eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 41/80

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2014
4180

Phébus/Apollon - Le Bernin, Poussin et Carlo Maratta

61
2014
Elisabeth Oy-Marra
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PFSCL XLI, 80 (2014) Phébus/ Apollon - Le Bernin, Poussin et Carlo Maratta E LISABETH O Y -M ARRA (U NIVERSIT É DE M AYENCE ) Comme on le sait, une des représentations du pouvoir à l’époque classique a recours au personnage du dieu Apollon. Phébus Apollon, le dieu du jour, cet archer invincible et joueur de lyre, réunit de nombreuses qualités que les princes du XVII e siècle s’appropriaient également volontiers. Sur d’innombrables représentations et « imprese », Apollon symbolise la lumière de Phébus, le point culminant de la journée. C’est lui qui aide la vérité à se faire jour, et grâce à sa lumière le bien a le droit de chasser les ténèbres avec ses craintes et ses chimères. Il est celui qui conduit les Muses et passe pour un tireur hors pair. Dans son double rôle de tireur et de musagète, ce personnage de lumière mythique devint dès l’Antiquité tardive un modèle d’identification du souverain idéal qui utilise ses armes pour combattre ses ennemis et sait rétablir l’harmonie de l’Etat avec le jeu de sa lyre. 1 Au XVII e siècle, Louis XIV n’est pas le seul à citer Phébus Apollon en exemple. Tout comme Hercule, Apollon fait partie des personnages imaginaires qui seront emblématiques pour beaucoup de princes européens. L’on pourrait également interpréter le dieu comme une figure discursive grâce à laquelle les principes du « bon gouvernement » pouvaient être placés à un niveau symbolique. En associant la représentation d’Apollon à sa personne, le prince pouvait facilement incarner ces principes et s’en servir pour faire valoir sa revendication politique aux yeux des autres princes européens. Ainsi Philippe II l’a choisi pour objet de ses « imprese » 2 , et dans les jardins des 1 Ernst Kantorowicz, « On Transformation of Apolline Ethics », dans Selected Studies, New York, Locust Valley, 1965, pp. 399-408. 2 Pour Philippe II voir Jacobus Typotius, Symbola Divina et Humana Pontificium Imperatorem Regum, Prag, 1601-1603, réimpression : Graz, Akademische Druck- und Verlagsanstalt, 1972, pp. 67-68 ; pour l’iconographie d’Apollon voir les nombreux plafonds à Rome au début du XVII e siècle et les études de Sabine Brevaglieri, Palazzo Verospi al Corso, Milan, Libri Schewiller, 2001 ; Ralph Ubl, « Guido Elisabeth Oy-Marra 144 cardinaux-neveux Scipion Borghèse et Pietro Aldobrandini, il apparaît dans les fresques de Guido Reni et Domenichino comme donneur de lumière, tireur et musagète. En France, le personnage a été exploité bien avant Louis XIV par Nicolas Fouquet, qui avait choisi le palais d’été d’Apollon tel qu’il est décrit par Ovide pour décorer la coupole dans le « grand salon » de son château à Vaux-le-Vicomte. 3 Louis XIV enfin devait placer toute sa régence sous le signe du dieu de la lumière, en se positionnant comme le Roi-Soleil. 4 Il y a cependant un domaine où l’apparente omnipotence de Phébus Apollon atteint ses limites : l’amour. Cela se reflète surtout dans une de ses aventures amoureuses décrites par Ovide, en l’occurrence avec la belle nymphe Daphné dont le jeune dieu est tellement épris qu’il emploie tout son pouvoir et toute sa force physique pour en faire son amante. Cependant, ses sentiments et son désir sont voués à l’échec dès le départ. Une des flèches de Cupidon, envoyée par vengeance, a enflammé le cœur du dieu, tandis qu’une autre refroidissant la capacité d’amour a été dirigée en même temps vers Daphné. C’est ainsi que la nymphe, poursuivie par le dieu juvénile brûlant d’amour, ne voit pas d’autre solution que de changer d’aspect pour se transformer en laurier. Elle se soustrait définitivement à sa cour en franchissant une limite rédhibitoire, laissant le dieu seul en proie à son désir. Ovide raconte cette histoire dans le premier livre des Métamorphoses, juste après la victoire d’Apollon sur le serpent Python. Celle-ci a rempli le jeune Renis Aurora. Politische Funktion, Gattungspoetik und Selbstdarstellung der Malerei im Gartenkasino der Borghese am Quirinal », dans Jahrbuch des Kunsthistorischen Museums Wien, I, Anton Schroll & Company, 1999, pp. 209-241 ; Elisabeth Oy-Marra, Profane Repräsentationskunst in Rom von Clemens VIII. Aldobrandini bis Alexander VII. Chigi. Studien zur Funktion und Semantik römischer Deckenfresken im höfischen Kontext, Berlin, 2005, pp. 47-157. 3 Alain Mérot, « Temple des Muses, Palais du Soleil : les plafonds peints par Charles Le Brun au château de Vaux-le-Vicomte », dans Chantal Grell et Klaus Malettke (éds.), Les années Fouquet : politique, société, vie artistique et culturelle dans les années 1650, Münster, 2001, pp. 111-123. 4 Voir Nicolas Milovanovic, « Les métamorphoses de l’image royale », dans Nicolas Milovanovic, Alexandre Maral, Louis XIV. L’homme et le roi, Paris, 2009, pp. 34-41, ici p. 36. Le mythe d’Apollon se base sur la comparaison avec la lumière. L’image fut choisie par le roi lui-même, en 1662, pour sa devise officielle montrant le soleil éclairant la terre avec les mots « Nec pluribus impar ». Voir par exemple le plafond de la galerie d’Apollon peint par Charles Le Brun ou le plafond du salon d’Apollon par Charles de la Fosse et Gabriel Blanchard et Le Parnasse français par Louis Garnier, en outre Simon Curè et Augustin Pajou pour le jardin du château de Versailles ; voir Alexandre Maral, Le Parnasse français, ibid., p. 382. Phébus/ Apollon 145 dieu d’une telle fierté qu’il s’en vante ensuite devant un autre archer, le jeune Cupidon, à qui il conteste même le droit de porter les armes : « Faible enfant, lui dit-il, que prétends-tu