eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 41/80

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2014
4180

De la maison de ville à la maison royale: Le Bourgeois gentilhomme de Molière

61
2014
Jörn Steigerwald
pfscl41800119
PFSCL XLI, 80 (2014) De la maison de ville à la maison royale : Le Bourgeois gentilhomme de Molière 1 JÖRN STEIGERWALD (U NIVERSITÉ DE PADERBORN ) La comédie-ballet Le Bourgeois gentilhomme de Molière connaît au moins une double histoire de réception, à savoir le succès immédiat de la représentation du 14 octobre 1670 à Chambord, devant la cour de Louis XIV, et celui de la représentation au théâtre du Palais Royal, le 23 novembre 1670 par la Troupe du Roi, c’est-à-dire par la troupe de Molière. 2 De nos jours, par contre, le succès du Bourgeois gentilhomme est au moins discutable, car on le considère plutôt comme une bouffonnerie, une simple pièce de circonstance à laquelle manque la portée des vraies comédies de Molière, à savoir celle de ses comédies de caractère. Par conséquent, l’intérêt que la recherche actuelle porte à cette pièce consiste premièrement en sa mise en scène des problèmes de la pratique sociale de l’époque en focalisant sur la transgression de la distinction qui résulte du mimétisme de M. Jourdain. Deuxièmement, on s’entend à dire que Le Bourgeois gentilhomme incarne le genre de la comédie-ballet à la perfection et reste même l’un des seuls chefsd’œuvre de ce genre jadis noble. Et enfin, la pièce attire l’attention de la recherche par sa relation à un événement, sinon scandale historique : le scandale que l’ambassadeur de la Porte, Soliman Aga, a provoqué lors de sa visite à la cour de Louis XIV en 1669, lorsqu’il a affirmé la supériorité de la cour ottomane sur celle du Roi-Soleil. Or, une querelle politique sert de base à la mise en scène d’une comédie-ballet qui plut au roi pour ses dimensions sociales et politiques. Néanmoins, de ce triple intérêt de la comédie-ballet ne découle aucune interprétation intégrale de la pièce ni une analyse de la relation que ces 1 Cet article a pu être réalisé grâce à une bourse Heisenberg de la « Deutsche Forschungsgemeinschaft » (DFG). 2 Voir aussi Gabriel Conesa, Anne Piéjus, « Notice », Molière, Œuvres complètes, éd. Georges Forestier, Claude Bourqui, Paris, Gallimard, 2010, tome II, pp. 1451- 1437. Toutes les citations du Bourgeois gentilhomme se réfèrent à cette édition. Jörn Steigerwald 120 éléments entretiennent. Par contre, le triple intérêt mène à une triple orientation dans la recherche qui s’occupe soit de la comédie-ballet comme genre, soit de la turquerie, soit du mimétisme des pratiques sociales du bourgeois. De plus, on met surtout en relief l’antagonisme entre argent, voire commerce et art, que Molière y met en scène comme sujet principal et préfère se concentrer sur les modèles de l’identité, l’unité et l’argent qui sont négociés dans la pièce en évitant donc de répondre à la question de savoir comment les signes du pouvoir royal sont liés aux signes du pouvoir patriarcal de M. Jourdain et de sa maison. 3 Reste la question de savoir s’il y 3 Sur Le Bourgeois gentilhomme voir H. Gaston Hall, Molière’s Le Bourgeois gentilhomme. Context and Stagecraft, University of Durham, 1990 ; Volker Kapp (éd.), Le Bourgeois gentilhomme. Problèmes de la comédie-ballet, Paris-Seattle-Tübingen, PFSCL, Biblio 17, n° 67, 1991 ; Patrick Dandrey (éd.), Molière : Le Misanthrope, George Dandin, Le Bourgeois gentilhomme, Paris, Klincksieck, 1999 ; Charles Mazouer/ Martine Mazouer, Etude sur Molière, Le Bourgeois gentilhomme, comédieballet, Paris, Ellipses Edition Marketing, 1999 ; Charles Mazouer, Trois comédies de Molière : Etude sur Le Misanthrope, George Dandin et Le Bourgeois gentilhomme, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2007 ; voir aussi Hans Ulrich Ganz, « Zur Quellenfrage des Bourgeois gentilhomme », Maske und Kothurn, 14 (1968), pp. 311-317 ; C.D. Rouillard, « The Background of the Turkish Ceremony in Molière’s Le Bourgeois gentilhomme », University of Toronto Quarterly, 1 (1969), pp. 33-52 ; Robert N. Nicolich, « Classicism and Baroque in Le Bourgeois gentilhomme », The French Review, XLV, 4 (1972), pp. 21-30 ; Odette de Mourgues, « Le Bourgeois gentilhomme as a criticism of Civilization », dans Molière : Stage and Study. Essays in Honour of W. G. Moore, Oxford, Clarendon Press, 1973, pp. 170-184 ; Nathan Gross, « Values in Le Bourgeois gentilhomme », L'Esprit créateur, XV (1975), pp. 105- 118 ; Jesse Dickson, « Non-sens et sens dans Le Bourgeois gentilhomme », The French Review, vol. LI, n° 3 (1978), pp. 341-352 ; Gérard Defaux, « Rêve et réalité dans Le Bourgeois gentilhomme », XVII e siècle, 117 (1977-4, ie 1978), pp. 19-33 ; Robert McBride, « The Triumph of Ballet in Le Bourgeois gentilhomme », dans Form and Meaning : Æsthetic Coherence in XVII th -Century French Drama, Amersham, Avebury, 1982, pp. 127-141 ; Larry W. Riggs, « The Issues of Nobility and Identity in Dom Juan and Le Bourgeois gentilhomme », The French Review, LIX (1986), pp. 399-409 ; Josiane Rieu, « Bourgeois gentilhomme ou gentilhomme bourgeois ? », dans Hommage à Jean Richer. Faculté des Lettres et Sciences humaines de Nice, Paris, Les Belles Lettres, 1986, pp. 325-332 ; Dorothy F. Jones, « Law and Grace in Le Bourgeois gentilhomme », Studi Francesi, janvier-avril 1988, pp. 15-22 ; Sylvie Romanowski, « Satire and its Context in the Bourgeois gentilhomme », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XVII, n° 32 (1990), pp. 35-50 ; Michèle Vialet, « Le Bourgeois gentilhomme en contexte : du texte au spectacle », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XVII, n° 32 (1990), pp. 51-58 ; Hartmut Stenzel, « Projet critique et divertissement de cour. Sur la place de la comédieballet et du Bourgeois gentilhomme dans le théâtre de Molière », dans Kapp (éd.), Le Bourgeois gentilhomme. Problèmes de la comédie-ballet, op. cit., pp. 9-22 ; Françoise De la maison de ville à la maison royale 121 a, véritablement, une relation entre la représentation de la maison royale et la présentation de la maison de ville et, s’il y en a une, quelle forme elle prend ? Ces questions renvoient au problème fondamental de cette comédieballet, à savoir : qu’est-ce qui réunit les actions présentées sur la scène du théâtre ou, pour être plus précis, par quel moyen les relations de tous les acteurs se forment-elles et comment sont-elles mises en ordre ? C’est le point central sur lequel je me concentrerai dans cet article, qui s’interroge sur la représentation de la maison dans Le Bourgeois gentilhomme, en analysant la relation présentée entre les pratiques sociales et esthétiques comme signes de pouvoir. En répondant à cette question, j’essaierai de montrer qu’il s’agit d’une relation qui ne met pas seulement en scène le modèle de la maison hérité de la comédie érudite de la Renaissance italienne, à savoir le modèle d’oikos, mais présente plutôt le modèle actuel de la maison de ville selon les règles du ‘portrait du roi’. 