eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 41/81

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2014
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La relation dévote, une realtion queer? Le cas des Théorèmes de Jean de La Ceppède

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2014
Julien Gœury
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PFSCL XLI, 81 (2014) La relation dévote, une relation queer ? Le cas des Théorèmes de Jean de La Ceppède J ULIEN G ŒURY (U NIVERSITE DE N ANTES ) La relation dévote, telle que la poésie lyrique l’a mise en scène au XVII e siècle, offre un terrain d’étude encore trop peu exploité en matière de représentations sexuées et/ ou genrées. Et dire qu’il y a là un « matériau queer » ne surprendra que ceux (ou celles) qui excluent par principe d’appliquer de telles grilles de lecture aux œuvres littéraires de l’époque moderne. En privilégiant la figure du Christ en croix, cette poésie a par exemple fait de la représentation d’un corps masculin dénudé une de ses principales topiques. Et quand elle est portée par une voix mâle, ce qui est presque toujours le cas, cette poésie, fortement érotisée, possède alors une dimension homo-érotique évidente. Cela n’a d’ailleurs pas échappé à certaines études portant sur les poètes métaphysiques anglais, comme Herbert Crashaw, Georges Herbert et John Donne 1 . Or de très nombreux poètes français mettent aussi en œuvre cet homo-érotisme dévot 2 quand ils figurent la rencontre entre ces deux corps masculins perméables : celui du sujet dévot et celui du Christ, avec leurs orifices (bouches, yeux, blessures réelles ou métaphoriques) et les liquides corporels (le sang, les biles [fiel ou phlegme], la sueur et les larmes) qu’ils sécrètent et qu’ils échangent, selon des modalités très variées, en cherchant à se pénétrer réciproquement. Une 1 Déjà relevé par E. Kosofsky Sedgwick dans son livre fondateur (Epistémologie du placard, Paris, Éd. Amsterdam, 2008 [1990]), cet aspect a été étudié de près par R. Rambuss dans son article « Pleasure and devotion : The Body of Jesus Christ and Seventeenth-Century Religious Lyric », Queering the Renaissance, J. Goldberg ed., Durham and London, Duke University Press, 1994, pp. 253-279. 2 Il suffit de faire un sondage dans les anthologies établies par J. Bastaire (La Passion du Christ selon les poètes baroques français, Paris, Orphée-La Différence, 1993) ou encore par T. Cave et M. Jeanneret (La muse sacrée. Anthologie de la poésie spirituelle française (1570-1630), Paris, J. Corti, 2007 [1972]) pour en avoir une illustration probante. Julien Gœury 244 telle érotisation de la relation dévote, qui échappe au domaine de la sexualité, ne doit pas prétendre pouvoir sonder les cœurs et les reins des poètes (tous des hommes) dont les désirs secrets seraient ici mis au jour. A côté d’une muse lascive radicalement hétéro-normée, la muse sacrée offre bien autre chose qu’un homo-érotisme paradoxal, dont l’évidence serait alors la force profondément subversive, les censeurs n’ayant pas la puissance d’analyse du chevalier Dupin. D’autres phénomènes textuels, plus labiles et plus instables, peut-être moins voyants, mais tout aussi significatifs, méritent en effet d’être pris en considération. On peut apprécier la façon dont beaucoup de ces poètes assument, ou bien au contraire cherchent à refouler, certaines caractéristiques de la relation dévote ainsi figurée, en observant la façon dont ils réinterprètent les codes pétrarquistes dont ils sont tous largement tributaires ; des codes assez impératifs en matière de genre et de sexualité 3 , et dont on sait qu’ils ont joué un rôle décisif dans le travail de conversion de la muse profane en muse sacrée après le concile de Trente 4 . Les Théorèmes de La Ceppède 5 , qui composent une vaste méditation en vers des cycles de la Passion et de la Glorification du Nouveau Testament, constituent à cet égard un terrain d’expérimentation d’une richesse remarquable. Ce double recueil de sonnets offre en effet une des réalisations les plus achevées dans le domaine français de cette entreprise de conversion, ou de reconversion chrétienne, du canzoniere pétrarquiste 6 . On a d’ailleurs parlé à son égard de 3 Voir à ce sujet les analyses très stimulantes de C. Freccero sur le pétrarquisme (Queer / Early / Modern, Durham & London, Duke University Press, 2006, p. 21 sq.). 