Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2014
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Gestes et images du pouvoir. Tendances contradictoires dans Horace de Corneille
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2014
Linda Simonis
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PFSCL XLI, 80 (2014) Gestes et images du pouvoir. Tendances contradictoires dans Horace de Corneille L INDA S IMONIS (R UHR -U NIVERSITÄT B OCHUM ) La tragédie Horace de Corneille, qui est le sujet principal des observations suivantes, traite d’un épisode bien connu de l’antiquité romaine. Sous la forme d’une fiction dramatique, elle présente l’histoire de la guerre entre les villes Albe et Rome racontée par Tite-Live dans le premier livre de son chefd’œuvre l’Histoire Romaine. 1 Puisque cet épisode constitue le fond de l’action de la tragédie, il est utile d’en rappeler brièvement les grandes lignes. Le point de départ de l’épisode chez Tite-Live est un conflit entre deux villes voisines, Albe et Rome. Pour éviter une guerre et, par là, la mort d’un grand nombre d’hommes, on convient de régler le conflit par un combat entre quelques combattants individuels. Plus précisément, on décide d’envoyer trois guerriers pour chacune des deux parties. Alors, les Romains votent pour trois frères provenant de la famille des Horaces. En même temps et indépendamment de ce choix, les Albains, eux aussi, décident d’envoyer trois frères, notamment les trois Curiaces. Ce choix des champions crée une situation précaire ou même tragique puisque les deux familles nommées sont étroitement liées l’une à l’autre par des liens amicaux et familiaux. L’aîné des frères Horaces est marié avec la sœur des Curiaces. De plus, l’aîné des trois Curiaces est le fiancé de la sœur des Horaces. D’après le récit de Tite-Live, c’est l’aîné des Horaces qui réussit à remporter la victoire pour Rome. Il parvient à vaincre et tuer les Curiaces après que ses deux frères ont déjà été tués au combat. Au XVII e siècle, quand Corneille s’appropria cette légende en la choisissant comme matière d’une tragédie, l’histoire des Horaces et des Curiaces 1 Voir Tite-Live, Histoire romaine, trad. Annette Flobert, Paris, Flammarion, 1995, t. 1, Livre I, chapitres XXXIV-XXVI, texte latin pp. 835-838. Pour une nouvelle traduction française (Danielle de Clercq, Bruxelles, 2001) voir aussi le site web de la Bibliotheca classica selecta : http: / / bcs.fltr.ucl.ac.be/ livius1/ liv4.htm (consulté le 05.08.2010). Linda Simonis 84 était déjà depuis longtemps un des thèmes favoris du discours érudit, un lieu commun des débats politiques et philosophiques. On pourrait, par exemple, évoquer la fameuse reprise de l’épisode dans les Discorsi de Machiavel qui débouche sur une critique rigoureuse de la manière d’agir exposée par l’exemple historique. 2 Dans l’adaptation de Corneille, la légende citée subit pourtant une transformation importante. Elle se dégage de la casuistique du discours savant pour passer dans le domaine de la fiction littéraire. Ainsi, elle adopte une forme plus expressive qui, au delà des cercles érudits, fait appel à un public d’un goût littéraire et esthétique. Cependant, si l’histoire des Horaces et des Curiaces est entrée dans l’imaginaire collectif de la société moderne, ce n’est pas en première ligne la pièce de Corneille qui fut le véhicule principal de cette transmission. Dans la mémoire culturelle, le souvenir de la légende se lie plutôt à une œuvre picturale, notamment la peinture Le serment des Horaces de Jacques Louis David (fig.1). Sous l’aspect de leur réception, les deux ouvrages connurent des carrières bien différentes : tandis que la tragédie de Corneille reçut un accueil divisé chez ses critiques ainsi que chez ses spectateurs et, dès sa première mise en scène en 1640, provoqua des débats controversés, la peinture de David, profitant de l’essor de la peinture historique vers la fin du XVIII e siècle, rencontra un succès plus unanime. 3 Elle réussit ainsi à entrer dans le cadre des institutions des arts plastiques et à être retenue dans la mémoire picturale de la culture. L’observation de cette différence dans la réception des deux ouvrages invite à les mettre en parallèle. La toile de David se prête alors à servir de point de référence à la pièce de Corneille. En comparant l’Horace de Corneille à la représentation visuelle du sujet par David, nous espérons mieux saisir la spécificité esthétique de la pièce de théâtre. Nous nous interrogerons sur les différentes manières d’aborder et de représenter le sujet en cause, par le moyen de la peinture d’une part, et par celui du théâtre d’autre part. Ici, il importe de considérer surtout les différents sens et modes de perception auxquels ces représentations fictives font appel. Ces dimensions sensuelles, à leur tour, portent sur la mise en valeur de l’action présentée et sur l’effet évoqué chez le spectateur. Comme nous le verrons, les deux ouvrages, à travers leurs différents modes esthétiques, 2 D’après le philosophe florentin, le combat individuel ne vaut pas comme instrument de guerre, car il ne donne pas de mesure adéquate des forces militaires réelles des deux parties impliquées dans le conflit. Voir Niccolò Machiavelli, Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio, a cura di Corrado Vivanti, Torino, Einaudi, 2000, libro primo, capitolo 22, p. 60 sq. 3 Jacques-Louis David, Le Serment des Horaces, peinture à l’huile, 330 x 425 cm, Musée du Louvre. Gestes et images du pouvoir 85 confèrent à l’épisode présenté des significations et des interprétations différentes. Regardons donc d’abord Le serment des Horaces de Jacques Louis David. Au centre du tableau, nous voyons les trois Horaces qui, en présence de leur père, font serment. Ils jurent de défendre Rome contre ses ennemis, les combattants d’Albe. L’acte du serment, qui évidemment est le sujet principal du tableau, nous frappe d’abord par sa visibilité éclatante. Cette visibilité se traduit surtout par le faisceau des trois épées élevées par la main du père. La position privilégiée de cet objet, qui est l’emblème central du tableau, est renforcée par les mouvements des bras des trois fils ainsi que par leurs regards qui convergent sur ce point. 