4 La maison se Karro, « La cérémonie turque du Bourgeois gentilhomme : mouvance temporelle et spirituelle de la foi », dans Kapp (éd.), Le Bourgeois gentilhomme. Problèmes de la comédie-ballet, op. cit., pp. 35-94 ; Roger Duchène, « Bourgeois gentilhomme ou bourgeois galant ? », dans Création et Recréation. Un dialogue entre littérature et histoire, Tübingen, Narr, 1993, pp. 105-110 ; Elise-Noël Mc Mahon, « ‘Le corps sans frontières’: The Ideology of Ballet and Molière’s Le Bourgeois gentilhomme », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XX, n° 38 (1993), pp. 53-72 ; Marie-Claude Canova-Green, « Présentation et représentation dans Le Bourgeois gentilhomme, ou le jeu des images et des rôles », Littératures classiques, 21 (1994), pp. 79-90 ; Alain Viala, « Molière et le langage galant », dans Car demeure l’amitié, dir. Francis Assaf, Tübingen, Narr, 1997, pp. 99-109 ; Andrew Calder, « Le Bourgeois gentilhomme, abondance et équilibre », Le Nouveau Moliériste, IV-V (1998- 1999), pp. 75-92 ; Wiliam O. Goode, « Reflections in a Bourgeois Eye. Noble Essence in Le Bourgeois Gentilhomme », Romance Notes, XXXIX (1998-1999), pp. 163-170 ; Ellen M. McClure, « ‘Une parfaite et sincère bonne correspondance et amitié’ : French-Turkish Trade and Artistic Exchange in Moliere’s Bourgeois gentilhomme », The Romanic Revue, XC (1999), pp. 155-166 ; Hassan Melehy, « Molière and the Value of the Image : Le Bourgeois gentilhomme », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XXVI, n° 50 (1999), pp. 29-38 ; Elizabeth Woodrough, « Molière, the Mufti and the Monarch : Laughter and Stage Spectacle in Le Bourgeois gentilhomme », dans John Parkin/ John Phillips (ed.), Laughter and Power, Frankfurt, Peter Lang, 2006, pp. 37-61. 4 Voir sur la comédie érudite Douglas Radcliff-Umstead, The Birth of Modern Comedy in Renaissance Italy, Chicago, University of Chicago Press, 1969 ; Richard F. Hardin, « Encountering Plautus in the Renaissance. A Humanist Debate on Comedy », Renaissance Quarterly 60, 3 (2007), pp. 789-818 ; Esther Schomacher, « Haus-Ordnung. Der häusliche Raum in Ökonomik und in der Komödie des 16. Jahrhunderts », Horizonte 10 (2007), Renaissancetheater : Italien und die europäische Jörn Steigerwald 122 transforme ainsi en même temps en un espace privé et public qui redouble donc premièrement le modèle de « la cour et la ville » et qui évoque deuxièmement le fantasme du corps royal, un fantasme qui renvoie selon René Demoris à une image du roi comme âme et comme tête du corps-Etat, une tête qui voit tout et sait tout, et, c’est fondamental, qui met tout en ordre. 5 De plus, l’importance de la maison résulte de l’attention portée aux pratiques sociales et esthétiques de « la cour et la ville ». 6 Selon les règles de celles-ci, c’est seulement dans sa pratique sociale qu’un honnête homme, voire galant homme fait voir qu’il est vraiment honnête ou galant. Ce qui convient au simple sujet du roi doit s’appliquer encore plus au roi qui montre, lui aussi, sa majesté en sa pratique sociale et esthétique : la Noblesse oblige ainsi à restituer toutes les transgressions dans les maisons de l’État, mais aussi, et surtout à régler toutes les intempéries de la vie du roi. La mise en scène théâtrale de la maison produit donc un double espace fictif qui montre d’une part les sujets du roi dans la présentation de leurs pratiques sociales et d’autre part l’image du corps-royal dans la représentation de sa pratique esthétique. Par conséquent, l’esthétique galante de la comédie-ballet émerge de l’interaction des pratiques sociales et esthétiques de sorte qu’elle produit un signe évident du pouvoir royal. Rezeption, pp. 165-191, idem / Rudolf Behrens, « Semantische Subversionen städtischen und häuslichen Raums in der Komödie des Cinquecento », dans Elisabeth Tiller, Christoph Mayer (dir.), RaumErkundungen. Einblicke und Ausblicke, Heidelberg, Winter, 2011, pp. 89-124. Voir pour la relation familiale Jean-Louis Flandrin, Le sexe et l’Occident. Évolution des attitudes et des comportements, Paris, Seuil, 1981 ; idem, Familles. Parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société, Paris, Seuil, 1984 et Daniela Frigo, Il Padre di famiglia. Governo della casa e il governo civile nella tradizione dell’« Economica » tra Cinque e Seicento, Rome, Bulzoni, 1985 ; Voir aussi Claude Bourqui : « Le drame bourgeois au XVII e siècle: premières occurrences italiennes, première expérience française », dans Le drame du XVII e siècle à nos jours, dir. Philippe Baron, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2004, pp. 29-42 et Patrizia de Capitani, Du spectaculaire à l’intime : un siècle de commedia erudita en Italie et en France (début du XVI e siècle-milieu du XVII e siècle), Paris, Champion, 2005 et Jörn Steigerwald, « De la comédie érudite à la comédie de salon : Les appropriations de l’Arioste par Molière (L’École des maris, L’École des femmes, La Critique de l’École des femmes) », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XL, n° 79 (2013), pp. 337-361. 5 Louis Marin, Le portrait du roi, Paris, Minuit, 1981 et René Demoris, « Le corps royal et l’imaginaire au XVII e siècle », Revue des Sciences Humaines 4 (1978), pp. 9- 30. 6 Voir Jörn Steigerwald, « La cour et la ville : esquisse de la relation historique entre pratique sociale et esthétique au XVII e siècle (1630-1680) », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XXXVIII, n° 75 (2011), pp. 273-287. De la maison de ville à la maison royale 123 Pour mettre en évidence l’agencement de la maison dans l’esthétique galante du Bourgeois gentilhomme, il vaut bien tirer au clair la conception de la maison dans la comédie-ballet pour qu’on puisse esquisser le modèle de la maison royale présenté par Molière dans cette pièce. Une maison qui superpose un espace concret avec deux espaces figurés, à savoir l’espace de la distinction et l’espace des affaires royales. Pour cela je commencerai par la construction d’une maison de ville et examinerai de quelle manière ce modèle est présenté dans la pièce. Je me concentrerai ensuite sur les pratiques sociales des bourgeois et des nobles, car ces pratiques problématisent le concept de la distinction par la mise en relief de l’interaction entre le commerce, l’affaire et l’alliance. Enfin, je focaliserai la constellation de la maison royale qui intègre les pratiques sociales des protagonistes et la pratique esthétique de la Troupe du roi en analysant la turquerie comme un modèle de plaisir royal, c’est-à-dire comme un principe donné pour l’amusement du roi par ses sujets. Avant d’en venir au cas précis du Bourgeois gentilhomme, du rôle que prend la maison et les pratiques sociales qu’elle offre, il convient de reprendre brièvement quelques données fondamentales de la conception de la maison à cette époque. 1. La maison familiale Au siècle classique, la maison désigne au sens concret un bâtiment servant de logis, soit une maison de famille soit une maison de commerce, mais renvoie en même temps aux concepts de la famille et du ménage. 