Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2014
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Mens agitat molem. André Félibien et la surintendance des Bâtiments du roi en 1666
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2014
Marianne Cojannot-Le Blanc
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PFSCL XLI, 80 (2014) Mens agitat molem. André Félibien et la surintendance des Bâtiments du roi en 1666 M ARIANNE C OJANNOT -L E B LANC (U NIVERSIT É P ARIS O UEST -N ANTERRE -L A D É FENSE ) En tête de la première partie des Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes d’André Félibien, parue à Paris en 1666, figure un bandeau gravé relativement modeste, mais qui n’a pas reçu l’attention qu’il mérite. Celui-ci fut en l’occurrence repris pour les quatre autres parties de l’ouvrage, qui parurent jusqu’en 1688. Sous la devise Mens agitat molem, inscrite sur une banderole (fig. 1), un médaillon présente une grue en action, soulevant une pierre et, à l’arrière-plan, un bâtiment en train d’être construit. Le médaillon est entouré par des objets servant à la pratique des arts de peinture, de sculpture et d’architecture, avec notamment, à gauche, une palette et des pinceaux, une statuette et un recueil de modèles de figures et, à droite, une règle, une équerre et un compas, un buste ou encore un recueil de modèles d’architecture. Fig. 1 : Bandeau en tête des Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes d'André Félibien (5 parties (1666-1688), première partie, Paris, 1666, épître, p. 1) (coll. pers.) Marianne Cojannot-Le Blanc 192 L’association entre la devise et le médaillon central, qui en constitue l’emblème ou le « corps », est claire, l’une entretenant avec l’autre un rapport de ressemblance. De même que la grue soulève la pierre, l’esprit met la matière en mouvement, littéralement : mens agitat molem. Comme il se doit, l’élaboration du sens procède de la mise en regard d’une devise et d’une image, qui en offre une représentation littérale très singulière. Dans le cas des compositions latérales, le fonctionnement est autre. La palette et les pinceaux, la règle et le compas, la statuette ou le recueil de modèles sont des représentations codifiées, ordinaires, qui fonctionnent de manière autonome comme attributs des arts. Leur insertion toutefois sous la bannière de la mens infléchit ce sens traditionnel : ici, l’intelligence ou la raison préside à la réunion des arts, dans une conception évidemment héritière de la Renaissance. On se souvient que l’art de peinture était depuis lors défini comme cosa mentale, comme dessein (disegno) et que, pour Michel-Ange, le compas devait être dans l’œil, non dans la main. Si tous les arts sont évoqués dans le bandeau, la primauté donnée à l’architecture, par la représentation de la grue au centre, étonne quelque peu. Les Entretiens sont de fait un monument dédié à la peinture, qui aboutit, dans ses deux dernières parties, à la consécration de l’école française, à la suite du modèle accompli de Nicolas Poussin. Aussi les attributs des trois arts ne paraissent-ils pas s’imposer en son seuil. La mise en exergue des bâtiments et de l’architecture au centre paraît moins explicable encore. On pourrait objecter que les remplois de petites pièces gravées sont fréquents et peuvent nuire à leur pertinence. Le présent bandeau toutefois ne paraît pas avoir été récupéré. Il ne figure dans aucune autre publication d’André Félibien de la décennie 1660 1 , ni, semble-t-il, dans des ouvrages contemporains parus chez le même éditeur, Pierre Le Petit, rue Saint Jacques. Il sem- 1 On soulignera que les bandeaux liminaires des publications de Félibien au début des années 1660 sont dans l’ensemble modestes, parfois rapidement gravés, et présentent une iconographie un peu passe-partout, avec le plus souvent des variantes ornementales autour des armes du roi (ainsi pour les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre ... en 1663, pour les Quatre éléments peints par M. Lebrun ... en 1665 ou encore la Relation de la feste de Versailles du 18 e juillet 1668). Après 1666 toutefois, les bandeaux peuvent présenter un travail de gravure d’une qualité supérieure (ainsi celui pour les Quatre saisons peintes par M. Lebrun ... en 1667), tandis que le souci de la variété et de la convenance est plus net, comme dans la Description de la grotte de Versailles en 1672, inaugurée par un bandeau présentant tritons et concrétions. Mens agitat molem 193 ble au contraire avoir fait l’objet d’une élaboration spécifique, qui ne rend que plus paradoxal son choix à la tête d’une somme consacrée aux peintres. 2 Mens agitat molem ou les enjeux des Bâtiments du roi au tournant de 1666 Lorsque la première partie des Entretiens vit le jour en 1666, elle faisait suite à la réception par André Félibien de la charge d’ « historiographe des Bâtiments, peintures, sculptures, arts et manufactures royales », le 12 mars. L’iconographie du bandeau liminaire pourrait ainsi renvoyer au nouvel office de Félibien et à la production artistique diverse qu’il est appelé à célébrer, suivant l’énoncé de sa charge : bâtiments, peintures, sculptures et objets d’art. Cette première partie des Entretiens est d’ailleurs logiquement dédiée au surintendant des Bâtiments du roi Jean-Baptiste Colbert que Félibien remercie pour l’honneur qu’il lui fait « de [l]e charger d’un employ où [il] aura sujet de traiter de ces somptueux bastimens ». Plus concrètement, l’emblème et la devise liminaires préparent le lecteur à la promenade au Louvre et aux Tuileries, autour de laquelle s’organise le premier entretien, ouverture dont on a souligné le caractère déroutant à la tête de conversations sur les vies de peintres. 