4 Nous assistons donc à la mise en œuvre d’un acte symbolique qui, en même temps, est une manifestation du pouvoir. Il s’agit d’une image du pouvoir dans le sens que nous y rencontrons un geste symbolique qui exprime et met en voie une décision politique : à travers ce geste, les trois Horaces déclarent qu’ils sont prêts à aller à l’encontre des combattants d’Albe. Il s’agit donc d’un acte particulier. L’action de jurer, de prendre le serment, coïncide avec son articulation par des signes visuels et corporels. En d’autres termes, l’acte du serment est inséparable de la présentation symbolique par laquelle il est mis en place. Le tableau de David aboutit à la mise en scène d’une coïncidence : il évoque l’identité des procédés significatifs avec l’objet qu’ils présentent. Pourtant, l’action présentée ne s’épuise pas dans cette concordance visuelle. À y regarder de plus près, on remarque encore une autre dimension. Le serment n’est pas seulement un acte visible qui se sert des images et des gestes symboliques, il est de même un acte de langage. Cette dimension verbale est aussi suggérée par le tableau de David. L’observateur est invité à se figurer que les trois frères prêtent serment. On s’imagine qu’au moment où ils lèvent leurs bras, ils se mettent aussi à parler pour énoncer les mots du serment. De cette façon, le tableau évoque une identité fondamentale des expressions verbales d’une part et des images et des gestes visibles d’autre part. Ces deux types d’articulation tendent vers le même but. En effet, ils sont, tous les deux, mis au service du pouvoir politique. Les prises de parole et les manifestations visibles témoignent, les unes comme les autres, d’une attitude héroïque, d’une résolution de défendre la patrie qui est en même temps une manière d’affirmer et d’imposer la puissance de l’État, à savoir de promouvoir le pouvoir. Ainsi, la présentation visible et celle de la parole se 4 Voir à cet égard l’analyse pertinente du Serment des Horaces développée par Jean Starobinski, « 1789. Les emblèmes de la raison », dans Jean Starobinski, L’invention de la liberté, Paris, Gallimard, 2006, p. 272 sq. Linda Simonis 86 renforcent mutuellement ; elles convergent vers une manifestation claire et univoque du pouvoir. Toutefois, la sémantique de la peinture de David ne se limite pas à exposer le geste ostentatoire du serment et son éclat visuel. Sur la droite, nous voyons un groupe de femmes qui, par leurs postures de deuil et leurs expressions de chagrin, se trouvent en plein contraste avec l’acte glorieux étalé par les hommes. Tandis que les hommes s’exposent dans la lumière et dans la visibilité au centre du tableau, les femmes se retirent dans l’ombre et dans le silence. 5 Elles ne participent pas aux formes de la représentation. La présence des femmes, pourtant, ne révoque pas le geste héroïque du serment ; bien au contraire, par le fait même de son altérité par rapport à ce geste, elle le souligne encore et le fait ressortir plus nettement. L’impact de ce geste symbolique qui, chez David, relève évidemment du mode visuel, rappelle l’idée proposée par Louis Marin que, d’une certaine façon, l’image, par sa force visuelle, entretient une relation particulière avec le pouvoir. Pour Marin, la spécificité de l’image réside d’abord dans sa faculté de « représenter » quelque chose, de l’« exhiber » et de l’« exposer devant les yeux ». 6 C’est dans ce mode d’opérer qui évoque la présence d’un objet ou d’une personne réellement absents que consiste l’efficacité particulière de l’image, son « pouvoir de présence ». 7 L’exemple peut-être le plus pertinent de cette force efficace de l’image que Marin propose pour illustrer son argument est celui de l’image du roi. Ici, l’image et la puissance coïncident jusqu’à devenir inséparables l’une de l’autre. Cependant, dans son explication, Marin prend soin d’accentuer la force préalable de l’image qui soustend le désir du pouvoir et qui en est l’indispensable véhicule : « Le portrait du roi que le roi contemple lui offre l’icône du monarque absolu qu’il désire être au point de se reconnaître et de s’identifier par lui et en lui au moment même où le référent du portrait s’en absente. Le roi n’est vraiment roi, c’està-dire monarque, que dans ses images ». 8 L’image est donc d’une certaine façon plus efficace que la personne du roi le pourrait être dans la vie réelle. Elle prête une forme parfaite à la notion de souveraineté à laquelle le roi aspire. 9 5 Voir Starobinski, « 1789. Les emblèmes de la raison », p. 273. 6 Louis Marin, Le portrait du roi, Paris, Minuit, 1981, p. 10. 7 Ibid., p. 10. La notion citée d’une force efficace inhérente à l’image est reprise et approfondie dans une autre étude de Marin. Voir le même, Des pouvoirs de l’image. Gloses, Paris, Éditions du Seuil, 1993, pp. 10-15. 8 Louis Marin, Le portrait du roi, p. 12. 9 Il est vrai que, selon Marin, la représentation, qui est l’agence du pouvoir, ne se borne pas à la représentation visuelle, mais inclut aussi le langage et le discours. Gestes et images du pouvoir 87 On sait que dans la conception de son tableau, David a été inspiré par la tragédie de Corneille. Pourtant, la scène présentée par David ne se trouve pas dans la pièce. Cette circonstance que l’acte du serment ne se trouve pas dans la tragédie de Corneille, tandis qu’il figure sur le tableau de David, n’est pas un hasard. C’est une différence révélatrice. Nous proposons par la suite une interprétation de la pièce qui essaie de rendre compte de cette différence et d’expliquer l’absence du serment dans la tragédie cornélienne. Comme nous l’avons vu dans le tableau de David, les signes visibles et les paroles se trouvent en accord, ils coïncident dans une articulation univoque. D’une certaine façon, la représentation picturale du serment repose sur cette identité basale des gestes visuels et des paroles. Sur le fond de cette observation, on pourrait se demander si une pareille concordance du visuel et du langage se trouve aussi dans la pièce ou si, à l’inverse, les différents moyens d’expression y sont à l’écart l’un de l’autre. L’absence du serment dans Horace semble suggérer la deuxième alternative. Cette absence, pourrait-on supposer, est peut-être le symptôme d’un clivage entre les diverses dimensions sensuelles du langage théâtral, clivage qui règne dans toute la pièce de Corneille. Les différentes manières de s’exprimer au théâtre, que ce soit par la parole ou par des gestes visuels, signalent dans le cas présent, nous semble-t-il, deux façons différentes d’interpréter le monde. Dans les réflexions suivantes, cette hypothèse sera mise à l’épreuve. Dans le cas où elle s’avérerait convaincante, le décalage entre ce qui est montré aux yeux du spectateur et ce qui est énoncé dans les dialogues et monologues des personnages pourrait mettre en lumière la manière dont la représentation visuelle est conçue dans cette pièce. Si notre supposition est vraie, le drame ne donne pas une simple affirmation du pouvoir de l’image. On peut y voir, par contre, une autre manière d’appréhender le monde, qui va à l’encontre de celle qui était en usage à l’époque. Avant d’entrer dans l’interprétation de la tragédie, il est quand même utile de se rendre compte de ce que nous entendons, par rapport à une pièce de théâtre, par les termes de ‹ visibilité › et de ‹ représentation