eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 40/78

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2013
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La paterité du Martyre de Ste Catherine (1649)

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2013
Bernard J. Bourque
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Les réfutations sophistiques dans les tragédies politiques 125 Tibère : La vertu devient crime en faisant trop de bruit. Agrippine : Elle passe du moins pour cela sous ton règne. (IV, 3) Cette inversion tente de jeter une lumière différente sur les personnages dans la mesure où les attaques de l’empereur se retournent contre lui : son incapacité à apprécier une conduite généreuse prouve paradoxalement l’aspect tyrannique de son régime. A la fin de la scène, l’insistance de Tibère aura raison d’elle et elle jettera finalement son poignard à terre, dans une attitude de totale soumission. Elle déclarera cependant peu après à sa confidente : « Ah, qu’il est à propos de savoir se contraindre. » (IV, 4), montrant donc, pour la plus grande surprise des spectateurs, que rien n’est encore joué. Lors du dernier acte, Séjanus et Agrippine sont condamnés par Tibère à se rejoindre dans les « plaines infernales » (V, 8) et seront remis au bourreau. Une conjuration apparaît donc au centre de ces deux pièces et les conspirateurs tenteront de prouver leur innocence en réfutant les thèses de leurs accusateurs. Comme il est capital de ne pas dévoiler le secret, les protagonistes auront recours à différentes stratégies pour contrer leurs adversaires. Dans La Mort de Sénèque de Tristan, Epicaris parvient à imposer sa version des faits en ayant raison de la maladresse de son interlocuteur. Elle commence en effet par établir une image oratoire qui le discrédite immédiatement puis, en mettant l’accent sur l’actio, elle en fait un mauvais acteur et donc un mauvais menteur. C’est l’absence de sincérité de ce dernier qu’elle fait semblant de pointer et par la suite, les arguments qu’elle propose montrent sa parfaite maîtrise de la parole ainsi que la défaite de Procule est patente. Dans cette recherche de la vérité menée par l’empereur, le mensonge l’emporte grâce à l’éloquence déployée par l’héroïne. La victoire de cette dernière est par la suite redoublée par l’échec de Sévinus qui finit par avouer son rôle dans la conjuration. Finalement, mise en présence de son ancien complice, Epicaris aura encore le dessus, niant tout d’abord toute implication puis, une fois les faits avérés, refusant de dénoncer ses complices. Dans La Mort d’Agrippine, l’héroïne éponyme souhaite la mort de l’empereur Tibère et lorsque ce dernier surprend les propos qu’elle tient en secret à sa confidente, elle recourt à l’équivoque pour ne pas révéler la vérité. Au lieu de nier ses propos, elle va au contraire les reprendre, mais cette fois-ci sans les assumer et en les plaçant dans la bouche d’un autre personnage, comme s’il s’agissait de propos rapportés. Un glissement polysémique se produit donc, permettant à Agrippine de prétendre vouloir protéger son ennemi. Un peu plus loin, déstabilisée par les accusations de l’empereur qui semble connaître parfaitement ses plans machiavéliques, elle se défend en soulignant la confusion possible entre « vertu » et « crime » car Stella Spriet 126 les signes évocateurs de son trouble peuvent être interprétés de l’une ou l’autre façon. La crise sémiologique est encore plus marquée par la suite puisque le comportement de la veuve de Germanicus pourrait être soit de la simple générosité, visant à favoriser le régime, soit, au contraire, la preuve ultime de sa volonté de nuire par tous les moyens à Tibère. Dans ces deux œuvres, le secret engendre donc à la fois la ruse des personnages qui veulent découvrir le non-dit et la mise en place d’une contreruse de la part des protagonistes qui vont en permanence devoir (dis)simuler. Même