faire de ces armes trop fortes pour ton bras efféminé ? Elles ne conviennent qu’à moi, qui puis porter des coups certains aux monstres des forêts, faire couler le sang de mes ennemis, et qui naguère ai percé d’innombrables traits l’horrible Python qui, de sa masse venimeuse, couvrait tant d’arpents de terre. Contente-toi d’allumer avec ton flambeau je ne sais quelles flammes, et ne compare jamais tes triomphes aux miens ». (Met. I.456-463) Face à ce fanfaron impétueux et imprudent, le fils de Vénus n’hésite pas longtemps et envoie dans la moelle du dieu fougueux une flèche dorée qui enflamme son amour pour la nymphe Daphné, tandis qu’une autre flèche alourdie de plomb chasse les sentiments de celle-ci. Un exemple qui, une fois pour toutes, est censé montrer lequel des deux archers est le plus puissant. Finalement, le dieu doit s’incliner, tout en continuant à aimer l’arbre en lequel s’est transformée la nymphe, comme le souligne Ovide. Puisqu’il n’a pas pu en faire son amante, il destine les branches toujours vertes à orner ses cheveux, sa lyre et son carquois, son échec lui accordant finalement l’attribut de la couronne de laurier. 5 Cet épisode, généralement interprété comme la source textuelle de la couronne de laurier, vise bien plus que le simple échec d’une aventure amoureuse. Le jeune Cupidon attiré par les choses de la vie, certes jolies mais quelque peu accessoires, confronte Apollon, archer apparemment omnipotent, à ses limites et lui fait découvrir de manière assez brutale l’importance réelle de l’amour. Depuis Pétrarque, ce récit a également été lu comme mythe fondateur de la poésie. Celle-ci se définit alors comme un art rétrospectif, qui est tourné vers le passé et se nourrit de l’absence de la bienaimée, tout en la transformant ensuite en poésie. 6 5 Ovide, Métamorphoses I, pp. 557-560. 6 Petrarca, Canzoniere, VI, 12-14 : « sol per venir al lauro onde si coglie / acerbo frutto, che le piaghe altrui / gustando affligge più che non conforta » ; voir Marga Cottino-Jones, « The Myth of Apollo and Daphne in Petrarch’s Canzoniere : The Dynamics and Literary Function of Transformation », dans Aldo Scaglione, Francis Petrarch : Six Centuries Later, Chapel Hill, 1975, pp. 152-76 ; Sara Sturm-Maddox, Petrarch’s Metamorphoses : Text and Subtext in the Rime sparse, Columbia, 1985, chap. 2 ; Andrea Bolland, « Desiderio and Diletto : Vision, Touch, and the Poetics of Bernini’s Apollo and Daphne », The Art Bulletin, LXXXII, 2000, pp. 309-330, ici pp. 313-318. Au sujet des multiples références à Daphné et sa transformation en laurier dans l’œuvre de Pétrarque, voir Karlheinz Stierle, Francesco Petrarca. Ein Intellektueller im Europa des 14. Jahrhunderts, München, 2003, pp. 487-491, à propos d’Apollon comme alter ego du poète, pp. 514-518. Elisabeth Oy-Marra 146 Notons que ce mythe jouit d’un intérêt particulier dans l’art du XVII e siècle. Le Bernin, Poussin et Carlo Maratta l’ont largement représenté dans la sculpture et la peinture. Bien que les exemples de mon choix n’aient pas été réalisés en France, ils y ont été reçus et commentés, le tableau de Maratta étant même dédié au roi Louis XIV. Nous allons maintenant chercher à savoir si l’échec amoureux d’Apollon, qui produit toutefois quelque chose de nouveau, aborde aussi la question du pouvoir. Tous les artistes évoqués ont traité ce sujet en l’associant au mythe fondateur de la poésie. En reprenant les arguments du Paragone, ils traduisent alors ce mythe par la sculpture et la peinture. Puisqu’il s’agit là aussi du pouvoir de l’artiste, la représentation de l’échec apollinien peut à mes yeux passer pour une réflexion sur les médiums de la représentation et leurs limites, réflexion qui exprime en même temps l’auto-affirmation de l’artiste. Selon Andrea Bolland et Christiane Kruse, la fameuse sculpture réalisée par le Bernin pour Scipion Borghèse serait une allégorie de la sculpture, grâce à laquelle le Bernin ne se serait pas seulement recommandé à Scipion Borghèse, mais aussi à son futur commanditaire Maffeo Barberini (fig. 1). 7 L’on sait que Scipion Borghèse était le donneur d’ordre du groupe sculpté d’Apollon et Daphné exécuté par le Bernin. Les trois groupes sculptés destinés à la villa du cardinal-neveu sur le Pincio furent terminés en 1625. Par conséquent, la réalisation du groupe tombe précisément dans les premières années du pontificat d’Urbain VIII qui devint pape en 1624. Celui-ci compta parmi les premiers contemplateurs de l’œuvre et formula un distyche, afin d’interpréter la nudité sensuelle du groupe de manière à ce qu’elle ne paraisse pas trop compromettante dans la villa d’un cardinalneveu. D’après les sources, ce jugement fut prononcé dans le contexte d’une visite du pape accompagné de l’ambassadeur français, le cardinal Escou- 7 Andrea Bolland, « Desiderio and Diletto : Vision, Touch, and the Poetics of Bernini’s Apollo and Daphne », The Art Bulletin, LXXXII, 2000, pp. 319-330 ; Christiane Kruse, « Parer viva oder die Kunst der (dis)simulazione im Barock : zu Gian Lorenzo Berninis Apoll und Daphne in der Galleria Borghese », dans Gundolf Winter, Jens Schröter, Christian Spies, Skulptur - zwischen Realität und Virtualität, München, Wilhelm Fink, 2006, pp. 155-176 ; voir aussi Geneviève Warwick, « Speaking Statues : Bernini’s ‘Apollo and Daphne’ at the Villa Borghese », Art History, 27 (2004), pp. 352-381. Pour l’histoire voir aussi Sabine Schulze, « Zwischen Innovation und Tradition : Berninis Apoll und Daphne », dans Städel- Jahrbuch, N.F. 14.1993 (1994), pp. 231-250 ; Kristina Herrmann-Fiore, « Apollo e Dafne » del Bernini al tempo del Cardinale Scipione Borghese », dans Kristina Herrmann Fiore, Cinisello Balsamo, Apollo e Dafne del Bernini nella Galleria Borghese, Milano, 1997, pp. 71-109 ; Anna Coliva, « Apollo et Dafne », dans Anna Coliva, Sebastian Schütze, Bernini scultore : la nascita del barocco in Casa Borghese, Rome, 1998, pp. 276-289. Phébus/ Apollon 147 bleau de Sordis, qui se serait montré choqué par l’érotisme manifeste du groupe. 