eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 40/79

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2013
4079

L’unité d’action dans les romans héroïques (Desmarets, Gomberville, La Calprenède, Scudéry)

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2013
Marie-Gabrielle Lallemand
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PFSCL XL, 79 (2013) L’unité d’action dans les romans héroïques (Desmarets, Gomberville,La Calprenède, Scudéry) M ARIE -G ABRIELLE L ALLEMAND (U NIVERSITE DE C AEN -B ASSE -N ORMANDIE ) Introduction Entre les années 1640 et 1670, les romans héroïques rencontrent un grand succès 1 . Les auteurs de ces romans n’ont pas produit de poétique en bonne et due forme, toutefois on a d’eux quelques textes théoriques, généralement des préfaces, desquels on peut extraire les fondements de la poétique du roman héroïque 2 . C’est à Georges de Scudéry 3 que l’on doit la réflexion la plus complète sur le sujet. Dans la préface d’Ibrahim ou l’illustre Bassa (1641), il inscrit le roman dans la lignée de l’épopée, illustrée par Homère, Virgile et le Tasse, et du roman grec, celui d’Héliodore fait « à l’imitation du poème épique ». Il n’y a donc pas lieu, selon lui, de distinguer les règles de l’épopée de celles du roman, qui est une forme d’épopée, les différences étant mineures : « Comme le Poeme Epique a beaucoup de rapport, quant à la constitution, avec ces ingenieuses Fables, que nous appelons des Romans ; il est presque superflu que j’en parle icy, puisque j’en ay traité assez 1 La catégorie est créée par Charles Sorel dans La Bibliothèque françoise. Elle est composée des romans qui ont pour modèle le roman d’Héliodore et est illustrée en France, au premier chef, par les romans de Gomberville, Desmarets, La Calprenède et les Scudéry (La Bibliothèque françoise, seconde édition, Paris, La Compagnie des Libraires, 1667, pp. 181-188). C’est leurs romans que nous envisageons ici, qui ont été dès le XVII e siècle considérés comme les modèles du genre. 2 Voir de C. Esmein, d’une part, son anthologie de textes théoriques, Poétiques du roman, Paris, Champion, 2004 et, d’autre part, son étude, L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle, Paris, Champion, 2008. 3 Il a écrit en collaboration avec sa sœur Ibrahim (1641) et Artamène ou le grand Cyrus (1649-1653). Il est l’unique auteur d’Almahide (1660-1663, inachevé) et sa sœur l’unique auteur de Clélie (1654-1660). Marie-Gabrielle Lallemand 292 amplement dans l’Avant-propos de mon Illustre Bassa », déclare-t-il dans la préface d’Alaric, qui démarque le Tasse 4 . De la même façon que ce dernier affirme que le romanzo et l’épopée sont de même espèce 5 , Scudéry assimile le roman tel qu’il le conçoit et l’épopée. Les romans héroïques certes sont en prose, mais ils utilisent le même personnel que les épopées, relatent des actions guerrières et, de ce fait, recourent aux mêmes ornements que l’épopée (description de combat, d’armes, revue des troupes, harangue…) et, comme les romanzi italiens, accordent une place importante à l’intrigue amoureuse. Ils se distinguent cependant par l’absence presque totale du merveilleux, qu’il soit païen ou chrétien. Le roman héroïque français s’inscrit donc dans la lignée de l’épopée et non du roman de chevalerie, dans la lignée de La Jérusalem délivrée, et non dans celle du Roland furieux 6 . Notons que parmi les auteurs les plus fameux de romans héroïques, Desmarets, Gomberville, les Scudéry et La Calprenède, Desmarets et Georges de Scudéry ont écrit, outre leurs romans, une épopée (Alaric, 1654, Clovis, 1657). Un des aspects de la controverse entre les partisans du Roland furieux 7 et ceux de La Jérusalem délivrée est l’unité d’action : 4 Georges de Scudéry, Alaric ou Roman vaincue, éd. R. Galli-Pellegrini et C. Bernazzoli, Paris-Fazano, Didier-Schena, 1998, p. 95. Voir C. Rizza, « Georges de Scudéry et le Tasse : sur quelques problèmes de poétique », Les Trois Scudéry, éd. A. Niderst, Paris, Klincksieck, 1993, pp. 149-158. G. de Scudéry a une grande admiration pour le Tasse : La Jérusalem délivrée est qualifiée d’ « incomparable » dans la préface d’Alaric (p. 96). Il ne fait pas montre à l’égard de l’Arioste d’une telle révérence : dans la préface d’Ibrahim, il se moque de son imagination folle, par opposition à la vraisemblance nécessaire dans la fiction persuasive, éd. R. Galli-Pellegrini et A. Arrigoni, Paris, Fasano, Schena, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 80. 5 Discours du poème héroïque (Discours de l’art poétique, pp. 100-101), éd. F. Graziani, Paris, Aubier, 1997, pp. 223-224. 6 Voir G. Giorgi, « Poétiques du récit chevaleresque et poétiques du roman baroque », C.A.I.E.F. n°56, 2004, pp. 319-336. 