3 La genèse des Entretiens l’explique en partie. Le projet de Félibien, qui remontait à la fin des années 1640 et à sa rencontre avec Nicolas Poussin 4 , était de produire une histoire générale de l’art de peinture, dont la première partie était inspirée des vies des peintres anciens de Pline l’Ancien. Ce projet avait semble-t-il été originellement encouragé par Nicolas Fouquet et un premier volet avait vu le jour en 1660, sous le titre De l’Origine de la peinture et des plus excellens peintres de l’Antiquité. Dialogue. Il s’ouvrait par des considérations générales sur la définition des grandes parties de la peinture (composition, dessein et coloris), immédiatement suivies de la découverte émerveillée de Vaux-le- 2 La vignette qui orne la page de titre des Entretiens, représentant la vision de la croix par l’empereur Constantin, accompagnée de l’inscription « in hoc signo vinces » ne doit pour sa part pas surprendre, renvoyant à l’enseigne de l’éditeur : « à la Croix d’or », rue Saint-Jacques. 3 André Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes, éd. René Démoris précédée d’une introduction, pp. 9-76, Paris, Les Belles Lettres, 1987, p. 50. 4 André Félibien, Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes, 5 parties (1666-1688), première partie, Paris, 1666, préface non paginée. Marianne Cojannot-Le Blanc 194 Vicomte et d’un éloge du maître des lieux. 5 Peut-être Félibien jugea-t-il utile, au lendemain de son accession à la charge d’historiographe des Bâtiments du roi, de faire allégeance. La découverte émerveillée de Vaux en 1660 disparaît ainsi, en 1666, au profit d’une promenade aux palais royaux du Louvre et des Tuileries, ce dernier chantier étant une œuvre toute fraîche de la surintendance : la construction en avait repris en 1664-1665 sur les dessins de Louis Le Vau et avait cédé la place à une vaste campagne de décoration, sur laquelle Félibien revient d’ailleurs à diverses reprises au fil des Entretiens. 6 L’explication paraît toutefois faible. Rien n’obligeait Félibien à republier en urgence une version remaniée de l’Origine de la peinture - Colbert avait choisi en connaissance de cause de le rappeler à Paris - ni à faire précéder ses premières pages de 1660 sur les parties de la peinture par une conversation très ample sur l’architecture. 7 Aussi l’analyse de ses intentions méritet-elle d’être approfondie. 8 Comme l’a souligné Réné Démoris 9 , la promenade inaugurale au Louvre signe la conscience historique et le sentiment de l’histoire très complexe qui président à l’écriture de Félibien. Celui-ci choisit de faire de l’actualité des Bâtiments royaux l’incipit des Entretiens : Comme le Roy voulut il y a quelque temps que les plus sçavans architectes de son royaume examinassent un modelle qu’on a fait de tout le Louvre afin d’avoir leur avis sur ce qui reste à bastir pour le devant de ce superbe édificie, Pymandre qui, de tous mes amis, est celui qui a le plus de curiosité pour ces beaux ouvrages, m’engagea d’aller voir avec luy le dessein de ce magnifique palais. 10 Ne faut-il voir ici qu’une captatio benevolentiae, évoquant plaisamment l’examen critique de la maquette en menuiserie, auquel toute la société pa- 5 André Félibien, De l’Origine de la peinture et des plus excellens peintres de l’Antiquité. Dialogue, Paris, 1660, pp. 13-16. 6 André Félibien, Entretiens ..., op. cit à la n. 4, 2 e partie, 1672, p. 3 à 5 ; 3 e partie, 1679, pp. 192-195 et 5 e partie, 1688, pp. 65-84. 7 André Félibien, ibid., pp. 1-44. 8 Sur les stratégies de discours de Félibien, on renverra en priorité à l’ouvrage de Stefan Germer, Kunst-Macht-Diskurs. Die intellektuelle Karriere des André Félibien im Frankreich von Louis XIV, Munich, Fink, 1997. 9 René Démoris a proposé une analyse essentielle du « vestibule théorique » des Entretiens, de cette entrée en matière par l’architecture, en soulignant le projet d’une théorie des arts en général qui sorte des seuls enjeux de l’imitation et s’articule avec une perspective de politique des arts, op. cit. à la n. 3, pp. 16-33 et plus particulièrement, p. 30 sqq. et pp. 51-55 et p. 59. Voir aussi Stefan Germer, ibid., pp. 448-450. 10 André Félibien, Entretiens ..., op. cit à la n. 4, première partie, 1666, pp. 1 sq. Mens agitat molem 195 risienne s’était livrée ? On relèvera que l’actualité ici évoquée n’est que relativement actuelle : le modèle, exécuté sur les dessins de Le Vau par le menuisier Saint-Yves, fut présenté en 1664 11 ; les avis reçus à son propos et la mise au concours de l’achèvement du Louvre se situent à pareille date, soit deux ans avant la parution de la première partie des Entretiens. En parallèle, cette dernière conserve un silence remarquable sur son précédent immédiat, la venue de Bernin à Paris en 1665. Peut-être la rédaction de Félibien a-t-elle un peu précédé la parution ; il ne demeure pas moins que l’actualité qu’il évoque se borne au milieu parisien de l’architecture. L’évocation du Louvre au tournant de 1666 est en outre un sujet délicat dont la forme du dialogue permet commodément de mettre en présence deux approches antagonistes, les doutes de Pymandre d’un côté (« je ressens une secrette douleur quand je pense que des travaux de si grande estendue m’ostent en quelque sorte l’espérance de les voir dans leur perfection »), et de l’autre, l’optimisme du narrateur (« Il n’y a pas six ans qu’on commence à travailler de nouveau à l’achèvement du Louvre, et cependant, considérez combien l’ouvrage est avancé ! » 12 ). Les débats sur l’achèvement du Louvre sont ainsi le support conjoncturel paroxystique qui introduit une réflexion générale sur le métier d’architecte. Celle-ci est présentée avec toute la prétérition nécessaire : si Pymandre et son interlocuteur préfèrent initialement se taire (« n’estant ny l’un ny l’autre de profession à donner nos avis, nous considérasmes sans rien dire le modelle de cet édifice admirable »), ils n’en viennent pas moins, dans le même paragraphe, à « s’entretenir de ce que nous avions entendu dire à des gens qui prétendoient estre fort sçavans dans l’art de bastir ». 13 Pymandre et le narrateur ne connaissent donc rien à l’architecture, mais s’estiment vite suffisamment aptes à juger l’imposture de ceux qui y ont des prétentions ; ils se livreront finalement à quelques considérations. Le dialogue s’emploie dès lors à montrer que l’enjeu essentiel est de trouver un architecte « intelligent » 14 , à l’image très précisément de la mens, qui doit orienter toutes les entreprises matérielles : 11 Sur ce modèle et son exposition publique, voir Louis Hautecœur, L’Histoire des châteaux du Louvre et des Tuileries, Paris, G. van Oest, 1927, p. 145 ; Michael Petzet, Claude Perrault und die Architektur des Sonnenkönigs, Berlin, Deutscher Kunstverlag, 2000, p. 37. 