8 C’est ce que relate Paul Fréart de Chantelou le 12 juin 1665 dans son journal de voyage du Bernin à Paris. Le Bernin cite cet épisode afin d’attirer l’attention sur le fait qu’il ne faudrait pas uniquement produire ce qui est agréable à tout le monde. 9 Les propos de Maffeo Barberini - « Quisquis amans sequitur fugitivae gaudia formae fronde manus implet baccas seu carpit amaras » (Celui qui aime et veut saisir avec ses mains les joies de la beauté éphémère les remplira de feuilles ou de baies amères) - renvoient moins à une simple interprétation morale de la métamorphose, comme on l’a souvent cru, mais suivent plutôt, comme Andrea Bolland l’a souligné, la tradition de Pétrarque. 10 Celui-ci avait déjà interprété le mythe d’une façon similaire. Dans le sixième poème de son Canzoniere, il dit : « Sol per venir al lauro onde si coglie / acerbo frutto, che le piaghe altrui / gustando affligge più che non conforta ». 11 Dans de nombreux autres poèmes, Pétrarque se réfère à ce mythe où Daphné, la protagoniste, se transforme selon lui - interprétation influencée par son propre amour pour Laure - d’un objet de désir en une autre présence : le laurier, sacré aux yeux des poètes, la poésie même. 12 Voici dès le départ le contexte d’interprétation du mythe dans lequel s’inscrit également l’œuvre du Bernin. Malheureusement, nous ne pouvons pas davantage considérer le fait que Pétrarque et Maffeo Barberini ne marquent que le début et la fin de la même tradition à laquelle d’autres appartiennent aussi, notamment le poète Giambattista Marino. 13 Dans la réaction du pape-poète, on voit que le groupe sculpté cristallise enfin toute 8 Voir Rudolf Preimesberger dans Coliva et Schütze, 1998, p. 9 ; idem, « Themes of Art and Theory in the Early Works of Bernini », dans Irving Lavin, Gian Lorenzo Bernini : New Aspects of His Life and His Thought, The Pennsylvania State University Press, 1985, pp. 1-18. À propos des sculptures Borghese de Bernini : Antikenrezeption im Hochbarock, ed. par Herbert Beck et Sabine Schulze, Berlin, 1989, pp. 122-124. 9 Journal de voyage du cavalier Bernin en France de Paul Fréart de Chantelou, éd. de Milovan Stanic, Paris, 2001, voir vendredi 12 juin 1665. 10 L’inscription a été complétée en 1625 ; voir Filippo Baldinucci, Vita di Gian Lorenzo Bernini, éd. par Sergio Samek Ludovici, Milano, Edizioni del Milione, 1948, p. 79 ; Bernini in Paris (note 9), pp. 30-31 ; Andrea Bolland, Desiderio and Diletto, pp. 311-312 et 316. 11 Petrarca, Canzoniere, VI, 12-14. 12 Voir Karlheinz Stierle, Petrarca (note 6). 13 Giambattista Marino, « Dafni », dans La sampogna, Paris, 1620, Parma, 1993, p. 363 ; voir Howard Hibbard, Bernini, New York, Penguin, 1965, pp. 235-236 ; Andrea Bolland, « Vision, Touch, and the Poetics of Bernini’s Apollo and Daphne », pp. 313-315 ; note 8. Elisabeth Oy-Marra 148 une concurrence dans la lecture du mythe qui se joue ici entre un sculpteur, un poète éminent et un contemplateur influent. Le Bernin y participe aussi à sa propre manière. Bien que sa sculpture reste très proche de la tradition picturale, qui, comme le montre une gravure de Cherubino Alberti d’après Polidoro da Caravaggio (fig. 2), se concentre sur le moment de la poursuite de la nymphe par Apollon et sur sa métamorphose progressive, il crée de nouvelles normes, et cela non seulement par sa mise en scène sculpturale du moment transitoire. Contrairement à la représentation de Polidoro da Caravaggio, la métamorphose devient elle-même le sujet de la sculpture. En contournant le groupe, on a l’impression que le marbre se transforme devant les yeux effrayés du contemplateur en chair et en souffle, puis, ultime gradation, en feuillage de laurier. 14 D’habitude, ce groupe est représenté par toutes les facettes s’offrant au contemplateur qui contourne la sculpture. Ces étapes suivent généralement la chronologie de la poursuite. Il faut toutefois tenir compte du fait que le groupe n’était initialement pas exposé au milieu de la pièce comme aujourd’hui, mais se trouvait placé devant le mur latéral. 15 Vu de côté, le dieu semble en effet encore vouloir rattraper la nymphe (fig. 3), tandis que de face, l’on peut distinguer sa main posée sur une hanche qui, elle, est déjà devenue écorce d’arbre (fig. 1). Ces impressions peuvent néanmoins renvoyer à deux aspects différents de la chasse-poursuite malheureuse. De face, nous voyons bien que le dieu veut toucher de la main l’objet de son amour, mais n’arrive plus à toucher la chair nue, l’écorce protégeant son corps. De côté par contre, nous voyons toute la distance qui sépare encore sa main demandeuse de la bien-aimée. A travers ce décalage, le Bernin réussit finalement à représenter tout le paradoxe de cette poursuite. Dans plusieurs poèmes, Pétrarque avait déjà souligné la distance entre les amants, la tension entre la vision et le désir de toucher. Comme l’a souligné Adelia Noferi, Pétrarque voit dans la vue (visus) un moyen de mesurer la distance d’avec l’objet aimé. Tout autre est le toucher (tactus) érotique qui permet plutôt de réduire au minimum « l’aria », la distance entre les amants, et d’assouvir le désir. 16 Ainsi le formule par exemple le poème 129 du Canzoniere : « Indi i miei danni a misurar con gli occhi / comincio, e ‘ntando lagrimando sfogo / di dolorosa nebbia il cor condenso / alor che io miro et penso / quanta aria dal bel viso 14 Pour une description en détail voir Christiane Kruse, « Parer viva » (note 1). 