund. Dire qu’en 1900, il avait déjà renvoyé aux calendes grecques toutes les lectures symboliques biscornues ! Il ricana, chassa une mèche folle de son front comme s’il voulait balayer ce tissu d’inepties. Elle était belle la littérature française ! Quand il y pensait ! Mais fallait-il qu’il y pensât ? À l’heure où il était de bon ton de réécrire l’Histoire en y allant allègrement de son petit couplet fleur bleue, - et pas des myosotis, croyez-moi ! - fallait-il qu’un obscur scribouillard s’appliquât à démontrer la vérité, au demeurant ultra-banale, que la mémoire refusait d’obéir aux ordres... Cette fois-ci, il ne put réprimer un bâillement d’ennui. Il était évident, lui-même n’avait aucun doute là-dessus, que la mémoire ne se laisserait pas gouverner, fût-ce par des tyrans aussi cultivés que des chaussettes Marie-Hélène Routisseau 53 Un tel constat ne peut que mener à un retour vers des récits d’enfance, fondateurs : Non ! Décidément, mieux valait lire Peau d’âne, au moins on était tout de suite fixé. Ça finissait par une bonne leçon de morale à l’ancienne, parfaitement claire. Il l’avait d’ailleurs apprise par cœur… Ce conte est difficile à croire, Mais tant que dans le Monde on aura des Enfants, Des Mères et des Mères-grands, On en gardera la mémoire. C’était une histoire à dormir debout, bien sûr, mais un bon conte, c’était tellement bon… Et tout en suivant intensément le fil de ses pensées, il s’assoupit et risqua un sourire heureux en direction des anges. 35 N’est-ce pas dès lors la fonction même du conte que la mémoire convoque ? Et la conclusion de Peau d’âne n’est-elle pas, sur ce point, éloquente ? Car si celle-ci affirme sa fidélité au folklore traditionnel, elle relie également le conte à un savoir intergénérationnel nourrissant la mémoire collective et permettant la circulation d’une histoire. Il y a dans ces histoires « à dormir debout » quelque chose qui s’entête à rester du rêve, et nous fonde 36 . percées. Mais de là à confondre l’histoire familiale et l’Histoire avec une grande hache, il y avait des limites… » (ibid., p. 90). 35 Ibid., p. 91. 36 Nous pensons encore à Pascal Quignard : « Le conte, au contraire de ma vie, est un morceau qui est resté du rêve. » (Le nom sur le bout de la langue, Paris, POL, 1993, Folio n° 2698, p. 99).