eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 40/79

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2013
4079

Brune Roche: Le Rire des libertins dans la première moitié du XVIIe siècle: Paris: Champion, 2011 («Libre pensée et littérature clandestine»). 581 p. + Bibliographie et Index

121
2013
Jean Leclerc
pfscl40790408
PFSCL XL, 79 (2013) 408 de lui-même l’image d’un écrivain condescendant, par piété, à s’engager sur un champ de bataille, qu’il transcende pourtant par la hauteur de ses vues » (612). C’est ainsi qu’il prétend être un spécialiste utilisant « la rhétorique de l’érudition » (625), affinée « dans le cadre de la controverse antiprotestante » (638), tout en se distanciant des savants théologiens, particulièrement de Richard Simon, attaqué comme faux docteur. A la suite des travaux de J.-L. Quantin, Anne Régent-Susini souligne « les limites du travail entrepris » (635) par le controversiste et perçoit en même temps comment se dessine « en filigrane l’éthos d’un auteur scrupuleux, soucieux d’exactitude et d’objectivité scientifique » (640). La dimension pédagogique de son œuvre ne se cantonne pas aux écrits du précepteur du Dauphin, mais s’épanouit dans sa mission de pasteur qui exploite l’apodioxis (652-654) ou les sentences (655-667) pour se faire comprendre en affirmant son autorité. Bossuet ne réserve à son éthos d’historien « qu’une autonomie relative » (665) puisqu’à ses yeux l’histoire illustre surtout « la puissance et la volonté divines » (691). Il brigue un rôle prophétique mais « peine à se situer par rapport » (695) aux prophètes bibliques tout en qualifiant les réformés de « visionnaires » (703) et Mme Guyon de « fausse prophétesse » (706). À la suite de saint Augustin, il exalte le concept du « Maître intérieur » (724) et en déduit « la parfaite transparence de la parole du prédicateur de chair [… et] sa totale aliénation » (729). Ce programme explique ses procédés grammaticaux d’emphase qui s’associent « à la figure rhétorique d’antéisagoge, forme d’antithèse faisant se succéder la négation d’une affirmation correspondant à l’opinion attendue » (734). Son type de rhétorique des citations (734-743) est une suite de cette démarche. Ce livre poursuit un double but : évaluer le rang de Bossuet dans l’optique du XXI e siècle et nous faire comprendre l’altérité de cet auteur du XVII e siècle tant en ce qui concerne ses limites que ses qualités indéniables. On pourrait chicaner Anne Régent-Susini sur quelques détails théologiques, par exemple sur le rapprochement de Bossuet et de Borges, dont Fénelon paie la facture (755), mais nous préférons la féliciter d’avoir mené à bonne fin son projet, ce qui était une gageure. Volker Kapp Bruno Roche : Le Rire des libertins dans la première moitié du XVII e siècle. Paris : Champion, 2011 (« Libre pensée et littérature clandestine »). 581 p. + Bibliographie et Index. Le 45 e numéro de la collection « Libre pensée et littérature clandestine » donne à lire la thèse de Bruno Roche, dont le sujet passionnant s’inscrit dans Comptes rendus 409 le prolongement de deux traditions bien implantées d’études sur la littérature du XVII e siècle. Il joint le versant des travaux sur le burlesque et les romans comiques avec celui des recherches sur la littérature libertine, créant un rapprochement fertile entre les héritiers de René Pintard et ceux de Jean Serroy. Le projet articule avec aplomb les composantes formelles des textes avec leur dimension philosophique, et conçoit la littérature libertine comme le « laboratoire d’une pensée qui ne peut prospérer que dans ce champ à la fois ludique et spéculatif, entre la postulation du jeu et celle de la philosophie » (p. 35). Le projet est circonscrit par le choix d’un corpus restreint aux principaux romanciers libertins que sont Théophile de Viau, Sorel, Cyrano, Tristan L’Hermite et Dassoucy. Ces œuvres sont mises en résonnance avec les traités et les dialogues des deux principaux représentants du « libertinage érudit » que sont Gabriel Naudé et La Mothe Le Vayer. Ce mélange confirme la volonté de l’auteur de ne pas reconduire la vieille distinction entre le libertinage de mœurs et de pensée, mais au contraire de montrer les nombreux points de convergence. Ce corpus marque toutefois les limites du projet, à la fois sur le plan des genres que sur le plan de la conception du libertinage. Mis à part quelques mentions de la poésie de Théophile et des lettres de Cyrano, B. Roche s’attarde peu à des genres comme le théâtre ou la poésie. De plus, il n’a choisi que des auteurs que la tradition intègre depuis longtemps à la catégorie des libertins, ce qui réduit son champ de recherche au « rire émis par les libertins », alors que ce rire ressemble parfois à celui d’auteurs qui ne se réclament pas de cette appellation. Les marges demeurent donc floues et sa méthode serait difficile à appliquer à d’autres textes comiques de l’époque. À cet égard, l’inclusion d’un élément de différenciation aurait permis de mieux envisager les zones d’ombres du « rire libertin », en identifiant les lieux où le rire bascule vers le libertinage. Peut-être que des auteurs moins explicitement déclarés comme Scarron et Furetière auraient pu éclairer ces marges et enrichi (voire assoupli) notre conception de la catégorie elle-même, mais peut-être que cet excès de zèle aurait nui à