Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2012
3977
Hall Bjørnstad: Créature sans Créateur. Pour une anthropologie baroque dans les Pensées de Pascal. Québec: Presses Universitaires de Laval, 2010. 201 p
121
2012
Anne Régent-Susini
pfscl39770547
PFSCL XXXIX, 77 (2012) Hall Bjørnstad : Créature sans Créateur. Pour une anthropologie baroque dans les Pensées de Pascal. Québec : Presses Universitaires de Laval, 2010. 201 p. Résolument paradoxal, le titre de l’ouvrage de Hall Bjørnstad l’est à un double titre : d’une part, en lui-même, parce que toute créature suppose, par nature, un créateur ; d’autre part, en contexte, parce que le projet qui soustend les Pensées de Pascal peut difficilement se concevoir sans un Créateur, fût-il caché. C’est ce double paradoxe qu’assume pourtant pleinement ce livre récemment publié aux Presses de l’Université Laval et centré, en effet, sur cet homme « baroque », « créature sans créateur » qui a « secoué le joug » (fr. 681, §21) mais dont la conscience n’est pas encore sécularisée, et qui constitue le « personnage principal » de l’« œuvre de fiction » que sont les Pensées (p.3). L’ouvrage s’ouvre sur une introduction riche et dense présentant la démarche de l’auteur ainsi que le statut épistémologique du discours anthropologique développé dans les Pensées. Il s’organise ensuite en deux parties, portant respectivement sur le seuil et le centre du processus apologétique mis en œuvre par Pascal. Dans la première se trouve analysé le portrait de l’homme sans Dieu, principalement à partir des sept fragments tardifs vraisemblablement destinés à constituer l’ouverture générale de l’apologie et rassemblés dans l’édition Sellier sous le titre de « Lettre pour porter à rechercher Dieu ». Le projet pascalien y apparaît comme une tentative de faire prévaloir ce que Hall Bjørnstad, reprenant la dichotomie fameuse de Rousset dans ses travaux sur la poésie baroque, nomme « l’inconstance noire » (celle du « chercheur » inquiet déplorant l’inconstance du monde), sur « l’inconstance blanche » (celle du « non-chercheur » s’enchantant et jouissant de l’inconstance du monde). Hall Bjørnstad n’est certes pas le premier à appliquer à Pascal les analyses de Rousset, et dans son Pascal et saint Augustin, Philippe Sellier avait ainsi souligné le lien profond qui unit la vision du monde pascalienne à cette « inconstance noire » dont il retrouvait les prémisses chez Augustin. Néanmoins, l’attention plus poussée accordée ici à cette dimension des Pensées, et le parallèle insistant tracé entre la créature pascalienne et la sensibilité baroque décrite par Rousset s’avèrent à la fois très convaincants et éminemment suggestifs. La seconde partie de l’étude replace cette figure de la « créature baroque » au centre de l’enquête anthropologique pascalienne. Ce « déplacement de l’humanité de l’homme vers son être-créature » (p. 10) conduit à lire les Pensées comme une véritable « analytique de la créature », dans le cadre d’une démarche délibérément sélective : « Il ne s’agi[t] nullement de PFSCL XXXIX, 77 (2012) 5 proposer un aperçu général ou synthétique de l’anthropologie pascalienne de l’homme sans Dieu, ni de tâcher de reconstruire en détail l’argument caché dans le classement des fragments à portée anthropologique » ; ce qui est visé « n’est pas une totalité, mais un centre constitutif » (p. 103). Hall Bjørnstadt est ainsi amené à reconsidérer l’anti-humanisme de Pascal, dont le moment essentiel lui paraît se cristalliser dans l’image du « roseau pensant qui se reconnaît en tant que tel, en tant que conscience incarnée - et en tant que créature sans créateur » : « moment de misère créaturelle [qui] est aussi celui de sa grandeur » (p. 153). En d’autres termes, « sa grandeur réside dans son anti-humanisme » (p. 127). C’est sur cette tension verticale douloureuse, lieu impossible d’une créature humaine proprement baroque, qu’insiste le second volet de l’étude de Hall Bjørnstadt, qui revisite à nouveaux frais les fameuses antithèses pascaliennes (grandeur / misère, clarté / obscurité, constance / inconstance, raison / extravagance, indépendance / dépendance, etc.). Pour la « créature sans créateur » en effet, « le dynamisme de ces antithèses s’est en quelque sorte figé : soit l’homme est immobilisé en bas de l’échelle, l’élément élevé étant présent seulement en tant qu’objet d’un désir profond ([…] la dépendance désirant l’indépendance), soit les deux pôles de l’antithèse