Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2014
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La Magie du Soleil et le Portrait du Roi: Sur la signification culturelle des effets spéculaires pour Vaux-le-Vicomte et Le Songe de Vaux de Jeand de La Fontaine
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2014
Kirsten Dickhaut
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PFSCL XLI, 80 (2014) La Magie du Soleil et le Portrait du Roi : Sur la signification culturelle des effets spéculaires pour Vaux-le-Vicomte et Songe de Vaux de Jean de La Fontaine K IRSTEN D ICKHAUT (U NIVERSIT É DE G RAZ ) Le Roi, c’est son portrait. Le pouvoir de son image produit un effet magique. La magie du soleil fait croire à l’incommensurabilité de la magnificence, de la grandeur, de la majesté du Roi. 1 Et ce sont les arts et leur pouvoir de faire croire en l’image du Roi qui genèrent cette magie du soleil, du culte royal. 2 La construction de l’image du Roi que Ernst Kantorowicz, René Demoris, Louis Marin, Jean-Marie Apostolidès, Carlo Ginzburg, Peter Burke et récemment Georges Vigarello 3 ont décrite se base sur un mécanisme que les artistes et les poètes, tels que Pascal, La Rochefoucauld ou bien Jean de La Fontaine ont ciblé eux-mêmes dans leurs analyses du pouvoir de l’image. 4 1 Michel de Certeau, L’invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990. 2 Cf. Marc Bloch, Les rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, Paris, Gallimard, (1924) 1993. 3 Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1989 [1957] ; René Demoris, « Le corps royal et l’imaginaire au XVII e siècle : le portrait du Roy par Félibien », Revue des sciences humaines, 172/ 4 (1978), pp. 9-30 ; Louis Marin, Le portrait du roi, Paris, Minuit, 1981 ; Jean-Marie Apostolidès, Le prince sacrifié. Théâtre et politique au temps de Louis XIV, Paris, Minuit, 1985 ; Carlo Ginzburg, « Représentation : le mot, l’idée, la chose », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 46/ 6 (1991), pp. 1219-1234 ; Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV, New Haven, Yale University Press, 1992 ; Georges Vigarello, « Le corps du roi », dans Histoire du corps, volume dirigé par Georges Vigarello, Paris, Seuil, 2005, pp. 387-410. 4 Cf. Jean de La Fontaine, « Le pouvoir des fables », Fables IV, 8, Œuvres complètes I, édition établie par Jean-Pierre Collinet, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Kirsten Dickhaut 66 La Fontaine montre que les dieux créés par les artistes sont tellement puissants qu’ils en viennent à faire peur même à leur créateur. C’est ainsi que le roi des dieux met, dans la fable sur « Le statuaire et la statue de Jupiter », l’artiste en effroi : « […] Même l’on dit que l’ouvrier Eut à peine achever l’image, Qu’on le vit frémir le premier, Et redouter son propre ouvrage. À la faiblesse du sculpteur Le Poёte autrefois n’en dut guère, Des Dieux dont il fut l’inventeur Craignant la haine et la colère. […] » Livre IX, Fable VI, « Le statuaire et la statue de Jupiter », vv. 13-20. 5 La production de craintes, d’angoisses ou de sensations aux effets négatifs révèle le pouvoir qu’exerce l’image. 6 Les effets font croire à la capacité divine de l’image qui résulte de l’imaginaire de l’homme. Selon La Fontaine c’est le propre de l’homme de croire aux chimères : « […] Chacun tourne en réalités, Autant qu’il peut, ses propres songes : L’homme est de glace aux vérités ; Il est en feu pour les mensonges. » Livre IX, Fable VI, « Le statuaire et la statue de Jupiter », vv. 33-36. 7 Cette image que savent créer les artistes et qui affecte l’homme a été modelée par le sculpteur lui-même. Mais une image d’une telle puissance Gallimard, 1991, pp. 295-297, et aussi « L’homme et l’idole de bois », Fables VIII, 4, Œuvres complètes I, p. 151 ; Pouvoirs de l’image aux 15 e , 16 e et 17 e siècles. Pour un nouvel éclairage sur la pratique des Lettres à la Renaissance, sous la direction de Marie Couton, Isabelle Fernandes, Christian Jérémie et Monique Vénuat, Clermont-Ferrand, Presses universitaires, 2009. 5 Jean de La Fontaine, « Le statuaire et la statue de Jupiter », Fables IX, 6, p. 357. 6 À propos des fonctions de l’effigie cf. Horst Bredekamp, Repräsentation und Bildmagie der Renaissance als Formproblem, München, Carl Friedrich von Siemens Stiftung, Volume 61, 1995 ; Patrick Dandrey, « Les temples de la Volupté. Régime de l’image et de la signification dans Adonis, Le Songe de Vaux et Les Amours de Psyché », Littératures classiques, 29 (1997), pp. 181-210. 7 Jean de La Fontaine, « Le pouvoir des fables », Fables IV, 8, Œuvres complètes I, pp. 295-297. La Magie du Soleil et le Portrait du Roi 67 magique peut être tout autant fabriquée par le poète, comme nous l’indique le poème de La Fontaine sur « le pouvoir des fables ». La peinture, à son tour, peut générer un emblème du pouvoir, comme le démontre par excellence le portrait du Roi. À partir de cette perspective, nous analyserons un texte publié par La Fontaine en 1671, douze ans après la première version, et qui est étroitement lié à la fameuse fête de Nicolas Fouquet qui eut lieu en 1661. 