la clarté de la démonstration. La première partie, « la scénographie du rire libertin », s’ouvre sur un examen du passage entre un style de vie et ses représentations littéraires, où sont sollicitées les figures de Des Barreaux et du marquis de Roquelaure, avant de laisser place à un catalogue des meilleurs extraits de son corpus. Grâce à ce parcours, le rire de lucidité et de supériorité - aussi nommé katagelos - se déduit à partir de différentes attitudes dans le champ social, que ce soit la provocation, la subversion ou l’agressivité face à tout ce qui touche à la crédulité, aux opinions du vulgaire ou à l’imposture. B. Roche étudie dans les deux chapitres suivants les dynamiques sociales qui sont PFSCL XL, 79 (2013) 410 susceptibles de provoquer un rire libertin, ou les rires marquant l’exclusion dont les libertins peuvent être la cible. D’ailleurs, pour se distinguer de ses accusateurs, le libertin se présente sous une posture vertueuse et un ethos charitable, il évite d’attaquer directement ses ennemis ou d’employer des moyens comme la satire. Les deux parties suivantes portent sur la tension centrale du rire libertin, à savoir qu’il émerge d’une intentionnalité qui diffuse un message hétérodoxe, tout en respectant des exigences rhétoriques liées à la dissimulation et à l’évitement de la censure ou des accusations d’impiétés : il signifie tout en dissimulant. La dimension intentionnelle du rire restreint ainsi la portée du ridicule et opère un choix de cibles qui se dirigent toutes vers une critique des dogmes du catholicisme. D’abord, la critique du pétrarquisme, telle qu’elle se retrouve dans les poésies satyriques mais aussi chez Théophile, s’en prend au néoplatonisme par un refus des métaphores figées et une promotion de la grossièreté et du blasphème. D’un autre côté, la subversion de la culture scholastique et l’attaque du pédantisme soulignent la futilité du savoir enseigné à l’école, où la science est réduite à un vain langage, où la « sotte antiquité » cache un aveuglement vis-à-vis de l’actualité, où la vieille astronomie ne satisfait plus aux observations modernes. En plus d’illustrer à quel point ces auteurs appellent de leurs vœux une science nouvelle qui ne sera plus « servante de la théologie », l’intentionnalité du comique s’en prend à la métaphysique qui sous-tend le dogme chrétien, à travers la dévalorisation de la providence divine et la défense d’une causalité matérielle. La troisième partie aborde le versant rhétorique de ce « rire de contrebande », obligé de « tenir sa langue » pour éviter la persécution, contourner les autorités par un travail de formulation ironique. B. Roche considère de quelle manière l’ironie accomplit un dédoublement à la fois du destinateur (par la feinte et les jeux de l’énonciation), du message (par l’équivoque et les incohérences d’une logique volontairement fautive) et du public visé (discriminé selon sa capacité à décrypter le message). Les chapitres suivants de cette partie se focalisent sur la dimension hypertextuelle des œuvres libertines, illustrée par la parodie de l’éloquence épidictique, et sur l’hybridation des tons et des genres, caractéristique propre au burlesque. Un dernier chapitre revient sur les mécanismes de la dissimulation : l’instabilité des voix narratives ou des genres employés, les ambivalences dans les dialogues et les syllogismes laissés incomplets. La poétique de l’imagination mise en œuvre par le rire libertin fait l’objet de la quatrième partie, dont les trois chapitres traitent tour à tour des aspects éthiques, cognitifs et esthétiques des œuvres. Le premier chapitre établit le bouleversement que subit le discours sur les passions chez les libertins, par le développement d’une nouvelle régulation qui prend ses Comptes rendus 411 distances vis-à-vis de l’augustinisme et du stoïcisme, en même temps qu’elle valorise le rire et les passions joyeuses. Le second chapitre analyse l’influence du culte d’Éros, qui entraîne la description plus franche des mœurs et l’acceptation des formes de sexualité variées, mais qui se déploie également dans les accords du jouir avec le savoir, du jouir avec le pouvoir. Le troisième chapitre propose une poétique du rire libertin, fondée sur un goût pour l’utopie, un ethos jovial et une épistémologie qui s’appuie sur le probabilisme ; les implications épicuriennes et gassendistes modifient en retour le rôle que jouent la mimèsis et le style marqué par la copia verborum. Cet ouvrage est appelé à faire date dans le champ des recherches sur la littérature et la pensée du XVII e siècle. On pourrait sans doute lui reprocher quelques bagatelles, par exemple de s’étendre un peu longuement sur le Mascurat de Naudé, de passer un peu rapidement sur la dimension politique, de se complaire dans une démonstration souvent énumérative, de ne pas prendre en compte les variantes des États et empires de la lune de Cyrano et l’histoire des manuscrits. Il serait facile de soulever quelques coquilles ici et là et une note manquante à la page 364, ou encore de déplorer l’absence dans la bibliographie de quelques études américaines, notamment de M. Alcover, de R. Hodgson ou de C. E. Scruggs. Mais cela n’enlève rien à la rigueur et à la pertinence de cette étude, et n’entrave jamais le plaisir suscité par la lecture de cet ouvrage savant et inspirant. Jean Leclerc