Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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Travetissement, ambiguïté sexuelle et homosexualité dans les contes de femmes-soldats de la fin du XVIIe siècle
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Charlotte Trinquet du Lys
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PFSCL XLI, 81 (2014) Travestissement, ambiguïté sexuelle et homosexualité dans les contes de femmes-soldats de la fin du XVII e siècle C HARLOTTE T RINQUET DU L YS (U NIVERSITY OF C ENTRAL F LORIDA ) La fin du XVII e et le début du XVIII e siècle semblent avoir eu une prédilection pour les héroïnes travesties, dont le nombre augmente substantiellement dans les romans et pseudo-mémoires, aussi bien qu’au théâtre (Billaud, 179). Si Honoré d’Urfé a lancé la mode du travestissement féminin au Grand Siècle avec L’Astrée, c’est à l’idéal des amazones de la fronde qu’il faut néanmoins relier l’héroïne déguisée en soldat qui se distingue dans la littérature de la fin de siècle. Par ailleurs, il est intéressant de mettre en corrélation cette faveur pour les femmes-soldats avec la multiplication du nombre de pamphlets politiques contre Louis XIV dans les dix dernières années du siècle. Selon Lisa Brocklebank, Louis XIV y est principalement représenté comme, d’un côté, fuyant ses responsabilités de chef de bataille, et de l’autre, comme un vieillard impotent. Par conséquent, dans le discours officieux de la représentation monarchique, la guerre devient une métaphore pour le sexe et vice-versa (Brocklebank 128). Du travesti et de l’émasculation à l’homosexualité, il n’y a qu’un petit pas que certaines auteures de contes de fées n’ont pas hésité à sauter, bien que la norme établie dans les contes soit celle d’une fin heureuse par un mariage hétérosexuel. En effet, il existe un très petit nombre de contes qui sont basés sur des histoires de femmes-soldats (ATU 884a) et qui, même s’ils finissent par un mariage hétérosexuel, arborent une approche à la sexualité en complet décalage avec le reste du corpus. Cet article a pour but d’analyser la façon dont trois célèbres conteuses, Mlle Lhéritier, Mme d’Aulnoy et Mme de Murat, reprenant la fable IV-1 de Straparole, se servent de l’homosexualité, des travestissements et de l’ambiguïté des sexes pour créer d’un côté une contestation évidente du système social en place, et de l’autre un véritable manifeste de leur écriture littéraire et proto-féministe. Il s’agira d’abord de regarder comment les conteuses traitent l’autorité patriarcale, représentée par l’idéal Charlotte Trinquet du Lys 284 masculin dont le sujet principal est, au XVII e siècle, évidemment Louis XIV. Ensuite, sous prétexte d’amour, il sera intéressant d’analyser la façon dont les trois contes représentent les différences entre les sexes et leur rôle dans la société. Et enfin, puisque nous restons somme toute dans le royaume de féerie, la place que les fées jouent dans les différents contes nous permettra de remarquer les différentes politiques du récit que les conteuses ont choisi d’établir pour leurs œuvres. Le conte de Straparole « Constance-Constantin » (IV, 1), a donné naissance à trois contes français entre 1696 et 1699 : « Marmoisan ou L’innocente tromperie, nouvelle héroïque et satirique » de Mlle Lhéritier, « Bellebelle ou le chevalier Fortuné » de Mme d’Aulnoy, et « Le Sauvage » de Mme de Murat. La version de Straparole doit être résumée ici pour pouvoir comprendre les apports que les conteuses ont faits à leur(s) source(s). 