8 Cette fête, où le Roi reçut probablement son portrait de Charles Le Brun, fut l’apothéose du château de Vaux-le-Vicomte construit pour la gloire du système royal mais conçu par et pour Fouquet. 9 C’était à ce moment aussi que les artistes ont fait émerger la magie optique et ses tromperies en utilisant le jardin comme média. 10 Ainsi, le cercle des quatre arts se ferme. Ce sont l’architecture, la peinture, la poésie et le jardinage que le narrateur lafontainien invite dans Le Songe de Vaux à un « paragone » car ils ont tous contribué à la construction du château. Les lecteurs veulent savoir quel art peut égaler les merveilles de Vaux-le-Vicomte. Ce sont bien entendu les arts qui font les merveilles de Vaux qui luttent aussi à l’aide de leurs discours, dans le texte de La Fontaine, pour atteindre le but de plaire au seigneur. Ce qui est avant tout remarquable dans ce texte, c’est une petite fable que La Fontaine a ajoutée lors de la publication en 1671 et dans laquelle il établit le cadre de la comparaison entre les arts. Dans cet « Avertissement » il loue le prix que la fée, qui sera reconnue pour être la meilleure, recevra. Ce sera « celle-là qui plus vaut qu’on la prise / En fait de charme, et plus a de pouvoir » 11 . Elle recevra ce prix qui « Soit donné à la plus savante des fées » et « qui serait donné par des juges, sur les raisons que chacune apporterait pour prouver les charmes et l’excellence de son art. » Le prix attribué à la fée, et donc à l’art qui méritera cette distinction, est un prix presque aussi fort que l’emblème de la faveur royale qui, elle, est incomparable: « […] ce 8 À propos de la fête cf. Marie-Odile Sweetser, « Le mécénat de Fouquet : la période de Vaux et ses prolongements dans l’œuvre de La Fontaine », Roland Mousnier (éd.), L’Âge d’or du mécénat, Paris, Editions du Centre national de la recherche scientifique, 1985, pp. 263-272 ; Louis Mackenzie, « Convergences of Transfigurations. Vaux-le-Vicomte and Fouquet’s Fateful Fête », Erec Koch (éd.), Classical Unities : Place, Time, Action, Tübingen, Narr, 2002, pp. 421-429. 9 Sur l’histoire de Vaux-le-Vicomte cf. Florence Dumora-Mabille, « Vaux, l’espace d’un songe : le poème et le lieu », Le Fablier, n° 9, (1997), pp. 69-76. 10 En ce qui concerne les effets de trompe-l’œil au château cf. Michael Brix, Der barocke Garten. Magie und Ursprung. Stuttgart, Arnoldsche Verlagsanstalt, 2004. 11 Toutes les citations du paragraphe sont de la même page: Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 80. Kirsten Dickhaut 68 prix était le portrait du Roi » 12 . Cette fiction montre déjà l’ambition des arts de l’emporter car une œuvre d’art semble pouvoir remplacer ici la faveur royale, et ceci sous l’effet de la croyance en la réalité générée par les arts mêmes. C’est ce que veut faire croire l’image, donc le portrait du Roi. Est-ce que les arts méritent un tel portrait ou peuvent le mériter ? Voici les questions posées par le texte. Ainsi, les arts ne se contentent pas de créer le pouvoir de l’image, ils veulent aussi participer au pouvoir, briller dans le système social en recevant un prix, et aider à susciter des effets spéculaires au sein de ce système. Dans un premier temps, nous relèverons la structure emboîtée du Songe de Vaux qui correspond à l’illusion d’optique du jardin. Ces jeux d’apparence sont une manière d’esthétiser le pouvoir royal et d’établir la gloire royale comme phénomène quasi-lumineux. Dans un deuxième temps, nous analyserons les harangues des arts qui luttent pour recevoir le portrait du Roi - un but qui montre, bien entendu, la force de l’imaginaire et le pouvoir des arts à faire croire. Si la magie du soleil porte ainsi à faire croire au système que les arts ont, entre autre, créé, les conséquences peuvent cependant être une production démesurée de gloire au risque de devenir narcissique. L’argumentation que nous présentons développera ainsi l’hypothèse que la gloire des arts pour laquelle les fées s’affrontent demande une disposition éthique alors adaptée au système. C’est pourquoi nous supposons que les effets produits par les stratégies artistiques visent à mettre en évidence la puissance des arts toujours disposés à faire croire au pouvoir de l’image créée. Pour que cette croyance ne surpasse pas le système chrétien de la royauté, il faut cependant que les fées se conduisent de manière à ce qu’elles méritent véritablement le prix, non pas par leur capacité à duper les spectateurs mais bien au contraire par la manifestation de leur vertu artistique. 