visuelle ›. Au premier abord, on pourrait, bien sûr, penser à la mise en scène de la pièce qui - en tant que représentation physique de l’action - est évidemment de l’ordre du visible. Pourtant, la mise en scène n’est pas le seul lien par lequel l’œuvre dramatique participe au domaine des images et de la perception visuelle. Il existe, de plus, des signes et des effets visuels qui se traduisent par le langage. C’est donc avant même que la pièce ne soit représentée sur la scène théâtrale que nous pouvons y distinguer une dimension visuelle qui appartient à la tragédie comme langage, comme articulation verbale. À Cependant, l’image en fournit le principal paradigme, l’exemple le plus clair et le plus typique de ce que veut dire représenter. Linda Simonis 88 travers un langage métaphorique, le dialogue dramatique évoque des images et des perceptions visibles, il les fait paraître devant les yeux ou devant l’imagination des spectateurs. En ce sens, le domaine du visible est certainement un élément cardinal de la tragédie en cause. Le dialogue dramatique est plein de références et d’allusions au champ du visible, on y trouve un langage poétique qui déploie toute une métaphorique de la lumière, de l’œil et de la vision. Dans son essai sur Corneille dans L’œil vivant, Jean Starobinski a mis en relief une certaine « mythologie de la présence » qui inspire le discours dramatique de Corneille : « La présence suscite un effet qui tient du prodige et qui mêle le surnaturel à la nature ». 10 Un tel effet de la présence, ainsi explique Starobinski, se joint souvent au mode héroïque. Chez Corneille, l’attitude du héros se lie étroitement à la présence et à la visibilité. Cette liaison, toujours suivant Starobinski, n’est pas un hasard, car il se manifeste dans l’enchantement par l’image une forme originale du pouvoir : « Qu’est-ce que la toute-puissance, sinon le privilège de n’avoir qu’à se montrer pour être obéi ? Le mot éclat, si fréquent chez Corneille, exprime parfaitement cette splendeur active.» 11 Ainsi, Starobinski, à partir d’une approche toute différente, parvient à une conclusion pareille à celle de Louis Marin. Marin et Starobinski mettent, tous les deux, l’accent sur une proximité, sinon une interpénétration mutuelle du domaine du visible et du domaine du pouvoir. Toutefois, la visibilité n’est pas le seul moyen d’articulation dans la tragédie d’Horace. Nous y remarquons de même un autre ensemble de références sensuelles qui évoquent le sens de l’ouïe, la voix et les perceptions des sons. La question est donc de savoir comment les personnages se situent par rapport aux différents sens de la perception humaine et de quelle manière ils les utilisent ou s’approprient les signes et les effets des médias sensuels respectifs. On ne s’étonnera donc pas que cette question de la relation aux différents sens fournisse aussi un critère crucial permettant de distinguer les deux personnages antagonistes de la pièce, Horace et Curiace. Regardons de plus près comment ces différentes attitudes à l’égard des modes d’expression se révèlent dans le discours dramatique. À ce propos, le dialogue entre Horace et Curiace dans la troisième scène du deuxième acte offre un bon exemple : 12 10 Jean Starobinski, L’œil vivant, Paris, Gallimard, 1961, p. 32. 11 Ibid., p. 32. 12 Nous citons d’après l’édition suivante : Pierre Corneille, Horace, présenté par Marc Escola, Paris, Flammarion, 2001, édition mise à jour en 2007. Les références seront indiquées entre parenthèses dans le texte après la citation respective. Gestes et images du pouvoir 89 Horace : Le Sort qui de l’honneur nous ouvre la barrière Offre à notre constance une illustre matière ; Il épuise sa force à former un malheur, Pour mieux se mesurer avec notre valeur, Et comme il voit en nous des âmes peu communes, Hors de l’ordre commun il nous fait des fortunes. [...] Mais vouloir au Public immoler ce qu’on aime, S’attacher au combat contre un autre soi-même, Attaquer un parti qui prend pour défenseur Le frère d’une femme et l’Amant d’une sœur, Et, rompant tous ces nœuds s’armer pour la Patrie Contre un sang qu’on voudrait racheter de sa vie, Une telle vertu n’appartenait qu’à nous, L’éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux, Et peu d’hommes au cœur l’ont assez imprimée Pour oser aspirer à tant de Renommée. Curiace: Il est vrai que nos noms ne sauraient plus périr, L’occasion est belle, il nous la faut chérir, Nous serons les miroirs d’une vertu bien rare : Mais votre fermeté tient un peu du barbare. Peu, même des grands cœurs, tireraient vanité D’aller par ce chemin à l’immortalité : À quelque prix qu’on mette une telle fumée, L’obscurité vaut mieux que tant de Renommée. Pour moi, je l’ose dire, et vous l’avez pu voir, Je n’ai point consulté pour suivre mon devoir, Notre longue amitié, l’amour, ni l’alliance, N’ont pu mettre un moment mon esprit en balance, Et puisque par ce choix Albe montre en effet Qu’elle m’estime autant que Rome vous a fait, Je crois faire pour elle autant que vous pour Rome ; J’ai le cœur aussi bon, mais enfin je suis homme. Je vois que votre honneur demande tout mon sang, Que tout le mien consiste à vous percer le flanc, Près d’épouser la sœur qu’il faut tuer le frère, Et que pour mon pays j’ai le Sort si contraire ; Encor qu’à mon devoir je coure sans terreur, Mon cœur s’en effarouche, et j’en frémis d’horreur, J’ai pitié de moi-même, et jette un œil d’envie Sur ceux dont notre guerre a consumé la vie, Sans souhait toutefois de pouvoir reculer, Ce triste et fier honneur m’émeut sans m’ébranler : J’aime ce qu’il me donne, et je plains ce qu’il m’ôte ; Linda Simonis 90 Et si Rome demande une vertu plus haute, Je rends grâces aux Dieux de n’être pas Romain, Pour conserver encor quelque chose d’humain. (Acte II, scène iii, vv. 431-482, pp. 85-87) Dans cette scène, les deux protagonistes, Horace et Curiace, viennent d’apprendre qu’ils ont été choisis comme combattants de leurs villes respectives et qu’ils doivent lutter l’un contre l’autre. La scène juxtapose les prises de position de ces deux personnages qui témoignent des attitudes contrastantes et diamétralement opposées. Horace salue l’idée du combat en y voyant une chance d’afficher sa « valeur ». Cette notion de valeur, qui, dans le discours d’Horace, se traduit aussi par la formule « notre constance », porte des connotations fortement stoïciennes. 