si ces derniers sont très persuasifs et que leurs arguments, aussi spécieux soient-ils, mettent en avant l’effet pragmatique du discours, les tyrans ne sont toutefois pas dupes - ou pas longtemps - car, soit le contexte vient parasiter la situation de communication (Tibère se défie d’Agrippine), soit un plan est tramé pour faire tomber un conspirateur dans un piège, et ce dernier entraîne les autres conjurés dans sa chute. Bibliographie Blanchot, Maurice. « Cyrano de Bergerac », Tableau de la littérature française, préface de Jean Giono. Paris : Gallimard, 1962. Cassin, Barbara. L’effet sophistique. Paris : Gallimard, 1995. Cavaillé, Jean-Pierre. Dis/ simulations. Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto. Religion, morale et politique au XVII e siècle. Paris : Honoré Champion, 2002. Corneille, Pierre. Cinna in Corneille, Œuvres complètes. Paris : Le Seuil, 1963. Cyrano de Bergerac, Savinien. La Mort d’Agrippine. 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Il est incontestable que d’Aubignac écrivit trois pièces en prose : La Pucelle d’Orléans (1642), La Cyminde ou les deux victimes (1642) et Zénobie (1647). 1 Toujours est-il que plusieurs documents du dix-huitième siècle attribuent une quatrième tragédie à cet écrivain, Le Martyre de S te Catherine. L’œuvre conservée, qui est en vers, fut publiée à Caen, chez Eléazar Mangeant, en 1649. 2 Elle parut aussi à Lyon, chez Pierre Compagnon, soi-disant la même année. Ce fut une œuvre très populaire - un succès de lecture - à en juger par les nombreuses éditions de la pièce publiées entre 1649 et 1718. 3 La question portant sur la paternité 1 Abbé d’Aubignac, La Pucelle d’Orléans, tragédie en prose, Paris : François Targa, 1642 [Bibliothèque nationale de France : RES-YF-3955] ; Abbé d’Aubignac, La Cyminde ou les deux victimes, tragédie en prose, Paris : François Targa, 1642 [BNF : 8-BL-13899] ; Abbé d’Aubignac, Zénobie, tragédie, où la vérité de l’histoire est conservée dans l’observation des plus rigoureuses règles du poème dramatique, Paris : Augustin Courbé, 1647 [BNF : RES-YF-329]. Voir mon édition critique de ces trois pièces : Abbé d’Aubignac, Pièces en prose, Tübingen : Narr, « Biblio 17 », 2012. 2 BNF : YF-4836. C’est l’unique exemplaire de la pièce à la BNF. 3 En plus des éditions publiées en 1649, nous trouvons : Paris : E. Loyson, 1666, in- 12 0 ; Rouen : J.-B. Besogne, 1700, in-12 0 ; Troyes, sur la copie imprimée à Rouen, chez J.-B. Besogne, 1700, in-12 0 ; Caen : J.-J. Godes, 1705, in-12 0 ; Troyes : Vve de Jacques Oudot, 1718, in-12 0 ; Troyes : Pierre Garnier, sans date, in-12 0 ; sans date ou lieu de publication, in-12. La pièce fut publiée aussi chez G. de Luyne, à Paris en 1666, dans Recueil de tragédies saintes, contenant trois autres pièces : L’Illustre Olympie ou le Saint Alexis (1644 et 1645) par Nicolas-Marc Desfontaines (mort en 1652), Saint Eustache (1649) par Balthazar Baro (v. 1590-1650) et Saint Genest (1647) par Jean de Rotrou (1609-1650). Bernard J. Bourque 130 de l’œuvre est donc significative à l’égard de l’histoire du théâtre au dixseptième siècle. Le travail ici présenté vise à réfuter l’opinion généralement répandue que d’Aubignac est l’auteur soit de cet ouvrage dramatique, soit d’une pièce originale en prose sur laquelle la version versifiée aurait été basée. Nous verrons que la paternité de d’Aubignac de la pièce en vers est invraisemblable. De même, la théorie selon laquelle l’œuvre conservée est une adaptation d’une pièce en prose écrite par d’Aubignac est aussi mise en doute. La Pièce en vers La conjecture que l’abbé d’Aubignac est l’auteur du Martyre de S te Catherine en vers est fondée sur les assertions d’historiens du théâtre français du dixhuitième siècle. Maupoint fait mention de la pièce, mais sans préciser la date de publication : Sainte Catherine. Nous avons cinq Tragédies sous ce titre, la première de M. Boissin de Gallardon en 1618, la seconde de M. Puget de la Serre imprimée avec figures en 1643, la troisième de M. de Saint Germain en 1649, la quatrième de M. l’Abbé d’Aubignac en 164... la cinquième de M. des Fontaines en 1650. 