1. Vaux-le-Vicomte : les effets spéculaires de l’illusion d’optique Le nom du château Vaux-le-Vicomte est en lui-même un signe de pouvoir car il fait référence avant tout à la fête organisée par le surintendant des finances, Nicolas Fouquet, qui eut lieu le 17 août 1661 et dont les conséquences sont trop connues pour que nous nous attardions à en livrer les détails ici. Comme le remarque Marc Fumaroli, « Vaux-le-Vicomte est […] à 12 Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 80. La Magie du Soleil et le Portrait du Roi 69 jamais associé au souvenir d’une fête […]. » 13 Depuis, Vaux symbolise aussi l’orgueil. Voltaire précise dans Le siècle de Louis XIV : « Le roi se piqua de donner des fêtes qui fissent oublier celles de Vaux. » 14 La fête de Vaux fut le début « de la chute de l’hôte trop fastueux et trop ambitieux » et qui dans la perspective de la lumière « avait fait redouter le Roi-Soleil qu’un ministre si lumineux ne lui fît de l’ombre. » 15 Le rayonnement, voire le pouvoir du Roi était donc en danger, il n’acceptait aucune autre étoile à côté de lui. Nous possédons au total trois textes divers de La Fontaine qui décrivent Vaux-le-Vicomte. Le premier, la lettre figée à M. Maucroix, décrit la fête. Le deuxième, l’Élégie aux nymphes de Vaux, déplore Fouquet et le troisième, qui avait déjà été commandé par le propriétaire du château avant sa déchéance, est resté un fragment. Il s’agit du Songe de Vaux qui prédit le futur en créant un songe du château écrit à partir de 1659. En imaginant l’œuvre artistique une fois que le jardin aura pris sa forme finale, ce texte laisse s’exprimer les arts qui développent alors leurs capacités esthétiques en détail. Ce que nous possédons aujourd’hui sous le titre du Songe de Vaux devait être un texte rendant le château et le mécène éternels et glorieux. 16 Les neuf fragments que La Fontaine avait écrits, mais pas tous publiés, sont regroupés dans l’« Avertissement » de 1671 ainsi que trois fragments dont le « paragone », dont nous parlerons plus tard. Il avait auparavant déjà publié en 1665 le fragment sur Les Amours de Mars et de Vénus. Les Œuvres diverses, qui reprennent cinq autres fragments, ne seront éditées que posthume en 1729. Le jeu d’emboîtement du Songe de Vaux a été établi dans l’« Avertissement » en 1671. Sa relation avec les deux premiers textes, la « Visite d’Acante, donc du narrateur au nom parnassien de La Fontaine, qu’il rend 13 Marc Fumaroli, « Vaux-le-Vicomte : une ›galanterie‹ refusée par Louis XIV », Jean- Marie Pérouse de Montlcos (éd.), Le château de Vaux-le-Vicomte, Paris, Scala, 2008, pp. 7-19, ici p. 7 ; voir aussi Marc Fumaroli, Le poète et le roi. Jean de La Fontaine en son siècle, Paris, Fallois, 1997 ; Marc Fumaroli, « De Vaux à Versailles : politique de la poésie », Littératures classiques, 29 (1997), pp. 31-45 ; Stefan Schweizer, Christof Baier (éds.), Illusion und Imagination. André Le Nôtres Gärten im Spiegel barocker Druckgraphik, Düsseldorf, Grupello, 2013. 14 Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, Paris, Gallimard, 1966, tome 2, p. 184, cité dans Peter-Eckhard Knabe, « Der Hof als Zentrum der Festkultur. Vaux-Le-Vicomte, 17. August 1661 », dans Wolfgang Adam (éd.), Geselligkeit und Gesellschaft im Barockzeitalter, tome 2, Wiesbaden, Harrassowitz, 1997, pp. 859-870, ici p. 870. 15 Patrick Dandrey, Quand Versailles était conté. La cour de Louis XIV par les écrivains de son temps, Paris, Les Belles Lettres, 2009, p. 136. 16 Au sens des Lieux de mémoire de Pierre Nora. Cependant la place dans la mémoire collective a été prise par Versailles, Vaux-le-Vicomte a été oublié ; cf. Claire Goldstein, Vaux and Versailles. The Appropriations, Erasures, and Accidents that Made Modern France, Philadelphia, University Press, 2007. Kirsten Dickhaut 70 au Sommeil », et puis le « paragone » qu’il nomme « L’Architecture, la Peinture, le Jardinage et la Poésie haranguent les juges et contestent le prix proposé » 17 , ne se comprend que si nous considérons brièvement quelquesunes des inventions d’André le Nôtre et ses effets spéculaires de l’illusion d’optique qu’il a introduit à Vaux pour enchanter le lieu. 18 L’art de la jardinerie à la française développé par André le Nôtre ne représente dans notre argumentation qu’un exemple des illusions de ce château baroque et des effets de tromperies produits par les artistes. Les plafonds prévus par Charles Le Brun, la géométrie du site et son architecture ont contribué à leur manière à l’illusion suscitée par cette œuvre d’art totale. Ce qui établit l’analogie avec Le Songe de Vaux de La Fontaine, ce sont les effets spéculaires, voire magiques produits par les facéties d’optique. Rappelons deux effets visuels du jardin de Vaux-le-Vicomte, nécessaires pour développer et comprendre l’analogie. 17 Florence Dumora, « Le Songe de Vaux, paragone de La Fontaine », XVII e siècle, XLIV (1992), pp. 189-208. 