4 Voir T. Cave, Devotional Poetry in France, Cambridge University Press, 1969. 5 Les Theoremes de M. M. J. de La Ceppede (...) sur le Sacré Mistere de nostre Redemption, Divisez en trois Livres, Avec quelques pseaumes, et autres meslanges spirituels, Toulouse, J. et R. Colomiez, 1613 ; La Seconde Partie des Theoremes de M. J. de La Ceppede (...) sur les mysteres de la descente de Jesus-Christ aux Enfers, de sa Resurrection, de ses apparitions après icelle, de son Ascension, et de la Mission du S. Esprit en forme visible, divisée en quatre Livres, Toulouse, R. Colomiez, 1622. Le double recueil des Théorèmes sera cité au cours de cette étude dans l’édition établie par J. Plantié (Les Théorèmes sur le Sacré Mystère de notre Rédemption, Paris, H. Champion, 1996). 6 D’abord relevée par Jean Rousset, à qui l’on doit la redécouverte du poète aixois (« Jean de La Ceppède et la chaîne des sonnets », L’intérieur et l’extérieur, Paris, J. Corti, 1968, pp. 13-43 ; « Les recueils de sonnets sont-ils composés ? », The French Renaissance and its Heritage, Essays Presented to Alan Boase, London, Methuen & Co ltd., 1968, pp. 203-215), cette composante pétrarquiste du recueil a été prise en considération aussi bien par L. K. Davidson (Poésie et méditation chez Jean de La Ceppède, Genève, Droz, 1969, p. 185 sq.) que par P. A. Chilton (The Poetry of Jean La relation dévote, une relation queer ? Le cas de Jean de La Ceppède 245 pétrarquisme pieux, même s’il ne s’agit pas seulement pour le poète de remplacer une femme (Laure) par un homme (Jésus Christ), en substituant une théophanie à l’autre. Le poète aixois conçoit en réalité une permutation plus complexe des rôles du canzoniere, en faisant du poète méditant (le sujet lyrique) un avatar de cette femme aimée de façon inconditionnelle, qui prend la parole afin de chanter cet amant (Jésus Christ) qui est mort pour elle. Il s’agit d’étudier ici, à partir de l’exemple de La Ceppède, certains effets de ce pétrarquisme pieux, toujours fortement polarisé entre un Je masculin et un Tu féminin, sur les modalités lyriques du poème, quand elles sont en charge de la relation dévote. Au-delà du travail de récupération des grands patrons rhétoriques du pétrarquisme profane, c’est la question des normes genrées du discours amoureux qui se pose ici de façon insistante 7 . Métamorphoses du sujet lyrique Ce n’est pas qu’un homme ne puisse légitimement chanter son amour pour un autre homme, quand il s’agit du Christ. Mais lorsque le modèle lyrique pétrarquiste, qui est pour sa part très normatif, entre en jeu, ne serait-ce que grammaticalement, le chant tend à conserver à tout prix sa dimension hétéro-sexuée. On le repère alors au fait que le Tu masculin (le Christ) tend à réclamer par feedback un Je féminin ou féminisé, ce qui conduit à toutes sortes de manipulations rhétoriques de la part d’un sujet méditant lui-même donné comme masculin, parce que conçu sur le modèle du poète-amant identifié à l’auteur, selon les règles de l’autofiction pétrarquiste. On peut à cet égard repérer des phénomènes de transfert (d’un sujet à l’autre) ou bien de clivage (du sujet unique), qui sont révélateurs de la façon dont La Ceppède négocie, non sans ambiguïtés, ce respect dû à la norme 8 . de La Ceppède. A Study in Text and Context, Oxford, Oxford University Press, 1977). Il appartient cependant à R. Mélançon d’avoir mis au jour les normes de ce jeu de rôle (voir « Le pétrarquisme pieux : la conversion de la poésie amoureuse chez Jean de La Ceppède », Renaissance and Reformation, février 1987, pp. 135-147) sans pour autant en tirer toutes les conséquences en matière de postures genrées. 