7 Rappelons qu’on considérait en France que l’Arioste avait imité les romans de chevalerie français, comme il ressort par exemple de ce passage de l’Art poétique de Jacques Peletier (1555) : « Et dirai bien ici en passant, qu’en quelques-uns d’iceux (nos Romans) bien choisis, le Poète Héroïque pourra trouver à faire son profit : comme sont les aventures des Chevaliers, les amours, les voyages, les enchantements, les combats, et semblables choses, desquelles l’Arioste a fait emprunt de nous, pour transporter en son Livre », éd. F. Goyet, Traités poétiques de la Renaissance, Paris, LGF (Le Livre de Poche), 1990, p. 310. Voir M. Stanesco, « Premières Théories du roman », Poétiques, 1987, 70, p.171. Sur cette controverse, voir notamment Bernard Weinberg, A History of literary criticism in the Italian Renaissance, Chicago, University of Chicago Press, 1961 L’unité d’action dans les romans héroïques 293 Après l’étendue vient l’unité, qui est la dernière des conditions que nous avons attribuées à la fable. C’est cette question […] qui a été pour notre siècle l’occasion de longs et multiples débats entre ceux-là que « la fureur des lettres en guerre mène ». Car les uns l’ont jugée nécessaire, les autres ont cru au contraire que la multiplicité d’actions convenait mieux au poème héroïque : et magno judice se quisque tuetur. 8 Pour ce qui concerne l’action, si l’on se fie aux textes théoriques concernant les romans héroïques, l’influence du Tasse est importante 9 . Pour ce dernier, il est nécessaire de rendre compte de l’immense variété du monde dans le récit, tout en préservant l’unité d’action 10 . À la nécessité que leurs poèmes en prose soient, comme les épopées antiques, une image de la variété du monde, les auteurs de romans héroïques souscrivent entièrement 11 , comme ils souscrivent à la règle de l’unité d’action qui, dans ces romans comme dans l’épopée telle que la conçoit le Tasse, est unité variée. Reste qu’ils ne résistent pas à la tentation d’écrire des œuvres encore plus importantes en taille que le romanzo de l’Arioste (plus de 38.000 vers). (chapitre 19, pp. 954-1073) et Klaus Hempfer, Diskrepante Lektüren: Die Orlando- Furioso-Rezeption in Cinquecento, Stuttgart, Steiner, 1987. 8 Discours du poème héroïque, pp. 218-219 (Discours de l’art poétique, p. 95). Dans les pages qui suivent, le Tasse réfute les principaux arguments de ceux qui défendent le poème à actions multiples. 9 Poétiques du roman, p. 127. 10 Discours du poème héroïque, pp. 234-236 (Discours de l’art poétique, pp. 110-112). Voir le développement de l’introduction de F. Graziani intitulé « L’Unité multiple », pp. 36-39. 11 L’énumération des éléments variés qui doivent se trouver dans l’épopée faite par le Tasse dans son Discours sur le poème héroïque (p. 235 ; Discours de l’art poétique, pp. 111-112) est reprise par G. de Scudéry dans la préface d’Alaric (p. 106) et peut être rapprochée du passage de la conversation de Clélie qui traite de la manière de composer une fable et qui commence ainsi : « Et comme la diversité est l’âme du monde, il se faut bien garder d’aller faire que tous les hommes soient des héros, que toutes les femmes soient également belles, que les humeurs des uns et des autres soient semblables, et que l’amour, la colère, la jalousie, et la haine produisent toujours chacune les mêmes effets. Au contraire il faut imiter cette admirable variété qu’on voit en tous les hommes, à l’exemple d’Homère … », quatrième partie (1658), livre 2, éd. C. Morlet-Chantalat, Paris, Champion, 2004, p. 415. Voir aussi la liste de ce que doit savoir l’auteur, qui doit avoir une « connaissance universelle du monde », pp. 417-418. Marie-Gabrielle Lallemand 294 De longs romans La bonne taille d’une œuvre épique est relative à la capacité de mémoriser son intrigue selon le Tasse, qui précise le propos d’Aristote sur ce point 12 . C’est cela qui vaut à Ibrahim des Scudéry d’être loué, déclare Sorel : L’Ibrahim ou l’illustre Bassa de M. de Scudery, est conduit si adroitement, qu’on donne pour marque de sa belle suite, la faculté qu’il y a d’en retenir les incidens pour peu qu’on ait de memoire. 13 Scudéry, dans la préface d’Alaric, déclare que la longueur de son poème est modérée, comparable à celle de l’Énéide, ce qui cependant ne l’a pas empêché d’avoir utilisé tous les ornements de l’épopée 14 . C’est vrai pour son épopée, ce l’est moins pour son roman, Ibrahim 15 . Gomberville, avec les différentes versions de Polexandre 16 , La Calprenède, de Cassandre, son premier roman, à Faramond, son dernier, les Scudéry, d’Ibrahim à Artamène, ont donné des romans de plus en plus longs, parce qu’ils ont inséré dans le récitcadre des histoires de plus en plus nombreuses. Même le plus court d’entre les romans héroïques, Ariane de Desmarets de Saint-Sorlin (une seule partie, de seize livres, dans l’édition in-quarto de 1639, 775 pages) comporte des histoires épisodiques qui ne sont que très lâchement rattachées à l’intrigue principale, particulièrement les deux récits enchâssés au second niveau, l’histoire des princesses Araxie et Zélinde, et celle d’Ardanie et de Polydamas 17 . Mais il ressort du propos de Georges de Scudéry dans les préfaces d’Ibrahim et d’Alaric, qu’il y a unité d’action quand il y a une action principale qui se dégage clairement. Georges de Scudéry justifie, en outre, la démultiplication des actions par le respect de la vraisemblance : vraisemblablement un même homme ne peut accomplir de multiples exploits, or le roman héroïque, pour faire naître l’admiration, doit relater de hauts faits, il 12 La Poétique chap. 7 ; Discours du poème héroïque, p. 218 (Discours de l’art poétique, p. 94). 