13 L’attitude exprimée par Horace rappelle celle du sage stoïcien qui, en se détournant des troubles des passions et en acceptant son destin, cherche à atteindre l’ataraxie, l’équilibre de l’âme. 14 Toutefois, au cours de ce passage de la philosophie au drame cornélien, du sage au héros, le modèle de la constance se modifie. Il adopte de nouveaux contours de signification bien éloignés de ce que les philosophes stoïciens entendaient par ce concept à l’origine. Plus particulièrement, dans sa reprise cornélienne, la constance comporte des associations guerrières. En acceptant son devoir, Horace affirme le combat et la violence. Curiace, par contre, se trouve conduit à mettre en doute ces notions guerrières. Bien qu’il accepte le choix de son pays, il est repoussé par l’idée de jeter le sang d’un ami qui est, de plus, le frère de la femme qu’il aime. Nous n’assistons ici, en effet, pas seulement à un conflit de personnages individuels. Ce sont plutôt des systèmes d’idées et de valeurs antithétiques qui s’y rencontrent : tandis que, pour Horace, le devoir envers son pays et l’impératif de l’État désignent des valeurs suprêmes qui ont toujours la priorité, Curiace, pour sa part, plaide en faveur des liens familiaux et amicaux ; il cherche à défendre les valeurs de l’amitié et de la loyauté conjugale. Je ne peux pas continuer ici à me plonger dans cette confrontation de valeurs concurrentes qui a été souvent exposée dans la critique et 13 L’empreinte néo-stoïcienne de l’héroïsme cornélien a souvent été mise en avant. Pour une explication très complète de ce sujet voir Jacques Maurens, La tragédie sans tragique. Le néo-stoïcisme dans l’œuvre de Pierre Corneille, Paris, A. Colin, 1966, pp. 253-260 et pp. 267-269. 14 À propos de cet idéal de la sagesse voir Jean-Baptiste Gourinat, « La sagesse et les exercices philosophiques », dans Jean-Baptiste Gourinat (dir.), Lire les stoïciens, Paris, Presses universitaires de France, 2009, pp. 193-200. Gestes et images du pouvoir 91 dans les interprétations savantes. 15 Je voudrais plutôt mettre l’accent sur un autre aspect du dialogue des deux adversaires qui touche de plus près la problématique abordée ici. Dans le dialogue mentionné, Horace et Curiace ne se distinguent pas seulement par leurs attitudes et leurs positions divergentes. Ils diffèrent de même par rapport aux modes d’articulation qui correspondent aux systèmes de valeurs qu’ils cherchent à promouvoir respectivement. Dans le discours dramatique, l’idée de la gloire qui s’attache aux valeurs privilégiées par Horace, notamment à la vertu du guerrier et au sacrifice pour le pays 16 , se traduit surtout à travers des images de lumière, d’éclat et de splendeur rayonnante. Il est clair que, en tant qu’il relève du monde visible, ce champ sémantique favorisé suggère aussi un primat de la vue, une prévalence des impressions et effets visuels. Déjà dans la première phrase de son discours, Horace évoque cette métaphorique de la lumière quand il envisage sa situation comme une « illustre matière » qui se prête à être mise en forme par les exploits du héros. Le même champ lexical est repris par la suite, vers la fin des explications d’Horace : « Une telle vertu n’appartenait qu’à nous, / L’éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux. » Ici, c’est le nom, à savoir l’emblème de la réputation et de la valorisation sociale, auquel on accorde l’attribut du lustre et de la splendeur. Il faut quand même remarquer que ce n’est pas le nom du héros qui est éclairci et mis en lumière ici. Si l’on regarde de plus près, on s’aperçoit que l’antécédent du pronom possessif dans l’expression « de son grand nom » est la vertu ou, plus précisément, « une telle vertu ». Autrement dit, l’individualité du personnage héroïque semble s’effacer dans la mesure où celui-ci tend à se confondre avec la qualité abstraite, la vertu, qu’il cherche à représenter. Comme nous remarquons ici, l’éthique de la gloire et son corrélat, le culte du nom et de la réputation, n’animent pas, en effet, le processus de l’individualisation. Loin de mener à une valorisation de la personne individuelle, ils créent plutôt les conditions d’un anonymat où l’individualité du sujet est 15 À l’égard de cette juxtaposition de valeurs voir Michel Prigent, Le héros et l’État dans la tragédie de Corneille, Paris, Presses universitaires de France, 1986, p. 46, p. 49 sq. Pour une élaboration pertinente de l’éthique de la gloire qui correspond à l’impératif de l’État voir Andreas Kablitz, « Corneilles theatrum gloriae. Paradoxien der Ehre und tragische Kasuistik », dans Joachim Küpper (dir.), Diskurse des Barock, München, Fink, 2000, pp. 491-552, ici pp. 515-541. 16 L’aspect sacrificiel de l’action héroïque a été surtout mis en relief par Jean-Jacques Brunet. D’après ses explications, l’action entière de la tragédie suit une logique rituelle du sacrifice où l’immolation de l’individu sert à combler une rupture initiale inexplicable et à réconcilier les communautés. Voir Jean-Jacques Brunet, Le héros, ses doubles et la passion de l’absolu dans Le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte, Paris, Éditions de la Société des Écrivains, 2005, pp. 113-124. Linda Simonis 92 sacrifiée au profit du collectif, au nom de l’État. 17 Marc Fumaroli a bien montré que cette logique de l’effacement des traits individuels du personnage héroïque correspond au concept aristotélicien de la magnanimité d’après lequel Corneille façonnait ses protagonistes et, en particulier, Horace : « Sa conduite [i.e. celle d’Horace] ne s’explique que si l’on admet qu’il a sacrifié son individualité singulière pour transférer toutes ses énergies au service de Rome : [...] La gloire [...] est le seul objet que ce grand serviteur, abstrait de ses liens affectifs et familiaux, et isolé sur les altitudes du destin romain, se permette de désirer encore. » 18 Quoiqu’il en soit, la priorité ainsi que la victoire de cette vertu guerrière s’expriment donc avant tout par le moyen du visible, à travers des signes et des emblèmes lumineux. En effet, l’attrait de ce mode de représentation visuel semble être si fort que même l’opposant d’Horace, Curiace, ne peut que concéder sa puissance. C’est ainsi qu’il se sert, lui aussi, d’un langage métaphorique qui fait appel au sens de la vue : « Il est vrai que nos noms ne sauraient plus périr. / L’occasion est belle, il nous faut la chérir. / Nous serons les miroirs d’une vertu bien rare. » Les noms et les miroirs - ce sont des termes clés qui, manifestement, relèvent du domaine de la visibilité et du discours de la représentation. Le nom, le véhicule de la réputation et de la gloire, est aussi l’emblème concret qui désigne l’identité de son porteur. De même le miroir, qui reflète et ainsi amplifie et rend plus visible la vertu, est un outil principal de la représentation. Dans la mesure où le miroir sert à transmettre et à propager l’image de la vertu héroïque, il soutient aussi le pouvoir et l’idéologie sur laquelle le pouvoir se fonde. Pourtant, ce n’est pas Curiace qui est l’agent principal de ce type de discours et de la mise en œuvre d’une symbolique de la visibilité. L’agencement des images, c’est plutôt la fonction propre à Horace. En effet, de tous les personnages de la pièce, Horace semble être le plus étroitement et le plus profondément lié au domaine du visible et de la représentation visuelle. Il est le caractère le plus apte à mettre en place les signes de la représentation et à faire sortir, sur le registre métaphorique du langage, des images fortes et influentes. Ce n’est donc pas un hasard si la qualité la plus marquante d’Horace, sa constance et sa persévérance imperturbable à l’égard de son destin, s’exprime par une image du domaine de la vision : « Notre malheur est grand ; il est au plus haut point ; / Je l’envisage entier, 17 Voir à ce propos Prigent, Le héros et l’État dans la tragédie de Pierre Corneille, p. 47. 