1 Le roi Richard de Thèbes et sa femme Valerianne ont trois belles filles prêtes à être mariées. Le vieux roi divise alors son royaume en trois parties égales et marie ses filles à trois puissants rois. Mais la reine tombe enceinte et accouche d’une très belle fille, qu’ils nomment Constance. Valerianne lui trouve une excellente nourrice, mais Constance prend sur elle de parfaire son éducation avec les disciplines qui seront essentielles à sa réhabilitation : Constance, estant parvenue à l’aage de douze ans, avoit desia apprins à broder, chanter, sonner, dancer, & toutes les bonnes qualitez qui appartiénent à une fille d’une bonne maison. Non contente de ce elle s’adonna aux lettres, qu’elle apprenoit de si grande affection, que non seulement elle y employoit le iour, mais aussi la plus part de la nuict, pour tousiours trouver choses exquises. Outre cela non pas comme femme, mais comme vaillant guerrier s’adonna à l’art militaire, en domptant chevaux, maniant les armes, & en courant la lance bien souvent demeuroit victorieuse, & emportoit le triomphe : tout ainsi que font les gentilz chevaliers dignes d’honneur. (231) 2 1 J’inscris déjà le pluriel aux sources parce que nous verrons plus tard que d’Aulnoy s’est également inspirée de deux contes de Basile pour réécrire sa propre version. Ce remaniement de plusieurs contes pour en faire un seul est typique de l’écriture de d’Aulnoy et porte souvent à confusion, dans le sens où elle nous donne l’impression d’une folkloriste avant la date. 2 Ce passage est important dans le sens où Mme de Murat le reprendra, mais en le renversant. En effet, chez elle Constantine apprendra d’abord à monter à cheval, tirer à l’arc et manier l’épée, pour ensuite « exceller en toutes les qualités de son sexe. » (Murat, Histoires Sublimes et Allégoriques, 8) La seule chose qu’elle ne fait pas, c’est de lire, comme si cette tâche était réservée à la fée avec laquelle elle fera son apprentissage social et intellectuel. L’homosexualité dans les contes de femmes-soldats 285 Le père, n’ayant plus les finances nécessaires pour la marier à un homme de son rang, lui propose Brunel, le fils d’un « amy domestique » (232). Mais Constance refuse en répondant qu’elle ne prendrait qu’un roi pour époux. L’héroïne prend alors un cheval et s’en va à l’aventure, avec le consentement de ses parents. Elle commence par changer de nom, « & de Constance, se fit appeler Constantin » (233). Pendant son long voyage, Constantin étudie à la manière d’un anthropologiste moderne les langues, sociétés et coutumes des peuples qu’il traverse, et finit par arriver à la ville de Constance. Le roi de Constance, admirant sa bonne mine, le prend tout de suite à son service, et la reine « en devint si fort amoureuse, que jour & nuict elle ne pensoit iamais qu’en luy, en luy donnat telles œillades, qui auroyent fait fendre les pierres » (234). Évidemment, Constantin reste fidèle au roi, et la reine se sentant refoulée, finit par le détester. 3 Suivant les conseils malintentionnés de la reine, le roi envoie Constantin chasser l’un des satyres qui ravageaient le pays parce qu’il « avoit grand desir d’en avoir un vif entre les mains » (236). Constantin accepte et fait porter dans le bois une grande bassine avec un tonneau de vin et du pain. Après avoir émietté le pain dans le vin et placé le tout dans la bassine, il monte dans un arbre pour attendre les satyres qui ne tardent pas à venir profiter de l’occasion, et qui s’endorment après s’être bien soûlés. « Alors Constantin voyant l’occasion venue descendit de l’arbre, & s’estant approché d’un, le lia par les mains, & par les piedz, aveq une corde qu’il avoit apporté aveq luy, sans faire aucun bruit le chargea sur son cheval, & l’emporta » (238). Lors de leur retour vers Constance, ils traversent le cortège de l’enterrement d’un enfant, et le satyre éclate de rire. De même lors de son arrivée dans Constance, il se met à rire en passant devant un homme pendu au gibet. Au palais, il éclate encore au nom de ‘Constantin’ crié par les courtisans. Enfin, il se met à glousser devant le spectacle de la reine entourée de ses demoiselles, au grand étonnement de la cour. Le roi, qui allait tous les jours regarder son satyre en prison, n’arrivait pas à le faire parler. Sur les conseils de la