12 André Félibien, Entretiens ..., op. cit à la n. 4, première partie, 1666, p. 4. 13 Ibid., p. 2. 14 L’adjectif est très fréquemment utilisé, notamment Ibid., pp. 23, 25, 32. On rappellera que le qualifiatif d’« intelligent » désignait dans les années 1640, dans le cercle du surintendant des Bâtiments François Sublet de Noyers et des frères Marianne Cojannot-Le Blanc 196 - Pour moy, quand je pense quel doit estre un architecte, je ne m’estonne plus des difficultez que l’on a d’en rencontrer beaucoup d’assez excellens pour des entreprises aussi importantes. C’est ce qui me donne de l’estime et de la vénération pour ceux qui portent dignement ce nom. Car de grâce, dites-moy combien peu en voyons-nous qui entrent dans ces hautes méditations et dans ces profonds raisonnemens par lesquels les Anciens ont si heureusement trouvé l’art de bien bastir. Croyez vous qu’il y en ait beaucoup de ceux qui s’en meslent aujourd’hui qui sachent pourquoy l’on a inventé tous ces ordres différents, ces divisions si justes et ces ornemens qui embellissent l’architecture ? Ceux qui ont trouvé la beauté des bastimens n’en ont pas cherché la raison en mesurant seulement les ouvrages de leurs précédesseurs, comme font aujourd’huy la plupart de ceux qui les veulent imiter. Ils ont premièrement recherché cette raison dans toutes les choses que la nature leur fournissoit de plus régulier, mais ensuite, ils ont élevé leur esprit plus haut pour découvrir la cause de ce qu’il y a de plus parfait. 15 Suit une présentation très ample des qualités qui font un architecte véritable : l’architecte doit connaître l’antique, posséder la culture vitruvienne, maîtriser les fins fondamentales de l’art de bâtir, respecter la double exigence d’utilité et de beauté 16 , connaître les proportions 17 , l’emploi des ordres et des ornements. Il doit avant tout être capable de rendre « raison » de son art, d’en maîtriser les principes comme les règles. À l’inverse, les diverses manières d’oublier la mens en architecture sont passées au crible. Félibien évoque d’une part l’absence d’idée dans la conduite d’un chantier : les copistes qui se contentent de prendre les mesures des bâtiments antiques ou pratiquent leur art seulement par routine sont ici condamnés. D’autre part, Félibien déplore la confusion entre l’idée raisonnable et le caprice 18 , et met en garde contre l’abus de l’imagination, par une anecdote : aux délires créatifs de Dinocrate qui caressait le projet de faire du mont Athos une statue géante d’Alexandre le Grand et de loger dans sa main une ville entière, il Fréart, auquel Félibien ne fut pas étranger, les artistes qui avaient une connaissance de l’antique et savaient rendre raison de leurs ouvrages. 15 Ibid., p. 14 sqq. 16 Ibid., p. 17 sqq. 17 Ibid., p. 28 : Félibien dénonce ceux qui prenant « pour exemple ces figures de Calot », font « dans leurs bastimens comme dans les grotesques de ce graveurs » les membres « estropiez ». 18 Ibid., p. 29 : « Cependant quoyque l’architecture ne consiste pas en vains caprices et en imaginations fantastiques, mais en solides raisonnemens et véritables démonstrations, vous voyez néanmoins comme la pluspart du monde se laisse plustost surprendre aux pensées bizarres d’un homme imaginatif qu’à la raisonnable conduite d’un homme savant ». Mens agitat molem 197 oppose la sage réponse d’Alexandre, qui salue certes la « rareté de pensée » de l’architecte, mais n’entend nullement encourager un dessein si fantasque. 19 Enfin, la perte de vue de l’idée ou du dessin initial est toujours préjudiciable. Pour ce dernier cas, Félibien prend appui, pour défendre ses vues, sur deux chantiers majeurs qui viennent d’être conduits à Paris : les défauts de l’église Saint-Louis des Jésuites de la rue Saint-Antoine sont imputés à l’abandon du dessein initial et à la regrettable mise à l’écart du frère Martellange, dont les qualités apparaissent assez dans l’autre église jésuite du faubourg Saint-Germain ; de même, comme l’esprit [François Mansart] qui a produit le Val de Grâce ne l’a pas achevé, « on voit bien la différence qu’il y a entre ce bastiment et une chapelle [la chapelle de Fresne] que le mesme architecte fit faire sur le mesme dessein il y a près de vingt ans [...] toutes les personnes intelligentes regardent ce petit modelle comme un chef d’œuvre où il n’y a rien qui s’éloigne de l’idée de l’architecte ». 20 Certes, on ne niera pas, dans cette défense de l’architecte savant et universel, la part de topoi ressassés dans la littérature théorique sur l’architecture depuis la Renaissance. On a parfois aussi entendu ces premières pages de Félibien comme une critique de Le Vau, à propos duquel on présume l’hostilité forte de Colbert. On est toutefois en droit de se demander si Félibien ne soulève pas ici, plus largement, la question de l’opportunité d’une formation différente des architectes et d’une structuration nouvelle du milieu des Bâtiments, où la mens triompherait, plutôt que le praticien ignorant. De manière évidente, l’argumentaire développé par Félibien pour l’architecture (l’opposition entre l’inventeur et le copiste, entre l’esprit et la matière, entre la raison et la routine, le rôle enfin du « dessein ») reprend toutes les idées qui ont été avancées en faveur d’une académie de peintres et de sculpteurs. L’association proposée dans le bandeau liminaire entre les arts de peinture, de sculpture et d’architecture, entre les « trois arts du dessein », pourrait ainsi prendre sens, si on l’inscrit dans l’univers de référence, de pensée et d’organisation pratique que constituait le modèle académique 21 , fondamentalement centré sur la réflexion théorique et l’enseignement du dessin : « Encore qu’ils [les architectes] n’aient pas besoin de dessiner aussi parfaitement que les peintres et les sculpteurs, il faudrait pourtant qu’ils sussent du moins la théorie de la peinture, puisque la lumière de cet art est la même qui les doit éclairer ». 