eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 41/81

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2014
4181

Expérimentations queer. Pistes pour un nouveau XVIIe siècle?

121
2014
Guillaume Peureux
pfscl41810237
PFSCL XLI, 81 (2014) Expérimentations queer. Pistes pour un nouveau XVII e siècle ? G UILLAUME P EUREUX (U NIVERSITE DE P ARIS 10 - N ANTERRE (CSLF)) Les quatre textes réunis ci-après sont des propositions de réponses à une interrogation formulée en français et en anglais, sous des formes non strictement équivalentes, à l’occasion de deux sessions du colloque annuel de la SE17 organisé à Wellesley College par Hélène Bilis en 2011 : « Y a-t-il un XVII e siècle queer ? / Queering Seventeenth-Century France ? » Si l’on veut penser que ces questions ont un réel intérêt heuristique pour qui s’intéresse à l’histoire de la littérature française du XVII e siècle, il convient de les traiter avec précaution et avec un souci constant de contextualisation. Il faut en effet prendre en considération certaines difficultés liées à l’usage dans le discours critique sur la littérature française du XVII e siècle de concepts et de questionnements qui lui sont triplement exogènes : 1) ils sont issus du monde intellectuel anglo-saxon 1 : le passage au français et à la culture française ne va peut-être pas de soi (outre la question de la traduction impossible du terme queer) ; 2) leur apparition les destinait à des applications dans le monde social et non aux constructions imaginaires sur lesquelles travaillent les critiques littéraires 2 ; 3) ils sont attachés à des 1 Il serait impossible d’essayer de citer tous les travaux fondateurs de cette veine critique, mais mentionnons pourtant Judith Butler, Bodies that Matter : On the Discursive Limits of « Sex », New York et Londres, Routledge, 1993 ainsi que Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity. Thinking Gender, New York et Londres, Routledge, 1990 (trad. : Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, « Poche », 2005 ; et Michael Warner, Fear of a Queer Planet. Queer Politics and Social Theory, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994. 2 Sur les deux premiers points, voir Alan Sinfield, Cultural Politics - Queer reading [1994], 2 e éd., New-York et Londres, Routledge, 2005, pp. VII - VXI . Voir aussi les propositions méthodologiques synthétisées par G. Ferguson dans « Pour un passé queer : lire l’homosexualité aux débuts des temps modernes », Queer. Écritures de la Guillaume Peureux 238 mouvements intellectuels et idéologiques contemporains : quelle est leur pertinence quand il s’agit de textes vieux de presque quatre siècles et qui sont plus ou moins appréhendés comme des archives 3 ? Plus largement, en amont de ces questionnements, il convient aussi de se demander comment les écrits que nous classons comme « littéraires » expriment ou représentent le monde dans lequel ils ont été produits. Les difficultés posées par ces remarques ne sauraient être résolues dans l’espace consacré à cette introduction. La légitimité des interrogations initiales dépend cependant de quelques rappels concernant les enjeux propres aux théorisations queer. La notion de queer, à peu près intraduisible en français, renvoie à ce qui est étrange, à ce qui dérange (de manière éventuellement critique et contestataire), la dimension sexuelle à laquelle on tend à la restreindre parfois étant une spécialisation du champ d’application du terme. « Queer, propose François Cusset, est plus généralement cet art même du déplacement, […] l’art d’être où rien ne vous attend. 4 » Queer est le nom d’un mode de problématisation. Mobiliser cette notion dans des recherches littéraires, c’est faire un geste intellectuel, celui d’un déplacement critique, et, éventuellement, d’un ajustement de son optique, en l’occurrence sur le XVII e siècle. Il s’agit moins de déconstruire (on sait déjà que le « grand siècle » est pour partie une invention 5 ) que d’adopter une perspective à la fois historiographique et, pour ainsi dire, anamorphique : en changeant de perspective, on espère donner du sens à ce qui n’en a pas ou n’a pas pu être envisagé jusqu’à présent. On envisage que les formes d’expression artistiques et en particulier les œuvres que nous regardons comme littéraires sont des modes de communication qui appartiennent à, et dépendent entièrement d’un moment et d’un lieu, d’un monde sur lequel ils portent un discours. Ce discours peut exprimer ou promouvoir des possibilités offertes aux humains ; il peut aussi, au contraire, maintenir ou renforcer des relations de pouvoir (dans toute parcelle du monde social). Autrement dit, ce discours donne des difference ? 