13 La Bibliothèque françoise, p. 185. 14 Alaric, p. 104. Voir le Tasse, Discours du poème héroïque, pp. 204-205 (Discours de l’art poétique, p. 87). 15 A titre indicatif, dans les éditions modernes que nous utilisons et dont le format et la police de caractère sont identiques, Alaric est publié en un seul tome (environ 500 pages), Ibrahim en deux (environ 1200 pages). 16 De 1619 à 1637 paraissent quatre versions de ce roman. 17 La première est insérée dans l’« Histoire de Mélinte, d’Ériphile & de Palamède », dans le sixième livre (pp. 257-292), la seconde dans la « Suite de l’histoire de Lépante », dans le dixième livre (pp. 499-509). L’unité d’action dans les romans héroïques 295 convient alors que ceux-ci soient accomplis par plusieurs hommes, ce qui donne lieu à plusieurs histoires épisodiques 18 . La taille des romans héroïques n’est pas comparable à celle des épopées, qu’elles soient antiques ou modernes, ni à celle du roman modèle, les Éthiopiques. C’est que, dans cette œuvre, on ne trouve qu’une histoire épisodique, celle de Cnémon, alors que les histoires prolifèrent dans les romans héroïques, comme dans les romans de chevalerie. Huet, constatant le fait, l’explique ainsi : Les Poèmes sont plus réglés et plus châtiés dans l’ordonnance et reçoivent moins de matière, d’événements, et d’Épisodes : les Romans en reçoivent davantage, parce qu’étant moins élevés et moins figurés, ils ne tendent pas tant l’esprit, et le laisse en état de se charger d’un plus grand nombre de différentes idées. 19 Hiérarchisation des actions Une action doit, selon G. de Scudéry, se dégager clairement des autres. Les premiers discours théoriques français sur le roman abordant l’unité d’action mettent en avant la nécessité d’éviter la confusion par le recours à une structure qui ne procède pas par accumulation des actions mais par subordination des actions secondes à une action première. Amyot, dans la préface qu’il donne à sa traduction du roman d’Héliodore (1548), reproche aux romans de chevalerie d’être « mal cousuz » 20 . Ce reproche se retrouve chez Huet dans sa lettre De l’origine des romans (1670) : Les Grecs les (les actions) avaient multipliées avec dépendance et subordination 21 à une action principale, suivant les règles du Poème héroïque (….) et nos vieux Français les avaient multipliées sans ordonnance, sans liaison, et sans art. 22 Il poursuit en condamnant Giraldi, qui veut faire d’un défaut, l’accumulation d’actions, une qualité. Les romans héroïques vont recourir à différents procédés pour bien marquer la prééminence d’une intrigue sur toutes les autres. Les histoires épisodiques vont être rapportées par des narrateurs homodiégétiques quand l’histoire principale est rapportée par un narrateur hétérodiégétique. On a certes pu railler la mémoire invraisemblable des 18 Préface d’Ibrahim, p. 81. 19 De l’origine des romans, Poétiques du roman, p. 444. 20 Histoire æthiopique, éd. L. Plazenet, Paris, Champion, 2008, « Poesme du translateur », p. 159. 21 On retrouve ce mot quelques lignes plus loin, De l’origine du roman, p. 481. 22 Ibid. Marie-Gabrielle Lallemand 296 amis et confidents des héros dans ces romans 23 , il n’en demeure pas moins qu’une telle répartition distingue clairement le récit principal de tous les autres. De plus, la présentation typographique va distinguer les histoires épisodiques en les séparant du récit principal par un bandeau de motifs ornementaux. Celles-ci vont être dotées d’un titre qui apparaît en caractères majuscules sous le bandeau. Enfin, dans certains de ces romans, les histoires épisodiques interviennent de façon très régulière, scandant la répartition du récit principal et des récits seconds. Ce sont les Scudéry qui procèdent le plus méthodiquement de la sorte. Dans Artamène, chacun des 30 livres 24 , à l’exception du premier, contient une histoire insérée. Cette organisation de la matière romanesque, par opposition à l’entrelacement des histoires des récits chevaleresques, est qualifiée par Georges de Scudéry d’« enchainement ingenieux » 25 . Les auteurs de romans héroïques s’appliquent donc à rendre sensible la composition de leurs ouvrages, la hiérarchie des histoires. L’Arioste, au contraire, par le procédé de l’entrelacement, construit un roman labyrinthique : Ma perché varie fila a varie tele Uopo mi son, che tutte ordire intendo Lascio Rinaldo e l’agitata prua, E torno a dir di Badamante sua. 26 C’est par ces vers qu’il intervient pour la première fois dans son récit afin de faire savoir à son lecteur qu’il va abandonner une action pour une autre. Dans les romans héroïques, il arrive que le narrateur, principal ou second, change de scène, mais il est rare qu’il le fasse remarquer, comme le fait l’Arioste 27 . 