4 Dans ses Recherches sur les théâtres de France, Beauchamps aussi attribue Le Martyre de S te Catherine en vers à d’Aubignac : « Sainte Catherine, T. in-4 0 . 1650. sur la copie imprimée à Caen chez Eleazar Mangeant ». 5 Les mêmes renseignements se retrouvent chez les frères François et Claude Parfaict : « Ce sujet a été encore traité par M. l’Abbé d’Aubignac, sa pièce n’a jamais été représentée, elle se trouve In-4 0 , Caen, 1650 ». 6 La Bibliothèque du théâtre français de La Vallière parle de la même œuvre par d’Aubignac : « LE MARTYRE DE SAINTE CATHERINE, Tragédie en vers, sur la copie imprimée à Caen, chez Eléazar Mangeant, 1650. in-4 0 ». 7 Seul le catalogue de Soleinne, qui date du dix-neuvième siècle, fait mention d’une édition de la tragédie qui fut publiée à Lyon, chez Pierre 4 Maupoint, Bibliothèque des théâtres, Paris : Prault, 1733, p. 276. 5 Pierre-François Godard de Beauchamps, Recherches sur les théâtres de France : depuis l’année onze cent soixante-un jusques à présent, « Théâtre français depuis 1552 jusqu’en 1735 », Paris : Prault père, 1735, p. 170. 6 François et Claude Parfaict, Dictionnaire des théâtres de Paris, 7 vol., Paris : Rozet, 1767, t. II, p. 63. 7 Louis-César de La Baume Le Blanc, duc de La Vallière, Bibliothèque du théâtre français depuis son origine, Dresde : Michel Groell, 1768, p. 19. La paternité du Martyre de S te Catherine (1649) 131 Compagnon, en 1649. Nous savons qu’il s’agit de la même œuvre que celle de Caen grâce aux six vers de l’édition de Lyon qui sont cités dans le catalogue : Les Trônes sont trop bas pour mon ambition, Les Rois valent trop peu pour mon affection ; Mon espoir qui s’élève au-dessus de leurs têtes Regarde et se promet de plus nobles conquêtes ; Je l’ose, et puis sans crainte avouer en ce lieu, Maximin n’est qu’un homme, et je prétends un Dieu. 8 Il est rare qu’une pièce de théâtre soit publiée séparément la même année chez deux différents libraires. Malheureusement, l’édition de Lyon est maintenant perdue. Il est probable qu’elle parut après 1649, vraisemblablement en 1650, suivant la copie imprimée à Caen. Une vérification possible de cette théorie est la correction d’un vers fautif que l’on retrouve dans la première édition. Le troisième vers cité ci-haut dans le catalogue de Soleinne s’écrit ainsi dans la publication de Caen : « Mon espoir qui s’étend au-dessus de la terre ». Ce vers est manifestement fautif puisqu’il ne rime pas avec celui qui suit : « Regarde et se promet de plus nobles conquêtes ». La publication chez Compagnon aurait donc corrigé le vers 1387 pour qu’il forme un distique rimant avec le deuxième vers. Comme nous le rappelle Henry Carrington Lancaster, aucun contemporain de d’Aubignac ne lui attribue Le Martyre de S te Catherine en vers. 9 Une information qui établit un lien entre l’œuvre et notre auteur est la note manuscrite dans l’édition de Caen de 1649, qui indique, juste au-dessus de la marque de l’imprimeur, « Par l’abbé Hédelin d’Aubignac ». Faut-il attacher de l’importance à ces mots écrits à la main ? Puisqu’il est impossible d’identifier l’origine de la note, nous ne pouvons conclure qu’elle a de grande valeur historique. Lancaster soutient que d’Aubignac n’est pas l’auteur du Martyre de S te Catherine en vers puisque le théoricien n’était pas favorable aux pièces religieuses. 10 En fait, d’Aubignac fut d’avis que les pièces chrétiennes devraient seulement être lues et jamais représentées publiquement à cause des comédiens impies du théâtre français : 8 Paul Lacroix, Bibliothèque dramatique de M. de Soleinne, 9 parties en 6 volumes, Paris : Administration de l’Alliance des Arts, 1843-1845, §1190, t. I, p. 264. Il s’agit des vers 1385-1390. 