18 Uwe Dethloff, « Der Landschaftsgarten in Frankreich. Entstehungsvoraussetzungen des jardin paysages [sic] und Formen seiner literarischen Darstellungen im französischen Roman », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte/ Cahiers d’Histoire des Littératures Romanes (1990), pp. 78-94 ; Uwe Dethloff, Literarische Landschaft. Naturauffassung und Naturbeschreibung zwischen 1750 und 1830, St. Ingbert, Röhrig Universitätsverlag, 1995 ; Franklin Hamilton Hazlehurst, Des jardins d’illusion. Le génie d’André Le Nostre, Paris, Somogy, 2005 ; Ayumi Fujita, « La représentation du jardin dans le Songe de Vaux », La Société Japonaise de Langue et Littérature Françaises (2006), pp. 13-25. Fig. 1 : Adam Perelle, Vaux-le-Vicomte, côté jardin, © bpk | RMN | Perelle. La Magie du Soleil et le Portrait du Roi 71 Tout d’abord, la perspective à partir du château est ralentie, créant ainsi un trompe-l’œil. Ensuite, l’étang produit un miroir d’eau trompant de nouveau l’œil. Regardons donc d’abord la perspective ralentie. En dessinant des canaux ou des allées qui s’élargissent en s’éloignant du château, André Le Nôtre installe une perspective ralentie. Il crée l’illusion que les bassins sont de taille identique et qu’ils ne se trouvent pas éloignés l’un de l’autre. En se basant sur les pratiques du jardin à l’italienne et sur les idées développées par André Mollet, il a engendré à Vaux un effet de trompe-l’œil qui annule les effets de déformation visuelle et rapproche ainsi les bassins du fond du jardin (cf. fig. 1), les rendant en apparence de même taille que ceux proches du château. 19 L’effet de la perspective monofocale est annulé et la différence de taille, notamment avec le bassin rectangulaire qui est huit fois plus grand que le bassin en rond situé devant le château, devient harmonieux. Dans un esprit similaire, Le Nôtre a créé un autre effet trompe-l’œil faisant croire que Vaux-le-Vicomte se dédouble dans son miroir d’eau (cf. fig. 2). Cette illusion se base sur l’effet d’une loi de l’optique qui, une fois respectée, crée ce miroitement total. Cette illusion semble magique car elle fait fi des distances, pourvu que la formule magique soit appliquée : l’angle d’incidence égale l’angle de réflexion. La distance entre le château et son image reflétée par l’eau semble être effacée. 19 Voir Schweizer, Baier (éds.), André le Nôtres Gärten, op. cit. Fig. 2 : « Effet spéculaire central », J.-B. Leroux, Les jardins du château, © bpk | RMN | Leroux Kirsten Dickhaut 72 Dans le « bassin de la couronne » on retrouve le même effet. Cette fois-ci le château est vu du côté où le spectateur, ou le promeneur, peut l’apercevoir (cf. fig. 3). Ces effets de miroitements produisent une structure que Jean de La Fontaine utilise lui aussi pour évoquer les merveilles de Vaux telles qu’elles se présentent aux visiteurs, mais surtout telles qu’il les imaginait en 1671 et comme il les avait créées douze ans auparavant à partir des gravures d’Israël Sylvestre. 20 La Fontaine avait ainsi, dans cette perspective d’un passé remémoré, inventé le futur qui se réalisera au moment de la publication. A ce miroitement sur le plan temporel correspond celui qui entrelace l’imagination du récit et le songe imaginé. Le résultat est merveilleux, comme le suggère La Fontaine dans son « Avertissement » : « Des merveilles de Vaux ils [les songes] m’offrirent l’image. » 21 Ainsi le lecteur entre-t-il dans des sphères oniriques qui se reflètent l’une l’autre non seulement deux fois comme dans les bassins, mais trois fois. Ce système spéculaire des songes 22 crée un miroitement potentiel qui stabilise au premier abord le système d’apparence établi par les arts, bien que les conséquences de la prolifération des signes de pouvoir apparaissent déjà. Le 20 Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », dans Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 83. 21 Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », dans Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 83. 22 Jean-Pierre Collinet, « La Fontaine, le sommeil et les songes », The French Review, 63/ 2 (1989), pp. 221-236 ; voir aussi Peer Schmidt, Gregor Weber (éds.), Traum und res publica. Traumkulturen und Deutungen sozialer Wirklichkeiten im Europa von Renaissance und Barock, Berlin, Akademie Verlag, 2008 ; Claire Gantet, Der Traum in der Frühen Neuzeit. Ansätze zu einer kulturellen Wissenschaftsgeschichte, Berlin, de Gruyter, 2010. Fig. 3 : « Effet spéculaire vu du côté », Jean- Baptiste Leroux, Les jardins du château, © bpk | RMN | Leroux La Magie du Soleil et le Portrait du Roi 73 texte suggère les limites et les faiblesses du système par l’intermédiaire de la croyance aux apparences qui deviennent visibles en tant que telles. Mais attardons-nous sur le système spéculaire qui multiplie les plans de référence et ainsi les signes de pouvoir. Nous lisons donc dans l’« Avertissement » ce qui se passera alors qu’Acante rend visite au Sommeil : Avertissement (1) Je feins donc qu’en une nuit du printemps m’étant endormi, je m’imagine que je vais trouver le Sommeil, et le prie que par son moyen je puisse voir Vaux en songe : il commande aussitôt à ses ministres de me le montrer. Voilà le sujet du premier fragment. […] Chapitre Premier (2) Acante s’étant endormi une nuit du printemps, songea qu’il était allé trouver le Sommeil, pour le prier que, par son moyen, il pût voir le palais de Vaux avec ses jardins : ce que le Sommeil lui accorda, commandant aux Songes de les lui montrer. […] (3) Au commencement de mon songe il m’arriva une chose qui m’était arrivée plusieurs fois, et qui arrive souvent à chacun ; c’est qu’une partie des objets sur la pensée desquels je venais de m’endormir me repassa d’abord en l’esprit. Je m’imaginai que j’étais allé trouver le Sommeil, pour le prier de me montrer Vaux, dont on m’avait dit des choses presque incroyables. 