15 Voir Kristina Herrmann-Fiore, ‹ Apollo e Dafne › del Bernini al tempo del Cardinale Scipione Borghese, note 7 ; et Kathrin Kalveram, Die Antikensammlung des Kardinals Scipione Borghese, Worms, Wemersche Verlagsgesellschaft, 1995. 16 Adelia Noferi, « Il Canzoniere del Petrarca : Scrittura del desiderio e desiderio della scrittura », Paragone Letteratura, 296 (1974), pp. 8-9. Phébus/ Apollon 149 mi diparte / che sempre mi è sì presso et sì lontano ». 17 Le Bernin se sert alors de la vue et du toucher (visus et tactus) de manière à ce que la distance, « l’aria » qui sépare ce couple inégal, devienne justement visible malgré toute la proximité apparente. 18 En tentant d’attraper la nymphe dans une course rapide, Apollon garde les yeux fixés sur elle, tandis que sa victime lui oppose un regard effrayé qui révèle définitivement la distance émotionnelle entre eux. Bien que le geste d’Apollon puisse créer un semblant de proximité, il n’arrive pas à atteindre la nymphe, mais seulement l’écorce du laurier qui commence à envelopper le corps de Daphné. Le désir exprimé dans les yeux et le geste freiné deviennent alors ici les signes d’un amour impossible, dont la seule issue réside dans la métamorphose radicale de la bien-aimée. Alors que le regard ose encore espérer, la main révèle définitivement la certitude de l’inatteignable. Comme on le sait, le Bernin a reconnu à la sculpture le mérite de pouvoir surmonter la « difficultà » de rendre le marbre maniable comme de la cire. 19 Devant les yeux du contemplateur a lieu en effet une métamorphose qui n’est pas seulement substantielle, mais aussi purement matérielle. Sous les mains du Bernin, le marbre semble devenir chair et sang, les personnages se présentent comme des êtres vivants, et le contemplateur devient enfin le témoin qui voit le corps de la nymphe se transformer en arbre. Andrea Bolland a montré à quel point le Bernin a pu contredire par cette sculpture les arguments convenus du Paragone. Un des principaux arguments avancés en faveur de la sculpture dans ce contexte de la rivalité des arts, était celui de présenter celle-ci comme le véritable art de l’imitation, puisque le toucher, contrairement à la vue (visus) ne pouvait pas être sujet à l’erreur. Les adversaires répondaient alors que les moyens de la sculpture étaient bien trop proches de l’objet, la « difficultà », à savoir la difficulté par 17 Petrarca, Canzoniere, CXXIX, 56-61. 18 Sur le « Paragone » voir Claire J. Farago, Leonardo da Vinci’s ‹ Paragone › : A Critical Interpretation with a New Edition of the Text in the ‹ Codex Urbinas ›, Leiden [et al.], Brill, 1992 ; Rudolf Preimesberger, « Paragone-Motive und theoretische Konzepte in Vincenzo Giustinianis Discorso sopra la Scultura », dans Silvia Danesi Squarzina, Caravaggio in Preussen : die Sammlung Giustiniani und die Berliner Gemäldegalerie, Mailand, Electa, 2001, pp. 50-56 ; Alessandro Nova, « Paragone-Debatte und gemalte Theorie in der Zeit Cellinis », dans Alessandro Nova, Anna Schreurs (éds.), Benvenuto Cellini : Kunst und Kunsttheorie im 16. Jahrhundert, Köln [et al.], Böhlau, 2003, pp. 183-202. 19 « Questo […] esser il pregio maggiore del suo Scalpello, con cui vinto haveva la difficultà di render il Marmo pieghevole come la cera … » citation d’après Domenico Bernini, Vita del Cavalier Giovanni Lorenzo Bernini, 1713, Perugia, 1999, p. 149. Elisabeth Oy-Marra 150 rapport à la peinture, étant par conséquent moins grande. 20 Sperone Speroni par exemple avait déclaré que la sculpture imitait le corps simplement par d’autres corps. Elle était donc inférieure à la peinture qui pouvait, à travers la ligne et la surface, imiter aussi bien des corps que la troisième dimension. 21 Ce genre d’observations se retrouvait dans de nombreuses autres sources : dans la perspective de la peinture, la sculpture était considérée comme le médium du factuel, tandis que la peinture s’assurait le privilège de créer fiction et illusionnisme. Lorsque le Bernin fait toucher par la main d’Apollon la hanche de sa bien-aimée déjà recouverte de l’écorce du laurier, il souligne que le toucher peut certes nous faire accéder à la certitude, mais reste ici dans une opposition au regard. Ceci accentue l’illusion d’Apollon qui - tout comme le Narcisse du Caravage - se méprend sur la réalité. 22 Cette toile de fond permet de mieux comprendre l’argumentation de la sculpture du Bernin. Il travaille le marbre d’une manière qui se rapproche des possibilités illusionnistes de la peinture, tout en rivalisant clairement avec la poésie, puisqu’il exprime ces formes de la représentation immatérielle que Pétrarque avait décrites par la notion de « l’aria ». Le groupe sculpté gravé par Nicolas Dorigny (fig. 4) et réalisé en collaboration avec le poète Maffeo Barberini qui avait accédé au trône papal au moment où l’œuvre fut achevée, semble être alors une tentative d’affirmer la sculpture au début du pontificat d’Urbain VIII comme un médium égal, sinon supérieur à la poésie. 23 Cette représentation correspond à une fiction qui part du regard, mais ne résiste pas à la vérification par le toucher. La métamorphose qui intervient au moment du geste vérificateur ne reflète pourtant pas seulement le désir freiné d’Apollon, elle est à l’origine de fruits inattendus et nouveaux : le laurier qui devra, sous la forme d’une couronne, orner finalement les héros et les poètes. Appliqué au groupe sculpté, cela signifie que le désir naissant d’Apollon a justement besoin, non pas d’être assouvi mais d’échouer, pour créer quelque chose de nouveau qui exige sa propre sphère et ne se laisse pas fonctionnaliser. Rappelons-nous l’observation faite par Chantelou, selon laquelle le Bernin aurait dit à propos de son débat avec l’ambassadeur français, qu’il ne fallait 20 Andrea Bolland, 2000, pp. 318-323. 