7 C’est un aspect que nous avons déjà eu l’occasion d’aborder - de façon très allusive - dans un travail consacré à l’œuvre du poète aixois (L’autopsie et le Théorème. Poétique des Théorèmes (1613-1622) de Jean de La Ceppède, Paris, H. Champion, 2001, pp. 111-139). C’est à un travail de réinterprétation de ce phénomène qu’on entend se livrer ici. 8 On s’inscrit en cela dans la démarche de C. Freccero dont les essais de définition de la notion de queer sont particulièrement stimulants : « meanwhile, queer can also be a grammatical perversion, a misplaced pronoun, the wrong proper name ; Julien Gœury 246 - Transferts Lorsque le discours dévot atteint son plus haut point d’intensité au cours de la méditation, le poète délègue ainsi presque systématiquement à des figures féminines de l’Evangile le rôle de haut-parleur lyrique. La Vierge Marie, Marie-Madeleine ou Marie de Magdala, les deux ou les trois Maries du cortège des myrrhophores en offrent les plus fameux exemples dans les Théorèmes. Ces épouses du Christ prennent en effet la parole pour s’adresser à lui. Il y a bien délégation de parole, au sens où une voix, identifiée comme féminine, parce que le Je prend comme référent un personnage féminin de l’Evangile, s’adresse directement au Christ. C’est là une façon évidente de rétablir la transitivité du code pétrarquiste, en profitant de ses ressources en matière de discours amoureux. Qu’il s’agisse de faire parler la mère du Christ : Tandis, Mère affligée, où es-tu ? Que fais-tu ? Vois-tu point ton cher Fils en ce triste équipage ? Tu le vois, et ton cœur de ses coups rebattu Fait ores à ta bouche éclore ce langage : « Le Sceptre d’Israël est ton juste héritage. Pour Israël ta Dextre a cent fois combattu, Cent fois ses ennemis à ses pieds abattu : Et pour tout cet ingrat d’une croix te partage. Belle Ame de mon Ame, Alme jour de mes yeux, Doux objet de mon bien, seul espoir de mon mieux, Tu ne fourniras point sans moi cette carrière. Ha ! ma vie ! » Elle eut dit et voulut l’embrasser ; Mais voici les sergents prompts à la repousser, Qui resserrent la file et la laissent derrière. (I, 2, 97) ou bien Marie Madeleine : « Quelle vois-je à ce coup, dit-elle, cette face, Cet objet désiré des bienheureux esprits, Qui toutes les beautés de ce bas monde efface, Qui serène l'azur de l'étoilé pourpris ? Quels vois-je ces flambeaux, qui des feux de Cypris Triomphant, ont mon cœur fait devenir de glace A l'amour impudique, afin de donner place A l'amour sacré-saint dont il est ore épris ? it is what is strange, odd, funny, not quite right, improper. Queer is what is and is not there, what disaggregates the cohérence of the norm from the very beginning and is ignored in the force to make sens out of the unintelligibilities of grammar and syntax. » (op. cit., p. 18). La relation dévote, une relation queer ? Le cas de Jean de La Ceppède 247 Quelles vois-je ces mains, qui les Cieux maçonnèrent ? Et quels vois-je ces pieds, qui les ondes calmèrent ? O méchef, ô désordre, ô mer d'afflictions. O trop fidele Amant, que seul je porte en l'âme, Voulez-vous que pour moi tant de perfections Tapissent désormais sous une froide lame ? » (I, 3, 98) Le poète parvient ici à conférer à l’échange lyrique une intensité hétéronormée en donnant la parole à ces figures féminines 9 . Or il s’agit moins de situations de dialogue que de dialogisme, au cours desquelles La Ceppède amplifie à partir des indications souvent elliptiques du texte évangélique, ou bien versifie certains passages des nombreux commentaires et méditations dont il s’inspire directement 10 . L’auteur