23 Boileau notamment dans le Dialogue des héros de romans, éd. F. Escal, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1966, p. 456. 24 Le roman compte 10 parties, chacune composée de 3 livres. 25 Préface d’Ibrahim, p. 78. 26 II, 30 (Mais puisqu’il me faut beaucoup de fils variés pour les toiles variées que j'ai l'intention de tisser, je laisse Renaud et son bateau agité et je recommence à parler de sa Bradamante). 27 II, 30 ; III, 6 ; IV, 50 ; V, 4 ; VI, 16 ; VIII, 21, 29, X, 25 ; XI, 21, etc. C’est dans Cassandre de La Calprenède (1642-1645) que les coutures, pour reprendre l’image d’Amyot, sont le plus visible. Le récit est construit jusqu’à la huitième partie autour de trois lieux : la maison de Tyridate, non loin d’Alexandrie, deux palais dans Alexandrie, et une autre maison située, elle aussi, non loin d’Alexandrie. Les changements de lieu, qui correspondent au passage d’une action à une autre, se font avec des raccords de ce type : « Mais nous pouvons les (Tyridate et Coriolan) laisser un peu en cét estat pour retourner à la belle Reyne d’Ethiopie que nous L’unité d’action dans les romans héroïques 297 Une seule action d’un seul homme ? Les commentateurs italiens d’Aristote ont débattu de la question de savoir si l’unité d’action requerrait que ne soit racontée qu’une action d’un seul homme 28 , ce que font les épopées modèles, celles d’Homère et de Virgile, ou plusieurs actions de plusieurs hommes, ce que font les romans de chevalerie 29 . S’émancipant de l’autorité d’Aristote, Jean-Baptiste Giraldi Cinzio, admirateur de l’Arioste, a affirmé dans son Discours sur la composition des « romans » (1554) : […] il faut souligner que les sujets (ou les matières) des romans n’ont rien à voir avec les sujets qui ont été traités par Virgile et par Homère. Ces derniers auteurs ont en effet imité, dans leurs ouvrages héroïques, une seule action d’un seul homme, tandis que les romanciers ont imité non seulement plusieurs actions d’un seul homme, mais aussi plusieurs actions de plusieurs hommes, étant donné qu’ils racontent les aventures de huit ou dix personnages. Mais pour donner un titre à leur ouvrage, ils ont choisi le nom du personnage principal, ou bien de l’action la plus importante, c’est-à-dire de l’action dont toutes les autres semblent dépendre, ou qui peut fournir l’occasion de les unir plus étroitement. 30 Aucun auteur de roman héroïque ne raconte une action d’un seul homme, tous racontent plusieurs actions de plusieurs hommes. Toutefois il faut distinguer les romans qui mettent d’emblée sur le devant de la scène le héros principal, ou le couple des héros principaux (début in medias res), et dans lesquels le premier récit rétrospectif concerne ce héros (ou ce couple) : Desmarets procède ainsi, de même les Scudéry. Leurs romans sont ceux dont la composition est la plus claire, ceux dans lesquels se dégage, dès le début avons laissée en la puissance du pirate Zenodore. » ( Paris, A. de Sommaville…, 1657, Slatkine Reprints, 1978, deuxième partie, livre 4, p. 394) ; « Nous les laisserons pour quelques jours passer leur vie dans la consolation qu’elles (Candace et Élise) se donnoient mutuellement, pour reprendre les traces de Cesarion que nous avons laissé courant après le pirate Zenodore » (troisième partie, livre 4, p. 437), « Nous les laisserons un peu de temps, & reprendrons la suite de ce qui s’estoit passé du depuis, & qui se passoit alors dans la maison de Tyridate. » (quatrième partie, livre 4, p. 471). Un reproche récurrent fait à l’Arioste concerne ses interventions dans son récit, notamment quand il passe d’une intrigue à une autre. Les auteurs de longs romans, sauf rares exceptions, comme celles que nous venons de citer, n’interviennent pas dans leurs récits. 28 Aristote, La Poétique, chap. 8. 29 R. Bray, La Formation de la doctrine classique en France, Paris, Hachette, 1927, pp. 241-242. 30 G. Giorgi, Les Poétiques italiennes du « roman » (Simon Fornani, Jean-Baptiste Giraldi Cinzio, Jean-Baptiste Pigna), Paris, Champion, 2005, p. 75. Marie-Gabrielle Lallemand 298 et sans ambiguïté, une intrigue principale à laquelle les autres vont être rattachées, plus ou moins fermement. Les romans de Gomberville et de La Calprenède racontent les exploits de plusieurs héros dans le récit principal. Dans Polexandre, c’est le titre qui impose un des héros mis en scène comme le protagoniste. En effet, le début in medias res n’introduit pas le personnage éponyme, il faut attendre le livre 5 et dernier de la première partie pour qu’il soit question de lui un peu longuement et la seconde partie pour lire le récit rétrospectif le concernant. Pendant les trois premières parties, quatre héros se partagent la vedette, le héros