22 19 Ibid., pp. 31-35 : « si j’estime la rareté d’une telle pensée, je trouve beaucoup à redire dans le choix d’un lieu si mal propre pour un tel dessein » (p. 35). 20 Ibid., p. 25. 21 Les vertus de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture et de ses fonctionnements sous protection royale sont évoquées, ibid., p. 10. 22 Ibid., p. 42. Marianne Cojannot-Le Blanc 198 À défaut d’une académie d’architecture, qui ne devait voir le jour qu’en 1671 mais où Félibien, rappelons-le, fut sitôt placé en qualité de secrétaire, à défaut d’associer des architectes à l’Académie de Peinture et de Sculpture, le Petit Conseil en vue de l’achèvement du Louvre fut créé en 1667, soit peu de temps après la parution du premier volume des Entretiens. Or, ce Petit Conseil constitue indéniablement un rouage institutionnel, qui incarne précisément l’idée de la mens agitat molem. D’une part, il consacrait la séparation entre les procédures d’invention et d’exécution, la primauté étant donnée à la première : il n’est point nécessaire d’avoir la pratique effective d’un art pour en formuler un dessein ; l’intelligence de Claude Perrault, grand amateur d’architecture et futur éditeur de Vitruve, pouvait ainsi servir au sein du Petit Conseil à l’élaboration intellectuelle du projet de l’aile orientale. D’autre part, la création du Petit Conseil était la conséquence directe de l’échec de tous, ou plutôt de chacun : constitué de trois membres, Louis Le Vau, Claude Perrault et le peintre Charles Le Brun, qui avaient pour mission de trouver une solution ensemble, celui-ci procédait de la foi en la vertu propre à l’invention collective, dont l’issue est par définition synthétique, à la différence des propositions nominales, diverses et surabondantes pour le Louvre, dont la profusion rendait le choix du surintendant presque impossible. 23 Le Petit Conseil, enfin, avec la présence d’un peintre en son sein, rassemblait, exactement à l’image du bandeau liminaire, des représentants des divers arts, qui, ensemble, devaient parvenir à mouvoir la matière. L’évocation laudative par Félibien de l’habile rhabillage par François Mansart de la façade de l’Hôtel Carnavalet 24 , précédent fameux de l’application d’un dessin neuf à un bâtiment ancien, fait ainsi figure de pivot, à l’heure où Mansart, après avoir fourni de nombreux dessins pour le Louvre en 1664-1665, peine à arrêter un parti définitif. Elle renvoie à la fois à un éminent architecte, mais aussi à l’échec de celui-ci devant l’entreprise exceptionnelle du Louvre. Dès lors, le dialogue de Félibien, où les deux amis découvrent, ébahis, l’impasse à laquelle aboutissent les gloses savantes comme ignorantes de tout un chacun, est chapeauté par un bandeau qui pourrait avoir allure de solution, d’annonce des décisions imminentes de la surintendance, qui sont déjà très évidemment dans l’air du temps. Félibien 23 Ibid., p. 3 : « C’est pourtant, luy dis-je, au milieu de toutes ces différentes pensées que se trouve engagé celuy qui a l’intendance de tous ces bastimens. Ne vous semble-t-il pas qu’un prince ou celuy qui commande sous ses ordres, doit avoir des lumières d’autant plus grandes qu’il est comme le seul juge de tant de desseins qu’on lui présente, qui ayant tous des beautez différentes, sont capables de tenir l’esprit en suspends, dans l’incertitude du choix qu’il en doit faire ». 24 Ibid., p. 13 sqq. Mens agitat molem 199 oscille encore, on l’a vu, au sein d’un même paragraphe, entre la solution individuelle et la solution collective : « c’est un ouvrage où les plus sçavans hommes d’aujourd’hui peuvent dignement travailler [...] c’est dans cette rencontre qu’un excellent architecte pourra faire paroistre sa science et son jugement ». 25 Apparaît toutefois déjà en filigrane une promotion de la mens, que l’on peut associer à une dépersonnalisation de l’invention. L’insistance du bandeau sur l’architecture est ainsi éclairée par le long texte de la promenade au Louvre et aux Tuileries, institué en « chantierécole » pour la surintendance des Bâtiments du roi, où la structure et les modes de fonctionnement de l’invention architecturale d’une part, les ouvriers-exécutants de l’autre, le discernement du surintendant enfin, sont en même temps mis à l’épreuve. Est même évoquée, de manière rhétorique, la possibilité qu’il s’agisse du chantier épreuve du règne et de sa gloire, à travers l’angoisse qu’on ne parvienne pas à l’achever, à faire suivre ce dessein grandiose de sa réalisation effective : un tel échec constituerait-il une tâche indélébile pour la gloire du roi ? 26 L’actualité de l’écriture de Félibien, ainsi, ne réside pas seulement dans le fait d’évoquer un chantier contemporain majeur pour la gloire du règne, mais dans celui d’instituer l’œuvre de la surintendance à la croisée des chemins et de l’Histoire, de poser peut-être la question de ses structures institutionnelles, d’inviter enfin le monarque à imiter Alexandre en ne cédant pas aux tentations absurdes des Dinocrate. Il n’est pas fortuit, dès lors, que la devise Mens agitat molem, surmontant une grue en tout point semblable à celle du bandeau de Félibien de 1666, ait été reprise en 1671 dans un jeton des Bâtiments du roi (fig. 2), à l’heure où la question de l’achèvement du Louvre a connu un progrès net. Il ne l’est pas davantage que le symbole de la grue qui meut la matière ait fait par la suite l’objet de diverses citations au sein de la surintendance des Bâtiments, en 1674, de nouveau sur un jeton des Bâtiments du roi, frappé à l’occasion de l’avancement du chantier du Louvre (fig. 3) et en 1677, sur la fameuse estampe de Sébastien Leclerc immortalisant la prouesse technique que constituait l’érection des deux grandes pierres constituant le fronton de l’aile orientale du Louvre (fig. 4). Dans ces deux derniers cas, la devise Mens agitat molem n’était pas présente, mais la signification latente de ces 25 Ibid., p. 13. Une même ambivalence apparaît p. 30 au sein d’un même paragraphe. 