allègue souvent dans les notes les « vray-semblables propos » tenus par l’une ou l’autre de ces épouses du Christ. Il les fait parler et le sujet méditant parle avec elle. D’où les effets de syllepse énonciative, qui sont partie prenantes de la relation dévote, parce qu’elles situent la voix du méditant (et par là même des lecteurs) sur les lieux mêmes de la Passion. On le repère ici au statut du « Je » : Jà les bourreaux voulaient le jeter sur le bois, L’étendre, le clouer, lorsque voici Marie, Qui l’approche, l’embrasse, et pleurante marie Ses larmes à son sang, et ses pieds à sa Croix. Sanglotante elle éclôt cette tremblante voix : « Rends, mon fils, à ce coup, rends, je te pri’ tarie La source de mes pleurs, permets que j’apparie 9 Marie-Madeleine a beaucoup servi la représentation du sentiment amoureux passionné chez un personnage féminin, en peinture, en sculpture comme en littérature. Un certain nombre de travaux consacrés à l’esthétique de la lamentation amoureuse dans le domaine chrétien (voir en particulier L. Beck-Chauveau, La déréliction. L’esthétique de la lamentation amoureuse de la latinité profane à la modernité chrétienne, A.D.R.A., Nancy, 2009) mobilisent ces figures (la Flebilis Magdala en particulier), en évoquant la gamme des « émotions féminines ». En prenant le risque de naturaliser le lamento féminin, ces auteurs contribuent à asseoir l’idée que la femme est faite pour pleurer, et rendent d’autant plus difficile à cerner la figure de « l’homme qui pleure » (on pense forcément à saint Pierre, dont les « larmes » ont donné lieu à de multiples représentations). 10 On trouverait évidemment dans ces volumes de commentaires, largement cités dans les annotations, des situations énonciatives de la même nature (voir Y. Quenot, Les lectures de La Ceppède, Genève, Droz, 1986). La relation dévote élaborée par La Ceppède ne possède pas de ce point de vue une nouveauté radicale, même si la réinterprétation du modèle pétrarquiste en modifie le sens et la portée. Julien Gœury 248 D’un soupir sans retour tes suprêmes abois. Las ! te voilà tout nu, ta robe sans couture Est le jouet du sort, au moins pour couverture De tes reins, prends ce voile ornement de mon chef. Ha ! ja déjà la mort t’a la vie ravie, Ha ! Mère infortunée ! ô douleur, ô méchef, Las ! pourrai-je survivre à la mort de ma vie ? » (I, 3, 12) C’est encore une fois la Vierge Marie qui prend la parole, mais sa voix se confond avec celle du sujet méditant dans les derniers vers. Le sens de l’apostrophe est en effet équivoque dans le vers 13 : elle s’adresse à ellemême et l’on entend le méditant s’adresser à elle en même temps, reprenant des mots qu’il utilise à d’autres occasions dans le recueil. On le repère ailleurs au statut du « nous » : « Allons doncques, suivons nos Chrétiennes pensées, Et n’appréhendons point tant de difficultés : Tous ces empêchements se trouveront ôtés Par les grâces d’en-haut à propos élancées. Portons soigneusement en nos mains amassées Des poudres, des senteurs : voyageons assistés Des œuvres de Justice, et de ces charités Par qui sont de Saba les odeurs effacées. Mais qu’un soin matineux nous éveille toujours Pour chercher le Sauveur au matin de nos jours. N’attendons paresseux le soir de la vieillesse. Ainsi nous aurons part à la félicité De ces femmes, voyant l’Angélique allégresse : Ainsi nous jouirons du Christ ressuscité. » (II, 2, 6) Ce sont les myrrhophores de la Résurrection qui semblent ici prendre la parole, mais on a en réalité affaire à un nous inclusif masculin. Pour « jouir du Christ ressuscité », le sujet lyrique se fait lui-même myrrhophore et invite les chrétiens (hommes et femmes) à faire de même. Toutes ces délégations de parole et tous ces transferts d’identité, motivés par un hypotexte évangélique qui reste ici finalement peu contraignant, permettent de rétablir, sur le modèle pétrarquiste, la