18 Marc Fumaroli, « L’héroïsme cornélien et l’idéal de la magnanimité », dans Héroïsme et création littéraire sous les règnes d’Henri IV et de Louis XIII, Actes du colloque de Strasbourg, publiés par Noémi Hepp et Georges Livet, Paris, Klincksieck, 1974, p. 67. Voir aussi Andreas Kablitz, « Corneilles theatrum gloriae », p. 526 sq. Gestes et images du pouvoir 93 mais je n’en frémis point. » Ici, le regard constant du guerrier, qui reste fixé sur son but, garantit la réussite de sa cause. Il s’agit donc d’une image puissante qui, en évoquant la force de la vue, réclame en avance la victoire. Alors que, de cette façon, Horace réussit à s’emparer du langage du visible pour faire ressortir et mettre en avant sa propre puissance, Curiace, pour sa part, paraît beaucoup moins habile à manœuvrer les signes visuels et leurs homologues verbaux. Cette différence entre Horace et Curiace en ce qui concerne le champ du visible ressort clairement des mots par lesquels Curiace répond au défi de son adversaire : « Mon cœur s’en effarouche, et j’en frémis d’horreur ; / J’ai pitié de moi-même, et jette un œil d’envie / Sur ceux dont notre guerre a consumé la vie ... » Le passage cité se sert aussi d’une métaphorique de la vision, il évoque l’image de l’œil et le mouvement du regard. Mais, à la différence du regard d’Horace, celui de Curiace est détourné. Au lieu de regarder droit devant lui, il se laisse distraire par ce qui arrive à d’autres guerriers autour de lui et, par là, il risque de manquer sa cible. On peut donc conclure qu’Horace a beaucoup plus d’expertise quand il s’agit de manier les signes du domaine de la visibilité. Et, ce qui importe encore plus, il sait mieux maîtriser le discours du visuel, qui est à la fois le discours du pouvoir. C’est cette faculté de contrôler les images qui crée la supériorité d’Horace et qui enfin lui permet de s’imposer face à son adversaire. Néanmoins cela ne veut pas dire que le manque de cette faculté chez Curiace désigne une faiblesse ou même une infériorité morale. 19 On pourrait également y reconnaître, du côté de Curiace, une réserve ou un renoncement conscient par rapport au visible et son expression verbale. Si nous suivons cette piste de réflexion, le fait que Curiace utilise moins d’images ou les utilise moins habilement se révélera être une décision plutôt qu’un manque. La question serait donc de savoir si, dans le langage de Curiace, nous assistons peut-être à une critique du discours prédominant des signes de la visibilité, une critique qui, évidemment, serait du même coup une critique de la représentation. Si l’on regarde attentivement le discours de Curiace, on y trouve, en effet, des indices frappants en faveur d’une telle hypothèse. Une prise de distance vis-à-vis de la sensation visuelle se fait sentir, par exemple, dans le propos suivant de Curiace : « À quelque prix qu’on mette une telle fumée / L’obscurité vaut mieux que tant de Renommée » (acte II, scène iii, vv. 459-460). L’énoncé cité a clairement une valeur polémique. Curiace y donne une réplique cinglante à la demande de gloire revendiquée par son adversaire. En renonçant volontairement à la « fumée », à savoir à l’éclat de la gloire, Curiace récuse le discours prédominant en faveur d’une 19 C’est aussi un argument cardinal de Michel Pringent. Voir Le héros et l’État, p. 51. Linda Simonis 94 autre manière de penser et d’agir qui se présente d’abord sous la forme symbolique de l’obscurité. Ce choix de l’obscurité, bien qu’il soit d’abord seulement la négation de la lumière du pouvoir, recevra, par la suite, une explication plutôt positive qui lui conférera une signification propre. Mais quelles sont les idées que comporte la formule de l’obscurité ? Quelle manière d’être Curiace cherche-t-il à défendre ? En effet, Curiace n’hésite pas à préciser les enjeux de son plaidoyer : « Pour moi, je l’ose dire, ... Je n’ai point consulté pour suivre mon devoir / Notre longue amitié, l’amour, ni l’alliance, / N’ont pu mettre un moment mon esprit en balance. » Il est vrai que les notions d’amitié, d’amour et d’alliance familiale exposées ici sont, d’un point de vue grammatical, ouvertement niées. Curiace assure que ces sentiments, qui l’attachent à la famille des Horaces, ne l’ont pas empêché de suivre son devoir. Pourtant, en les nommant et en les évoquant, Curiace avoue quand même que, pour lui, ce sont des valeurs importantes, même si, comme il le dit, il n’ose pas les mettre en balance contre l’État. Mais, ce qui nous intéresse dans notre contexte, ce ne sont pas ces idées en elles-mêmes. La question cruciale est plutôt de savoir à travers quel registre métaphorique ces valeurs se traduisent dans le discours de Curiace et à quel mode de perception elles sont liées. Ces notions s’articulent et se mettent en valeur en première ligne sur le plan des sensations auditives, au niveau de la voix et de l’ouïe. La préférence pour le domaine auditif se fait sentir surtout dans le discours de Curiace, mais elle ne se restreint pourtant pas à ce personnage. Elle s’observe de même dans les énonciations de Camille. Pour se rendre compte de cette inclination envers l’expression auditive, on peut se rappeler une formule prononcée par Curiace dans la scène précédente. « Quels vœux puis-je former, et quel bonheur attendre ? / De tous les deux côtés j’ai des pleurs à répandre ; / De tous les deux côtés mes désirs sont trahis » (acte II, scène i, vv. 395-397, p. 83). Ici, Curiace exprime son inquiétude vis-à-vis de la nomination d’Horace comme combattant pour Rome et sa crainte de perdre son ami. Le vœu, à savoir une prière ou bien une invocation solennelle des dieux, est avant tout une expression verbale, un acte de langage qui cherche à se faire entendre. De même, la plainte qui s’articule à travers l’acte de pleurer fait également appel à l’ouïe. En choisissant le geste de la plainte, Curiace se situe alors en dehors du champ de la visibilité, et, pourrait-on ajouter, en dehors du domaine de la représentation et du pouvoir. Il n’est donc pas étonnant que Curiace propose un partage