26 Ibid., pp. 4-7. « Si cet ouvrage est promptement achevé et que l’exécution en soit belle, on estimera ce prince là bienheureux d’avoir vécu dans un temps où il aura trouvé des ouvriers capables de mettre au jour ses grands desseins, et les ouvriers auront part à l’honneur de ces beaux travaux et à la bonne fortune d’un règne si glorieux. Mais quand leur science et leur art ne pourroit pas atteindre à la grandeur de leurs conceptions ny répondre entièrement à ce qu’on attendoit d’eux, croyez-vous que la gloire d’un roy en dimniuast pour cela ? Non certes » (p. 6). Marianne Cojannot-Le Blanc 200 représentations la rejoignait à coup sûr : la prouesse technique de la France de Louis XIV, qui parvenait à soulever la matière la plus rétive, indiquait la force de l’esprit et, au delà, l’efficace de l’intention politique. Si Félibien plaidait ainsi pour que la pratique de l’architecture soit dominée par la raison, il n’entendait pas limiter l’architecture ni l’architecte à la mens, trop conscient de l’importante part matérielle propre à cet art. À cet égard, le bandeau liminaire peut sans doute souligner un projet pour le monde des Bâtiments mais ne peut être totalement lu comme un emblème de l’architecte. Félibien d’ailleurs le laisse entendre, lorsqu’il s’offre le luxe de mettre à l’écart, au sein de sa conversation, un emblème possible pour l’architecture, au motif qu’il restitue trop partiellement l’exercice du métier : - Celuy, repris-je, qui pour faire l’emblesme d’un architecte a représenté la figure d’un homme qui n’a point de mains, mais qui a de bons yeux et de grandes oreilles, n’a pas à mon sens tout à fait bien exprimé sa pensée, car un sçavant architecte doit sans doute avoir des mains pour travailler et pour tracer ses desseins. Mais cet emblesme convient mieux à un prince qui fait bastir ou à un ordonnateur des bastimens, lesquels n’estant point en estat de travailler eux-mesmes n’ont besoin que de bons yeux pour juger de ce que l’on fait, et d’oreilles pour recevoir les avis et les conseils de toutes les personnes capables de donner de bons conseils. 27 Ce bref commentaire du narrateur n’invite-t-il pas à une lecture plus politique encore du bandeau liminaire ? Fig. 2 : Jeton des Bâtiments du roi, 1671, revers : Mens agitat molem (BnF, Médailles, n°. 5681) 27 Ibid., p. 30 sqq. Félibien reprend ici, mais de manière confuse, le Premier tome de l'architecture de Philibert De L’Orme, paru en 1567 (folios 281 à 283). Deux estampes fameuses, commentées dans le texte du traité, y présentent d’une part l’allégorie du mauvais architecte, sans mains, debout devant une architecture gothique, d’autre part, celle du bon architecte, doté de deux mains à chaque bras. Mens agitat molem 201 Fig. 3 : Jeton des Bâtiments du roi, 1674, revers : Nec pondus obstitit (coll. pers.) Fig. 4 : Sébastien Leclerc, Représentation des machines qui ont servi à eslever les deux grandes pierres qui / couvrent le fronton de la principale entrée du Louvre, 1677, 380 x 625 mm (BnF, Estampes, Ed 59b, fol. 97) Marianne Cojannot-Le Blanc 202 Mens agitat molem, une devise pour Colbert ? La question de l’origine de l’emblème et de la devise en tête de l’ouvrage de Félibien mérite d’être posée. Avant 1666, la devise Mens agitat molem étaitelle en usage au sein de la surintendance des Bâtiments du roi ? Fut-elle, à l’inverse, inventée ou exhumée par Félibien ? On rappellera que ce dernier s’intéressait aux médailles et a personnellement conduit un travail sur les jetons des familles françaises, qui fut achevé par son fils, Jean-François. 28 La parution du premier volume des Entretiens relevant, selon toute vraisemblance, de son initiative propre et non d’une requête de Colbert, il n’est pas certain que l’ouvrage ait bénéficié d’une devise confectionnée par la Petite Académie, aux travaux de laquelle Félibien fut assez tôt associé, même s’il n’en devint membre à part entière que sous Louvois, en 1684. 29 La perte des archives de cette institution pour ses premières années ne permet pas d’éclairer de manière positive l’origine et la paternité de la devise. Si l’on en croit toutefois le père jésuite Claude-François Ménestrier 30 , il y aurait eu un premier emploi de la devise Mens agitat molem, dans la première moitié du siècle : Le Ciel, avec ces mots de Virgile : Mens agitat molem. C’est une intelligence qui en règle les mouvemens. On fit cette devise sur le revers d’une médaille du cardinal de Richelieu, pour dire qu’il estoit l’intelligence de l’Estat en qualité de premier ministre. Elle peut s’appliquer à tous ces grands génies qui gouvernent les Estats, comme Virgile l’applique à la Providence de Dieu, qui règle toutes choses, ce qui fit croire aux Payens qu’elle estoit l’ame du monde. 31 À ma connaissance, aucune médaille pour Richelieu aujourd’hui conservée ne porte la devise mens agitat molem, et le fait est évidemment intrigant. 32 28 Jean Tricou, « Les jetons lyonnais inédits du recueil Félibien », Revue numismatique, 6 e série, t. 16, année 1974, pp. 135-141. 29 Voir le témoignage un peu amer de Charles Perrault (Mémoires de ma vie, éd. Antoine Picon, Paris, Macula, 1993, p. 235) puisque c’est sa place que Félibien occupa. 30 Voir récemment Claude-François Ménestrier : les Jésuites et le monde des images. Actes du colloque international, Gérard Sabatier (dir.), Presses universitaires de Grenoble, 2009. 31 Claude-François Ménestrier, La Philosophie des images, composée d’un ample recueil de devises, et du jugement de tous les ouvrages qui ont été faits sur cette matière, Paris, R.J.B. de la Caille, 1682, p. 126, section Le ciel et les astres en devises. On soulignera que, chez Ménestrier, la devise n’est illustrée par aucune vignette. 