23 Ce que le premier chapitre présente est une mise en relief du phénomène du songe qui permet au narrateur de créer une image de Vaux alors qu’il est en train de sommeiller (1). Ainsi, le songe propose un mode comparable au genre littéraire : il met en évidence le processus de feindre. C’est pourquoi La Fontaine se base aussi dans son « Avertissement » sur le Roman de la Rose et sur Le songe de Poliphile, la fameuse Hypnerotomachia Poliphili de Francesco Colonna. 24 Les deux romans mettent en scène un protagoniste qui songe qu’il songe (2). De la même manière, Acante dans Le Songe de Vaux rêve qu’il trouve le Sommeil pour le prier de lui faire voir son songe de Vaux. La structure est cependant autre que celle proposée par le roman médiéval ou bien le texte de la Renaissance. Le texte lafontainien, lui, engendre un système et des effets spéculaires qui sont doublement réfléchis. Nous apprenons tout d’abord, dans l’« Avertissement », l’existence d’un narrateur qui a l’idée de simuler un songe (1). Il garde, de ce fait, le pouvoir 23 Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », dans Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 79, 81 et 82 (nous soulignons). 24 Cf. Kirsten Dickhaut, Positives Menschenbild und venezianità - Kythera als Modell einer geselligen Utopie in Literatur und Kunst von der italienischen Renaissance bis zur französischen Aufklärung, Wiesbaden, Harrassowitz, 2012. Kirsten Dickhaut 74 de la création. Ainsi, toute la songerie proposée dépend explicitement de la création du narrateur, c’est même un effet de feinte (« je feins ») qui est créé et qui ressemble alors par sa qualité provisoire à l’éphémère de l’illusion d’optique du miroir d’eau. De plus, dans son imagination, il se met à songer, une fois que la narration débute dans la première partie. Tout se passe comme nous l’attendons, car Acante songe véritablement qu’il songe (2). Enfin, ces effets de miroitements sont encore doublés (3) : alors que nous lisons dans l’avant-propos, donc sur le plan métadiégétique, comment le narrateur développe son pouvoir et sa puissance artistique, celui-ci raconte ce même événement dans son récit et se souvient dans son sommeil de ce qui s’est déjà passé. C’est ainsi que les différents plans deviennent perméables et que chaque songe est conçu dans la présence de l’histoire des faits des autres songes. C’est un système de contrôle qui est suggéré ironiquement. Cette structure spéculaire, cette mise en abyme par excellence, met en relief deux fonctions du texte. La première est une mise en scène du pouvoir du narrateur et la deuxième est la prolifération des signes du pouvoir et des effets d’illusion créés par la puissance poétique qui semble alors dépasser par sa complexité et par sa manière de refléter les illusions d’optique des autres arts avant que la comparaison ait pu même commencer. Passons donc au deuxième point qui consiste à mettre en évidence que malgré toute fin explicite qui refuse une victoire, il existe tout de même des effets qui nous montrent le pouvoir des arts. Il reste à savoir quel art présente non seulement le meilleur résultat, mais qui saura de surcroît faire naître une vertu artistique. 2. La magie du soleil et ses effets spéculaires dans le Songe de Vaux Dans la deuxième partie du Songe de Vaux les arts se rendent au concours pour démontrer leur puissance. Il s’agit de quatre personnifications des arts qui représentent ainsi leurs capacités artistiques et esthétiques mais aussi celles des artistes. Elles donnent, chacune dans leur discours, les arguments connus depuis la Renaissance dans la tradition du « paragone ». Le texte nomme l’ingéniosité et la créativité des arts, la vraisemblance et la bienséance ainsi que l’instruction et la nécessité ou bien le toucher et le plaire qui sont les catégories de référence. Au fur et à mesure, les harangues font naître dans l’imagination du lecteur une partie du château. L’apparente coopération entre les arts produit un effet synergique aidant l’imagination. Selon la succession des arts le modèle imaginatif prend alors forme. Le château est construit par le poème, il suggère même que ce lieu a déjà une histoire, un mythe et un jardin, parce qu’il le décrit comme il sera dans le La Magie du Soleil et le Portrait du Roi 75 futur. La Fontaine crée ainsi un château mythique dans le futur, alors que ceci vient à peine d’être fini. C’est par l’architecture que tout commence et que le château se construit, puis la peinture continue et habille l’intérieur. Ensuite arrive la fée du jardin qui organise l’espace extérieur, et enfin la poésie qui prendra soin de décrire le château et de lui rendre hommage. Selon cette chronologie, les arts parlent l’un après l’autre et se complètent, mais se combattent aussi car selon eux, ou selon les muses, chacune croit être la plus importante pour le site. Leur but argumentatif est de démontrer dans chaque harangue à quel point l’art spécifique de chaque fée est indispensable pour la production de la gloire éternelle du Roi. Cela s’explique par leur attribution et la référence au château devenant ainsi le symbole du pouvoir du système, ce qui n’a pas été sans causer de problèmes à Fouquet. 