9 Henry Carrington Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, 5 parties en 9 volumes, Baltimore : Johns Hopkins Press, 1929- 1942, t. II, vol. II, p. 669. 10 Lancaster, t. II, vol. II, p. 669. Bernard J. Bourque 132 Les pièces de cette qualité peuvent être lues avec plaisir et même avec fruit, mais elles ne peuvent être jouées publiquement sans produire tous les mauvais effets dont nous avons parlé ; parce que celui qui lit, entre dans les sentiments de l’Auteur et ne voit rien alentour de lui qui porte sa pensée à la profanation des choses saintes. […] Mais d’exposer ces choses aux yeux et au jugement du public, je ne vois pas qu’on le doive faire, et que jamais elles puissent avoir quelque favorable succès. 11 Par conséquent, nous ne pouvons accepter l’argument de Lancaster. En outre, La Pucelle d’Orléans de d’Aubignac peut être considérée comme une pièce religieuse en plus d’être une œuvre politique. Même La Cyminde ou les deux victimes a un thème religieux, bien qu’il s’agisse dans cette tragédie du miracle païen. Pour ces raisons, le fait que Le Martyre de S te Catherine appartient au domaine sacré n’élimine pas l’abbé d’Aubignac comme l’auteur de la pièce. En revanche, il est significatif que d’Aubignac ne reconnût jamais sa paternité d’une pièce en vers même lorsque ses talents de versificateur furent remis en question par les écrivains de son époque. N’oublions pas qu’au théâtre du dix-septième siècle, la forme versifiée fut l’objet d’un sentiment de révérence. En particulier, les moqueries de Jean Donneau de Visé (1638-1710), concernant le manque de talent de l’abbé, furent impitoyables. Parlant du sonnet, dédié à la Duchesse de R***, qui se trouve à la fin de la Seconde dissertation de d’Aubignac, le jeune critique tourne les vers de l’abbé en ridicule : Si j’étais un censeur bien sûr, je dirais quelque chose des soixante et treize Monosyllabes qui s’y rencontrent ; mais je passe par-dessus, pour m’arrêter à ce qu’il y a de méchant, de superflus et d’impropre. […] Si vous avez fait ces Vers, pour prouver au public, que vous en savez bien faire que Monsieur de Corneille, je laisse à juger si vous avez raison. 12 Plus loin dans sa Défense du Sertorius, de Visé continue à dénigrer le talent de notre auteur : Vous aboyez toutefois en vain, il y a tant de distance entre Monsieur de Corneille et vous, que vous ne pourrez jamais donner la moindre atteinte à sa réputation. 13 Il convient de noter que Donneau de Visé ne fait pas mention du Martyre de S te Catherine en vers dans ses railleries contre d’Aubignac. Pour sa part, 11 Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris : Champion, 2001 ; réimpr. 2011, p. 457. 12 Jean Donneau de Visé, Défense du Sertorius de Monsieur de Corneille, Paris : Claude Barbin, 1663, pp. 111, 114. 13 Donneau de Visé, p. 123. La paternité du Martyre de S te Catherine (1649) 133 l’abbé n’en parle pas lui non plus. Ce silence est révélateur puisque d’Aubignac était toujours sur la défensive et ne répugnait jamais à rechercher son avantage personnel. En fait, d’Aubignac fut du même avis que Jean Chapelain (1595-1674) que « la tyrannie de la rime ôte toute la vraisemblance au théâtre et toute la créance à ceux qui y portent quelque étincelle de jugement ». 14 Les mots du libraire de La Pucelle d’Orléans reflètent les pensées de l’auteur de la pièce : [...] bien que la Poésie ait beaucoup plus d’agréments, elle a toujours la contrainte de la mesure et des rimes qui lui ôte beaucoup de rapport avec la vérité : et j’estime que la vraisemblance des choses représentées, ne donne pas moins de grâce et de force à la prose, que la justesse et la cadence aux vers. 15 Son Apologie de la Prose contre les Vers, mentionnée dans « L’Avis des libraires au lecteur » de Zénobie, ne vit jamais le jour : Plains seulement la perte que tu fais d’un Avant-Propos qui contenait les raisons des augmentations, et des changements faits en l’Histoire de cette Tragédie, et l’Apologie de la Prose contre les Vers, avec beaucoup de règles peu communes pour la construction du Poème Dramatique. Si nous le pouvons tirer des mains de l’Auteur avec la PRATIQUE DU THÉÂTRE achevée depuis longtemps, nous ne refuserons pas nos soins pour en enrichir le public. 