1. Autres temps, autre lieux, dir. P. Zoberman, Paris, L’Harmattan, « Identités, genres, sexualités », 2008, pp. 117-132. 3 Voir G. Ferguson, Queer (Re)Readings in the French Renaissance : Homosexuality, Gender, Culture, Adershot et Burlington, Ashgate, 2008 ; et Queer. Écritures de la difference…, op. cit. Pour une synthèse critique des imports de concepts et catégories exogènes dans la critique littéraire, voir Joe Moran, Interdisciplinarity. The New Critical Idiom, New York et Londres, Routledge, 2010. 4 Queer critics. La littérature française déshabillée par ses homo-lecteurs, Paris, PUF, « Perspectives critiques », 2002, p. 15. 5 Orchestrée dès le XVII e siècle et prolongée ensuite. Voir Stéphane Zékian, L’Invention des classiques. Le « siècle de Louis XIV » existe-t-il ? , Paris, CNRS éditions, 2012. Expérimentations queer 239 opportunités d’émancipation ou bien, au contraire, prévient le déploiement de pensées nouvelles, de nouveaux modes de compréhension du monde et de modes alternatifs d’existence. Il y a bien matière à faire une approche queer des textes français du XVII e siècle. Mais il faut prendre en considération que si, par exemple, comme on le sait bien, envisager une « homosexualité » masculine ou féminine, voire des communautés gay à cette époque, ou avant comme le fait John Boswell 6 , serait un anachronisme fondé sur des catégorisations médicales remontant du XIX e siècle décrites par Michel Foucault 7 , il convient aussi de se prévenir contre d’autres effets de simplification qui consisteraient notamment à imaginer l’Ancien Régime comme la translation, avec quelques ajustements, de notre société, de nos modes de vie et de nos modes de construction des identités dans ce passé lointain 8 : il existait des pratiques homo-érotiques parfaitement tolérées dans cette société pourtant hétéronormative ; ces pratiques trouvaient des justifications sociales, culturelles, qui variaient selon l’âge ou la position sociale des individus. L’organisation des sexes était différente de la nôtre ; et l’on ne peut pas supposer les mêmes effets de silence que dans nos sociétés modernes tels que les a étudiés Michael Lucey 9 . Ce sont autant de phénomènes au sujet desquels on sait finalement peu mais qui signalent un queer latent, à nos yeux de modernes et sans doute à ceux des hommes du passé (selon leurs appar- 6 Christianity, Social Tolerance, and Homosexuality. Gay People in Western Europe from the Beginning of the Christian Era to the Fourteenth Century, Chicago, University of Chicago Press, 1980 (trad. : Christianisme, tolérance sociale et homosexualité. Les homosexuels en Europe occidentale des débuts de l’ère chrétienne au XIV e siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1985) et Same-Sex Unions in Pre-Modern Europe , Oxford et New York, Villard Books, 1994 (trad. : Les Unions du même sexe. De l’Europe antique au Moyen Âge, Paris, Fayard, « Nouvelles études historiques », 1996). 7 Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1976. 8 Sur ces difficultés à saisir dans le passé ce qui constitue pour nous des identités sexuelles, voir en particulier Eve Kosofsky Sedwick, Between Men : English Literature and Male Homosocial Desire, New York, Columbia University Press, 1985 ; David Halperin, How to do a History of Homosexuality, Chicago, University of Chicago Press, 2002. Dans une autre perspective, voir Jean-Louis Flandrin, « Mariage tardif et vie sexuelle. Discussions et hypothèses de recherche », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 1972, pp. 1351-1378 repris dans : Le Sexe et l’Occident. Évolution des attitudes et des comportements, Paris, Seuil, « Points Histoire », 1981, pp. 251-278. 