32 Sur les médailles pour Richelieu, voir notamment Jacques de Bie, La France métallique. Les vrais pourtraicts des rois de France et les familles illustres de France, Mens agitat molem 203 On soulignera toutefois que d’autres devises aux revers de médailles pour Richelieu ne sont pas sans parenté avec celle-ci, ainsi la Mens sidera voluit (fig. 5), évoquant une intelligence qui préside à la révolution des planètes autour du globe, sur une médaille de 1631, ou encore, la Mens immota regit sur une médaille de 1636, associée à l’image du bateau. Fig. 5 : Médaille de Richelieu, 1631 : revers Mens sidera volvit (coll. pers.) Comme le rappelle Ménestrier, il convient déjà de se souvenir que la devise Mens agitat molem est tirée du chant VI de l’Énéide (v. 727). Les trois mots Paris, 1634, vol. 3, « Médailles des cardinaux français » ; Fernand Mazerolle, Jean Varin. Conducteur de la Monnaie du Moulin, tailleur général des monnaies, contrôleur général des poinçons et effigies, Paris, 1932 ; Mark Jones, French Medals 1600-1672. A Catalogue of the French Medals in the British Museum, Londres, 1988 et Jean-Luc Desnier, « Rector orbis ou le cardinal de Richelieu sur une médaille de Jean Varin », MEFRIM, t. 106, n°2, 1994, pp. 683-697. Marianne Cojannot-Le Blanc 204 figurent à un moment crucial de l’épopée de Virgile, au sein d’un épisode lui-même décisif. Le chant VI raconte en effet la descente d’Énée aux Enfers, marquée par ses retrouvailles avec son père Anchise. Les vers 724 à 853 en constituent l’apogée, où Anchise révèle à Énée à la fois les principes qui régissent le monde et son destin à venir. Ils s’ouvrent ainsi, Anchise dévoilant « dans l’ordre, chaque secret » : Principio coelum ac terras camposque liquentes Lucentemque globum lunae Titaniaque astra Spiritus intus alit, totamque infusa per artus Mens agitat molem et magno se corpore miscet. Inde hominum pecudumque genus vitaeque volantum Et quae marmoreo fert monstra sub aequore pontus. 33 Énée, confronté à la réalité des Enfers puis aux explications et révélations de son père, est ainsi dans une position similaire à celle précédemment évoquée de l’architecte qui, de l’étude de la nature et des apparences, doit se hisser à la connaissance des causes. Dans le prolongement du sens virgilien, celui d’un principe qui règle dans la discrétion toute chose à point nommé, la formule aurait donc été mise en devise, si l’on en croit Ménestrier, pour évoquer l’action de Richelieu. Son remploi par Félibien pourrait dès lors inviter à discerner, derrière le sens littéral renvoyant à la figure idéale de l’architecte et à l’œuvre des Bâtiments du roi, une célébration métaphorique de l’action ministérielle de Colbert. À y regarder de près, Félibien l’écrit presque : - C’est, me dit Pymandre, ce qui me faisoit tantost penser quelle doit estre la science d’un architecte qui entreprend un si grand ouvrage, quelle est la force d’esprit de celuy qui doit donner le mouvement à une si haute entreprise et quelle est la grandeur d’âme du Roi, qui après avoir établi la paix en son royaume, travaille encore avec tant de soin à en augmenter la gloire. 34 Entre l’architecte - explicitement évoqué, même s’il n’est pas encore choisi et si sa science « doit être » dans un avenir proche -, et le Roi soucieux de sa gloire future, est ici esquissé le contour de celui qui n’est désigné que comme la « force d’esprit » qui « est », et doit fondamentalement « donner le 33 Virgile, Énéide, livre VI, vv. 724-729, trad. Maurice Rat, Paris, Garnier, 1932, p. 290 : « D’abord, un souffle vivifie intérieurement le ciel, la terre, les plaines liquides, le globe lumineux de la lune et l’astre titanique, et l’esprit, répandu par les membres du monde, en meut la masse entière, et se mêle avec ce grand corps. C’est de lui que naissent la race des hommes, et celle des bêtes, et la gent des oiseaux, et les monstres qui portent la mer sous la surface de marbre ». 34 André Félibien, Entretiens ..., op. cit à la n. 4, première partie, 1666, pp. 3-4. Mens agitat molem 205 mouvement » à l’entreprise, autrement dit le surintendant des Bâtiments. Dans la structure ternaire de la phrase, dans les qualités respectives de l’architecte, du surintendant et du roi, c’est à Colbert que revient indubitablement ici la Mens agitat molem. La devise, au demeurant, figure dans la première partie des Entretiens précisément en tête de l’épître dédicatoire à Colbert. Un regard naïf pourrait avoir le sentiment, y note en outre Félibien, que tout se fait « par enchantement » dans le monde des maisons royales, mais c’est bien l’intelligence de Colbert qui règle tout, connaît tout, s’enquiert de tout, pourvoit à tout : Combien toutes les maisons royales ont-elles changé de face depuis que vous en avez la direction, et combien ces beaux lieux sont-ils ornez d’ouvrages magnifiques et convenables à la dignité du prince qui les habite ? Il y a eu des temps où l’on ne connoissoit ces maisons que par leurs ruines et par le mauvais estat où elles estoient. Mais aujourd’huy nous voyons le soin que vous prenez à les rétablir, et nous considérons avec une joye meslée d’admiration comme de toutes parts les excellens hommes contribuent à l’embellissement de ces superbes édifices. Voyoit-on avant vous des surintendans des Bastimens se donner la peine d’examiner jusques aux moindres desseins de tous les ouvrages qu’on fait pour le roy ? Prenoient-ils comme vous une entière connoissance des plus petites choses ? Vous ne dédaignez pas de vous trouver mesme souvent parmy les ouvriers. Vous ordonnez de leurs travaux. Vous leur communiquez vos lumières et par vostre vigilance et vostre activité, vous leur servez d’exemple à travailler avec plus de zèle et de diligence pour la satisfaction du roy. Aussi quand on pense à toutes les belles choses qui ont esté faites depuis que vous en avez la conduite, on croiroit presque que tout cela se fait par enchantement, puisque nous voyons tout d’un coup des maisons basties et ornées, des parcs accomplis, et des jardins que la nature regarde comme des productions où elle croit n’avoir point de part. 35 La mens agitat molem en tête de l’épître à Colbert pourrait dès lors signifier, à l’heure où il n’est plus de principal ministre par la volonté du roi, que l’intelligence et l’activité de Colbert ne relèvent pas moins d’une telle qualité. L’association entre Colbert et la figure de la Mens s’immisce peutêtre dans une autre petite pièce gravée de la première partie des Entretiens, placée en position stratégique : la