25 Aussi la louange du château estelle celle de son seigneur qui représente le système du Roi, mais qui n’est pas identique à lui. Lequel est le plus important des arts dans le songe lafontainien, lequel méritera la faveur royale et recevra le portrait du Roi ? Selon La Fontaine, celui-ci se trouve sur un écrin enchanté qui a appartenu à un mage, nommé Zirzimir, fils de Zarzafiel. 26 L’Ironie aide à différencier l’idée qu’un simple poète soit capable d’offrir le portrait du Roi. L’écrin, avec le portrait du Roi, s’ouvrira pour donner le diamant d’une beauté extraordinaire et taillé en cœur seulement lorsque la fée qui égalera la beauté de Vaux sera trouvée : c’est magique. Cette prophétie est inscrite en devise sur l’écrin. Ainsi la magie du soleil se trouve-t-elle dissimulée, l’avant-propos voulant renforcer la croyance au système et l’écrin donner la preuve du pouvoir du Roi. 25 Fouquet est décédé en prison. 26 Voir Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 79. Kirsten Dickhaut 76 Pour donner justement un fondement au système de ce concours La Fontaine introduit donc cet écrin qui porte le fameux portrait du Roi. Ce portrait doit être imaginé comme une miniature car sa taille ne dépasserait certainement pas celle d’une médaille. Ce coffret à bijoux, nous pouvons peutêtre l’imaginer comparable à la boîte à portrait de Louis XIV achetée par le Louvre en 2008 et réalisée dans les années 1680 par Jean Petitot (fig. 4), 27 créée tout de même une dizaine d’années après le Songe de Vaux. Mais ce genre de coffret précieux existait déjà à la Renaissance italienne, comme par exemple chez Domenico Ghirlandaio. Le portrait du Roi, qui représente son pouvoir magique, est par ce moyen devenu ‹ portable ›, tout comme par les médailles omniprésentes, ce qui le rend quasi universel. 28 Ce portrait du Roi dans le texte de La Fontaine se trouve cependant sur l’écrin magique et fut trouvé « sous des voûtes fort anciennes », ce qui universalise et rend sa majesté par la petite fable déjà immortelle. La préciosité et la valeur universelles du coffret sont de cette manière renforcées. Il est évident que le concours des arts ne connaîtra pas de gagnant. Personne ne peut remporter la victoire. C’est pourquoi les juges concluent à la fin : « puisque les choses étaient tellement égales, ces quatre fées feraient paraître sur-le-champ quelque échantillon de leur art, afin qu’on sût laquelle de toutes était la plus savante dans la magie. » 29 Ceci dit, le texte arrive à sa fin et laisse le lecteur imaginer la suite. Qu’il n’y ait pas de victoire explicite ni de gagnant du portrait ne veut pas dire qu’il n’y a pas de manière de triompher sur les concurrentes. Mais en fin de compte, ce n’est pas un art qui sera meilleur que les autres mais c’est la vertu artistique qui remportera 27 Marc Bascou, « Une exceptionnelle boîte à portrait de Louis XIV, don des Amis du Louvre », Revue des Musées de France. Revue du Louvre 3 (2009), p. 13. 28 Cf. sur les médailles représentant Louis XIV Louis Marin, Le portrait du roi. 29 Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », dans Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 96. Fig. 4 : Le jeune Louis XIV, Brillant, email, école de Jean Petitot, Ecouen, Musée national de la Renaissance, © bpk. | RMN | Grand Palais | Hervé Lewandowski La Magie du Soleil et le Portrait du Roi 77 une distinction sans pour autant recevoir le prix pour lequel celle-ci ne s’estime plus digne. Le texte propose effectivement deux stratégies de rivalité. Tout d’abord celle des harangues que la poésie, qui reste tout de même la maîtresse de la rhétorique, domine largement. Son argument que « [l]a dernière main n’y sera que quand mes louanges l’y auront mise » 30 met en évidence la nécessité des louanges poétiques dans l’art panégyrique. La poésie sait argumenter, mais les autres arts connaissent aussi leur métier. C’est pourquoi une deuxième stratégie du texte est à considérer. Celle-ci démontre au-delà des compétences esthétiques le véritable but des arts tel que le Songe le suggère. Cette stratégie est encore plus révélatrice car elle met en scène le changement du décor, c’est-à-dire la rencontre des arts. Toute la scène du concours se passe à l’intérieur du château et les fées parlent l’une après l’autre de leur art. Quand l’une a fini, la suivante ne prend pas tout de suite la parole, il faut attendre la description de la réaction du public, des juges et des autres fées. De ce fait, les actes des fées exposent leurs manières de réagir, de valoriser les autres arts et surtout d’aspirer à la gloire royale. Les arts haranguent devant les juges, qui sont deux amis de La Fontaine, donc d’Acante, notamment M. Maucroix et M. Pelisson. C’est l’architecture, appelée Palatiane, qui commence son discours par une apostrophe qui sera digne de Phèdre : « Quoi ! par vous ces honneurs sont aussi contestés ? Vous prétendez le prix qu’on doit à mes beautés ? Ingrates, deviez-vous en avoir la pensée ? » 31 Il est évident qu’une telle conduite ne peut pas plus que démontrer la nécessité de l’architecture. Elle traduit une estime de soi-même et une ambition qui ne sont pas les vertus artistiques recherchées. Elle ne sait pas triompher sur les autres car son orgueil l’interdit. Par manque de modestie elle se juge elle-même. Il lui faudrait posséder une puissance de créer des trompe-l’œil dont la peinture et le jardinage dans Le Songe de Vaux sont mieux pourvus. En ayant recours à Appelle de Cos et Zeuxis qui trompaient les oiseaux et les humains avec leurs peintures la fée se loue de pouvoir enchanter les spectateurs : 30 Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », dans Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 96. 