reine, qui entre temps n’était pas ravie de revoir son amant, il amène Constantin au cachot et ce n’est que lorsque celui-ci lui parle de délivrance que le satyre consent enfin à converser. Les questions de Constantin portent toutes sur l’amusement qu’il a eu lors de leur voyage, et amènent à la reconnaissance finale : le mort était le fils du prêtre qui chantait et non du père qui pleurait ; le pendu avait volé significativement moins que les badauds qui le regardaient ; Constantin était vraiment une fille déguisée en garçon ; les prétendues demoiselles de la reine étaient 3 Ce motif est similaire à celui qu’on trouve dans le lai de « Lanval » de Marie de France au XII e siècle. Charlotte Trinquet du Lys 286 toutes des jeunes hommes habillés en filles. « Et tout sur le champ le Roy fit allumer un grand feu au milieu de la place, & en la presence de tout le peuple fit routir la Royne aveq ses Damoiselles ; & considerant la loyauté de sa fidele Constance, & la voyant belle à merveilles, l’espousa devant tous les Barons, & Chevaliers » (242-3). Pour finir, les parents, les sœurs et leurs maris royaux sont tous prévenus que Constance est mariée à un roi, et tout le monde est content. « Constance Constantin » est donc typique du conte de restauration, pour lequel la magie n’est pas forcément nécessaire pour engendrer la résolution de l’intrigue. Ici, le manque initial est réparé par le mariage final qui suit une série de tâches imposées à l’héroïne. Il est articulé autour de deux éléments principaux : l’inversion (de femme en homme) de l’héroïne au début du récit, et la substitution (de la reine avec Constance) à la fin. L’axe de ces deux éléments est le satyre, l’homme sauvage que l’héroïne déguisée capture, et dont les révélations permettent la reconnaissance finale. L’agencement est absolument symétrique et manichéen : Constance, déguisée en homme, gagne la couronne, alors que la reine, qui déguise ses amants en femmes, la perd. Il n’est pas étonnant que cette version ait inspiré les plus proto-féministes conteuses de la fin du XVII e siècle. En effet, Constance- Constantin présente tous les attributs qui sont essentiels à en faire une héroïne française : elle est belle, bien née, extrêmement courageuse et tout à fait loyale. Murat, avec « Le Sauvage » reste assez fidèle à la structure du conte de restauration, sauf qu’elle fait intervenir une fée qui va comme toujours dans ses contes régir toutes les affaires. Lhéritier dans sa nouvelle « Marmoisan » et d’Aulnoy avec « Belle-Belle ou le chevalier Fortuné » modifient sensiblement le début du conte en utilisant, au lieu d’une fille qui part à l’aventure après avoir refusé une mésalliance, le prétexte d’un roi qui doit combattre son voisin. Les seigneurs des contes sont levés et envoient leur fille déguisée en chevalier à leur place. Pour la reconnaissance, elles utilisent toutes deux le motif du déshabillage de l’héroïne qui aboutit à révéler son identité. Leurs descriptions se font d’ailleurs écho : « mais quel fut l’étonnement de ceux qui étaient présents, lorsqu’ils virent une gorge qui charmait par sa beauté ! » (Lhéritier 94) ; « mais quel étonnement fut celui de cette nombreuse assemblée, quand on découvrit la gorge d’albâtre de la véritable Belle-Belle ! » (d’Aulnoy 131). La représentation de l’autorité La façon dont les trois conteuses symbolisent l’autorité, aussi bien royale que patriarcale, varie sensiblement d’un conte à l’autre, et s’écarte profondément de la peinture de la figure du père/ roi représenté chez Straparole. L’homosexualité dans les contes de femmes-soldats 287 Dans « Le Sauvage » de Murat, la juxtaposition de la jeune vierge et de la reine adultère du conte de Straparole est remplacée par celui des deux rois du conte : le père de l’héroïne Constantine, un vieux patriarche violent et autoritaire, est mis en parallèle avec le jeune roi de Sicile, vierge, doux et