transitivité lyrique dans les moments de grande intensité pathétique. Ils sont néanmoins assortis de nombreux phénomènes de syllepse énonciative, qui créent de l’équivoque. La Ceppède réussit à conserver une tension lyrique, jamais relâchée au cours du poème, en déléguant à des sujets multiples la place qui revenait chez Pétrarque à un seul. Cette démultiplication des voix est essentielle, car le modèle lyrique, fondé sur l’intimité du couple, se transforme ici en un enjeu communautaire. Mais les différentes voix doivent cependant conserver La relation dévote, une relation queer ? Le cas de Jean de La Ceppède 249 une dimension féminine parce que c’est la seule garantie pour maintenir la circulation de l’énergie lyrique du chant amoureux dans le recueil. - Clivages Le même mouvement qui conduit le sujet méditant à déléguer la parole à des figures féminines de l’Evangile, avec qui il finit par s’identifier par transfert, le conduit également à se cliver lui-même. La bonne marche de la méditation à trois temps de la tradition ignatienne (composition du lieu, analyse et prière d’intériorisation) exige en effet de la part du poète un engagement lyrique accru au stade des prières d’intériorisation personnelle. Or dans la plupart d’entre elles on repère ce phénomène de clivage quand elles sont directement portées par la voix du sujet masculin. Ce dernier accorde ainsi presque systématiquement à son âme le rôle féminin qu'il hésite lui-même à endosser face au Christ. L’âme du poète apparaît en effet souvent moins ici comme une notion théologique convoquée à dessein, que comme une synecdoque énonciative de genre féminin, facilitant encore une fois la transitivité lyrique. Il revient par exemple à cette âme de « se ranger à son flanc » : O mon âme, contemple ici ton Rédempteur, Seul, de nuit, tout couvert d’une rouge moiteur, Ou plutôt de pur sang : vois combien il endure. Veille donc, prie donc, et te range à son flanc, Pour toi ce dur combat doit vider en peu d’heure Ses artères d’esprits, et ses veines de sang. (I, 1, 38, v. 9-14) de « verser mille pleurs » : Mais c’est à vous, mon âme, à verser mille pleurs Puisque vos noirs méfaits lui causent ces douleurs : Il supporte pour vous ces maux insupportables. (I, 2, 61, v. 9-11) de « lui faire adhérence », pour reprendre une célèbre formule bérullienne : Où croupis-tu mon âme ? As-tu pas l’assurance De seconder celui, qui ta cause débat ? Si tu veux avoir part au fruit de ce combat, Il faut de près le suivre, et lui faire adhérence. (I, 2, 93, v. 1-4) d’« endosser son bois » : Sors après lui, mon âme, et t’endosse son bois Car tu n’as point ici de retraite innocente. Ta plus juste demeure est au pied de Sa croix. (I, 2, 100, v. 12-14) ou bien, plus explicitement encore, d’en être « l’épouse légitime » : Julien Gœury 250 Je parle à toi, mon âme, à qui le Christ adresse Sa plainte, ne refuse à la soif qui le presse Cette boisson, craignant les reproches futurs, Abreuve encor’ de l’eau d’une amour très intime Ses chameaux bien aimés, ses dévots serviteurs, Et tu seras d’Isâc l’épouse légitime (I, 3, 75, v 9-14) Si le sujet méditant, identifié à l’auteur, ne peut-être en effet « l’époux légitime » d’Isaac, c’est-à-dire du Christ (la figure matrimoniale est ici proscrite entre deux figures masculines), il peut en être « l’épouse légitime », mais à la condition de faire jouer un tel clivage, ne serait-ce qu’au niveau des marques du genre linguistique, dont le rôle demeure déterminant du point de vue de l’embrayage du discours amoureux. Quant à la célèbre méditation du motif des liens du Christ fait prisonnier, elle offre une illustration remarquable de ce processus complexe, qui autorise finalement le sujet lyrique, au prix de toutes sortes de circonvolutions rhétoriques et grammaticales, à s’identifier, par l’intermédiaire de son âme, à l’épouse du Christ, dont le corps est