31 Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », dans Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 85 ; Erich Köhler, « ›Ingrat‹ im Theater Racines. Über den Nutzen des Schlüsselwortes für eine historisch-soziologische Literaturwissenschaft », dans Interpretation und Vergleich. Festschrift für Walter Pabst, édité par Eberhard Leube, Ludwig Schrader, Berlin, Erich Schmidt, 1972, pp. 129-144. Kirsten Dickhaut 78 « A de simples couleurs mon art plein de magie Sait donner du relief, de l’âme, et de la vie […] ». 32 Elle est même capable d’animer un portrait et, comme elle l’explique, « dans les cœurs les plus froids [d’entretenir] des flammes ». 33 L’argumentation proche de celle de la fable lafontainienne, que nous avons vue au début, aiguise l’attention du lecteur. Croire aux images de la peinture signifie aussi se laisser manipuler par leurs pouvoirs. La fée joue alors son dernier atout alors que les juges semblent être déjà émerveillés par l’art du jardinage. C’est à ce moment-là que de la peinture sort un portrait de la fée d’Hortésie montrant le jardin en hiver. Les juges se sentaient attirés par le calme et la modestie du jardinage, mais l’argument peint remet en doute tous leurs jugements en plaisantant sur l’allégorie des fées. La vraisemblance d’Hortésie, allégorie du jardinage, et son effet de trompe-l’œil valorisent son art mais sa manière de déclasser sa concurrente ne la rend pas non plus vertueuse. Le portrait d’Hortésie est considéré comme un argument déloyal dans le concours. La fée qui gagnera, ceci est déjà évident, ne se qualifie pas par sa compétence artistique mais par son éthique humaine. Et bien évidemment, c’est la poésie qui emporte ce prix, qui ne consiste pas dans le portrait mais dans la bienveillance du Roi. A la fin, la poésie lutte pour recevoir ce prix et elle utilise toutes les facettes de la rhétorique pour peindre une image d’elle capable de surpasser les autres arts. La rhétorique avec le décorum a le prestige et la volonté de faire valoir le droit de gagner sans dépasser les limites de la bienséance. Donc ce sont les valeurs de la poésie qui gagnent et non pas une œuvre ou un art en particulier. Ce n’est pas La Fontaine qui emporte le prix, ce serait aussi contre l’idée de la rhétorique et de la cour, mais c’est la poésie qui est gagnante, car elle représente aussi l’éthique. Au début de sa harangue elle pratique le même amour-propre que la peinture et l’architecture, car elle crée un temple plus beau pour la mémoire, dit-elle, et elle crée les dieux que l’architecture ne fait que loger. Cependant cette filiation et la conformité avec les arguments des autres arts lui semblent tout à coup plus appropriées, et elle change de stratégie ; un autre raisonnement, véritablement vertueux lui semble alors plus adéquat et juste. En adoptant une stratégie du décorum la poésie présente un argument innovateur et décisif : « Quel art peut mieux que moi cet écrin mériter ? On sait que les trésors me touchent rarement : 32 Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », dans Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 87. 33 Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », dans Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 88. La Magie du Soleil et le Portrait du Roi 79 Mes veilles n’ont pour but que l’honneur seulement ; Gardez ce diamant dont le prix est extrême ; Je serai riche assez pourvu qu’Alexandre m’aime. » 34 La recherche sur La Fontaine a proposé jusqu’à présent deux hypothèses sur le « paragone ». L’une consiste dans l’idée que le concours des arts ne trouve pas de fée victorieuse parce que les juges concluent que le concours continue à la fin du récit. L’autre estime que l’art des jardins par sa modestie a triomphé sur les autres. Il semble cependant que la poésie donne ici l’argument principal pour vaincre sans triompher dans ce songe. En refusant le prix proposé et en proclamant que son véritable prix sera la faveur, donc l’amour d’Alcandre, le nom parnassien de Louis XIV, la poésie aura fait un geste noble et fait comprendre deux choses : ni l’art ni la faveur royale ne peuvent être valorisés par un écrin ou d’autres valeurs si ce n’est la valeur immatérielle qui sera l’amour du Roi. De cette manière Calliopée se met hors du système matériel et comparatif pour gagner le mérite de la faveur royale ; ainsi déclare-t-elle implicitement