conciliant. Alors que le premier force sa fille à une mésalliance, le jeune roi est pris de remords d’avoir simplement commencé des pourparlers pour marier sa sœur à l’affreux roi Caribut. Quand il se rend compte de l’intérêt que sa sœur Fleurianne porte à Constantin, il n’hésite pas à la lui donner pour écuyer : Constantin devient monnaie d’échange et de galanterie dans l’amitié fraternelle. Mais si le roi de Sicile est toujours dirigé par des sentiments galants et dans le fond plus féminins que patriarcaux, il est néanmoins capable de sauvegarder son royaume lui-même. Dans cette version du type 884a, c’est le roi qui va chasser les satyres dans son pays, au lieu d’y envoyer la jeune héroïne, qui s’est déjà retirée chez la fée. En revanche, le vieux patriarche, père de l’héroïne, est émasculé par sa femme et sa fille dès le début du conte : c’est la reine qui donne les habits de chevalier du roi à Constantine pour qu’elle puisse échapper à son autorité. Privé du signe extérieur de son sexe (et de son épée), bafoué dans son autorité par les deux femmes qui constituent son entourage, on peut alors questionner - comme l’a fait Brocklebank à propos de la version de d’Aulnoy - la masculinité et le rôle du vieux roi en tant que représentation idéalisée de l’identité masculine au XVII e siècle. Du même coup, Constantine, devenue Constantin par les vêtements paternels et l’autorité maternelle, peut alors abandonner la faiblesse inhérente à la nature de son sexe et partir à l’aventure, un privilège réservé au sexe masculin. Par ailleurs, il est intéressant de noter que la seule action vraiment chevaleresque qui incombe à Constantin, alors qu’il est toujours à la cour, est de débarrasser la sœur du roi de Sicile d’un prétendant encombrant. Lors d’un duel avec le difforme Caribut, qui reconnaît Constantin pour son rival, ce dernier lui donne par accident un coup d’épée fatal, ce qui aboutira à son exil chez la fée. Ce duel lui impose donc une nouvelle fuite, qui est nécessaire dans l’économie du récit pour trois raisons : elle sert d’abord à retarder la révélation finale, et à faire d’un conte de quelques pages une version dans la tradition de la nouvelle galante. 4 Ensuite, sa fuite permet au roi vierge d’accomplir son rite de passage, qui est de montrer sa bravoure face à l’ennemi. Enfin, le moment où Constantine retourne chez la fée Obligeantine correspond à la fin définitive de son travestissement. Le seul moment où l’héroïne se retrouve 4 Selon Christine Jones, qui suit Joan DeJean, les nouvelles et nouvelles galantes sont le site des contestations sociales pour les écrivaines qui étaient contre les mariages arrangés. Jones explique que « Le sauvage » est un conte d’initiation écrit dans la tradition de ces nouvelles (160). Charlotte Trinquet du Lys 288 habillée en homme est réduit à son voyage et un petit moment à la cour de Sicile, coincé temporairement entre ses deux fuites. Elle utilise donc ses attributs masculins non pas pour se donner accès à un monde masculin, comme on le verra chez Lhéritier et d’Aulnoy, mais pour lui échapper (Jones 158). Au moment de la guerre avec les satyres, Constantine invisible se promène avec la fée dans les cours galantes du monde et fait du même coup son propre apprentissage. 5 Ce n’est qu’avec la fée Obligeantine qu’elle peut devenir heureuse dans sa condition de femme. Avec Murat, c’est donc dans l’empire de féerie, régi par un système féminocentrique et matriarcal, que l’héroïne a sa place. Dans « Marmoisan » de Lhéritier, la reine adultère est remplacée par la deuxième femme du roi qui intrigue contre lui, et n’a d’autre fonction que de laisser le vieux roi en dehors du champ de bataille. Elle n’a aucun contact avec Marmoisan, ce qui permet à la conteuse d’éliminer la notion de rivalité féminine. C’est pour sauver l’honneur de son père, lui aussi émasculé par le fait qu’il « n’était plus en état de servir » que