7 Par conséquent, la famille se définit - au sens large - par toutes les personnes, parents ou non, maîtres ou serviteurs, qui vivent sous le même toit et au sens strict, par l’ensemble des personnes d’un même sang, comme le père, la mère, les enfants etc., qui forment ainsi une famille par alliance. Le ménage, par contre, décrit l’ordre et la dépense d’une maison. La première conception se réfère surtout au père de famille, mais aussi à la mère de famille, et à leur art de mener leur vie. La deuxième conception dénote l’économie domestique qui se qualifie soit du soin qu’on donne à l’arrangement et à la propreté des meubles d’un appartement soit à la conduite économique que l’on tient dans l’administration des biens et de l’argent. Mais le ménage marque aussi toutes les personnes dont une famille est composée et plus 7 Voir par exemple les articles « maison », « famille », « ménage » dans les diverses éditions du Dictionnaire universel d’Antoine Furetière (1690, 1702, 1727) ainsi que dans les éditions du Dictionnaire de l’Académie française (1695 sqq.). Voir aussi Flandrin, Familles. Jörn Steigerwald 124 précisément l’association d’un homme et d’une femme mariés. Le ménage comme sage manière de conduire et de faire les choses renvoie donc à plusieurs niveaux de la pratique sociale car elle intègre la pratique d’un sujet précis ainsi que la pratique de la maison, et donc de la famille dont il fait partie. Enfin, ce ménage sage de la maison se manifeste dans la pratique des représentants de la maison ainsi que dans celle de ses sujets. Il en résulte aussi, à l’envers, que tout dérangement de la maison peut être identifié comme un signe de déstabilisation du pouvoir familial ou, pour être plus précis : comme la manifestation d’un manque de pouvoir par l’absence du signe du pouvoir. Or, cette déstabilisation du pouvoir familial par le désordre du ménage est visible dès la première scène de la pièce, et elle est aussi énoncée par la servante Nicole dans la troisième scène du troisième acte à l’occasion d’une dispute entre le père et la mère de famille sur l’état de la maison : Nicole : Madame parle bien. Je ne saurais plus voir mon ménage propre, avec cet attirail de gens que vous faites venir chez vous. Ils ont des pieds qui vont chercher de la boue dans tous les quartiers de la ville, pour l’apporter ici ; et la pauvre Françoise est presque sur les dents, à frotter les planchers que vos biaux maîtres viennent crotter régulièrement tous les jours. 8 Les serviteurs ne peuvent plus tenir propre le ménage de la maison, comme le souligne Nicole, car il y a trop des visiteurs impropres qui viennent rendre visite au père de famille, ce qui produit un double malaise : le prestige de la maison décline visiblement, car elle devient de plus en plus un lieu impropre qui attire de moins en moins de personnes propres. Mais c’est le père de famille, M. Jourdain, qui produit cette situation désastreuse pour son ménage et par ce biais pour sa maison, en l’ouvrant à des personnes qui n’appartiennent pas à la maison ou à la famille, mais qui ne sont pas non plus propres pour l’une ou l’autre. 9 A cela s’ajoute le fait que la maison de ville n’est plus, comme à l’époque de la Renaissance, une entité fixe et stable hors du contact direct avec d’autres maisons, mais plutôt une construction qui est liée à d’autres bâtiments. Déjà, l’architecture de la maison de ville montre évidemment 8 Molière, Le Bourgeois gentilhomme, III, 3, p. 290. 9 Sur le rôle problématique du père de famille voir aussi Rudolf Behrens, « La maison en crise et les avatars du pouvoir domestique : une constellation de la ‘comédie érudite’ italienne et ses échos chez Molière (Le Tartuffe) », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XXXVIII, n° 75 (2011), pp. 427-440 et Jörn Steigerwald, « Diskrepante Väterfiguren : Haus, Familie und Liebe in Molières École des femmes », Cahiers d’Histoire des Littératures Romanes 36, 1/ 2 (2012), pp. 25-47. De la maison de ville à la maison royale 125 cette relation d’une maison à d’autres maisons, car elle se caractérise, de chaque côté, par un mur mitoyen avec les constructions voisines, et qui donne directement sur la voie publique. 10 Cette interdépendance de la maison avec d’autres se montre aussi ou surtout dans l’interaction des maisons, une interaction qui se base sur le commerce, les affaires et les alliances. 11 Le commerce désigne évidemment dans ce cadre l’échange de divers produits entre les hommes, mais renvoie aussi, au sens figuré, au trafic de choses morales et aux relations sociales ou aux affaires et dénote donc la manière de se comporter à l’égard d’autrui. Dans la comédie-ballet, les personnages parlent du ‘commerce’ en se référant au sens figuré de la notion, par exemple quand Covielle et Cléonte discutent s’il faut rompre leur commerce avec Lucile, voire avec Nicole dans la neuvième scène du troisième acte ou quand le comte Dorante décrit sa relation avec la marquise Dorimène comme une affaire commerciale. 12 L’affaire en soi se définit d’abord par l’objet de quelque travail, de quelque occupation, de plus, tout ce qui est l’objet d’un intérêt, et marque finalement la différence entre deux comportements, à savoir la différence entre faire son affaire à soi-même et faire son affaire à un autre. Enfin, l’alliance dénomme une union en général et spécifie une union de mariage, mais aussi une union entre des états au sens d’une confédération. Pour conclure, la conception de la maison au siècle classique se base sur deux modèles, un modèle concret qui se manifeste dans la construction d’un bâtiment comme dans la constellation familiale, les serviteurs inclus, et qui met en relief son pouvoir dans un ménage sage dans la maison. L’autre modèle de la maison renvoie au sens figuré et désigne l’interdépendance des membres de la maison et leur interaction avec les membres d’autres maisons, soit au niveau du commerce, au niveau des affaires ou au niveau des alliances. Une telle reconstruction du modèle de la maison pourrait sembler superflue quand on se rappelle les résultats obtenus par les études classiques de Norbert Elias sur la société de cour ou de Jean-Louis Flandrin sur les 10 Voir Alexandre Gady, Les hôtels particuliers de Paris, du Moyen Âge à la Belle Époque, Paris, Éditions Parigramme, 2008. 11 Voir par exemple les articles en question dans les diverses éditions du Dictionnaire universel d’Antoine Furetière (1690, 1702, 1727) ainsi que dans les éditions du Dictionnaire de l’Académie française (1695 sqq.) 12 Dorante : « Pour moi, je ne regarde rien, quand il faut servir un ami ; et lorsque vous me fîtes confidence de l’ardeur que vous aviez prise pour cette marquise agréable chez qui j’avais commerce, vous vîtes que d’abord je m’offris de moi-même à servir votre amour. » Molière, Le Bourgeois gentilhomme, III, 6, p. 299. Jörn Steigerwald 126 familles. 