16 La sensibilité de d’Aubignac quant à son manque de talent de versificateur se manifesta lorsque Pierre Corneille, en 1660, lança le défi suivant à ses critiques : Il est facile aux spéculatifs d’être sévères, mais, s’ils voulaient donner dix, ou douze poèmes de cette nature au public, ils élargiraient peut-être les règles, encore plus que je ne fais, sitôt qu’ils auraient reconnu par l’expérience, quelle contrainte apporte leur exactitude, et combien de belles choses elle bannit de notre théâtre. 17 Les remarques de Corneille se rapportent à la difficulté de respecter les trois unités, en particulier celle de lieu. Cependant, d’Aubignac répondit au grand dramaturge en parlant de son propre talent de versification : 14 Jean Chapelain, Lettre sur la règle des vingt-quatre heures, in Opuscules critiques, éd. Alfred Hunter, Paris : Droz, 1936, p. 126. 15 « Le Libraire au lecteur », La Pucelle d’Orléans. 16 « Avis des libraires au lecteur », Zénobie. 17 Pierre Corneille, Discours des trois unités, in Œuvres complètes, 3 volumes, éd. Georges Couton, Paris : Gallimard, 1980-1987, t. III, p. 190. Bernard J. Bourque 134 Ce n’est pas que M. Corneille puisse absolument faire agir sa maxime erronée contre moi ; car vous savez, Madame, que j’ai quelque connaissance de la poésie, et que quand il me plaît, je fais des vers qui ne déplairaient pas au Théâtre. […] et si j’avais voulu les [les vers] appliquer à diverses tragédies que j’ai faites en prose, pour justifier à Monsieur le Cardinal de Richelieu que je connaissais la justesse et la beauté des règles, peut-être n’auraient-ils pas eu moins d’applaudissement que Zénobie que feu M. le Comte de Fiesque avait accoutumé d’appeler la femme de Cinna. […] Enfin pour ne pas m’étendre sur la considération de mon intérêt, je ferai des vers quand il me plaira. 18 De toute évidence, d’Aubignac ne publia pas d’ouvrage dramatique en vers. Se défendant contre les moqueries de Donneau de Visé et contre les critiques de Corneille, il aurait probablement signalé sa paternité de la pièce en vers publiée à Caen en 1649. Une autre confirmation que d’Aubignac n’est pas l’auteur du Martyre de S te Catherine en vers se révèle dans le dénouement de la tragédie. Ce dénouement ne répond pas à l’attente du public que Maximin doit être puni pour ses crimes. La pièce se termine par les paroles suivantes de l’empereur romain : Tournons notre pensée au salut de l’Empire, L’Afrique se révolte, et le Sénat conspire, Allons par un effort digne de notre État, Dompter encor l’Afrique, et Rome, et le Sénat. Cette fin n’est pas conforme à la théorie de d’Aubignac énoncée dans La Pratique du théâtre : La principale règle du poème Dramatique, est que les vertus y soient toujours récompensées, ou pour le moins toujours louées, malgré les outrages de la Fortune, et que les vices y soient toujours punis, ou pour le moins toujours en horreur, quand même ils y triomphent. 19 D’ailleurs le dénouement du Martyre de S te Catherine se trouve en désaccord avec la pratique de d’Aubignac dans ses trois pièces en prose, où l’auteur 18 Abbé d’Aubignac, Seconde dissertation concernant le poème dramatique, en forme de remarques sur la tragédie de M. Corneille, intitulée Sertorius. À Madame la duchesse de R***, Paris : J. du Brueil, 1663, pp. 34-35. 