l’héroïne Léonore part en campagne, prenant la place de son frère jumeau, Marmoisan, qui se fait tuer par un mari jaloux en essayant d’accéder aux fenêtres de sa femme. Si l’on compare cette situation à l’image de Louis XIV proposée par les pamphlets du moment, on ne peut alors s’empêcher de mettre en parallèle cette image d’un roi non-combattant et impotent avec celle du père et du frère de Léonore, l’un qui perdrait surement la vie sur le champ de bataille, et l’autre qui l’a perdue avant même d’accomplir un acte sexuel. Le fait d’éliminer la rivalité féminine qui existait chez Straparole permet ainsi à la conteuse de situer l’intégralité de l’action entre jeunes gens, sur le champ de bataille, hors du champ de l’autorité patriarcale. Endossant les armes, la mission et le nom de son frère, la nouvelle Marmoisan va surpasser tellement ses compagnons qu’elle devient la protectrice de la descendance royale : sans elle, le prince, fils unique, et vierge comme le roi de Sicile, serait mort sur le champ de bataille, et avec lui la lignée du monarque. Avec la version de Lhéritier, c’est donc sa nature féminine (honnêteté et vertu) combinée avec ses accoutrements masculins (chevalier exemplaire), qui rendent l’héroïne moralement et physiquement supérieure aux autres chevaliers et courtisans. Sans son mérite de soldat, il n’y aurait pas de prince à marier, mais c’est sa féminité découverte lors de la 5 Raynard remarque que l’invisibilité fait partie des plus grands « souhaits des dames » tels qu’ils sont décrits dans la Clélie de Scudéry (5e partie, Livre III, Genève, Slatkine Reprints, 1973 [1660], p. 1188 (442). Seifert précise que l’invisibilité est le déguisement magique le plus utilisé dans les contes de fées, et tout particulièrement dans ceux de Mailly. Elle est souvent liée à une tendance sexuelle, agressive ou passive (Fairy tales, Sexuality and Gender, 120). L’homosexualité dans les contes de femmes-soldats 289 reconnaissance qui lui vaut ultimement la couronne et son bonheur. Enfin, quand le roi consent au mariage de son fils avec Léonore (récompense), il donne au prince une conseillère raisonnable : « le Roy aimait mieux qu’il s’abandonnât aux conseils d’une epouse cherie, dont tous les sentimens sembloient n’aspirer qu’à la vertu, qu’à ceux de quelque favory ambitieux » (Lhéritier 111). Léonore-Marmoisan, en entrant dans la famille royale, prend des responsabilités donc plus civiques que familiales et pour Christine Jones, il s’agit de la part de la conteuse de montrer la place des femmes fortes au gouvernement (Jones 87). Le conte de d’Aulnoy, « Belle-Belle ou le chevalier Fortuné », est un mélange des contes de Basile, Straparole, et Lhéritier, avec probablement la version de Murat en tête. 6 Il s’ouvre sur un roi qui a perdu son royaume, ce qui n’existe pas dans les autres versions où, s’il y a guerre, il s’agit d’une invasion et non d’une reconquête. 7 De plus, les autres versions présentent d’abord l’héroïne avant de dévoiler sa future tâche, ce qui permet de porter l’attention sur l’héroïne elle-même. Ici au contraire, en renversant l’introduction du conte, d’Aulnoy insiste sur la déchéance de la monarchie représentée par la situation précaire du roi. Comme le remarque Adrienne Zuerner, dès le début, le conte détrône l’incarnation de la subjectivité masculine, représentée par le roi (Zuerner 201). Ensuite, le conte présente le triomphe d’un roi qui n’a pas lui-même chassé le dragon ravageant ses terres, comme chez Murat, mais qui envoie Fortuné à sa place, comme chez Straparole. Quand celui-ci revient avec le dragon presque mort, le roi plonge son épée dans le cœur du dragon et « acheva de tuer le plus cruel de ses ennemis ; tout le monde jetait des cris de joie et des acclamations pour un succès si inespéré » (d’Aulnoy 113). Pour Lisa Brocklebank, ce spectacle souligne la dynamique de la construction du pouvoir aussi bien dans le