13 Néanmoins, cette reconfiguration était nécessaire pour comprendre la mise en scène spécifique que Molière présente à « la cour et la ville », car il transforme ce modèle hérité de la Renaissance en général et de la comédie érudite en particulier en un modèle singulier qu’il adopte pour la comédie-ballet. Cette transformation de la maison se montre surtout par l’absence du sens concret de la maison en tant que lieu de commerce et en tant qu’espace concret. Mais elle apparaît aussi dans la nouvelle manifestation des signes de pouvoir, à savoir dans la présentation d’une nouvelle culture des apparences. Je ne donne que trois exemples pour mettre en évidence le nouveau modèle de la maison dans le Bourgeois gentilhomme. Premier exemple, le manque absolu d’une concrétisation de la maison. La pièce commence par une ouverture qui se fait par un grand assemblage d’instruments et ne fait paraître qu’un élève du Maître de musique qui compose sur une table. L’indication que la scène est à Paris ne sert au début qu’à une référence imprécise, voire insignifiante, car la question de savoir si la scène se passe dans une maison de ville ou dans un hôtel particulier reste complètement ouverte. De plus, l’action de la pièce commence par l’invitation du Maître de musique qui signale à ses musiciens d’entrer dans cette salle : Maître de musique , parlant à ses musiciens: Venez, entrez dans cette salle, et vous reposez là, en attendant qu’il vienne. Maître à danser , parlant aux danseurs: Et vous aussi, de ce côté. 14 Au lieu d’une maison concrète ou d’une salle précise dans une maison particulière, le spectateur se voit confronté avec un espace qui ne se construit que par des expressions déictiques telles que « venez », « entrez » et surtout « ici », et qui aboutira à la référence finale : « Le voilà », quand M. Jourdain apparaît sur scène, sans qu’on ait la possibilité de se référer à une réalité concrète. 15 Molière reconstruit donc la maison dans laquelle se passe toute l’action dès le début comme une maison au sens figuré, c’est-à-dire comme une maison fictive, voire imaginaire, qui n’existe que sur la scène. Par contre, la construction de cette maison au sens propre se manifeste dans un système d’indications déictiques qui intègre et les personnages et l’espace de la pièce. J’y reviendrai plus tard. Deuxième exemple, le manque de commerce et d’affaires au sens propre. Il est assez surprenant de remarquer que dans une pièce qui se concentre sur 13 Voir Flandrin, Familles et Norbert Elias, Die höfische Gesellschaft. Untersuchungen zur Soziologie des Königtums und der höfischen Aristokratie, Darmstadt, Luchterhand, 1969. 14 Molière, Le Bourgeois gentilhomme, I, 1, p. 265 15 Ibid., p. 267. De la maison de ville à la maison royale 127 un bourgeois qui descend d’une famille de marchands, le commerce soit hors de la représentation. De là résulte d’abord que tout commerce et toutes les affaires dont on parle dans la pièce sont toutes des actions au sens figuré qui renvoient à la pratique sociale distinguée de « la cour et la ville » et non pas à une action concrète. Ils servent ainsi de base pour problématiser les affaires multiples de la maison. On discute les affaires de la maison dès la deuxième scène du premier acte et c’est M. Jourdain lui-même qui initie la problématisation de soi et de sa maison en disant au Maître de danse : « Voyons un peu votre affaire ». 16 Et c’est le Maître de danse qui explique à M. Jourdain le sens de l’affaire en parlant des suites d’une mauvaise conduite de manière métaphorique : Maitre de danse : Lorsqu’un homme a commis un manquement dans sa conduite, soit aux affaires de sa famille, ou au gouvernement d’un état, ou au commandement d’une armée, ne dit-on pas toujours : Un tel a fait un mauvais pas dans une telle affaire ? 17 De plus, l’affaire met en relief dans la comédie-ballet la déstabilisation de la maison par le père de famille, car elle désigne un projet de mariage, mené par M. Jourdain, avec lequel il essaie d’affirmer son pouvoir paternel sur sa fille Lucille en la mariant au prétendu fils du grand Turc. Or, Lucile ne prend pas cette affaire de son père au sérieux et la considère comme ce qu’elle est en vérité : une comédie, organisée par Covielle, le valet de Cléonte : Monsieur Jourdain : Venez, ma fille, approchez-vous, et venez donner votre main à Monsieur, qui vous fait l’honneur de vous demander en mariage. Lucile : Comment, mon père, comme vous voilà fait ! est-ce une comédie que vous jouez ? Monsieur Jourdain : Non, non, ce n’est pas une comédie, c’est une affaire fort sérieuse, et la plus pleine d’honneur pour vous qui se peut souhaiter. Voilà le mari que je vous donne. 18 La seule exception à cette règle du langage métaphorique des notions familiales, terme qui ne se trouve qu’une fois nommée dans cette comédie-ballet, est l’alliance. Mais c’est une alliance au sens du mariage entre deux personnes et, de plus une alliance de laquelle Mme Jourdain se méfie, car il s’agit de l’alliance de sa fille à un gentilhomme, souhaitée par M. Jourdain. Mme Jourdain, pour sa part, considère une telle alliance plutôt comme un 16 Ibid., I, 2, p. 268. 17 Ibid., p. 270. 18 Ibid., V, 5, p. 331. Jörn Steigerwald 128 inconvénient fâcheux que comme un avantage et regarde donc une telle alliance asymétrique comme une des sottises de son mari et non pas comme un signe d’un nouveau pouvoir qui montre le succès social par un tel mariage : Madame Jourdain : C’est une chose, moi, où je ne consentirai point. Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de fâcheux inconvénients. Je ne veux point qu’un gendre puisse à ma fille reprocher ses parents, et qu’elle ait des enfants qui aient honte de m’appeler leur grand-maman. S’il fallait qu’elle me vînt visiter en équipage de granddame, et qu’elle manquât par mégarde à saluer quelqu’un du quartier, on ne manquerait pas aussitôt de dire cent sottises. Voyez-vous, dirait-on, cette Madame la Marquise qui fait tant la glorieuse ? C’est la fille de Monsieur Jourdain, qui était trop heureuse, étant petite, de jouer à la Madame avec nous. Elle n’a pas toujours été si relevée que la voilà, et ses deux grands-pères vendaient du drap auprès de la porte Saint-Innocent. Ils ont amassé du bien à leurs enfants, qu’ils payent maintenant peut-être bien cher en l’autre monde, et l’on ne devient guère si riches à être honnêtes gens. Je ne veux point tous ces caquets, et je veux un homme, en un mot, qui m’ait obligation de ma fille, et à qui je puisse dire : Mettez-vous là, mon gendre, et dînez avec moi. 19 Par conséquent, toutes ces actions respectent non seulement la distinction sociale mais aussi les conventions du théâtre, à savoir la règle de la bienséance et ils garantissent par ce biais le plaisir du roi pendant la représentation de la comédie-ballet. Troisième exemple, l’ouverture de la maison : tandis que l’effet comique se produit dans la comédie érudite de la Renaissance italienne par l’action spatiale des protagonistes, soit que la fille sorte de la maison paternelle soit que l’amant se fasse introduire dans cette maison, l’effet comique de la comédie-ballet ne connaît aucune action réelle dans l’espace. Dans la comédie érudite, tous les mouvements produisent donc une déstabilisation du pouvoir du père de famille par la subversion du règlement intérieur de la maison, comme le montrent La Cassaria ou I Suppositi de l’Arioste ainsi que La Mandragola de Machiavel pour ne nommer que les exemples les plus connus. Par contre, dans la comédie-ballet, le père de famille Jourdain laisse venir et fait entrer beaucoup de gens dans sa maison pour augmenter son capital symbolique par la présence de personnes distinguées. Ce qui était 19 Ibid., III, 12, p. 310. Selon Mme Jourdain, le mot « alliance » se réfère à un