prisonnier du sien : O l’amour de mon âme, ô nonpareil Amant, Vous avec qui le crime oncques n’eut accointance Souffrez d’être lié pour moi si rudement ? Portez de mes péchés la dure pénitence ? J’ai commis le forfait, vous aurez la potence : A moi seul est l’offence, à vous le châtiment, Au moins que je vous fasse à cette heure assistance, Puisque je vous attache, et suis votre tourment. O trop ardent amour à nul autre semblable, Pour le serf malheureux, pour l’inique coupable, Le maître, l’innocent est saisi prisonnier. O mon âme, à le suivre ce coup soit hâtive, Que ton corps soit du sien maintenant prisonnier, Qu’en lui tu sois toujours heureusement captive. (I, 1, 94) On peut donc observer que le sujet méditant donné comme masculin (parce qu’identifié à l’auteur sur le modèle du poète-amant pétrarquiste) tend ici devenir femme par transfert (délégation de parole à un personnage féminin) ou bien à se féminiser par clivage (dédoublement d’identité). Cela permet au poète, qui en est soucieux, d’entretenir un chant d’amour, qui conserve, ne serait-ce que linguistiquement, la norme hétéro-sexuée imposée par le pétrarquisme ; ce qui constitue peut-être, dans ce cas précis, une forme de résistance - consciente ou inconsciente - à la dimension homo-érotique de la dévotion christique quand elle est portée par une voix masculine. Cela n’en crée pas moins une instabilité générique constante, puisque la syllepse La relation dévote, une relation queer ? Le cas de Jean de La Ceppède 251 crée de l’équivoque et que la synecdoque actualise une double nature. Et en cela, le sujet lyrique est un sujet queer. Figures iconiques du Christ Il s’agit maintenant d’évoquer en toute logique l’autre pôle de cet échange lyrique, soit le Tu. Le premier constat qu’on puisse faire, c’est que la figure du Christ tend pour sa part à conserver chez La Ceppède son identité masculine, même si l’on peut noter au passage que la figure de la croix pourrait faciliter une récupération hétéro-sexuée : « Ainsi sois-je obéissant à Christ pour être héritier de la Croix, et faire mariage de mon cœur avec elle » (I, 3, 4, n. 4), explicite le poète dans la note d’un sonnet qui propose pour sa part « De faire avec ce grand sceptre un célèbre hyménée » (v. 14). Non seulement la métonymie énonciative ne change pas le genre (le « cœur » du poète est masculin), mais la métaphore (la « croix » devient « sceptre ») participe - et cela à plusieurs niveaux - d’une masculinisation de la croix. Et de fait, on remarque que le poète mobilise dans le recueil des figuratifs de la croix qui sont presque exclusivement masculins : soit « le vieux arc bigarré » (I, 3, 22), « l’autel des vieux parfums », « le vieux pal », « le pressoir de la vigne » (I, 3, 23), « le sûr bâton », « le fort trident », et ce « grand sceptre » (I, 3, 4) évoqué plus haut ; tous masculins du point de vue du genre linguistique, mais également notoirement phalliques pour certains d’entre eux, mais c’est une autre question 11 . Ce Christ masculin (jusque dans ses figuratifs) autorise par ailleurs un travail de description physique. Celui-ci, fondé encore une fois sur le code pétrarquiste, réinterprète alors un idéal féminin, celui de Laure et de ses avatars, ce qui en fait un personnage littéralement travesti. La beauté du Christ est évidemment une topique chrétienne, largement prise en considération par les théologiens. Comme le Salomon du psaume 44, le Christ est en effet « le plus beau des enfants des hommes » (Speciosus forma prae filiis hominum). Et comme l’écrit Montaigne dans son essai De la Presumption, « Nostre grand Roy divin et celeste, duquel toutes les circonstances doivent estre remarquées avec soing, religion et reverence, n’a pas refusé la recommandation corporelle ». Cette beauté, La Ceppède la souligne et la donne à voir (composition du lieu oblige), comme la plupart des poètes dévots de