conte que sous l’ancien régime. La performance est orchestrée par une femme habillée en homme, ce qui déplace le pouvoir des mains des hommes à celles d’une femme, et du roi à son vassal (Brocklebank 135). Toutefois, le 6 D’Aulnoy a repris pour faire son conte des éléments des contes « Lo Gnorante » et « La Polece » de Giambattista Basile, qui font partie de l’ATU 514. Elle leur emprunte les personnages des doués (et leurs tâches), les véritables soldats actifs du conte, auxquels elle ajoute le mangeur et le buveur. Bien que Murat ait publié sa version du conte après d’Aulnoy, il y a des indices dans le conte de cette dernière qui tentent à prouver qu’il s’agit d’une écriture compétitive ou qu’au moins les deux conteuses en aient discuté ensemble. Voir l’avertissement de Murat dans Histoires sublimes et allégoriques dont « Le Sauvage » fait partie. 7 Il s’agit sensiblement de la même ouverture que dans son conte « Finette Cendron », qui est un amalgame des contes-types 327 et 510a que Perrault a interprétés dans ses « Petit Poucet » et « Cendrillon ». Charlotte Trinquet du Lys 290 spectacle est arrangé à partir d’une image biaisée de la réalité, parce que Fortuné n’est pas celui qui attrape le dragon, et le roi n’est pas celui à qui reviennent les ovations du public pour avoir terrassé l’ennemi. Les vrais héros de la scène - le cheval et les doués - restent dans l’ombre du pouvoir, et ne reçoivent pas les honneurs. On voit se profiler l’image stylisée d’un Louis XIV quand il reçoit les honneurs d’une victoire de son cabinet à Versailles plutôt que sur le champ de bataille, et que les pamphlets satiriques de la fin du siècle dénoncent. Mais ce roi sans royaume, sans peuple, sans trésors et sans armée, est aussi incapable d’autorité face à sa sœur, qui remplace la reine de Straparole et par laquelle le roi est complètement gouverné. Cette rivale est bien plus impertinente que dans les autres versions, au point de disputer sans arrêt le pouvoir avec le roi. Résultat de cette chicane permanente, personne n’a vraiment aucun pouvoir dans ce conte. Si d’Aulnoy choisit de remplacer la reine-femme par la reine-sœur, comme chez Murat, ce n’est pas pour insister sur la douceur du roi comme chez cette dernière, mais au contraire pour encrer plus profondément l’écroulement du royaume et tout le déroulement du conte sur l’émasculation du roi. Ce roi déchu, pour lever une petite armée afin de combattre son puissant ennemi Matapa et récupérer ses biens et ses gens, envoie une ordonnance à tous ses vassaux de lui envoyer un fils. Comme pour Léonore dans la version de Lhéritier, c’est ici Belle-Belle qui va aller servir à la place de son père, incapable de servir lui-même ni de payer l’amende. Encore une fois, la figure masculine de l’autorité patriarcale est montrée par d’Aulnoy comme décadente et incapable de tenir le rôle qui lui est attribué par les normes de masculinité au XVII e siècle. Dans le monde créé par d’Aulnoy, la position sociale d’un homme ne semble pas être très enviable ! La représentation de l’amour Le thème de l’amour est traité d’une manière complètement différente dans les quatre versions. Chez Straparole, l’intrigue très linéaire du conte fait que la reine adultère tombe amoureuse du nouveau favori de son mari. Pour elle Constance-Constantin est un homme, et il n’existe pas d’ambiguïté sur son sexe. Le roi ne s’amourache pas du nouveau chevalier, mais le respecte en tant qu’homme d’honneur et guerrier. Le comique de situation, c’est qu’alors qu’elle déguise ses amants en filles, la reine s’amourache d’une fille déguisée en garçon. Ce n’est que quand Constance est reconnue et la reine rendue coupable que le roi, « considerant la loyauté de sa fidele Constance, & la voyant belle à merveilles, l’espousa devant tous les barons, & Chevaliers » (Straparole 243). L’homosexualité dans les contes de femmes-soldats 291 Dans les contes des