mariage qui ne respecte ni les règles de la distinction ni l’habitus de l’espace sociale ni, ce qui est pire encore, l’amour des époux, car elle ne sert qu’à la volonté des pères d’agrandir leurs capitaux. De la maison de ville à la maison royale 129 dans le premier cas le signe d’un manque de pouvoir devient dans le second un véritable signe de pouvoir, de la maison et du père de cette maison. Toute circulation sociale dans la maison semble ainsi être un effet positif qu’on prend volontairement et consciemment pour augmenter son capital symbolique et, par ce biais, probablement aussi son capital réel. Néanmoins deux questions demeurent, à savoir n’y a-t-il vraiment aucune action spatiale dans la comédie-ballet, ce qui indiquerait une différence fondamentale entre la comédie érudite et ce genre, et de quelle manière les pratiques sociales et les pratiques esthétiques sont-elles réunies dans la maison du bourgeois gentilhomme, questions qui me permettront d’analyser l’orientation spatiale des protagonistes dans leurs pratiques sociales, objet de mon deuxième point. 2. La pratique sociale des protagonistes Le siècle classique, on le sait, est le premier à former un système de distinction qui donne aux pratiques sociales leurs valeurs spécifiques. 20 Par cela se construit une interdépendance entre l’habitus des sujets et leurs actions dites ‘naturelles’, ou, pour être plus précis, une interaction entre plusieurs formes de capital, à savoir le capital réel, culturel, social et symbolique d’un sujet pour le positionner dans l’espace social. La distinction produit donc de nouveaux signes de pouvoir, car toutes les actions d’un sujet renvoient, certes, à ses capitaux, mais les présentent d’une manière aussi ténue que remarquable. De plus, la distinction ne produit pas seulement des signes fins de pouvoir, mais fait émerger aussi une nouvelle topographie qui sert de guide à la pratique sociale des sujets. Néanmoins, il faut ‘savoir [lire] la carte’, comme le constate Aronce dans le roman Clélie de Madeleine de Scudéry, car sans la connaissance ni la compréhension de cette carte, toute action ne trahit jamais que l’ignorance de la pratique idéale et de la topographie comme modèle exemplaire de l’interaction sociale. 21 De cette construction de l’espace social de « la cour et la ville » découle aussi la concentration sur les manières d’agir qui sont considérées comme des signes évidents du capital symbolique de celui qui agit. Mais se concentrer sur les manières produit aussi un effet secondaire qui est assez remarquable chez les protagonistes de « la cour et la ville » sur 20 Voir Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979. 21 Voir la discussion autour de la Carte de Tendre entre Clélie, Aronce et Herminius dans Madeleine de Scudéry, Clélie, histoire romaine, Première partie (1654), édition critique par Chantal Morlet-Chantalat, Paris, Champion, 2001, p. 178. Jörn Steigerwald 130 la scène du théâtre : le manque d’actions dans l’espace concret, comme on le voit dans la comédie érudite. Un point qui n’a pas encore été exploré à ma connaissance par la critique consacrée au Bourgeois gentilhomme est encore digne d’attention, à savoir le fait que dans cette pièce la plupart des actions dans l’espace social sont liées à la topographie présentée par la « Carte de Tendre » du roman Clélie (figure 1). Ainsi, les actions des protagonistes masculins, M. Jourdain, Dorante et Cléonte, mais aussi celles des protagonistes féminins, qui sont en relation avec eux, c’est-à-dire Dorimène et Lucile, se passent dans un espace concret et imaginaire en même temps, car ils essaient de mener leur vie d’après les règles de la topographie imaginée par Madeleine de Scudéry dans son roman. Cette topographie de la tendresse ne produit pas seulement des discussions à l’intérieur de ce roman, mais elle sert aussi de base à une orientation morale en dehors de ce roman, comme le montrent les références explicites aux modèles d’amitié et d’amour auxquels se réfèrent les protagonistes d’autres pièces de Molière, comme le Misanthrope, ou ceux d’autres romans comme La princesse de Clèves. 22 Pour approfondir cette thèse, nous nous proposons de comparer par la suite les actions sociales des protagonistes masculins du Bourgeois gentilhomme avec les voies menant à l’amitié ou à l’amour sur la « Carte de Tendre » de Madeleine de Scudéry. Commençons par M. Jourdain qui, selon ses idées, vient d’arriver à Nouvelle amitié se liant d’une amitié avec la marquise Dorimène. Toutes ses actions tournent autour de l’amitié souhaitée avec cette dame noble, ce qui se manifeste au début du deuxième acte quand M. Jourdain explique qu’il y a « une personne pour qui j’ai fait faire tout cela ». 23 Dans la quatrième scène de cet acte, M. Jourdain s’explique encore plus précisément en demandant au Maître de philosophie de l’aider à formuler un petit billet. 24 La question soulevée par ce dernier, c’est-à-dire celle de savoir si M. Jourdain souhaite qu’il lui écrive quelque chose en vers ou en prose, semble à première vue insolite, mais elle renvoie à une distinction 22 Voir Jörn Steigerwald, « Die Grenzen der Höflichkeit : Molières Le Misanthrophe », Rhetorik. Ein internationales Jahrbuch 2012, Rhetorik und Höflichkeit, pp. 61-85. 23 Molière, Le Bourgeois gentilhomme, II, 1, p. 274. 24 « Monsieur Jourdain, Je vous en prie. Au reste, il faut que je vous fasse une confidence. Je suis amoureux d’une personne de grande qualité, et je souhaiterais que vous m’aidassiez à lui écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds. / Maître de philosophie, Fort bien. / Monsieur Jourdain, Cela sera galant, oui. / Maître de philosophie, Sans doute. Sont-ce des vers que vous lui voulez écrire ? / Monsieur Jourdain, Non, non, point de vers. / Maître de philosophie, Vous ne voulez que de la prose ? / Monsieur Jourdain, Non, je ne veux ni prose ni vers. » Ibid., III, 4, p. 283. De la maison de ville à la maison royale 131 stipulée par les règles de la « Carte de Tendre » : si l’on y regarde la voie qui mène à « Tendre sur Estime », on voit bien que la deuxième étape est nommée « Jolis vers », la troisième « Billet galant » et la quatrième « Billet doux ». La question du Maître de philosophie indique donc plus que la différence entre prose et vers, sans qu’il le sache, car elle indique la distinction entre plusieurs pratiques sociales qui se trouvent à des niveaux différents sur la « Carte de Tendre ». L’ignorance de la différence entre prose et vers de M. Jourdain signifie ainsi plus qu’une simple méconnaissance, car elle fait nettement voir qu’il ne « sait pas la Carte » et, par conséquent, qu’il manque de capital symbolique. Cela apparaît encore plus clairement dans le troisième acte, dans la conversation entre M. Jourdain et Dorante, dans laquelle ils parlent du diamant que le premier a offert à Dorimène. Selon les explications de Dorante, le diamant doit être considéré comme un cadeau qui produit un grand effet sur la marquise et qui marque, par ce biais, l’esprit de M. Jourdain, à savoir son « grand esprit » avec lequel il commence à suivre la voie vers « Tendre sur Estime ». 