des rôles par lequel Horace et lui-même se retrouveront à des côtés différents par rapport aux moyens d’expression sensuelle ainsi que par rapport au pouvoir : « À vos amis pourtant permettez de le craindre, / Dans un si beau Gestes et images du pouvoir 95 trépas ils sont les seuls à plaindre, / La gloire en est pour vous, et la perte pour eux ; / On perd tout quand on perd un ami si fidèle » (acte II, scène i, vv. 403-405, p. 84). Dans cette explication, les rôles des personnages sont nettement divisés : tandis que la part impartie à Horace est celle du héros qui se présente dans l’éclat de la gloire, celle de Curiace est le deuil qui se fait dans l’ombre et dans l’obscurité, sans paraître au public. La distribution strictement complémentaire et à la fois antithétique des rôles qui s’observe ici est reprise à la fin du grand dialogue entre Horace et Curiace dans le deuxième acte. Cette fois-ci, c’est Horace qui évoque cette opposition : « Non, non, n’embrassez pas de vertu par contrainte, / Et puisque vous trouvez plus de charme à la plainte, / En toute liberté goûtez un bien si doux, / Voici venir ma sœur pour se plaindre avec vous » (acte II, scène iii, vv. 507-510, p. 88). Sur le fond de ce que nous avons vu précédemment, la proposition d’Horace n’est que conséquente : dans la mesure où la plainte est incompatible avec les qualités masculines de valeur et de gloire, elle est conçue comme une manière de s’exprimer typiquement féminine. En invitant Curiace à rejoindre les femmes, Horace affirme de nouveau sa supériorité qui se lie ici à un accent de dominance masculine. Si ce geste du pouvoir ne pourra probablement pas convaincre le lecteur / spectateur moderne (surtout pas la lectrice féministe), le propos d’Horace est peut-être quand même adéquat d’un autre point de vue : Horace a certainement raison d’unir Curiace et Camille : ces deux personnages se conviennent dans leurs préférences vis-à-vis des moyens de perception et d’expression. Comme son fiancé Curiace, Camille préfère les sons auditifs à l’éclat et au pouvoir des images. L’attitude caractéristique de Camille se laisse le mieux saisir dans le rapport qu’elle fait à sa confidente Julie dans la deuxième scène du premier acte. Camille y raconte comment elle consulta l’oracle pour apprendre les destins d’Albe et de Rome. Ce n’est pas un hasard si nous retrouvons ici les motifs du vœu et de l’invocation : « Vous savez pour la Paix quels vœux a fait ma flamme, / Et quels pleurs j’ai versés à chaque événement. / Tantôt pour mon pays, tantôt pour mon Amant. / Enfin, mon désespoir parmi ces longs obstacles / M’a fait avoir recours à la voix des Oracles » (acte I, scène ii, vv. 184-188, p. 75). Il est clair que l’oracle s’exprime par le canal acoustique : c’est la parole du prêtre qui fait part à Camille du message des dieux. Ici, il faut surtout remarquer que, pour Camille, la voix de l’oracle lui paraît être une voix douce et rassurante et, de plus, une voix qui annonce la paix. En effet, la confiance que Camille apporte à cette voix est si grande qu’elle méconnaît l’ambivalence fondamentale qui marque son message. Voici ce que dit l’oracle : « Albe et Rome demain prendront une autre face, / Tes vœux sont exaucés, elles auront la Paix, / Et tu seras unie avec ton Curiace, / Sans qu’aucun Linda Simonis 96 mauvais sort t’en sépare jamais » (acte I, scène ii, vv. 195-198, p. 76). Le spectateur qui connaît l’histoire de Tite-Live reconnaîtra l’ironie dramatique qui imprègne ce passage. Il s’apercevra que la paix dont parle l’oracle va coûter cher aux deux parties et que la réunion prédite avec l’amant sera en vérité une réunion dans la mort. L’espoir évoqué par la voix sera donc un espoir illusoire et trompeur. Toutefois, ce qui importe dans notre contexte, c’est que dans la perception subjective de Camille la voix de l’oracle prend la fonction de rassurer et de réconforter. Pour la durée d’un instant, le média acoustique lui amène l’espoir de la paix et la promesse d’une réunion familiale. Cette évocation de l’harmonie est pourtant aussitôt contrecarrée par un autre message. D’une manière significative, cet autre message, qui contredit et détruit la promesse de l’oracle, se transmet par le moyen d’un rêve, par des images et des visions terrifiantes : « La nuit a dissipé des erreurs si charmantes ; / Mille songes affreux, mille images sanglantes, / ou plutôt mille amas de carnage et d’horreur / M’ont arraché ma joie, et rendu ma terreur » (acte I, scène ii, vv. 215-218, p. 76). Le passage cité évoque un renversement profond du monde des Albains et des Romains : l’idée de la paix est remplacée par la guerre ; au lieu de la fête du mariage nous assistons à une bataille sanglante, la joie cède à la terreur. Pourtant, le changement exposé ici ne s’épuise pas dans un processus qui fait tourner les notions positives dans leurs antonymes négatifs. Nous y rencontrons également un changement qui se joue au niveau des modes de la perception humaine. Manifestement, le sens de la vue s’y impose contre la perception auditive et se substitue à celle-ci. Or, le récit de Camille ne raconte pas seulement des événements. Il invite de même à réfléchir sur les formes médiatiques à travers lesquelles les différentes interprétations et anticipations des événements à venir s’expriment. Le discours de Camille nous conduit donc à distinguer les différents modes de perception et à leur conférer des valeurs différentes. Tandis que la voix et l’ouïe suggèrent des notions positives (la consolation, la présence des proches), l’image et le domaine de la visibilité comportent des significations négatives. Comme le montre l’exemple du rêve, la force des images s’avère destructrice et porteuse de malheur. La méfiance à l’égard de l’image et de sa puissance, qui caractérise le discours et le comportement de Camille, est révélatrice. Dans cette réserve envers l’image, Camille rejoint Curiace. Camille et Curiace entrent alors dans la même rubrique en ce qui concerne leurs préférences perceptives et communicatives. Ils renoncent à la lueur des images et à l’impact du signe visuel pour se confier en revanche au véhicule de la voix et des sons. Ce choix, qui se dessine avec une conséquence et une netteté remarquables, mérite une Gestes et images du pouvoir 97 plus grande attention. Qu’est-ce que veut dire exactement cette option pour le ‹ canal › obscur de la voix et de l’écoute ? Une interprétation possible de ce choix pour le mode auditif consiste à y apercevoir une manière subtile de mettre en cause la représentation et, par là, le pouvoir. C’est cette piste de réflexion que nous proposons de considérer dans les explications suivantes. Pour mieux saisir comment une telle impulsion critique se déploie et se traduit au cours de la tragédie, nous devons diriger