21 Sperone Speroni, « Discorso in lode della pittura », dans Paola Barocchi, Scritti d’arte del Cinquecento, vol. I, Milano, 1971, p. 1002. 22 Andrea Bolland, 2000, p. 322. 23 Pour les relations entre Bernin et le pape Urbain VIII voir Sebastian Schütze, « Urban VIII », dans Anna Coliva, Sebastian Schütze, 1998, note 7, pp. 242-251 ; Sebastian Schütze, Kardinal Maffeo Barberini, später Papst Urban VIII., und die Entstehung des römischen Hochbarock, München, Hirmer, 2007. Phébus/ Apollon 151 pas plaire à tout le monde. 24 Peut-être le sculpteur voulait-il, à travers son œuvre sculptée, affirmer l’art comme quelque chose qui se situe au-delà des intentions de ceux qui ont participé à la création. Dès lors, Apollon devient aussi l’artiste dont le désir a finalement déclenché le procès de la métamorphose. Au cours de la réception du groupe sculpté, c’est surtout le sujet de la gloire - la gloire de la poésie et celle obtenue grâce à la poésie - qui jouera un rôle important. Dans la voûte que Giovan Francesco Romanelli a décorée entre 1646 et 1647 dans la Galerie Mazarine située dans l’hôtel homonyme de la rue Richelieu (fig. 5), le peintre romain a dédié un large panneau à cette métamorphose pour introduire tout le programme pictural. 25 Il reste en quelque sorte fidèle au groupe sculpté du Bernin au sens où la position des deux acteurs est encore proche du modèle. En revanche, ici Apollon ne touche pas le corps de la nymphe désirée, mais plonge voluptueusement ses mains dans les premières feuilles du laurier. Ce geste souligne que Romanelli et son commanditaire Mazarin, contrairement au Bernin, ne s’intéressent pas prioritairement à l’art et à ses miracles, mais à la gloire qui en découle. La position exposée qui revient ici au mythe rien que par sa représentation bien en vue au plafond, pourrait alors renvoyer à la poésie héroïque dont les sujets sont présentés de manière parlante. En ce sens, le Bernin et Romanelli poursuivent des concepts très différents à travers leurs mises en scène de cet épisode si complexe de la vie d’Apollon. Tandis que le Bernin comprend son art comme la transformation des pulsions humaines en une nouvelle réalité, Romanelli reste dans l’anecdotique et interprète le récit comme le mythe fondateur de la plante qui fera la gloire des puissants : l’art est donc défini comme le médium de cette gloire. Poussin s’est également consacré à ce mythe dans deux versions très différentes : dans ses premiers travaux, et dans sa période tardive (fig. 6). S’il s’appuyait d’abord sur la tradition de la nymphe poursuivie, tout en introduisant le personnage malicieux d’Eros afin d’évoquer sa vengeance, sa version tardive du thème - la dernière peinture de Poussin qui allait appartenir au cardinal Massimi - présente une toute autre interprétation du 24 Bernini (note 9). 25 Madeleine Laurain-Portemer, « Le Palais Mazarin et l’offensive baroque de 1645- 1650 d’après Romanelli, P. de Cortone et Grimaldi », Gazette des Beaux-Arts, 115 (1973), pp. 151-168 ; Elisabeth Oy-Marra, « Zu den Fresken des Parnaß und des Parisurteils von Giovanni Francesco Romanelli in der Galerie Mazarin in Paris », Zeitschrift für Kunstgeschichte, 57 (1994), pp. 170-200. Elisabeth Oy-Marra 152 sujet. 26 Ce tableau, aujourd’hui conservé au Louvre, montre Apollon sur le côté gauche en observateur contemplatif dont le regard fixe bien l’objet de son désir, Daphné, sans que l’on perçoive le moindre mouvement. Il est tellement absorbé qu’il ne voit pas approcher le dieu Mercure. Celui-ci lui dérobe une flèche dans son carquois, tandis que, devant ses yeux, le jeune Eros tire une flèche de plomb sur la nymphe. La représentation inhabituelle de Mercure en train de voler dont Erwin Panofsky a illustré un passage tiré des Eikones de Philostrate 27 , a été interprétée par Oskar Bätschmann comme une référence au mutisme d’Apollon, les flèches étant des métaphores adaptées pour symboliser les outils de la parole, à savoir les mots. 28 Ici, nous ne pouvons hélas approfondir davantage l’iconographie de la peinture. Il est toutefois frappant de voir à quel point Poussin s’éloigne de la tradition iconographique et textuelle du mythe. Ce n’est pas la poursuite qui y est représentée, mais l’obsession d’Apollon pour la nymphe qui ne répond pourtant pas à son regard. La distance d’avec le texte d’Ovide est alors telle que Poussin ne prend même pas en compte la succession des différentes actions, mais montre au contraire le dieu déjà couronné de laurier, bien que Daphné, assise en face de lui, n’ait même pas encore changé d’aspect. De plus, le dieu charmé est représenté entouré de tous ses échecs amoureux. Sur l’arbre à sa gauche, l’on peut non seulement reconnaître le Python qu’il a vaincu, mais aussi la nymphe Mélia qui a failli être victime d’un viol commis par le dieu. A l’arrière-plan se tient Hyacinthe transformée en fleur, ainsi que le troupeau d’Admète qu’Apollon gardait. Par conséquent, la peinture semble représenter un souvenir de ses grandes amours avec, au centre, l’obsession d’Apollon pour la nymphe Daphné qui apparaît encore une fois dans son aspect originel devant le regard concentré du dieu. Oskar Bätschmann a interprété cette version rare du mythe comme une allégorie de la vue et - à cause du personnage central d’Apollon - comme une allégorie de la peinture qui, nous le savons grâce à de nombreuses indications du peintre, était considérée comme l’art du regard. 29 Celui-ci est de nature double : d’une part le regard naturel, de l’autre le regard réflexif, tourné 26 Huile sur toile, 155 x 200 cm ; donnée par Poussin 1664 au futur cardinal Massimi (1620-1677) ; voir Nicolas Poussin (1594-1665), éd. par Pierre Rosenberg et Louis- Antoine Prat, Paris, 1994, pp. 520-523. 