25 Même si Dorante et M. Jourdain renvoient encore une fois à la « Carte de Tendre » en parlant de l’esprit du premier, ils montrent tous deux qu’ils ne connaissent pas la Carte. Pour être plus précis : ils se présentent dans leurs pratiques sociales comme des sujets qui savent seulement qu’il y a un système de distinction sans le connaître vraiment, car ils ne confondent pas seulement deux économies différentes, à savoir l’économie de statut de la noblesse et l’économie des finances de la bourgeoisie, mais ils montrent aussi leur incapacité à comprendre que les actions sociales marquées sur la « Carte de Tendre » sont hors de l’économie au sens propre et renvoient seulement à une « oiconomie des plaisirs » des individus distingués. 26 25 « Dorante , Merveilleux ; et je me trompe fort, ou la beauté de ce diamant fera pour vous sur son esprit un effet admirable. » Ibid., III, 6, p. 299. 26 S’y ajoute que Dorante ainsi que M. Jourdain regardent leurs dépenses comme des actions nécessaires pour gagner le cœur d’une femme, c’est-à-dire qu’ils considèrent les femmes au fur et à mesure comme des sujets achetables : « Dorante, Vous avez pris le bon biais pour toucher son cœur : les femmes aiment surtout les dépenses qu’on fait pour elles ; et vos fréquentes sérénades, et vos bouquets continuels, ce superbe feu d’artifice qu’elle trouva sur l’eau, le diamant qu’elle a reçu de votre part, et le régal que vous lui préparez, tout cela lui parle bien mieux en faveur de votre amour que toutes les paroles que vous auriez pu lui dire vousmême. / Monsieur Jourdain, Il n’y a point de dépenses que je ne fisse, si par là je pouvais trouver le chemin de son cœur. Une femme de qualité a pour moi des charmes ravissants, et c’est un honneur que j’achèterais au prix de toute chose. » Ibid., p. 300. Jörn Steigerwald 132 Je ne donne que quelques informations de base sur la place de Dorante et de Cléonte sur la « Carte du Tendre ». Suivant l’argumentation de Cléonte, qu’il mène dans sa conversation avec Covielle dans la dixième scène du troisième acte, il se trouve actuellement à « Tendresse », voyageant vers « Constante amitié » avant d’arriver à « Tendre sur Reconnaissance ». Sa consternation actuelle résulte d’un côté de l’action concrète de Lucille, qui l’a traité comme une personne qu’elle ne connaît pas et de la signification de cette action d’un autre côté, qui lui suggère qu’il n’arrivera jamais à « Tendre sur Reconnaissance » mais restera éternellement à « Tendresse ». Dorante, pour sa part, a pris la troisième voie marquée sur la « Carte de Tendre », à savoir la voie vers « Tendre sur Inclination » ; sauf qu’il a mal entendu le sens de l’inclination, car il est plutôt sur la route vers « Tendre sur Passion » que sur celle vers « Tendre sur Inclination ». Le résultat de la pratique sociale des protagonistes de Molière qui s’orientent sur la « Carte de Tendre » pourrait être nommé une représentation multipliée, voire figurée des actions sur scène. Toute action qui se passe sur scène doit être considérée donc comme une pratique dans l’espace social, c’est-à-dire dans un espace qui est réel et imaginaire en même temps. De plus, la double orientation produit deux effets secondaires qui servent à mettre en scène le capital culturel de la comédie-ballet. La représentation des actions selon la topographie de la « Carte de Tendre » indique une distinction des pratiques sociales. Ainsi, la route vers « Tendre sur Reconnaissance » marque la voie idéale pour une alliance entre bourgeois, tandis que les routes vers « Tendre sur Estime » et surtout vers « Tendre sur Inclination » sont réservées aux nobles. De cette manière, la « Carte de Tendre » réunit « la cour et la ville » dans un même espace social, mais elle distingue, selon Molière, la cour et la ville par leurs pratiques sociales diverses et manifeste donc non seulement deux capitaux symboliques distincts mais elle concrétise aussi deux signes de pouvoir différents mais distingués tous les deux. Mais cette double logique de la représentation des pratiques sociales a aussi des conséquences pour la mise en scène des pratiques transgressives des protagonistes, car leur mimétisme produit un effet comique et sert donc au plaisir des spectateurs qui comprennent le double sens de la pratique sociale représentée sur scène. Pour conclure : le mimétisme de la pratique sociale, voire de la distinction doit être considéré comme la base du divertissement du spectateur qui connaît la carte et qui s’amuse de ceux qui prétendent connaître cette espace social distingué de la civilisation française. De la maison de ville à la maison royale 133 3. Les plaisirs de la maison royale On a souvent constaté que les actions qui se déroulent sur la scène du Bourgeois gentilhomme ne sont liées que d’une manière détachée. Ce qui semble être juste au niveau des actions propres, qui connaît plutôt des actions côte à côte que des actions qui forment un ensemble, me paraît moins convaincant si l’on regarde l’organisation spatiale de la comédieballet. Une organisation qui, bien sûr, ne se base pas sur un espace concret, mais sur un système de références déictiques. Molière représente ainsi sur la scène une maison qu’il construit comme une maison qui superpose plusieurs maisons diverses : il commence par la maison de ville de M. Jourdain, passe par la maison comme représentation de la famille Jourdain et arrive à la maison royale de Louis XIV comme lieu de la représentation de la comédie-ballet et comme espace du plaisir du roi. C’est-à-dire qu’il invite le spectateur à la maison royale, une maison qui appartient au roi, où il peut habiter avec sa cour et ou il daigne s’amuser. Comme je l’ai déjà dit, la première représentation de la pièce fut donnée à Chambord pour la cour de Louis XIV et que la représentation publique eut lieu, elle aussi, dans une maison royale, à savoir au Palais royal. De plus, Molière construit cette maison superposée par une référence déictique spécifique, à savoir par « céans » qui met en relation les diverses maisons sans les unir au sens propre. Ce qui me semble particulièrement digne d’être mentionné ici, c’est que « céans » est un adverbe qu’on utilise surtout en parlant de la maison où l’on se trouve. 27 Molière applique donc l’adverbe « céans » en parlant d’une maison qui est construite comme une maison faite de plusieurs maisons superposées. Il en résulte la construction suivante de la maison et de la même manière aussi celle de la pièce. Au premier acte, M. Jourdain s’adresse à la marquise Dorimène avec une double deixis, une deixis in absentio de la marquise et une deixis spatiale à sa propre maison concrète : Monsieur Jourdain : C’est pour tantôt au moins ; et la personne pour qui j’ai fait faire cela, me doit faire l’honneur de venir dîner céans. 28 Au troisième acte, le « céans » change de signification de la deuxième à la troisième scène. C’est à la fin de la deuxième scène que Nicole, la servante de la maison, remarque : 27 « CEANS. adv. Icy dedans. Il ne se dit que des maisons. Il n'est pas ceans. il disnera ceans. le Maistre de céans », Dictionnaire de l’Académie francaise, 1 e édition, Paris, 1694, tome I, p. 152. 