notre attention sur le quatrième acte. Ici, nous assistons à un changement significatif dans le comportement de Camille. Alors qu’au précédent elle s’était résignée à son destin d’une manière plutôt passive, elle se met maintenant à affronter et à défier son frère Horace qui rentre du combat. Elle prend ainsi la place de Curiace et reprend son rôle en renouvelant le conflit autour des valeurs romaines et albaines. Regardons donc de plus près la fameuse rencontre entre Camille et Horace dans la scène mentionnée (acte IV, scène v). Ici, c’est Horace qui ouvre le débat. Il salue sa sœur en lui adressant une demande : « Vois ces marques d’honneur, ces témoins de ma gloire, / Et rends ce que tu dois à l’heur de ma victoire » (vv. 1255-1256, p. 119). Horace exige donc de Camille qu’elle le reconnaisse en tant que vainqueur et lui fasse hommage. Pour renforcer sa demande, il l’accompagne d’un geste visuel. Il présente à sa sœur les épées des trois Curiaces qu’il a acquises dans le combat et qui, pour lui, désignent des « marques d’honneur », à savoir des trophées qui font paraître sa victoire. Dans un commentaire éclairant, Voltaire a bien montré l’absurdité de ce comportement d’Horace qui n’a guère de plausibilité ni au niveau des personnages ni à celui de l’action politique : « Il [Horace] ne devrait parler à sa sœur que pour la consoler, ou plutôt il n’a rien du tout à dire. Qui l’amène auprès d’elle ? Est-ce à elle qu’il doit présenter les armes de ses beaux-frères ? C’est au roi, c’est au sénat assemblé qu’il devait montrer ces trophées ». 20 Voltaire a raison : du point de vue de l’action théâtrale, le comportement d’Horace n’a que peu de sens. Cependant, alors que la manière d’agir d’Horace reste étrange et incompréhensible en termes moraux et pragmatiques, elle fait reconnaître une certaine cohérence si on la regarde sous l’angle de l’ordre de la représentation. Car le geste bizarre par lequel Horace salue Camille, la présentation des épées des Curiaces, est un geste éminemment ostentatoire qui, en tant que tel, appartient à la représentation. Nous remarquons ici une impulsion de découvrir, de montrer et de déployer devant les yeux des spectateurs les signes visibles de ce qui fut accompli. Cette tendance à exhiber et à exposer quelque chose nous rappelle la 20 Voltaire, Commentaires sur Corneille, Paris, Imprimerie de la Société littéraire typographique, 1785, tome LXV, p. 417 sq. Linda Simonis 98 disposition à montrer et à représenter qui, selon Marin, constitue la spécificité de l’image. En d’autres termes, la façon dont Horace parle et se comporte dans la scène analysée se trouve parfaitement en accord avec une logique de la représentation. En étalant ses trophées, Horace ne fait autre chose que de mettre en avant la force des images, de faire voir leur puissance et leur éclat. Le rôle de Camille, par contre, se révèle être strictement complémentaire et opposé à celui d’Horace. Tandis que les énoncés d’Horace véhiculent la puissance des images et ainsi s’inscrivent dans l’ordre de la représentation, les réactions de Camille s’en abstiennent et s’en distancient. Une telle prise de distance de la part de Camille ne se manifeste pas seulement dans son refus de rendre l’hommage revendiqué. Elle répond de plus aux exhortations de son frère par un mode d’expression qui franchit le cadre de la représentation : « Camille : Recevez donc mes pleurs, c’est ce que je lui dois » (acte IV, scène v, vv. 1257, p. 119). Les pleurs marquent une forme d’expression qui, quoiqu’elle participe aussi au domaine de la visibilité, est d’un autre ordre que celui de la représentation. Affins de la plainte, les pleurs relèvent premièrement du champ auditif ; ils cherchent à être écoutés et à se faire entendre. Sur le fond de ce que nous venons d’observer, on ne s’étonnera pas que ce soient précisément ces signes auditifs, les plaintes et les paroles, qui dérangent le plus Horace et qui provoquent sa colère. Parmi celles-ci, il y a un effet vocal particulier qui est spécifiquement disposé à irriter Horace et à déclencher le conflit : l’expression verbale du nom de son adversaire : « Camille : O mon cher Curiace ! Horace : Ô d’une indigne sœur insupportable audace ! [...] Le nom est dans ta bouche, et l’amour dans ton cœur » (acte IV, scène v, vv. 1267-1270, p. 120). Dans le passage cité, la reprise de la notion du nom est significative. On se souvient que, dans son dialogue avec Curiace dans le deuxième acte, Horace, lui aussi, avait évoqué l’idée du nom qui, pour lui, était en premier lieu le véhicule de la vertu et de la gloire. En comparant ces deux cas de l’apparition du motif du nom, on s’aperçoit que dans la « bouche » de Camille le nom (de Curiace) assume une signification diamétralement opposée à celle qui lui fut attribuée dans la scène précédente. Dans le dialogue du deuxième acte, le nom est une catégorie abstraite et vide de trait individuel, le pur matériau de la gloire dans laquelle l’individualité du héros se perd. Dans la scène en question, par contre, Camille insiste sur la valeur subjective du nom propre en tant que désignation de l’individu. Plus particulièrement, elle réclame le droit de Gestes et images du pouvoir 99 mémoire associé au nom et le défend contre l’oubli conseillé par Horace. 21 On retrouve ici, encore une fois, l’opposition entre une éthique sociale fondée sur la valorisation des liens familiaux et amicaux d’un côté, et, de l’autre, une éthique abstraite de l’État qui exige du sujet qu’il mette de côté tout lien autre que celui de sa loyauté envers l’État. Ce qui nous intéresse quant à cette juxtaposition de prises de positions, ce sont pourtant moins ces positions par elles-mêmes que plutôt les choix perceptifs et médiatiques à travers lesquels elles s’expriment. Ce n’est pas par hasard que, dans le dialogue dramatique de la pièce, l’idée d’une loyauté fondée sur l’amitié et l’amour aille le plus souvent de pair avec une évocation du champ sémantique de la voix, des sons et des résonances, tandis que les notions de la vertu héroïque et de la gloire se lient au champ de la vue, à la lumière et à l’éclat des images. Le registre de la voix est en quelque sorte le registre de la proximité et de l’intimité, le moyen de communiquer entre proches. Dès lors, on comprend que le nom, pour Camille, soit surtout la parole vivante, le mot prononcé dans le langage quotidien. D’une façon similaire, Curiace se figure les noms de ses amis et de ses proches sous la forme de phénomènes acoustiques : « Le choix d’Albe et de Rome ôte toute douceur / Aux noms jadis si doux de beau-frère et de sœur » (acte II, scène v, vv. 565-566, p. 90). Comme l’indique l’attribut de la douceur, ce sont, pour Curiace, surtout les valeurs sonores et vocales qui forment le caractère particulier