femmes-soldats de la fin du XVII e siècle, l’ambiguïté sur le sexe de l’héroïne prend une dimension beaucoup plus complexe et peut révéler non seulement les tendances voyeuristes du public, mais aussi les intentions subversives des conteuses. Dans sa version « Marmoisan », Mlle Lhéritier évite toutes relations lesbiennes en écartant d’emblée le rôle de la reine. Au contraire, « bien des dames » et le comte de Genac, que « son penchant entrainait malgré les apparences » (Lhéritier 42), se piquent du nouveau chevalier dès son arrivée. Les relations entre Marmoisan et les membres de la cour semblent ainsi rester au niveau de l’hétérosexualité. Cependant, le prince ressent pour Marmoisan de « l’inclination », et Zuerner remarque que le prince est torturé par ce désir interdit, le couple Prince- Marmoisan étant pervers par rapport au couple Prince-Léonore qui, lui, est dans les normes de l’hétérosexualité. La conteuse exploite donc les ramifications du travestissement pour titiller son audience à qui elle donne un rôle d’observateur voyeuriste d’un comportement homoérotique (Zuerner 202). En effet la conteuse développe une grande partie de son intrigue sur l’ambiguïté du sexe de Marmoisan : malgré ses exploits chevaleresques, sa contenance efféminée (pudeur, propreté, rougeur, retenue, modestie) éveille les soupçons de certains compagnons malintentionnés et jaloux qui lui tendront des pièges pour élucider le mystère jusqu’à la reconnaissance finale. 8 Mais en même temps, et d’une manière plus révolutionnaire, Lhéritier remet en question l’identité des sexes et la rigidité dans laquelle le siècle les a emprisonnés 9 : quand le prince apprend par Genac que Marmoisan pourrait être une femme, il s’écrie : « Je sens que je l’aimerai toute ma vie. Que de beauté ! Que de vertu ! Que de douceur et de courage tout ensemble ! » En combinant les qualités masculines et féminines considérées les meilleures à son époque, Lhéritier subvertit le rôle traditionnel des genres pour créer une héroïne hybride à l’image des amazones de la fronde. Avec « Le Sauvage » de Murat, le travestissement est un moyen par lequel la conteuse ouvre le débat sur l’homosexualité. Comme l’a remarqué Sylvie Cromer, c’est pour des raisons homosexuelles que le roi et sa sœur s’entichent de Constantin. D’abord, le seul partenaire hétérosexuel de l’équation, Caribut, est rapidement éliminé par le type androgyne représenté par l’héroïne lors de leur duel (Cromer 13). Reste alors et jusqu’à l’épisode avec le satyre, le triangle Constantin, Fleurianne et le Roi de Sicile. Alors que « le Roy étoit charmé des belles manieres de ce nouveau Gentilhomme » (Murat 18), ce que Fleurianne aime le plus chez Constantin, c’est son côté 8 Selon Isabelle Billaud, la rougeur, les larmes et la pudeur sont les marques visibles d’une femme, qui trahissent le véritable sexe des feints chevaliers (186). 9 Sur ce point voir aussi Zuerner 197. Charlotte Trinquet du Lys 292 féminin : « La princesse faisoit travailler ses filles à des ouvrages de broderies pour luy faire des habits & des meubles. Constantin leur donnoit toûjours quelques nouvelles inventions, & travalloit avec elles, ce qui surprenoit tout le monde, mais la Princesse Fleurianne en ressentoit augmenter sa passion » (21, mes italiques). Cromer fait une analogie intéressante entre la beauté et ces tendances homosexuelles qu’elle oppose à la laideur et les mariages imposés par le patriarcat. En effet, les mariages hétérosexuels se font entre gens très laids, comme dans le cas des trois sœurs de Constantine et de leurs maris repoussants, ou veulent se conclure entre un monstre, Caribut et une pure beauté, Fleurianne (Cromer 14). Isabelle Billot est aussi de cet avis : tout d’abord, « l’assignation de la beauté du corps à la femme... est devenue un lieu commun sous l’ancien régime » (Billot 185). Mais aussi, une héroïne déguisée en homme semble être plus belle