son temps, qui rivalisent d’invention quand il s’agit d’en faire le portrait. Qu’il s’agisse alors du Christ « parfait amant » (embelli), ou du Christ « malheureux amant » (enlaidi), on observe que les modèles descriptifs se conforment, par excès ou par défaut, aux canons d’un idéal de beauté 11 Sur ce sujet, voir Léo Steinberg, La sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne, Paris, Gallimard, collection « L’infini », 1987 [1983]. Julien Gœury 252 féminine, ce qui n’est pas encore une fois sans jeter un certain trouble chez le lecteur-spectateur du poème. Le sujet lyrique énumère ainsi volontiers les traits physiques du Christ, selon les règles d’une combinatoire bien rodée, qui relève de la technique du blason 12 . Le poète opère en effet un travail de sélection des paradigmes physiques (cheveux, front, yeux, bouche, mains, etc.), le plus souvent associés à des matériaux précieux (les cheveux sont d’or, la peau ou le teint d’albâtre, les dents de perle, les lèvres de corail, etc.). C’est bien le « beau visage » (bel viso) d’un « Christ-Laure », qui apparaît alors devant les yeux émerveillés de Marie-Madeleine ou de la vierge Marie dans les sonnets cités plus haut. Le discours demeure hétérosexué, puisqu’il revient à une femme de chanter la beauté du Christ, mais la beauté de cet homme, qui n’en devient pas pour autant femme, est bien cependant celle d’une femme. En reprenant une des matrices descriptives les plus fécondes du Canzoniere, La Ceppède opère une permutation des rôles lyriques, mais il reste tributaire d’une codification inventée pour décrire la beauté féminine. Cette topique est d’ailleurs récurrente chez la plupart des poètes dévots contemporains, qui maîtrisent aussi parfaitement les codes pétrarquistes, comme par exemple César de Nostredame : Là son amant ne tenoit plus voilée Ny sa beauté, ny sa face étoilée, Là son poil d’or et de celeste lin Flottoit party d’un ruisseau cristalin, Montant du front, là ces ondes meslées Couroient à bons sur l’espaule annelees, Que la nature et le ciel admiroit, Où le ciel même estonné se miroit. Là de son œil l’esclatante prunelle Faisoit briller quelque chose plus belle Que feu, qu’esclair, qu’estoille, que Soleil Qui sort des eaux au point de son resveil. Ce n’est œillet, ny rubis que sa bouche, Car art aucun de peinture ne touche A ces beaux Arcs d’où coulerent jadis, Et vont coulant les eaux de Paradis. (César de Nostredame, Pièces héroïques et diverses poésies, 1608) 13 Lazare de Selve : 12 Pour une analyse plus complète des procédés descriptifs, voir R. Ganim, Renaissance resonance : lyric modality in La Ceppède’s « Théorèmes », Amsterdam- Atlanta, Rodopi, 1998. 13 T. Cave et M. Jeanneret, op. cit., p. 202. La relation dévote, une relation queer ? Le cas de Jean de La Ceppède 253 O beaux yeux qui lisant au plus profond des cœurs Y souliez allumer une si vive flamme, Illuminer soudain les sens, l’esprit et l’âme, Quel nuage a terni vos célestes splendeurs ? Quel beau visage où luisaient tant de graves douceurs, Quel désastre cruel te blêmit et te pâme ? O bouche d’où sortaient et la manne et la bâme, Où est ce beau corail de tes vives couleurs ? Belles mains qui donniez le secours et la vie, Où est votre vertu et qui vous l’a ravie ? Qui a percé ces mains, ces pieds et ce côté ? Hélas ce sont les yeux et les beautés mondaines, Les vicieux propos et les mains inhumaines, Qui sont causes, Seigneur, de cette cruauté. (Lazare de Selve, Œuvres spirituelles, 1620) 14 ou encore Zacharie de Vitré : Beautés de mon Sauveur à qui rendent hommage Et la pourpre, et le lait, et la rose, et le lis Des charmantes couleurs qui les ont embellis, Pourquoi n’êtes-vous plus sur ce divin visage ? Beau yeux dont le Soleil tient sa flamme en partage, Faut-il que vos rayons restent ensevelis Sous les vilains crachats dont vous êtes salis ; Et toi, Père, éternel, est-ce