19 D’Aubignac, La Pratique, p. 40. C’est aussi l’opinion de Georges de Scudéry (Observations sur le Cid, in Corneille : Œuvres complètes, t. I, pp. 787-788) et d’Hippolyte-Jules Pilet de La Mesnardière (La Poétique, Paris : Sommaville, 1639 ; réimpr. Genève : Slatkine, 1972, p. 107), règle énoncée par Scaliger au seizième siècle. Voir l’ouvrage de Bernard Weinberg, A History of Literary Criticism in the Italian Renaissance, 2 volumes, Chicago : University of Chicago Press, 1961, p. 748. La paternité du Martyre de S te Catherine (1649) 135 précise le sort de tous les personnages importants et où tous les vices sont punis. Qui est donc l’auteur du Martyre de S te Catherine en vers ? Les catalogues de la Bibliothèque nationale de France attribuent la pièce soit à d’Aubignac, soit à Marthe Cosnard (1614-v. 1659). La seule œuvre certaine de cette dernière dramaturge est Les Chastes martyrs, tragédie chrétienne, publiée en 1650. 20 Il semble que le thème du martyre est le seul renseignement qui établit un lien entre Cosnard et Le Martyre de S te Catherine. Aucun écrivain de son époque ne lui attribue la pièce. Les historiens du théâtre français, tels que Maupoint, les frères Parfaict, Beauchamps, la Vallière et Soleinne, sont silencieux à cet égard. Il est donc vraisemblable que l’œuvre est attribuée à tort à cette auteure. En revanche, ces cinq historiens du théâtre nous amènent à conclure que la paternité du Martyre de S te Catherine appartient au sieur de St. Germain, 21 c’est-à-dire à l’auteur de la tragi-comédie Le Grand Timoléon de Corinthe. 22 Maupoint affirme que St. Germain est l’auteur d’une Sainte Catherine publiée en 1649 : « […] la troisième de M. de Saint Germain en 1649c ». 23 Les frères Parfaict aussi font mention d’une Sainte Catherine par St. Germain qui fut représentée en 1644 : « Catherine, (Sainte) Tragédie de M. Saint Germain, représentée en 1644, in-4 0 , la même année, Paris ……His. Du Th. Franç. année 1644 ». 24 Selon les Recherches sur les théâtres de France de Beauchamps, St. Germain est l’auteur d’une Sainte Catherine publiée en 1649 : « S. Germain. […] Sainte Catherine, T. S. in-12. 1644.1649 ». 25 La Bibliothèque du théâtre français de La Vallière fait mention de cette citation, bien que la date de publication de la pièce ne corresponde pas à celle qui est donnée par Beauchamps : « M. de Beauchamps cite encore une Tragédie, intitulée : SAINTE CATHERINE, imprimée en 1642. in-12 ». 26 Selon le catalogue de Soleinne, la Sainte Catherine qui fut publiée à Lyon est celle de St. Germain. Le Grand Timoléon de Corinthe, tragi-comédie (5a. v.), par le Sieur de St Germain. Paris, Toussaint Quinet, 164l, in-4, parch. = Sainte Catherine, 20 Marthe Cosnard, Les Chastes martyrs, tragédie chrétienne, Paris : N. et J. de la Coste, 1650. Cette tragédie fut publiée sous le patronage de Pierre Corneille. 21 St. Germain est impossible à identifier avec certitude avec l’un des auteurs du dixseptième siècle du même nom. 22 St. Germain, Le Grand Timoléon de Corinthe, Paris : Toussaint Quinet, 1642. 23 Maupoint, p. 276. 24 Parfaict, p. 63. 25 Beauchamps, p. 168. 26 La Vallière, t. III, p. 17. Bernard J. Bourque 136 tragédie (5 a. v., par le même). Lyon, Pierre Compagnon, 1649, in-4, parch. (en mauvais état). 27 Comme nous l’avons déjà démontré, l’édition de Lyon et celle de Caen sont la même œuvre. Le catalogue de Soleinne commente la rareté de la pièce publiée à Lyon et explique pourquoi St. Germain voulait que sa paternité de la tragédie ne soit pas connue : La Sainte Catherine est une pièce tellement rare, que le duc de La Vallière ne la possédait pas, quoique Beauchamps l’eût citée. M. de Saint Germain la publia sans y mettre son nom, parce que ce nom était alors peu considéré, pour avoir figuré en tète d’une foule d’écrits de polémique en faveur de la reine-mère et du cardinal Mazarin. L’auteur était un écrivain distingué qui eut le malheur de vendre sa plume. Ces vers de Sainte Catherine ne sont-ils pas dignes de Polyeucte ? 