éponyme, Iphidamante, Bajazet et Zelmahide. Ce n’est qu’à partir de la quatrième et dernière partie que, ses compagnons ayant quitté la scène pour diverses raisons, Polexandre l’occupe seul et s’impose comme le héros principal. La construction de ce roman est donc à rapprocher de celle du roman de chevalerie. Structurellement, nous avons vraiment là une œuvre hybride, roman épique et roman de chevalerie 31 . Il en est de même des romans de La Calprenède. Dans Cléopâtre, l’héroïne éponyme et son amant, Coriolan, sont absents du début in medias res. Coriolan apparaît dans le récit principal à la fin de la première partie, et la fille de la fameuse reine égyptienne à la fin de la quatrième partie, ce roman en comptant douze. Ce n’est qu’à partir de la huitième partie, qui commence par ces mots : « Il est temps de retourner à notre illustre héroïque », qu’ils interviennent régulièrement dans le récit principal. Le roman en effet est consacré aux tribulations de trois couples de héros : Coriolan et Cléopâtre, Césarion et Candace, Élise et Artaban. La plupart des histoires, qu’elles soient relatées dans le récit premier ou dans les récits seconds, sont liées entre elles, notamment parce que de nombreux personnages sont liés par le sang ou par les mariages 32 , c’est la raison pour laquelle la plupart des récits seconds sont liés au récit premier. Ce qui distingue les romans de Gomberville et de La Calprenède des récits de chevalerie, c’est que la narration, comme dans les autres romans héroïques, est organisée selon le passage d’un narrateur principal hétérodiégétique à des narrateurs seconds homodiégétiques. Du point de vue de la narration, il y a donc bien un récit premier et des récits seconds mais du point de vue de l’action, on ne peut dire qu’une action principale se dégage clairement à laquelle se rattachent des actions secondes. 31 La critique des romans héroïques faite par A.-P. Jacquin est donc en partie fondée : « L’Arioste servoit communément de modèle à ces longues et ennuyeuses productions », Entretiens sur le roman, Paris, Duchesne, 1755, p. 203. 32 Ceci est vrai dans tous les romans de La Calprenède. L’unité d’action dans les romans héroïques 299 Unité de temps… et de lieu On sait que s’est imposée la règle selon laquelle l’action de l’épopée doit se développer sur une durée d’un an, Georges de Scudéry le rappelle dans la préface d’Ibrahim 33 et son roman suit cette règle. Les indications temporelles sont explicites dans le début de celui-ci. Ibrahim-Justinian est autorisé par Soliman à séjourner en Italie six mois. Il arrive en Italie au livre quatre de la première partie et en part au livre quatre de la seconde. Comme les trois premiers livres de la première partie se déroulent sur trois jours, et que le dernier livre de la seconde partie se déroule sur un jour, les deux premières parties durent six mois. Les indications de temps sont moins précises dans les deux dernières parties du roman mais l’action peut, de façon vraisemblable, s’y dérouler en six mois. Dans Artamène, les indications sont bien moins claires, et il est moins vraisemblable que l’action principale puisse se dérouler en un an. Cela tient au fait que le personnage éponyme accomplit au fil du roman un trajet d’une importance considérable, avec le plus souvent une armée. Rien de tel dans les romans de La Calprenède. De tous les romans héroïques, Faramond est celui qui ressemble le plus à une épopée. Son action est comparable à celle de l’Énéide, qui est, selon le Tasse, la meilleure action que l’on puisse choisir pour une épopée : […] mais entre toutes l’action la plus noble est la venue d’Énée en Italie, parce que l’argument en soi est déjà grand et illustre, mais plus grand et plus illustre encore relativement à l’Empire romain qui tire de là son origine […] 34 . Le dernier roman de La Calprenède, achevé par Vaumorière 35 , raconte la naissance de l’empire franc. Comme l’épopée de Virgile comporte douze chants, il comporte douze livres et, comme dans l’épopée, on y trouve des éléments merveilleux 36 . C’est aussi dans ce roman que les règles que se donnent ses auteurs, qui ne sont autres que le respect des trois unités, sont le plus scrupuleusement suivies. Dans Faramond, seule une histoire est entièrement dénouée avant que ne s’achève l’œuvre, ce qui ne peut être autrement puisque les protagonistes sont morts : l’« Histoire de Théodose le Grand, de Stilicon, et de Ruffin ». 33 Préface d’Ibrahim, p. 79. 34 Discours du poème héroïque, p. 198 (Discours de l’art poétique, p. 85). 35 Quand La Calprenède meurt en 1663, il n’a écrit que huit parties de Faramond, Vaumorière donne les cinq dernières, la publication du roman, commencée en 1661 s’achève en 1670. 