lettre grise C débutant la première phrase de la première page de l’entretien, après l’épître et la préface, est ornée d’un trépied appollinien, dominé par un long serpent qui s’y enroule. L’association du motif appollinien divinatoire et du serpent des armes de Colbert, 35 André Félibien, Entretiens..., op. cit à la n. 4, première partie, 1666, épistre à Colbert, non paginée. Marianne Cojannot-Le Blanc 206 les deux étant certes très présents dans l’art ornemental contemporain, reprennent la thématique de la mens, qui inspire providentiellement. La mens agitat molem comme métaphore de l’action royale L’analyse du bandeau liminaire ne peut toutefois s’arrêter à Colbert. Dans la célébration de l’action du surintendant, on aura sans doute noté que le roi est systématiquement associé (« Ne vous semble-t-il pas qu’un prince ou celuy qui commande sous ses ordres doit avoir des lumières » ; « cet emblesme convient mieux à un prince qui fait bastir ou à un ordonnateur des bastimens »). L’action du roi et celle du ministre sont donc comparées, mais dans une certaine mesure seulement. L’excursus que constitue la longue anecdote sur les fantaisies de Dinocrate est, comme toutes les digressions des Entretiens, essentiel et contribue à faire du souverain l’instance suprêmement raisonnable des décisions en matières artistiques. Certes, à l’heure où les ambitions du roi pour Versailles, au site plutôt hostile, et celles de Colbert pour le Louvre peuvent paraître divergentes, l’histoire de Dinocrate et d’Alexandre peut sembler un contrepoint, par lequel Félibien attribue la voix de la sagesse à Colbert plutôt qu’à Louis XIV. En principe néanmoins, l’action du ministre répercute comme par écho l’intention première du monarque : le roi, écrit Félibien de manière remarquable dans le premier entretien « est le premier mobile qui donne le mouvement à toutes choses, il ne choisit que des personnes capables et intelligentes pour exécuter ses volontez, de manière qu’il void avec plaisir des hommes vigilans, des ministres incomparables qui ramassent pour ainsi dire toutes ses lumières pour s’en éclairer eux-mesmes ». 36 Avec l’idée du roi-« mobile » (du latin mobilis - qui se meut -, mais au sens ancien d’impulsion, de motif, de ce qui incite à agir), la mens agitat molem est cette fois sollicitée pour signifier l’action royale. En 1663, Félibien appliquait déjà au monarque la notion de « première cause » des effets observés dans les arts, lorsqu’il célébrait les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre (Versailles, musée du château) peintes par Charles Le Brun : V.M. accomplit tant et de si grandes choses à la fois qu’elle n’a pas le temps de se réfléchir sur tout ce qu’Elle fait : car c’est V.M., Sire, qui est la première cause de tout ce que l’on voit aujourd’hui d’illustre et de grand ; et ce rare ouvrage que son excellent auteur vient d’achever est moins une 36 Ibid., p. 7 sqq. Mens agitat molem 207 production de son art et de sa science qu’un effet des belles idées qu’il a receues de VM, quand elle luy a commandé de travailler pour Elle. 37 La notion de mens accompagne de nouveau, comme pour l’aile orientale du Louvre, une forme de dépersonnalisation de l’invention artistique, où Le Brun n’est plus pleinement l’auteur de son œuvre et où le roi est démiurge, plutôt que l’artiste. Félibien parvient ici à modeler, au gré de ses préoccupations propres, l’idée, qui est alors un poncif de la littérature encomiastique, d’une intelligence supérieure qui décide. L’ouverture de la guerre de Hollande semble avoir à son tour encouragé l’essor de cette notion de principe premier pour décrire l’action royale. Le 12 janvier 1673, Esprit Fléchier brosse ainsi dans son discours à l’Académie française, le portrait d’un roi « pourvoyant à tout sans interrompre son repos, réglant les mouvements dans toute l’Europe sans se mouvoir, agissant sans relâche, et toutefois sans empressement. 38 » La devise Mens agitat molem, en tant que telle, est toutefois remarquablement absente des principaux recueils de devises pour le roi, encyclopédiques ou normatifs, ceux de Ménestrier et ceux, antérieurs, du Père Lemoyne. 39 C’est en réalité l’idée, et non la devise, qui est utilisée pour Louis XIV ; explicitée dans les textes discursifs, cette idée n’est incarnée, pour signifier le roi, ni dans les mots d’une devise, ni dans une image. Un tel constat permet, me semble-t-il, de mettre en perspective l’image du roi véhiculée ultérieurement dans la Grande Galerie de Versailles, où l’idée de la Mens agitat molem me paraît éclairer le programme, étant à la fois un fil directeur susceptible d’en articuler les volets et le principe essentiel et caché 40 , sans lequel les volets ne se donnent que comme épars. L’iconographie de celle-ci fut élaborée par les soins de la Petite Académie, à laquelle Félibien fut, on s’en souvient, régulièrement associé, lui qui dès 1663, avait remarquablement saisi et exprimé la difficulté inhérente à la représentation d’un monarque qui entendait incarner la royauté en son corps même. 41 La galerie restitue ainsi le portrait d’un roi, dont l’intelligence meut le monde et qui, 37 André Félibien, Les Reines de Perse, Paris, 1663, rééd. dans Recueil de descriptions de peintures et d’autres ouvrages faits pour le Roy, à Paris, Sébastien Cramoisy, 1689, pp. 28-67, p. 28 sqq. 38 Cité par Nicole Ferrier-Caverivière, L’image de Louis XIV dans la littérature française de 1660 à 1715, Paris, 1981, p. 103. 39 Claude-François Ménestrier, La Science ou l’art des devises dressez sur de nouvelles règles avec six cents devises sur la vie du roi et quatre cents devises sacrées, Paris, J. B. De la Caille, 1686 ; id., La philosophie des images, Paris, 1682 ; Pierre Lemoyne, De l’art des devises, Paris, 1666. 40 Voir l’ouvrage essentiel de Louis Marin, Le portrait du roi, Paris, Minuit, 1981. 41 André Félibien, Le portrait du roi, Paris, Le Petit, 1663. Marianne Cojannot-Le Blanc 208 de son index et de ses seules intentions, bouleverse l’ordre européen. 