là ton image ? Blonds cheveux de qui l’or emprunte sa couleur, Mêlés sur cette tête aux traits de la douleur, Est-ce vous que le sang et l’enflure diffame ? O trop aimable horreur, sainte difformité, Marquez vos traits sanglants sur le fond de mon âme, Et de tant de laideurs elle aura sa beauté. (Zacharie de Vitré, Essais de méditations poétiques, 1659) 15 C’est un phénomène qu’on observe de la même façon dans les rares canzonieri composés par des femmes, comme celui de Louise Labé, dont l’amant pétrarquisé a aussi la beauté d’une femme, ce qui a évidemment prêté à d’autres interprétations 16 . Quand il s’agit maintenant d’exprimer au contraire l’horrible spectacle du Christ martyrisé, le poète n’abandonne pas pour autant l’univers pétrarquiste de la représentation. Il applique en effet aux descriptions du corps 14 J. Bastaire, op. cit., p. 60. 15 Ibid., p. 44. 16 Au sujet de L. Labé, voir C. Freccero, op. cit., p. 24 sq. Julien Gœury 254 d’un Christ lapidé, flagellé et crucifié, un modèle de portrait féminin travesti au sens esthétique du terme : VOICI L’HOMME, ô mes yeux, quel objet déplorable : La honte, le veiller, la faute d’aliment, Les douleurs, et le sang perdu si largement L’ont bien tant déformé qu’il n’est plus désirable. Ces cheveux (l’ornement de son chef vénérable) Sanglantés, herissés, par ce couronnement, Embrouillés dans ces joncs, servent indignement A son test ulceré d’une haie exécrable. Ces yeux (tantôt si beaux) rebattus, renfoncés, Ressalis, sont, hélas ! deux Soleils éclipsés, Le coral de sa bouche est ores jaune pâle. Les roses, et les lis de son teint sont flétris. Le reste de son Corps est de couleur d’Opale, Tant de la tête aux pieds ses membres sont meurtris. (I, 2, 70) On a là l’exemple d’un Ecce homo chrétien qui reproduit l’« Ecce Femina » pétrarquiste en « inversant les signes de l’éloge » 17 . Le spectacle de la réalité physiologique du corps ne prend toute sa mesure que par rapport au modèle pétrarquiste qu’il travestit. Parce que c’est une beauté féminine que cette tradition poétique a su codifier, la beauté du corps masculin, sans codification propre, lui emprunte ses caractéristiques. Cela ne veut pas dire encore une fois que le Christ soit féminisé, mais plutôt qu’il est beau, ou qu’il a été beau, comme seule une femme peut l’être dans cet imaginaire érotique. On pourrait facilement étendre cette observation à d’autres recueils, en collectant les portraits de ces Christ pétrarquisés. On peut par ailleurs relever que le corps tend à retrouver son identité masculine, lorsque le poète change de paradigme descriptif, qu’il emprunte ses modèles à la peinture (qui sait distinguer les corps masculins et féminins), et non plus à cette poésie d’inspiration pétrarquiste. Le discours relève alors de l’ekphrasis et il trouve dans la topique de la crucifixion tout une gamme de corps masculins morts ou à l’agonie à décrire avec force détails. La poésie dévote du XVII e siècle, fixée sur l’incarnation d’un Dieu entièrement humain et désigné comme masculin, donne la parole à un sujet méditant lui aussi désigné comme masculin. Mais parce que la tradition pétrarquiste dont elle est largement tributaire lui impose une représentation hétéro-normée en termes de genre et de sexualité, cette poésie est conduite à mettre en œuvre toutes sortes de manœuvres, aussi bien discursives (quand elles touchent au sujet lyrique) que figuratives (quand elles touchent 17 R. Mélançon, art. cit., p. 139. La relation dévote, une relation queer ? Le cas de Jean de La Ceppède 255 à la figure du Christ), qui tendent à maintenir coûte que coûte la transitivité lyrique originelle. Sans avoir jamais été théorisées, toutes ces manœuvres génèrent cependant des postures androgynes qui, parce qu’elles sont conduites à repenser ces représentations binaires à l’intérieur d’une norme imposée, sont fondamentalement queer.