36 Voir notre « La Calprenède et l’épopée », Epopée et mémoire nationale au XVII e siècle, éd. F. Wild, Caen, Presses universitaires, pp. 49-60. Marie-Gabrielle Lallemand 300 Théodose est père des souverains qui, au temps où se déroule la fiction, règnent : Honorius, sur l’Empire romain d’Occident, et Arcadius sur l’Empire romain d’Orient. Les autres personnages principaux des histoires insérées sont présents lors de la scène finale (la prise de Cologne), à l’exception d’un seul, Gondéric, dont les tribulations cependant ne sont pas entièrement achevées et ne le seront qu’à la fin du roman. Vaumorière en effet veille à ce que les intrigues secondes ne soient pas dénouées avant l’intrigue principale, en sorte qu’elles dépendent de l’intrigue principale. Cette règle s’applique à l’action épique 37 mais aussi à l’action dramatique. Au théâtre, l’unité de lieu est apparue comme corollaire des unités d’action et de temps : une action qui dure quelques heures ne peut se dérouler en plusieurs lieux distants les uns des autres 38 . L’action du récit principal des romans de La Calprenède se déroule en peu de temps : six semaines pour celle de Cassandre, deux ou trois semaines pour celle de Cléopâtre 39 , dix-sept jours pour celle de Faramond, le plus long des romans héroïques (environ 11.000 pages) 40 . Idéalement la durée de l’action d’une pièce de théâtre ne devrait pas excéder la durée de sa représentation. La Calprenède, lui, cherche à faire en sorte que la durée de l’action principale de ses romans n’excède pas la durée de leur lecture. En outre, dans tous ses romans, il respecte l’unité de lieu, et le fait savoir. L’action principale se déroule, dans les trois cas, dans une ville et ses alentours : Babylone pour Cassandre, Alexandrie pour Cléopâtre et Cologne pour Faramond. La Calprenède, dans ce dernier roman, fait valoir le tour de force qu’il accomplit et établit un rapprochement entre le roman et le théâtre. Les quatre premières parties de ce roman se passent dans le camp français aux abords de Cologne. À la fin de la quatrième partie, Constance quitte ce camp pour aller négocier la paix dans le camp ennemi : Je croy qu’il nous est permis de l’y suivre, et les deux camps estoient si peu éloignés l’un de l’autre que nous pouvons passer de l’un à l’autre sans 37 Le père Le Bossu déclare, au chapitre VII du second livre du Traité du Poème Epique (« De l’unité de l’action »), qu’il est nécessaire « de n’achever aucun Episode, de telle sorte qu’il puisse paroître une Action entiére ; mais de laisser toûjours voir chacun en particulier dans sa nature de membre d’un corps, & de partie non achevée » (Hamburg, H. Buske, 1981, réimpression de l'éd. de 1714, p. 125). 38 R. Bray, La Doctrine classique, pp. 257-288. 39 Herbert Wynford Hill, La Calprenède’s Romances and the Restoration Drama, Chicago, The University of Chicago Press, 1911, pp. 7-8 et p. 14. 40 Spire Pitou, La Calprenède’s Faramond : A Study of the Sources, Structure and Reputation of the Novel, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1938, p. 144. L’unité d’action dans les romans héroïques 301 blesser la regularité de la Scène à laquelle nous nous sommes toujours attachés 41 . Vaumorière, quand il prend la suite de La Calprenède, signale d’emblée qu’il se donne comme règle celle de l’unité de lieu : Pendant […] qu’ils marchent tous les deux vers Franc-fort, demeurons sur les bords du Rhin pour ne pas sortir de la Scene, qu’a bien voulu se prescrire le fameux Ecrivain dont nous continuons l’Ouvrage. 42 Cecilia Rizza a montré que Georges de Scudéry a utilisé le Tasse pour donner des règles à un genre qui jusqu’ici n’en avait pas 43 . Ce qui est remarquable en effet, c’est l’effort qu’ont fait les auteurs de romans héroïques pour faire de leurs œuvres des œuvres régulières. « Chaque art a ses règles certaines » 44 La réflexion de G. de Scudéry sur les règles du roman héroïque est influencée par les conceptions du Tasse, et cette réflexion rend compte de ce que sont les romans héroïques en général. De même que le romanzo parfait selon le Tasse, le roman héroïque se présente comme un roman régulier. Il tente ce faisant d’intégrer le domaine des belles-lettres, non sans peine. « Le Roman est aujourd’hui une fiction qui comprend quelque aventure amoureuse écrite en prose avec esprit et selon les règles du Poème épique et cela pour le plaisir et l’instruction du Lecteur », écrit Richelet (article « Roman ») 45 , limitant la catégorie du roman aux seuls romans héroïques, régis par les règles de l’épopée. Ce sont ces romans que, déclare Sorel, « on appelle des Romans parfaits » 46 et que Huet considère être des « Romans réguliers » 47 . 41 Faramond, IV, p. 696. 42 Ibid., VIII, p. 41. Georges de Scudéry, dans son dernier roman, respecte lui-aussi l’unité de lieu : l’action principale se déroule dans l’Alhambra de Grenade. L’idée n’est pas neuve : Saint-Amant, dans la préface du Moyse sauvé (1653), considère que l’unité de lieu est une des règles du poème épique : « […] j’observe l’unité de Lieu & d’Action, qui sont des principales choses qu’elles (les loix & les regles de l’Epopée) demandent […] », (Paris, A. de Sommaville, 1660, préface non paginée). 