9 Never say I, Sexuality and the First Person in Colette, Gide and Proust, Durham, Duke University Press, 2006. Guillaume Peureux 240 tenances sociales, leur âge, leur genre, etc.) sans que l’on puisse pourtant fixer avec netteté les contours de ce qui leur était étrange. Avec son étude de l’homo-érotisme dévot dans la poésie lyrique, « qui échappe au domaine de la sexualité » mais se fonde sur la lyrique pétrarquiste, J. Gœury démontre que la poésie du Christ en croix repose sur une équivocité dont ont parfaitement conscience les poètes. Ils choisissent de mobiliser des énonciatrices féminines quand il s’agit de dire l’acmé de la méditation et de s’adresser au Christ lui-même ; il leur arrive de se présenter en « épouse du Christ », mais aussi de représenter le martyr de ce dernier avec les marqueurs stylistiques de la représentation pétrarquiste de la femme aimée et désirée. Les nécessités de l’écriture lyrique (le poids de la tradition pétrarquiste), les particularités du discours dévot (l’amour pour le Christ) et les solutions stylistiques (dédoublement ou clivage de l’instance énonciative) dévoilent une scène dévote étonnamment queer. J. Leclerc étudie la veine burlesque comme un fait queer : « le burlesque, écrit-il, s’exprime à partir d’une position marginale, frondeuse et effrontée, se permettant de remettre en question les représentations hétéro-normatives qui fondent l’édifice d’un ordre social apparent ». Fort de ces observations, il peut montrer que l’écriture burlesque, faite de parodies et de travestissements, est porteuse de ce qu’il nomme « une acceptation, une volonté d’interagir du moins avec l’idée, et peut-être avec les mœurs contemporaines », mais aussi le vecteur de pratiques homo-érotiques masculines dont la présence résonne à travers trois objets d’analyse : les figures androgynes et les mignons antiques, les attaques homophobes satiriques et l’obsession pour la sodomie. A. Calefas-Strebelle étudie les formes prises par la fascination exercée par « les Turcs » au XVII e sur les Français. Des textes comme L’Histoire du Sérail (1624) de Michel Baudier élaborent leurs figures de doubles déformés et ambivalents de la noblesse française. Les pratiques homo-érotiques, masculines et féminines, qui seraient omniprésentes au sérail, expliquent aux yeux de Baudier la décadence de la société turque. En écho au procès de Théophile de Viau, le passage par le sérail permet de formuler une menace et un avertissement : plus qu’une fiction turque, propose Calefas-Strebelle, c’est une représentation des élites aristocratiques qui est ainsi donnée - d’un point de vue clairement hétéronormatif. C. Trinquet du Lys perçoit à l’autre extrémité du siècle, chez des auteures, un intérêt prononcé pour les femmes-soldats et les implications sociales ou politiques de leur apparition dans le monde du conte. Des réécritures de Straparole par L’Héritier, D’Aulnoy et Murat traitent ce motif sous des angles divers et tendent, notamment en raison de l’effet de masse produit par ces trois reprises, à suggérer sa puissance de remise en cause du Expérimentations queer 241 patriarcat et de représentations hétéronormatives (et plus généralement politiques). Mais, de manière plus subversive encore, ces appropriations par des femmes signalent un geste féminin de contestation du modèle littéraire masculin. Ces quatre études montrent que la diversité des pratiques sexuelles, des identités et des genres est une problématique qui concerne les écrivains tout au long du siècle, sous des formes variées et en fonction de questionnements différents qui relèvent fondamentalement des perspectives queer : la recherche assumée d’une énonciation dévote et amoureuse, l’obsession burlesque (manifestation décalée d’une réalité non consensuelle), la crainte des effets socio-politiques du désir homo-érotique et la contestation de la domination masculine sont autant de perspectives queer - non seulement à nos yeux, mais sans doute aussi à ceux des lecteurs du temps : les différents exemples donnés par J. Gœury signalent l’aisance avec laquelle on pouvait alors aborder ce type de problématique, en même temps qu’il fallait mettre à distance toute sexualisation des poèmes ; les textes burlesques travaillés par J. Leclerc disent à la fois la réalité, complexe, des pratiques homoérotiques masculines, en même temps que les réticences morales qu’elles pouvaient susciter ; de même, les turpitudes turques supposées analysées par A. Calefas-Strebelle servaient de détour exotique à l’expression d’une inquiétude hétéronormative ; et les contes féminins qu’étudie C. Trinquet du Lys signalaient l’existence d’une conscience féminine d’opposition à la domination masculine en équivoquant les genres et leurs représentations. En d’autres termes, tous ces textes parfaitement orthodoxes, acceptés et pour ainsi dire appartenant à des courants dominants, contiennent de manière tout à fait explicite des éléments queer. Ceux-ci, me semble-t-il, nous apprennent autant sur la justesse historienne cette théorie que sur les fonctions attribuées alors à la littérature, c’est-à-dire de donner forme à des énoncés qui n’en trouvaient pas par ailleurs.