28 Molière, Le Bourgeois gentilhomme, II, 1, p. 274. Jörn Steigerwald 134 Nicole : Ah ! par ma foi ! je n’ai plus envie de rire ; et toutes vos compagnies font tant de désordre céans que ce mot est assez pour me mettre en mauvaise humeur. 29 Le « céans » de Nicole renvoie encore une fois à l’espace propre de la maison, mais elle indique déjà un changement de la signification : la maison signifie dans ce contexte, et la maison concrète, et la maison comme institution de la famille et par conséquence un signe de pouvoir familial. Mais elle souligne aussi que ce signe de pouvoir est déjà en crise, car le désordre produit par la compagnie invitée par M. Jourdain montre moins son capital culturel que le simple fait qu’il n’est pas capable de mener sa maison de manière sage. Ce passage du sens propre au sens figuré de la maison est accompli par Mme Jourdain dans la scène suivante quand elle constate : Madame Jourdain : Tout ce monde-là est un monde qui a raison, et qui est plus sage que vous. Pour moi, je suis scandalisée de la vie que vous menez. Je ne sais plus ce que c’est que notre maison : on dirait qu’il est céans carême-prenant tous les jours ; et dès le matin, de peur d’y manquer, on y entend des vacarmes de violons et de chanteurs, dont tout le voisinage se trouve incommodé. 30 En parlant de la maison Mme Jourdain se réfère seulement au ménage et aux affaires de la maison et focalise donc les manières de gérer ses propres affaires et d’entrer en contact avec les autres. Mais en disant que la maison ressemble plutôt à un espace social un jour de carême-prenant, c’est-à-dire le mardi gras, elle renvoie le spectateur à une troisième dimension de la maison, à savoir à la maison royale comme lieu de la représentation comique de la maison familiale. Cette référence à la représentation de la maison est reprise par le valet de Cléonte, Covielle. C’est au quatrième acte qu’il dit à Dorante : Covielle: Ha ! ha ! ha ! Ma foi ! cela est tout à fait drôle. Quelle dupe ! Quand il aurait appris son rôle par cœur, il ne pourrait pas le mieux jouer. Ah ! ah ! Je vous prie, Monsieur, de nous vouloir aider céans, dans une affaire qui s’y passe. 31 Ce « céans » de Covielle indique au moins deux décalages fondamentaux : premièrement, le décalage entre la représentation de la maison et la mise en scène de la turquerie dans la maison, qui est quand même considérée comme « une affaire qui s’y passe », c’est-à-dire comme une affaire de la maison. Or, cette affaire n’est rien d’autre que le mariage entre Lucile et le 29 Molière, Le Bourgeois gentilhomme, III, 2, p. 289. 30 Ibid., III, 3, p. 290. 31 Ibid., IV, 5, p. 323. De la maison de ville à la maison royale 135 fils du Grand Turc, c’est-à-dire Cléonte, une affaire qui ressemble d’après les paroles de Lucile à une comédie, ce qui renvoie de nouveau à la maison royale en tant que lieu de la représentation comique de la maison de ville. Secondement, le décalage entre la mise en scène de la pratique sociale et celle de la pratique esthétique se fait voir évidemment par le rôle nouveau de Dorante : pendant que celui-ci est acteur au niveau des pratiques sociales de la maison, c’est-à-dire au niveau du commerce entre lui et M. Jourdain, il devient maintenant spectateur des pratiques esthétiques. Covielle le prie explicitement de « se tirer un peu plus loin pour faire place à ce qu’il aperçoit venir ». 32 Ce « céans » lie ainsi les espaces de la pratique sociale et de la pratique esthétique en les distinguant en même temps. Le dernier cas où un personnage de la pièce mentionne la deixis « céans » se produit conséquemment au début du Ballet des nations, quand l’action dans et de la maison est finie et le plaisir royal se dirige vers son point culminant. C’est dans le Dialogue des gens que la ‘Femme du bel air’ constate qu’« on sait peu rendre honneur céans ». 33 Ce « céans » ne peut plus se référer à la maison présentée auparavant, qu’il s’agisse de la maison de ville ou de la maison de la famille. Cette référence déictique renvoie, au contraire, à l’espace esthétique de la représentation de la comédie-ballet qui a lieu dans la maison royale. Cependant cette deixis ne marque pas seulement la différence entre des espaces divers ni indique seulement le décalage sémantique et spatial entre l’un et l’autre, mais met aussi et surtout les espaces en relation et présente ainsi la conception particulière du Bourgeois gentilhomme qui met en œuvre des formes spécifiques du mimétisme. Comme je l’ai déjà dit en analysant les pratiques sociales sur scène, le mimétisme produit non seulement un effet comique et sert ainsi au plaisir des spectateurs, mais distingue aussi ceux qui connaissent les manières exemplaires de la pratique sociale et se rendent donc compte des manières déficitaires de ces pratiques. En se basant sur cette logique de la représentation des pratiques, on voit bien l’analogie entre le mimétisme au niveau des pratiques sociales et celui au niveau des pratiques esthétiques : la Turquerie de Covielle, qui se passe dans la maison de la famille, n’est autre chose qu’un jeu illusoire, une bouffonnerie, voire une fiction, qui sert à amuser les spectateurs savants et distingue ceux qui s’aperçoivent de l’illusion produite par le metteur en scène de ceux qui ne s’en rendent pas compte. La Turquerie de Molière, mise en scène dans la maison royale, montre ainsi que la turquerie est un mimétisme du signe de pouvoir royal qui essaie d’imiter les pratiques sociales et esthétiques du roi français, mais qui ne fait 32 Ibid., p. 324. 33 Ibid., V, scène dernière, p. 335. Jörn Steigerwald 136 que distinguer le dernier en montrant l’incapacité des actions turques. Mais en tant que pratique esthétique, la turquerie a la possibilité de plaire au roi, même si cette signification de la turquerie va de pair avec un dernier décalage : le décalage entre une alliance turque, c’est-à-dire un commerce avec les turcs, et la turquerie comme un modèle esthétique, présenté pour l’amusement des spectateurs. Il en résulte deux conséquences : par leurs manières, les turcs ont bien montré qu’une turquerie n’est autre chose qu’un jeu illusionniste, un signe de pouvoir vide qui ne sert qu’à amuser le spectateur français et qui fait que toute affaire turque doit être considérée comme une affaire hors des affaires d’État. Mais en mettant la turquerie à sa propre place, à savoir dans le théâtre d’une maison royale, Molière accomplit plus que la restitution de la maison : il montre que la turquerie est en fin de compte une pratique esthétique française, car c’est lui qui met la turquerie en scène d’une manière exemplaire. De plus, Molière restitue non seulement l’ordre de la maison en réglant le système des alliances familiales, mais il restitue aussi l’ordre de la « Carte de Tendre » en donnant à la fin du Ballet des nations la parole sur les questions d’amour à un couple français qui célèbre les plaisirs qu’on trouve dans l’amour français. En fin de compte, il bâtit la maison du roi en construisant un lieu réel et imaginaire qui donne lieu à un portrait du roi comme signe du pouvoir absolu, du moins selon la fantaisie de ses sujets. 