27 Erwin Panofsky, « Poussin’s “Apollo and Daphne” in the Louvre », Bulletin de la Société Poussin, 3 (1950), pp. 27-41. 28 Voir Oskar Bätschmann, « Apollon et Daphné (1664) de Nicolas Poussin : le testament du peintre-poète », dans Alain Mérot, Nicolas Poussin (1594-1665), actes du colloque organisé au Musée du Louvre par le Service Culturel, du 19 au 21 octobre 1994, Paris, 1996, pp. 543-568. 29 Ibid., pp. 548-550. Phébus/ Apollon 153 vers l’intérieur. Contrairement au Bernin qui, dans sa version sculpturale, utilise le potentiel d’illusion de la vue comme argument du paragone en faveur de la sculpture, Poussin ne met pas l’accent sur l’illusion visuelle, mais sur le regard réflexif. Celui-ci ne s’arrête pas à la surface des choses, il est capable, grâce à la « memoria », de comprendre des liens plus complexes. Même si Apollon n’a d’yeux que pour Daphné, le contemplateur saisit la raison de son amour malheureux grâce au personnage d’Eros. Ainsi Poussin consacre-t-il son dernier tableau à une méditation sur une forme de vision qui ne triomphe pas superficiellement. C’est précisément la distance infranchissable entre le regard convoitant et son assouvissement par le toucher qui se révèle ici, et renvoie le regard à sa faculté de réflexion : dans l’éloignement important des deux protagonistes comme dans le regard détourné de Daphné. Poussin semble également faire référence à « l’aria » entre Apollon et Daphné, soulignée par Pétrarque, et se joindre à la distance du visage aimé, distance ainsi déplorée par le poète. 30 Cette approche ne décrit toutefois pas un simple triomphe de la peinture, mais une faculté réflexive qui laisse une place importante à la peinture, et au peintre un pouvoir visionnaire né de l’échec. Il est à supposer que le paragone avec la poésie ainsi peint par Poussin ait inspiré le débat quasi programmatique que Giovan Pietro Bellori consacrait au mythe fondateur de la poésie à travers l’exemple d’une peinture de Carlo Maratta (fig. 7). L’ouvrage paru en 1731 sous le titre « Dafne trasformata in lauro. Pittura del Signor Carlo Maratti dedicata a’ Trionfi di Luigi XIV il Magno. Descritta in una lettera ad un cavaliere forastiero » 31 appartient au même contexte que le tableau du même titre de Carlo Maratta commencé par le peintre romain en 1681 sur la commande de Colbert et qui était entré dans les collections royales en 1681. 32 Le tableau destiné au roi en personne - commande qui devait d’ailleurs valoir au peintre le titre de « peintre du 30 Petrarca, Canzoniere, voir plus haut note 6. 31 Giovan Pietro Bellori, « Dafne trasformata in lauro. Pittura del Signor Carlo Maratti dedicata a’ Trionfi di Luigi XIV il Magno. Descritta in una lettera ad un cavaliere forastiero », dans Ritratti di alcuni celebri pittori del Secolo XVII Disegnati, ed Intagliati in Rame dal Cavaliere Ottavio Leoni Con le Vite de’ medesimi tratte da vari autori … si è aggiunta la Vita di Carlo Maratta Scritta da Gio. Pietro Bellori fin dall’anno 1689…, Roma, 1731, pp. 147-251 ; voir aussi Corpus Informatico Belloriano, http: / / biblio.signum.sns.it, pp. 267-272. 32 Pour le tableau voir Antoine Schnapper, « La cour de France au XVII e siècle », dans Seicento. La peinture italienne du XVII e siècle et la France, Paris, La documentation française, 1990, pp. 423-437, pp 423-437 ; Dieter Graf, « Zu Carlo Marattas ‹ Apoll und Daphne › », dans Festschrift für Konrad Oberhuber, Electa, 2000, pp. 192-198. Elisabeth Oy-Marra 154 roi » - avait coûté trois mille livres. 33 Avant même de l’expédier en France, Maratta avait fait graver le tableau par Robert van Audenaerde, puis l’avait fait imprimer accompagné d’une dédicace à son ami Niccolò Maria Pallavicini. 34 Dans sa peinture, Maratta reprend à nouveau le fil iconographique de la chasse-poursuite, tout en plaçant Daphné au centre du tableau, tandis qu’Apollon se précipite sur elle par la gauche, et tente en vain de l’attraper en tendant le bras. Sa tête est entourée de l’auréole lumineuse de Phébus, et la vitesse de sa course se reflète dans le manteau gonflé par le vent. Daphné se trouve, elle, près de la rivière que représente son père Pélée. La poitrine de la nymphe se trouve déjà dans une forêt où se reposent trois nymphes visiblement perturbées par sa soudaine apparition. L’on voit également un deuxième dieu-fleuve, Apidane. La séparation du tableau en deux parties - une large plaine devant laquelle se tient Phébus Apollon, et la forêt avec ses habitants où Daphné trouve refuge - retrace habilement les domaines d’intervention des deux protagonistes. Si la lumière de Phébus se répand dans toute la plaine, elle ne sert plus à rien dans le taillis de la forêt qui offre sa protection à la nymphe en fuite. De cette manière, Maratta a aussi décrit la métamorphose comme une transition de la clairière vers la forêt, la limite étant tracée par le geste de refus véhément de Pélée. Avant même qu’Apollon ne la touche, Daphné a commencé à se transformer. De ses doigts poussent des branches de laurier qui font d’elle une habitante de la forêt. Au-dessus de la scène vole enfin le petit Eros, brandissant triomphalement les flèches et l’arc en signe de victoire. Dans son texte d’accompagnement, l’auteur des Vies des peintres et antiquaire Giovan Pietro Bellori écrit une dédicace très probablement adressée à Colbert, où il reprend d’abord le topos de l’éloge du souverain et prétend que Daphné se serait à nouveau transformée en laurier pour pouvoir dédier couronnes et feuilles aux victoires immortelles du roi. Cet éloge semble toutefois n’être qu’un prétexte pour Bellori dont le texte poursuit l’objectif principal de démontrer son interprétation de la peinture en tant que poésie. Contrairement aux contributions sculptées et peintes dans le contexte de la concurrence des arts, nous avons ici affaire à une tentative littéraire d’imposer la peinture comme médium autonome. Il n’est donc pas étonnant que Bellori - dont les Vies des peintres publiées en 1672 avaient déjà été dédicacées à Colbert - s’appuie sur un tableau avec le sujet mythologique 33 Le tableau fut doté de 3000 livres. Jules-Marie-Joseph Guiffrey, Comtes des Bâtiments du Roi sous le règne de Louis XIV, Paris, 5 vol., 1881-1901, II, col 107. 