43 « Georges de Scudéry et le Tasse », p. 156. 44 G. de Scudéry, préface d’Ibrahim, p. 77. 45 La définition rappelle celle de P.-D. Huet. On la trouve ailleurs, par exemple chez Morvan de Bellegarde, Modèles de conversations pour les personnes polies, Paris, J. Guignard, 1697, p. 247. 46 La Bibliothèque françoise, p. 181. 47 De l’origine des romans, p. 443. Marie-Gabrielle Lallemand 302 Donner au roman des règles, c’est donner à leurs auteurs l’occasion de manifester leur art, leur maîtrise technique. Nombre de romans du XVII e siècle ne sont pas signés mais les auteurs de romans héroïques, eux, se font connaître, fiers qu’ils sont de leur art, de sa noblesse. L’épopée étant le genre narratif le plus régulier, c’est dans sa lignée que le roman héroïque se place. Un grand défaut des romans de chevalerie, en effet, est qu’ils n’ont pas de règles. Ce sont des « romans défectueux » 48 qui peuvent séduire le tout venant mais qui ne satisfont pas le public avisé : « Ces juges dont le sentiment est la règle certaine de la valeur des Poèmes et des Romans avoueront à Giraldi que les Romans italiens ont de très belles choses, et méritent beaucoup d’autres louanges, mais non pas celle de la régularité, de l’ordonnance, ni de la justesse du dessein » 49 . Il s’agit certes pour les auteurs de romans héroïques de satisfaire le public des courtisans et des dames mais il s’agit aussi, et peut-être surtout, d’obtenir la reconnaissance des happy few, celle que recherchait aussi le Tasse : Il est certain que c’est une chose bien facile et qui ne demande pas grande industrie que de faire naître d’actions multiples et distinctes une grande variété d’événements ; mais que la même variété se trouve en une seule action, hoc opus, hic labor est. Dans la variété qui tient à la multiplicité des fables, l’art ou le génie du poète ne se reconnaît en rien, et elle est commune aux poètes cultivés et incultes ; l’autre dépend en tout de l’art du poète et n’est reconnaissable que si c’est lui qui l’obtient, car un esprit médiocre ne saurait l’obtenir : la première donnera d’autant moins de plaisir qu’elle sera plus confuse et moins intelligible ; l’autre, par l’ordre et l’enchaînement de ses parties, sera non seulement plus claire et plus distincte, mais comportera bien plus de nouveauté et de merveille. 50 Les auteurs de romans héroïques vont donc s’imposer des contraintes, nous en avons vu certaines. Le choix d’un sujet historique en est une autre. Ce n’est pas en effet chose aisée que de concilier les données de l’histoire et les inventions romanesques : La seconde sorte de fiction c’est de celles qui sont mêlées de vérité, et dans lesquelles l’auteur prend un sujet tiré de l’Histoire, pour l’embellir et le rendre agréable par ses inventions. C’est ainsi que se font les tragédies, les Poèmes épiques, et ces sortes de Romans que l’on a faits dans ces derniers 48 Ibid., p. 482. 49 Ibid., p. 483. 50 Discours du poème héroïque, p. 236 (Discours de l’art poétique, p. 112). Castelvetro considère que l’action d’une épopée peut être multiple mais qu’un poème épique qui respectera l’unité d’action méritera, à succès égal, plus de louanges qu’un poème que ne la respectera pas : c’est ce qui fait de l’Iliade un chef d’œuvre (R. Bray, o. c., p. 242). L’unité d’action dans les romans héroïques 303 temps, et à qui l’on donne l’air d’histoire, comme sont Cyrus, Cléopâtre, Clélie. Dans les ouvrages de cette nature, l’Auteur n’est pas entièrement maître de ses inventions ; il peut bien ajouter à son sujet, ou en diminuer mais ce ne doit être que dans les circonstances. 51 L’absence de recours au merveilleux, sauf rares exceptions, joint au respect de la vraisemblance mais la nécessité de faire naître l’admiration et l’étonnement constituent encore, pour ces auteurs, un défi à relever dans leurs « ingenieuses Fables », et non des moindres. Conclusion A. Cioranescu a montré, il y a longtemps déjà, qu’en France la critique du Roland furieux a été quasi unanime au XVII e siècle 52 : l’œuvre présentait les mêmes défauts que les romans de chevalerie, au premier rang desquels les Amadis qui avaient rencontré au siècle précédent un éclatant succès. Au moment où l’on écrit les romans héroïques, on a cessé d’écrire des romans de chevalerie 53 , mais ceux-là ne se privent pas du moyen utilisé par ceux-ci pour créer le suspens : interrompre une action au moment crucial. On a là l’argument avancé par les défenseurs de la multiplicité d’actions 54 . Il n’y a 51 Valincour, Lettres à Madame la Marquise*** sur le sujet de la Princesse de Clèves, Poétiques du roman, pp. 665-666 (nous soulignons). 52 A. Cioranescu, L’Arioste en France, des origines à la fin du XVII e siècle, Paris, Editions des Presses modernes, 1939, II, pp. 28-41. 