du nom et qui lui confèrent sa disposition spécifique à créer un accord à travers un réseau de résonances. L’opposition qui se dessine ici entre le mode de la représentation visuelle, d’une part, et le mode de la signification auditive, d’autre part, se traduit de même d’une façon remarquable dans le comportement d’Horace. Ce qui le provoque et l’irrite le plus dans la manière d’agir de sa sœur, c’est sa voix. Ce n’est pas un hasard si, dans son débat avec Camille, il emploie le mot « étouffer » 22 qui, d’une manière implicite, suggère son désir de faire taire Camille, d’« étouffer » sa voix. Alors le véritable scandale du comportement de Camille réside donc moins dans ce qu’elle dit, dans le contenu de ses propositions, que dans le fait que, pour articuler ses demandes, elle se serve d’un média non-représentatif, en 21 Voir Horace, acte IV, scène v, v. 1261, v. 1265 sq : « Horace : Quand la perte est vengée on n’a plus rien perdu. Camille : [...] Mais qui me vengera de celle d’un Amant, / Pour me faire oublier sa perte en un moment ? » 22 Voir Horace, acte IV, scène v, v. 1275 : « Tes flammes désormais doivent être étouffées [...]. » Il est vrai que, dans la ligne citée, le terme « étouffer » est d’abord motivé par la métaphorique des flammes (symbole de l’amour de Camille pour Horace) que, selon Horace, il faudrait éteindre. Cependant, l’autre sens du verbe « étouffer », la notion de « priver d’air » et de « faire taire », y est aussi présente en tant que connotation. Linda Simonis 100 dehors du discours établi qui repose sur la visibilité et qui est le véhicule du pouvoir politique. Au vu de ce que nous venons d’esquisser précédemment, nous pouvons désormais mesurer plus précisément ce qui est en jeu lorsque Camille et Curiace se décident pour le mode ‹ obscur › des sons et de la voix. Le recours aux médias de la voix et de l’écoute offre à ces personnages un moyen qui leur permet d’articuler une conception des rapports humains et de la dimension sociale autre que celle de la doctrine officielle de la prévalence de l’État. On voit apparaître l’émergence d’une sphère privée et familiale qui, quoique timidement, cherche à se mettre en place et à se protéger de la sphère publique de l’État. Il est important de noter que cette confrontation de valeurs et de conceptions opposées ne se déroule pas uniquement au niveau des idées ou des concepts abstraits. Le conflit se situe aussi et surtout dans le domaine de la communication. Sur ce plan, lutter pour des idées veut dire de même défendre certains moyens et formes de communication à travers lesquels ces idées se traduisent. En abordant les enjeux politiques du statut de l’État et de ses rapports avec la communauté des citoyens, la tragédie engage donc également un débat sur les modes et les manières de communiquer. Il est vrai que, sur le plan de l’action dramatique, le plaidoyer de Curiace et de Camille en faveur d’une politique de l’amitié et de la paix n’aboutit pas ; mais leur échec ne dévalorise en rien leur cause. Il importe plutôt de prendre en compte qu’en recourant à des modes de communication non-représentatifs (la voix, les sons, la résonance de la parole), la tragédie expose au moins la possibilité d’une alternative au mode établi de la représentation. Elle nous invite à envisager une autre forme de discours en dehors du champ du pouvoir. La critique connaît un lieu commun qui veut que le dramaturge, en présentant Horace, ait voulu se réconcilier avec Richelieu et les académiciens après la Querelle du Cid. 23 Dans la composition de la pièce, Corneille a, en effet, soigneusement observé les unités de lieu et de temps. 24 La 23 Voir, par exemple, Alain Niderst, De Rabelais à Sartre. Mélanges, Paris, Eurédit, 2008, tome II, p. 64. 24 C’est aussi la raison pour laquelle les adhérents d’une interprétation ‹ romantisante › de l’œuvre dramatique de Corneille (à savoir ceux qui voulaient voir en Corneille un précurseur du théâtre romantique) ne se réclamaient guère d’Horace. Ils évitaient plutôt cette tragédie apparemment trop correcte et trop conforme aux règles pour se pencher, en revanche, sur des pièces ouvertement à l’écart de la doctrine classique, comme, surtout, Le Cid. Voir sur ce point Sandrine Berregard, « Corneille entre classiques et romantiques : contradictions et conciliations dans la critique de la fin du XIX e siècle », dans Corneille des Romantiques, textes réunis et présentés par Myriam Dufour-Maître et Florence Naugrette, Mont-Saint-Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2006, pp. 245-260, ici p. 251. Gestes et images du pouvoir 101 notion du dramaturge cherchant la faveur de Richelieu et se pliant aux règles reste néanmoins profondément ambiguë. Car s’il est vrai qu’en respectant étroitement les unités, Corneille répond au goût de l’Académie, il contrarie du même coup cet effet réconciliant par la décision d’inclure, dans l’action dramatique, le meurtre de Camille : « quoi de plus contraire aux bienséances que cet acte qui outrage la nature et les dieux ? ». 25 Nous avons donc affaire à une pièce qui est foncièrement ambivalente. Loin de se plier à des explications et des solutions simples, la tragédie expose ses propres contradictions et les ruptures inhérentes à sa composition. Face à ces éléments contradictoires d’Horace, parmi lesquels la tension entre le mode des images et celui des sons est peut-être un des aspects les plus remarquables, il serait réducteur de voir dans cette tragédie une simple affirmation des propos politiques de Richelieu. On y discerne plutôt les traits sous-jacents d’une critique subtile du pouvoir et, par là, du régime absolutiste. Les explications développées ci-dessus invitent alors à repenser la fonction de la pièce dans le cadre de la production dramatique de Corneille et à reconsidérer ses rapports avec les enjeux politiques et esthétiques de l’époque. Sur le fond de ce que nous venons d’esquisser, il est clair qu’Horace (peut-être sans que l’auteur lui-même en prît pleinement conscience) refuse de transmettre un message politique univoque. C’est à travers une critique de l’image que la tragédie engage une interrogation approfondie sur les problèmes moraux et politiques soulevés par son sujet historique. Elle parvient alors à remettre en cause le système de valeurs inhérent aux conventions dramatiques établies. On voit ainsi apparaître un autre ensemble de valeurs (à savoir celui des droits et des obligations de l’individu) qui, dans le cadre de la tragédie cornélienne, ne trouve pourtant pas encore le moyen de se développer d’une manière explicite et complète. 25 Alain Niderst, De Rabelais à Sartre, tome II, p. 63. Linda Simonis 102 Illustration Jacques-Louis David, Le Serment des Horaces, peinture à l’huile, 330 x 425 cm, Musée du Louvre, © bpk.