34 Kunstmuseum Düsseldorf Inv. Nr. KA[FP] 16606 D ; Graphische Sammlung der Albertina, Wien Inv. Nr. HB, 17. p. 96, b.N. 123, voir : Graf, 2000, fig. 2, note 6. Phébus/ Apollon 155 d’Apollon et Daphné. Tandis que le Bernin ou Poussin avaient implicitement exprimé le pouvoir revendiqué par le medium et, de ce fait, par l’artiste, il est maintenant clairement suggéré dans le texte. Remarquons l’association bien volontaire entre la gloire du souverain et la gloire du peintre : « Vorrei Signor mio », écrit Bellori pour qui un trait de pinceau serait plus parlant que mille mots, « tenerle compagnia in ammirare la fuggitiva ed in celebrare il nostro Apelle il Signor Carlo Maratti ». 35 La gloire du nouvel Apelle, comme il est écrit ensuite, est étroitement liée à celle du roi. Un peu plus loin, il écrit : « Essendo consacrata al Gloriosissimo Re Luigi XIV il Magno, l’istessa Dafne di nuovo si cangia in lauro dedicando corone e frondi immortali a’ suoi trionfi ». 36 En nommant le peintre avant le destinataire de la dédicace, Bellori sous-entend que ce n’est pas grâce à la main de celui-ci que Daphné peut à nouveau se transformer en ces branches et feuilles immortelles qui font la gloire du roi. Cette chaîne d’argumentation place la peinture au service des puissants dont la gloire en dépend largement. Après une description détaillée de toutes les parties du tableau, au cours de laquelle Bellori relève régulièrement les traits de caractère opposés de ses protagonistes, il aborde enfin, sous le titre « Invenzione », la comparaison entre la peinture et la poésie. 37 N’ayant pas l’intention de dévaloriser la poésie, il s’attache plutôt à mettre en valeur les atouts respectifs des deux arts. Renouant avec Léonard de Vinci, Bellori postule dès le départ que la peinture se distingue surtout par la simultanéité de la représentation, conduisant ainsi à l’unité de l’action et du mouvement dont ne dispose pas la poésie. Cela obligerait à se concentrer sur le moment le plus important de l’action qui permettrait néanmoins de représenter l’événement dans son intégralité. Maratta y réussirait en introduisant les personnages d’Eros triomphant et des dieux-fleuves de la Thessalie que le poète évoque à différents moments du récit. L’anachronisme qui en résulte pour la représentation permet, selon Bellori, de compléter la narration depuis le moment crucial de l’action. Contrairement à Léonard de Vinci, Bellori n’essaie pourtant pas de se servir des particularités de la peinture pour argumenter contre la poésie, il considère plutôt la peinture comme une poésie qui se sert d’autres moyens. Selon l’auteur, la poésie et la peinture s’adressent à des sens différents. Tandis que la peinture avec ses couleurs parle aux yeux, la poésie fait plutôt appel à l’ouïe. Bellori évoque ici en particulier toutes les sensations que la peinture n’était a priori pas habilitée à reproduire. Ainsi 35 Voir Bellori, « Dafne trasformata in lauro », dans Corpus Informatico Belloriano, http: / / biblio.signum.sns.it, Dedica, p. 255. 36 Ibid. 37 Sur le texte de Bellori et son intention de déterminer les sphères respectives de la poésie et la peinture voir aussi Bätschmann, 1996, p. 547. Elisabeth Oy-Marra 156 souligne-t-il par exemple la grande analogie avec la poésie, en évoquant la façon dont Maratta rend l’effet du vent dans le manteau d’Apollon ; de même les sensations intérieures exprimées dans la pâleur de Daphné et, a contrario, dans la rougeur d’Apollon. Bellori termine son argumentation en faisant référence au « disegno » et « colorito » du peintre grâce auxquels celui-ci aurait imité l’Antiquité et donné vie à ses personnages. Même si nous pouvons supposer que la description ne soit pas ultérieure à la création du tableau, mais plutôt le fruit d’une collaboration étroite avec Maratta, le long Discorso de Bellori ne contient rien de surprenant. Il ressemble davantage à une tentative d’introduire le tableau et son peintre dans le contexte de la conférence à l’Académie de Paris. 38 En revanche, l’on n’y trouve aucune allusion à l’interprétation que donne Pétrarque du mythe fondateur de la peinture. A en juger d’après le tableau, cette lecture n’est pourtant pas exclue. Maratta relève également la distance entre le jeune Apollon et Daphné, objet de son désir. Mais contrairement au Bernin et à Poussin, sa poursuite infructueuse entraîne son exclusion du groupe des dieux-fleuves et des nymphes, et la métamorphose de Daphné est une transition vers un endroit qui lui reste fermé. Le moment où il tient entre ses mains non pas le corps de sa bien-aimée, mais des branches et des feuilles comme l’Apollon du Bernin, ce moment n’est pas représenté ici. Le peintre accentue la distance rédhibitoire entre les deux personnages et attribue à la poésie un lieu protégé qui lui reste inaccessible. Comme nous le savons de nombreuses lettres, le tableau ne plut pas au roi. Il le fit emporter, d’abord dans l’appartement du dauphin, puis à Meudon et finalement au dépot de Versailles. Cela fit encore empirer les relations déjà tendues avec Rome et Maratta, en tant que curateur des collections du Vatican, interdit aux étudiants français de l’Académie de dessiner devant des originaux. Il y eut manifestement un malentendu dû au fait que le peintre n’avait pas suffisamment pris en compte les contraintes