28 St. Germain aurait donc décidé de garder l’anonymat à cause des troubles de la Fronde qui agitèrent la monarchie française entre 1648 et 1652 pendant la minorité de Louis XIV. Son apparent appui de Mazarin et d’Anne d’Autriche lui fit adopter une attitude discrète qui ne lui permit pas de mettre son nom à la tragédie. Nous en concluons que Le Martyre de S te Catherine, publié à Caen en 1649, est peut-être l’œuvre de l’auteur du Grand Timoléon de Corinthe. Il est peu probable que le Martyre de S te Catherine en vers soit écrit par l’abbé d’Aubignac, théoricien qui préférait la prose au théâtre grâce à son dévouement à la règle de la vraisemblance. En revanche, il est tout à fait possible que la paternité de la tragédie appartient à St. Germain, dramaturge qui écrivait en vers et qui, selon plusieurs sources, fut l’auteur d’une Sainte Catherine qui fut représentée et publiée entre 1644 et 1649. Le catalogue de Soleinne est surtout révélateur à cet égard, puisqu’il identifie St. Germain comme l’auteur de l’édition de la tragédie publiée à Lyon. La Pièce en prose Dans son ouvrage Les Théories dramatiques au XVII e siècle, publié en 1887, Charles Arnaud déclare que l’œuvre conservée du Martyre de S te Catherine est l’adaptation d’une pièce qui fut écrite en prose par l’abbé d’Aubignac : 27 Lacroix, § 1190, t. I, p. 264. 28 Lacroix, § 1190, t. I, p. 264. La paternité du Martyre de S te Catherine (1649) 137 Je n’en ai vu que la traduction en vers, dans deux éditions : l’une faite à Caen, en 1649, chez Eléazar Mangeant, sans nom d’auteur, in-12 ; l’autre à Troyes, 1700, avec cette mention : « Tragédie de M. d’Aubignac ». 29 En 1927, Pierre Martino fait mention de la pièce dans la préface de son édition de La Pratique du théâtre. Cependant, il est plus circonspect qu’Arnaud en établissant la paternité de l’œuvre : En 1642 il [d’Aubignac] avait publié une tragédie en prose La Pucelle d’Orléans… selon la vérité de l’histoire et les rigueurs du théâtre ; en 1647 une autre tragédie en prose, Zénobie, la seule pièce qu’il ait avouée. Il semble aussi qu’il ait écrit en prose Cyminde ou les deux victimes, tragédie mise en vers par Colletet (1642), et qu’il ait eu quelque part à un Martyre de Sainte Catherine (1649). 30 Dans l’introduction de son édition de La Pratique du théâtre, Hélène Baby se montre d’accord avec Arnaud concernant la paternité de d’Aubignac d’une S te Catherine en prose : En ce qui concerne Sainte Catherine, les trois exemplaires que j’ai consultés ne correspondent qu’à la version versifiée de la pièce […] : la pièce originale en prose de d’Aubignac est perdue 31 Le seul indice qui date du dix-septième siècle concernant l’existence de la version en prose provient des mots de d’Aubignac lui-même. Dans sa Quatrième dissertation (1663), l’auteur parle d’avoir donné trois pièces en prose au cardinal de Richelieu (1585-1642), « qui les fit mettre en vers ». 32 Deux de ces ouvrages dramatiques sont bien connus. Il s’agit de La Pucelle d’Orléans et de La Cyminde ou les deux victimes. 33 Composées à la demande de Richelieu, les adaptations en vers de ces deux pièces avaient été jouées à Paris l’année précédente. 34 Selon la Bibliothèque du théâtre français de La Vallière, La Pucelle d’Orléans fut versifiée soit par Isaac de Benserade (1613- 29 Charles Arnaud, Les Théories dramatiques au XVII e siècle : étude sur la vie et les œuvres de l’abbé d’Aubignac, Paris : 1887 ; réimpr. Genève : Slatkine Reprints, 1970, p. 274. 30 Pierre Martino, « Préface », in La Pratique du théâtre, éd. Pierre Martino, Alger : Jules Carbonel, 1927, p. XXIII. 31 Hélène Baby, « Introduction », in La Pratique du théâtre, p. 15n. 32 Abbé d’Aubignac, Quatrième dissertation concernant le poème dramatique, servant de réponse aux calomnies de M. Corneille, Paris : J. du Brueil, 1663, p. 167. 33 La Pucelle d’Orléans, tragédie, Paris : Antoine de Sommaville et Augustin Courbé, 1642 [BNF : RES-YF-540] ; Guillaume Colletet, Cyminde ou les deux victimes, tragicomédie, Paris : Augustin Courbé et Antoine de Sommaville, 1642 [BNF : RES-YF- 212]. C’est l’unique ouvrage dramatique de Colletet. 34 Lancaster, pp. 357, 359, 361, 367.