4. La relation entre la maison privée et la maison royale Il reste à savoir pourquoi Molière combine la maison de ville et la maison royale. Ou pour être plus précis : qu’est-ce qui résulte de cette mise en relation de la maison de ville et de la maison royale pour la conception de la comédie de Molière et pour l’esthétique galante ? Nous avons depuis longtemps l’habitude de considérer la comédie L’École des femmes comme la première grande comédie de Molière, car elle unit en elle toutes les qualités de la haute comédie, à savoir la concentration sur un caractère ainsi que la mise en scène d’un espace intérieur. L’École des maris devient de ce point de vue une première approche de la haute comédie, car elle met déjà sous les yeux des spectateurs l’espace intérieur de la maison en négligeant encore le caractère du père. A cela s’ajoute le fait qu’avec ces deux comédies Molière a rompu avec la tradition de la farce, voire avec celle de la commedia dell’arte, en excluant de la comédie toutes les figures burlesques et en inventant une comédie qui suit les traces de la comédie antique, surtout celle de Térence, et qui respecte ainsi les règles d’Aristote concernant le théâtre. De la maison de ville à la maison royale 137 Néanmoins, il me semble qu’une telle perspective sur l’inauguration de la comédie classique par Molière laisse hors de vue une autre tradition de la comédie, à savoir la tradition de la « commedia erudita », inventée par l’Arioste au début du XVI e siècle en Italie. 34 Cette tradition de la comédie érudite était bien connue en France au XVII e siècle, comme le montre par exemple la « querelle des Suppositi », qui sera donnée à l’Hôtel de Rambouillet en 1639 ainsi que le quatrième discours de Guez de Balzac, Réponse à deux questions ou du caractère et de l’instruction de la comédie, publié dans les Œuvres diverses en 1644. 35 S’y ajoute le fait que, et dans la « querelle des Suppositi », et dans la « querelle de L’école des femmes », on discute le problème des obscénités des comédies ainsi que l’imitation de la vie privée et, par ce biais, la mise en scène d’une médiocrité dorée de la pratique sociale, une médiocrité dont le raisonneur devient le porte-parole dans la comédie de Molière. Il s’ensuit que Molière inventa plus précisément la comédie classique en se référant à deux modèles classiques de la comédie, à savoir à la comédie antique de Térence et de Plaute ainsi qu’à la comédie érudite de l’Arioste. Ce faisant, Molière renvoie aux grandes disputes qui sont à l’origine de la formation du goût classique et s’oriente vers le goût galant de son temps, un goût qui se manifeste surtout à l’occasion des Plaisirs de l’île enchantée pendant laquelle l’esthétique de l’Arioste brillait de toutes ses splendeurs à la cour française. Or, ce sont ces Plaisirs de l’île enchantée qui soulèvent un problème fondamental de la comédie de Molière avec l’interdiction de la première version du Tartuffe. C’est justement en 1669, un an avant la première du Bourgeois gentilhomme, que la troisième version du Tartuffe est présentée au public et connaît un immense succès. Si on regarde alors la comédie-ballet du Bourgeois gentilhomme de nouveau en la comparant à L’École des femmes et au Tartuffe, on remarque facilement que Molière inventa une deuxième fois un modèle de la comédie, un modèle qui sert à amuser « la cour et la ville » et qui met en scène le fantasme du corps royal. Ce nouveau modèle de la comédie peut être 34 Voir aussi mon article « De la comédie érudite à la Comédie de salon ». 35 Sur la « querelle des Suppositi » voir Alexandre Cioranescu, L’Arioste en France des origines jusqu’à la fin du XVIII e siècle, Paris, Éditions des Presses modernes, 1939, pp. 39-40 et idem, Le Masque et le visage. Du baroque espagnol au classicisme français, Genève, Droz, 1983, pp. 263-264. Voir également Zobeidah Youssef, Polémique et littérature chez Guez de Balzac, Paris, Nizet, 1972, pp. 188-211 ; Georges Forestier, Esthétique de l’identité dans le théâtre français, Genève, Droz, 1988, pp. 87-88: Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, pp. 82-85 et Jörn Steigerwald, « La querelle des Suppositi de l’Arioste », Littératures classiques, 81 (2013), Le temps des querelles, dir. Jeanne-Marie Hostiou, Alain Viala, pp. 173-183. Jörn Steigerwald 138 considéré comme une comédie de la maison royale ou plus précisément, comme une comédie royale - si j’ose dire -, car elle combine la représentation de la vie privée des bourgeois et la mise en scène du pouvoir royal en alliant la maison de ville du bourgeois à la maison royale du roi. Or, Molière va plus loin, car il donne une deuxième réponse à la question de savoir s’il faut opter pour l’esthétique de l’Arioste ou pour celle du Tasse. 36 En écrivant L’École des femmes, il décida de prendre le parti de l’Arioste en suivant les traces de la comédie érudite et en se référant à la première esthétique galante établie par Balzac et Chapelain. Le Tartuffe et Le Bourgeois gentilhomme donnent, par contre, une autre réponse à la même question, car Molière ne prend plus le parti de l’un ni de l’autre, mais il intègre les deux esthétiques jadis antagonistes dans ses pièces pour créer une nouvelle conception du genre. Cette nouvelle comédie met en scène la vie privée des bourgeois et mène, par ce biais, le spectateur à la vertu, mais elle met aussi en relief le portrait du roi et le fantasme du corps royal. 37 La comédie aussi bien que la comédie-ballet servent alors à plaire au public de « la cour » et de « la ville », mais elles rendent aussi visibles et le pouvoir royal français et ses formes du mimétisme, comme le montre clairement la turquerie à la fin du Bourgeois gentilhomme. Même si le roi ne danse plus, toutes les nations dansent sur la scène de la maison royale selon le goût du roi et pour son plaisir. Bref, l’esthétique galante éclate dans toute sa magnificence dans la maison de ville et dans la maison royale afin de souligner le pouvoir du roi et les compétences des sujets du roi dans le « monde ». 36 Voir aussi Jörn Steigerwald, « De la querelle entre l’Arioste et le Tasse à la dispute entre l’esthétique de l’Arioste et celle du Tasse », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XL, n o 79 (2013), pp. 233-259. 37 Le portrait du roi se manifeste d’une manière évidente dans le Livret du Bourgeois gentilhomme, car les deux frontispices montrent le Château de Versailles et non pas celui de Chambord, c’est-à-dire que les images données substituent à l’espace réelle de la représentation à Chambord l’espace sociale de la Cour de France et présentent ainsi un signe de pouvoir absolu du roi français. Voir figures 2 et 3. De la maison de ville à la maison royale 139 Figure I : Carte de Tendre Jörn Steigerwald 140 Figure 2 : Frontispice 1 du Livret du Bourgeois gentilhomme De la maison de ville à la maison royale 141 Figure 3 : Frontispice 2 du Livret du Bourgeois gentilhomme Jörn Steigerwald 142 Illustrations Fig. 1 : Carte de Tendre, signée F.C. (François Chauveau) (B.N.F., Estampes). (Clélie, I, p. 179) Fig. 2 et 3 : Frontispices du Livret : Le Bourgeois Gentil-Homme, Comédie- Ballet, Donnée par le Roy à toute sa Cour dans le Château de Chambord, au mois d’Octobre 1670. Paris, Ballard, 1670, s.p.