53 M. Magendie, Le Roman français au XVII e siècle, Paris, Droz, 1932, pp. 169-180. Voir aussi ce que Sorel dit de ces récits qu’il qualifie de « vieux Romans » (p. 183, par exemple) ou d’« anciens Romans » (p. 174 notamment) dans La Bibliothèque françoise. En 1632, même si Du Logeas dans Le Romant héroique, où sont contenus les memorables faits d’armes de dom Rosidor, prince de Constantinople, & de Clarisel, le Fortuné (Paris, A. Courbé, 1632), prend la défense des romans de chevalerie, il les présente comme des œuvres désuètes mais qu’il apprécie pour leur « tisseure merveilleuse », c’est-à-dire l’entrelacement des actions : « Que si quelques-uns treuvent mauvais que sous ce genre d’escrire à la facon des anciens Romans de Chevalerie, j’aye voulu rendre moins possibles ces Aventures, je leur puis respondre que je l’ay fait à dessein, afin d’en oster la cognoissance aux esprits trop curieux (…). Pour cela mesme m’esloignant de la methode ordinaire, j’ai suivi celle des Amadis, & de l’Arioste ; à cause que l’entre-gent en est tres-agreable, & la tisseure merveilleuse. Or comme il n’est pas incompatible, que le goust d’autruy ne soit different du mien, je me suis advisé pour cet effet d’y entre-mesler quantité d’Histoires… », « Aux lecteurs », épître non paginée. 54 Voir notamment le chapitre 5, « Critical responses to narrative discontinuity in Orlando Furioso », de l’étude de Daniel Javitch, Proclaming a classic : the canonization of Orlando Furioso, Princeton, Princeton University Press, 1991, pp. 86-105. Marie-Gabrielle Lallemand 304 pas eu en France comme en Italie un débat important sur l’unité d’action dans les romans, particulièrement dans les romans héroïques. Peut-être était-ce que, relevant d’un genre de peu d’importance, ils n’avaient pas à s’assujettir strictement aux règles s’appliquant aux genres nobles. L’auteur des Remarques sur l’Allaric de Monsieur de Scudery fustige le manque d’unité de l’épopée, dû aux épisodes, mais, alors que Georges de Scudéry, on l’a dit, rapproche la poétique de l’épopée et celle du roman, l’auteur des Remarques ne juge pas opportun d’étendre au roman la critique faite à l’épopée : « […] les épisodes de cette nature 55 en doivent être bannis, & ne se peuvent souffrir que dans les Romans, où les Auteurs d’aujourd’huy fourrent tout ce qui leur vient en teste comme les Gazettiers dont le seul but est de remplir leurs feüilles » 56 . Mais c’est sans doute aussi que le roman héroïque avait réglé le problème in ovo -ou plutôt tenté de le faire-, en conciliant les agréments de la très grande variété des récits avec la discipline de l’unité d’action. Dans ce souci de conciliation, le roman héroïque illustre la notion d’unité variée inventée et définie par le Tasse. Les auteurs de romans héroïques cependant font feu de tout bois et, pour composer des œuvres captivantes, ils recourent au procédé du roman grec, le début in medias res, comme ils recourent au procédé caractéristique du roman de chevalerie et que l’Arisote utilise avec brio, l’interruption du récit d’une action à un moment critique. La plupart des histoires épisodiques des romans héroïques, en effet, ne sont pas dénouées au moment où s’achève leur narration et, dans les meilleurs des cas, elles s’interrompent à un moment critique 57 . Les deux procédés, quoique issus de traditions différentes, ont un même effet : créer le suspens. Les auteurs de romans héroïques, par ailleurs, font naître la variété de l’action même (les intrigues amoureuses et militaires permettent qu’une même œuvre contienne des harangues et des déclarations d’amour, Amyot, dans la préface qu’il donne à sa traduction des Éthiopiques, met en avant le suspens créé par le début in medias res (éd. cit., pp.160-161) mais il ne fait aucunement état du procédé qui consiste à interrompre un récit à un moment crucial, silence très significatif. 55 Les actions épisodiques qui ne sont pas bien rattachées à l’action principale. 56 Recueil Conrart, tome V, pp. 486-487 (Arsenal MS 05414). 57 Le récit principal est interrompu par toutes les histoires épisodiques qui, elles aussi, sont généralement interrompues avant leur dénouement. Par exemple, dans Artamène, l’histoire de Thrasibule (III, 3) : sa relation s’achève au moment où, d’une part, un soulèvement se déroule à Milet, qui va peut-être amener Thrasibule à recouvrer le gouvernement de cette ville et, d’autre part, Tisandre, l’homme qu’a épousé Alcionide, la femme qu’il aime, a été mortellement blessé. Les exemples de ce type sont nombreux toutefois il faut reconnaître qu’aucun des auteurs de romans héroïques n’interrompt ses récits avant autant d’ingéniosité que l’Arioste dans Le Roland furieux. L’unité d’action dans les romans héroïques 305 des descriptions de combats et des descriptions de fêtes, etc.), mais aussi de la grande diversité des actions que relatent les multiples histoires insérées, comme dans les romans de chevalerie. Il faut toutefois que les fictions des romans « soient écrites avec art et sous certaines règles » 58 , et c’est pourquoi de l’Arioste et du Tasse, seul ce dernier est allégué comme un modèle. 58 P.-D. Huet, Traité de l’origine des romans, p. 442.