que l’honneur à rechercher ne peut être trouvé qu’au-delà de l’apparence. C’est ainsi que le texte laisse comprendre la comparaison des arts comme une comparaison de différentes conceptions de gloire - l’une qui est satisfaite par l’apparence et l’autre qui exige la vertu. Le vrai prix est donc l’amour du Roi qui correspond à la gloire et la vertu des arts, et que tous peuvent atteindre pourvu que leur comportement soit adéquat. Pour conclure, nous expliquerons ce triomphe de la vertu artistique exigée par la poésie qui se base sur cette conception de l’honneur suggéré par la poésie et déclaré comme but de sa pratique artistique. Il faut différencier deux conceptions d’honneur et de gloire. L’une, qui résulte du système spéculaire, auquel le texte participe comme nous l’avons vu auparavant mais que la poésie rejette en cours de route et qui ne sera plus pratiquée dans les autres fragments du Songe de Vaux. Celle-ci reconnaît la gloire comme un moyen du paraître qui suspend toute idée de l’être et qui ne semble pas être adéquate pour la cour. 35 L’autre conception de la gloire propose une dimension éthique, qui est dans le concours des arts la vertu 34 Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 95. 35 Cf. Marc Fumaroli, Héros et orateurs - Rhétorique et dramaturgie cornélienne. Genève, Droz, 1990 ; Margot Kruse, « Éthique et critique de la gloire dans la littérature française du XVII e siècle », dans Beiträge zur französischen Moralistik, édité par Joachim Küpper, Berlin, de Gruyter, 2003, pp. 43-61 ; Andreas Kablitz, « Corneilles ‘theatrum gloriae’ - Paradoxien und tragische Kasuistik », dans Diskurse des Barock - Dezentrierte oder rezentrierte Welt ? , édité par Joachim Küpper, Friedrich Wolfzettel, Munich, Fink, 2000, pp. 491-552. Kirsten Dickhaut 80 correspondante. C’est véritablement la magie du soleil d’exiger des arts de se produire d’une manière à ce qu’ils respectent aussi la vertu et que les autres arts se rendent mutuellement du respect. C’est finalement l’éthique du pouvoir qui est en cause, car le fait de vouloir surpasser les autres arts n’est qu’un symbole pour l’appétit d’excellence qui est toujours imbriqué par ce système du pouvoir dans la pensée chrétienne. En conséquence tout acte qui ressemble à l’orgueil est considéré comme un péché et contre Dieu et son représentant sur terre, Louis XIV. Aspirer à la gloire et à l’honneur reste alors blâmable. L’impuissance peut dans cette perspective devenir un signe de pouvoir, qui est de dépasser toute forme de rivalité entre prétention au pouvoir et besoin de reconnaissance, les deux vrais demandes dans les harangues des fées. La Fontaine propose ainsi une différenciation qui résulte de la puissance des arts. Ils possèdent une esthétique d’une manière absolue qui est la puissance absolue, c’est-à-dire la capacité de créer des œuvres. Alors que leur puissance ordonnée respecte des règles comme celle de l’éthique, elle se dédie surtout au système à représenter et stabilise la relation entre la magie du soleil et la croyance chrétienne, digne du Roi et de son portrait. Stabiliser cette relation restera un défi auquel La Fontaine se dédiera encore dans Les Amours de Psyché et de Cupidon pour lesquels Versailles sera le point de repère. 36 Le château du Roi a produit une prolifération de signes de pouvoir autrement plus nombreux que le système spéculaire de Vaux. La sémiotique et le problème du système de référence liés à la représentation des signes du pouvoir sont cependant restés stables dans ces fragments. Le Songe de Vaux est ainsi un plaidoyer pour un art de plaire. Tel était toujours la devise de La Fontaine. Qu’il n’ait pas produit de querelle est peut-être aussi lié au fait que le poète a sagement attendu douze années avant de publier son œuvre ; c’était peut-être aussi la magie du soleil qui a pu et su produire un tel effet spéculaire permettant de reconnaître la modestie de la poésie comme règle de l’art, mais qui a aussi effacé Vaux-le-Vicomte en tant que lieu de mémoire et instauré Versailles à sa place. 36 Kirsten Dickhaut, « L’Amour né du regard et ses fonctions poétologiques : Les Amours de Psyché et de Cupidon de Jean de La Fontaine », dans Chris Rauseo, Carine Barbafieri (éds.), Les métamorphoses de « Psyché », Valenciennes, Presses universitaires, 2005, pp. 51-69. La Magie du Soleil et le Portrait du Roi 81 Illustrations Fig. 1 : Adam Perelle, Vaux-le-Vicomte, côté jardin, 1661-1695, conservé à Versailles, Châteaux de Versailles et de Trianon, © bpk | RMN | Grand Palais | Perelle. Fig. 2 : « Effet spéculaire central » ; Jean-Baptiste Leroux, Les jardins du château de Vaux-le-Vicomte, Paris, Collection Jean-Baptiste Leroux, 10x12 cm ; © bpk | RMN | Grand Palais | Jean-Baptiste Leroux. Fig. 3 : « Effet spéculaire vu du côté » ; Jean-Baptiste Leroux, Le château de Vaux-le-Vicomte, Paris, Collection Jean-Baptiste Leroux, 10 x 12 cm ; © bpk | RMN | Grand Palais | Jean-Baptiste Leroux. Fig. 4 : Le jeune Louis XIV, Brillant, email, école de Jean Petitot, Ecouen, Musée national de la Renaissance, © bpk | RMN | Grand Palais | Hervé Lewandowski.