sont interpénétrés (l’extravagance au sein de la raison […]) » (p. 130-131). De fait, le point de vue adopté jette sur ces problématiques bien connues une lumière nouvelle. Car si, très tôt, c’est bien l’« étape anthropologique » des Pensées qui avait fasciné les lecteurs, les critiques prenaient soin de la replacer systématiquement dans le cadre d’une vision d’ensemble du projet pascalien, qui la subordonnait dès lors au second mouvement de l’apologie, censé tourner vers Dieu l’homme ainsi déstabilisé. Visant à rendre aux Pensées leur modernité prémonitoire en les « libér[ant] d’une lecture totalisante et classicisante », le projet de Hall Bjørnstadt est au contraire d’affranchir ce premier volet, celui de l’esseulement tragique de la créature, de sa contrepartie chrétienne - au risque peut-être de substituer à une téléologie interne (celle du projet apologétique) une téléologie externe (celle de la « modernité »). Il s’agit de postuler un lecteur s’arrêtant, en quelque sorte, en chemin, afin de préserver (ou de restituer) l’ébranlement produit par le texte pascalien, sans l’articuler d’emblée à son dépassement ultime. On pourrait certes objecter qu’une telle démarche, scindant nettement les deux étapes du projet apologétique des Pensées, court le risque de linéariser exagérément la lecture programmée par le texte pascalien, pourtant si singulier dans sa gestation comme dans son écriture, et qui pourrait bien appeler un parcours plus complexe, circulaire autant que vectoriel. Et même en admettant la primauté d’une lecture suivie, on pourra peut-être regretter que la lecture proposée par Hall Bjørnstadt s’arrête à la première Comptes rendus 5 étape, fût-elle la plus immédiatement séduisante pour un lecteur du XXI e siècle - car même à supposer un parcours strictement linéaire, celui-ci était normalement appelé à se poursuivre jusqu’à la fin de l’ouvrage. C’est que la perspective adoptée par Hall Bjørnstadt est tout autre, comme il l’annonce dès les premières lignes de son étude : « Ce parti pris implique une lecture moins fidèle à l’intention globale de l’auteur des Pensées - et à la doctrine théologique à laquelle il souhaite amener son lecteur - qu’aux nuances de la peinture de l’univers mental de son lecteur incroyant » (p. 2). Il s’agit donc moins d’amputer le texte pascalien de sa seconde moitié que de focaliser l’attention, non plus sur l’apologiste et son projet, mais sur la figure du lecteur qu’ils dessinent en creux - et sur sa stupéfiante actualité. De fait, centré sur l’analyse de quelques textes fondamentaux, l’ouvrage ne se donne nullement pour une relecture d’ensemble des Pensées. À cet égard, bien qu’entretenant un constant dialogue avec la riche tradition critique pascalienne, il se situe sur un plan bien différent, et l’auteur souligne lui-même en conclusion que son étude « se veut questionnement plutôt que réponse », « ne vise pas une interprétation globale de l’œuvre, mais se veut plutôt méditation sur une partie - son espace anthropologique -, à travers une constellation de lectures ponctuelles » (p. 181). Cette démarche singulière, pleinement assumée et argumentée de manière tout à fait convaincante, doit ainsi permettre un « retour à la lettre du texte pascalien, dans tout ce qu’il a d’étrange et d’étranger, de complexe et de violent » (loc. cit.). En effet, mettant au jour, « à la base du mouvement apologétique général des Pensées », une « stratégie de persuasion fondée sur le rapport entre choc et raisons (où le choc marque donc aussi bien une absence de raisons que le début de la recherche de raisons) » (p. 27), elle restitue remarquablement la puissance d’ébranlement du texte pascalien (dimension qui va bien au-delà de la simple manipulation rhétorique qu’y voyait, scandalisé, un Valéry), et illustre par là de manière frappante la parenté soulignée par Agamben entre studiare et stupire. Elle permet également de donner une résonance nouvelle, tant à des passages bien connus qu’à d’autres plus oubliés, tels le discret fragment 115 : « Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide ». À travers le questionnement qu’elle renouvelle sur l’être-créature de l’homme, elle ouvre enfin la voie d’un dialogue fécond entre Pascal et certains auteurs fondateurs de notre modernité prenant la notion de « créature » comme point de départ pour repenser l’humain, en particulier Auerbach (Mimesis) et Benjamin (Ursprung des deutschen Trauerspiels). Anne Régent-Susini