42 L’idée est explicite dans quelques scènes fameuses, notamment dans Louis XIV donnant l’ordre d’attaquer les quatre places fortes en même temps, où les généraux reçoivent des ordres qui ont valeur performative, en raison du discernement absolu qui définit l’intention royale : à l’instant où le roi pense et énonce l’attaque, l’attaque est gagnée. Elle est toutefois aussi exprimée d’une manière beaucoup plus complexe, à travers la richesse et l’hétérogénéité de l’iconographie, qui, des grandes scènes peintes au naturel aux petites scènes ovales, en passant par les camaïeux octogones, évoque aussi bien la guerre de Hollande que les principaux faits du règne (actions réformatrices, actes de préséances). 43 On a souligné à quel point la Grande Galerie, sous couvert de présenter l’histoire du règne, transcende à dessein la narration ordinaire et de la temporalité propres aux événements relatés, la chronologie du règne y étant notamment déployée sans ordre strict. 44 Elle se donne ainsi comme un territoire plutôt qu’une histoire. La lecture et l’interprétation de cette carte procèdent, non d’un itinéraire linéaire, qui conduirait du salon de la guerre au salon de la paix, pas même constitué de savants allers-et-retours, mais d’une organisation fondamentalement radiale, à partir d’un principe, posé au centre de la galerie, celui du Roi qui gouverne par lui-même. Or, cette scène centrale est significativement flanquée des quatre pierres angulaires que sont, dans la construction historiographique du règne, les réformes de la justice et des finances, le rétablissement de la navigation et la protection accordée aux académies artistiques. Par leur position dans la galerie, ces quatre scènes sont les effets apparents de l’intelligence royale. La richesse et l’hétérogénéité apparente de l’iconographie de la Grande Galerie se résolvent sans doute, si l’on se place dans la perspective de la Mens agitat molem, de cette intelligence supérieure, en partie cachée, mais qui pourvoit à tout en bonne heure, et régit, dans les moindres détails, l’ordre du monde, dans ses principes comme dans ses mouvements apparents. 42 Christophe Pincemaille (« La guerre de Hollande dans le programme iconographique de la Grande Galerie de Versailles », Histoire, économie et société, 1985, 3, pp. 313-334) note justement : « La personne royale représente l’élément moteur de l’ensemble pictural et réalise le lien entre les différentes parties du programme » (p. 318). 43 Voir les analyses majeures de Gérard Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, PU, 1990, pp. 243-431. 44 Thomas Kirchner, Le Héros épique. Peinture d’histoire et politique artistique dans la France du XVII e siècle, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2008 (1 ère éd. 2001), pp. 366-372. Mens agitat molem 209 Il est ainsi possible de retracer les itinéraires croisés d’un emblème et d’une devise tirée de Virgile dans la France de Louis XIV. La devise a pu renvoyer sous Louis XIII, de manière figurée, à l’action politique du principal ministre Richelieu. Placée en 1666 en tête des Entretiens de Félibien et alors réunie au corps de la grue levant une pierre, elle semblait a priori renvoyer assez simplement à l’action de la surintendance des Bâtiments du roi. L’existence de ce sens littéral est en fait le support à des usages figurés de la Mens, pour signifier, en tout domaine, le triomphe de l’intelligence, à laquelle participe aussi, faut-il le souligner, Félibien qui, de sa plume, donne vie et sens à l’œuvre de la surintendance. Mens agitat molem est ainsi à la fois le symbole du chantier du Louvre et celui de l’intelligence de la France « moderne » de Louis XIV. Elle est une figure aussi bien de l’architecte, du bon fonctionnement de la surintendance, de Colbert que du roi, et encore, de leur réunion dans un projet politique et artistique commun, selon des usages tantôt littéral, tantôt figuré, à des niveaux plus ou moins explicités, selon le jeu qu’autorisent l’association d’un emblème et d’une devise et les destinées diverses et autonomes d’un corps sciemment dépourvu de sa devise (l’image de la grue) ou d’une devise sans corps. Plus que jamais, les avatars de la Mens agitat molem, corps et âme, dans les années 1660 et 1670, illustrent les fluctuations de la composition des arts visuels et littéraires dans la France du Grand Siècle et leur articulation complexe avec les enjeux politiques. Ce qui compte, ce n’est pas que le roi soit pensé comme principe, ce qui est parfaitement banal, mais qu’on joue de la superposition de sens divers, à des niveaux de visibilité et d’explicitation divers. La valeur polysémique du bandeau en tête des Entretiens de Félibien fait figure de symptôme des rapports de parallélisme, de rivalité et d’appropriation entre les arts littéraires et les arts figurés au service du roi, qui se cristallisent autour de l’image du roi, de sa mise en discours et de leur difficulté. Le principe de cause première dans l’imaginaire politique peut être figuré par une grue et la devise qui l’accompagne à l’adresse de Colbert, très concrètement surintendant des Bâtiments, mais lorsqu’ils désignent le roi, emblème et devise disparaissent tous deux. La visibilité de la notion de la Mens, donnée par l’art de l’emblème, est alors abandonnée, tout à la fois présente et dissimulée dans le programme iconographique de la Grande Galerie de Versailles, dont la Mens agitat molem pourrait malgré tout constituer une parfaite devise. Marianne Cojannot-Le Blanc 210 Illustrations Fig. 1 : Bandeau en tête des Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes d'André Félibien (5 parties (1666-1688), première partie, Paris, 1666, épître, p. 1) (coll. pers.). Fig. 2 : Jeton des Bâtiments du roi, 1671, revers : Mens agitat molem (BnF, Médailles, n°. 5681). Fig. 3 : Jeton des Bâtiments du roi, 1674, revers : Nec pondus obstitit (coll. pers.). Fig. 4 : Sébastien Leclerc, Représentation des machines qui ont servi à eslever les deux grandes pierres qui / couvrent le fronton de la principale entrée du Louvre, 1677, 380 x 625 mm (BnF, Estampes, Ed 59b, fol. 97). Fig. 5 : Médaille de Richelieu, 1631 : revers Mens sidera volvit (coll. pers.).