liées à la représentation du roi. Certes, le choix du thème se situait dans le contexte de la fusion des deux académies à Rome et à Paris, on ne peut 38 Alain Mérot, Les conférences de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture au XVII e siècle, Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, 1996 ; Jacqueline Lichtenstein, Christian Michel (éds.), Conférences de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture : édition critique intégrale, Paris, 2006 ; pour le contexte voir Markus A. Castor, « Die Conférences der Académie royale de Peinture et de Sculpture und die Autonomie der Kunst : Kunstdialog als Agent historischer Entwicklung », dans Barbara Marx, Christoph Oliver Mayer, Akademie und/ oder Autonomie : akademische Diskurse vom 16. bis 18. Jahrhundert, Francfort-sur-le-Main [et al.], Peter Lang, 2009, pp. 141-236. Phébus/ Apollon 157 cependant guère s’étonner que dans un système de représentation du roi qui exprimait sa puissance par une métaphore de la lumière, l’épisode de l’échec d’Apollon remettait en question la puissance du roi. De plus, dans la tradition de Pétrarque, le personnage d’Apollon renvoyait à l’artiste qui ainsi se voyait accordé un grade bien trop élevé et, à un niveau métaphorique, concurrençait presque le roi. Ces raisons peuvent avoir mené au rejet du tableau et trouvent un écho dans les accusations selon lesquelles Maratta aurait eu un comportement d’une grande désinvolture à l’égard du roi. 39 Ces trois exemples sont censés montrer que le Bernin associe d’abord le mythe d’Apollon et Daphné avec le mythe fondateur de la poésie afin d’affirmer la sculpture comme un médium digne de la poésie. L’intérêt porte avant tout sur le pouvoir d’illusion de la sculpture qui, elle, fait allusion au pouvoir de l’artiste capable de l’engendrer. Dans ce travail majeur de la période tardive de Poussin se reflète clairement sa lecture de Pétrarque qui comprend la distance d’avec la bien-aimée comme l’expression du regard réflexif. Le Bernin tout comme Poussin nous présentent alors une approche de la création artistique ramenant indirectement l’œuvre à l’artiste, et accordant un pouvoir au medium qui peut provoquer l’illusion ou, au contraire, une révélation de liens complexes a priori incompréhensibles. Carlo Maratta attribue, lui aussi, dans sa peinture pour Louis XIV son propre espace à la poésie, alors que Bellori, son apologète, voit dans la peinture un medium puissant, étroitement lié à la gloire de ceux qui exercent le pouvoir. Il en 39 Jouin, 1889, p. 411, cit. d’après Schnapper, 1990, p. 430 : Le Brun à Charles Errard le 20 novembre 1678 : « Je crains que il ne soit pas de la gloire du Roy de marchander avec ces messieurs là, comme ferois un particulier, veu que le dessein que l’on a eu de les faire travailler est plus pour faire connoistre la grandeur de Sa Majesté que pour autres choses » ; Jouin, 1889, p. 412-413. Charles Le Brun à Charles Errard le 17 août 1680 : « … Ce n’est pas en cela seul que ses Messieurs monstrent leur inconstance, L’affaire de l’Académie en est une preuve évidente, c’estoit eux qui nous avoient demandés une jonction comme vous le scavés et qui nous avoient enuoyés un projet d’articles que nous avons suivies, ils n’ont pas laissé néantmoins de changer de sentimennt. Pour Monsieur Le Nostre je croy qu’il a songé a ses Messieurs lorsquil estoit a Rome depuis quil est icy. Il semble avoir oublié se quil avoit promis. Il m’a dict dans les commencements quil fust icy de retours quil faillloit que je parlasse à Monseigneur piu faire accorder une pension aux sieurs Charles Maratty et Dominigue Guidy, mais quand je luy dict que l’on ne pouvoit faire cela que ses Messieurs n’eussent faits voir icy de leurs ouvrages, il ne ma plus parlé de rien depius ce temps la ; nous attendons que le sieur Charles Maratty nous mande l’achevement de son tableau, pour celuy la il ne doit pas craindre de changement parce qu’il se tenue dans les bornes que l’on luy a prescrit et j’espere qui’l sera satisfait du traitement que lon luy fera ». Elisabeth Oy-Marra 158 résulte une idée selon laquelle - Poussin mis à part - l’affirmation de la peinture et de la sculpture passerait par un dialogue avec le pouvoir. Illustrations Fig. 1 : Gian Lorenzo Bernini, Apollon et Daphné, Rome, Galleria Borghese. Phébus/ Apollon 159 Fig. 2 : Polidoro da Caravaggio, Apollon et Daphné, Gravure en taille douce. Elisabeth Oy-Marra 160 Fig. 3 : Gian Lorenzo Bernini, Apollon et Daphné, Rome, Galleria Borghese, vue latérale. Phébus/ Apollon 161 Fig. 4 : Dorigny d’après Gian Lorenzo Bernini, Apollon et Daphné, Gravure en taille douce. Elisabeth Oy-Marra 162 Fig. 5 : Giovan Francesco Romanelli, Apollon et Daphné, Fresque, Galerie Mazarine, Paris. Fig. 6 : Nicolas Poussin, Apollon amoureux de Daphné, Paris, Musée du Louvre (Photo : Réunion des Musées nationaux) (155x200cm). Phébus/ Apollon 163 Fig. 7 : Carlo Maratta, Apollon et Daphné, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux Arts de Belgique (221,1 x 224 cm). Elisabeth Oy-Marra 164 Index des illustrations Fig. 1 : Gian Lorenzo Bernini, Apollon et Daphné, Rome, Galleria Borghese. Fig. 2 : Polidoro da Caravaggio, Apollon et Daphné, Gravure en taille douce. Fig. 3 : Gian Lorenzo Bernini, Apollon et Daphné, Rome, Galleria Borghese, vue latérale. Fig. 4 : Dorigny d’après Gian Lorenzo Bernini, Apollon et Daphné, Gravure en taille douce. Fig. 5 : Giovan Francesco Romanelli, Apollon et Daphné, Fresque, Galerie Mazarine, Paris. Fig. 6 : Nicolas Poussin, Apollon amoureux de Daphné, Paris, Musée du Louvre (Photo : Réunion des Musées nationaux) (155 x 200 cm). Fig. 7 : Carlo Maratta, Apollon et Daphné, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux Arts de Belgique (221,1 x 224 cm).