qu’en réalité et attire particulièrement les dames, ce qui permet aux auteurs d’en tirer des quiproquos amoureux et des situations ambiguës (185). Chez Murat, les femmes préfèrent clairement la société des femmes, surtout celle des femmes fortes, et ceci est encore démontré par le fait que Constantine fera son apprentissage non pas chez son père ni à la cour du roi, mais sous la tutelle de la fée. La sauvagerie du satyre qui n’en est pas un est encore plus révélatrice. Alors qu’il est avec le jeune roi (vierge), ceux-ci entretiennent des rapports homosexuels qui vont permettre au jeune roi d’atteindre sa maturité : Il [le roi, pendant la bataille] commençoit à marcher lorsqu’il vit sortir de derriere un arbre un de ces monstres sauvages, qui se jetta avec une promptitude surprenante sur la croupe de son cheval, & l’embrassant lui empêchoit de se servir de ses bras, le Roy faisoit ce qu’il pouvoit pour se débarrasser, lors qu’il entendit ce monstre qui luy dit : Prince ne crains rien, je ne te ferai point de mal, pourveu que tu me promettes de faire ce que je te diray. (Murat 51) Après avoir ramené le satyre en secret au palais, « il entra avec le Sauvage qu’il tenoit par le bras, & ayant ouvert un petit cabinet où il serroit des bijoux rares & précieux, il y laissa le Sauvage » (52-3). Le roi lui apporte régulièrement des vivres en cachette, et reçoit en retour « mille caresses de cet animal, & il le remercioit en des termes qui lui donnoient de l’admiration » (54). Après ces quelques épisodes qui ressemblent à une scène de dépucelage suivie d’un mariage clandestin, le satyre fait préparer par le roi une chambre nuptiale, et lui ordonne d’y entrer avec Fleurianne et lui, laissant toute sa cour dans l’antichambre. Jusqu’à la dernière minute, Murat laisse le lecteur dans le trouble de ce mariage soit incestueux, entre le roi et sa sœur, soit homosexuel, entre le roi et le satyre. Ici aussi c’est donc en compagnie de gens de son sexe que le roi parvient à faire son initiation. L’homosexualité dans les contes de femmes-soldats 293 Loin de recréer une nouvelle héroïne comme Mlle Lhéritier, Mme de Murat présente de son côté l’homosexualité comme un rite de passage naturel et bénéfique aux héros de son conte. Une fois leur apprentissage terminé, les personnages peuvent alors rentrer dans la normalité des rôles imposés par la société. Le conte de d’Aulnoy est pour le moins déroutant. Il ne glorifie ni l’héroïne, ni sa nature masculine, comme si d’Aulnoy refusait de prôner l’amazone : si Belle-Belle est celle qui chasse chez elle pour son père, elle devient complètement inefficace dès qu’elle se transforme en Fortuné : ce sont ses qualités féminines - sa gentillesse, son amabilité - que la fée récompense au bord de la route. Fortuné ne prend ni décision ni risque réel, et c’est son cheval magique - cadeau de la fée - qui fait tout le travail de décision et d’organisation, et ses doués qui exécutent, pendant qu’il attend bien protégé la fin du danger. Il n’y a que dans les tournois amicaux et au bal qu’il se démarque, ce qui insiste sur le côté ludique du personnage. On est alors forcé d’accepter que Belle-Belle et non son alter-ego masculin mérite la couronne. Ce serait donc pour ses qualités féminines et sa capacité à se conformer à la vie de cour avec patience et gentillesse que Belle-Belle est gratifiée par un mariage. D’Aulnoy semble de ce fait récompenser l’héroïne et ses faiblesses dans ce conte, au détriment des qualités masculines de la femme-soldat. Mais si l’on ne peut qualifier ce conte de féministe, il désarçonne aussi le mécanisme patriarcal monarchique aussi bien que le système de la supériorité masculine sur le beau sexe. Comme le remarque Harold Neeman, ce dont Belle-Belle est amoureuse c’est la beauté du roi, une qualité attribuée au corps féminin comme nous l’avons vu auparavant. Aussi, d’Aulnoy n’octroie pas de qualités masculines à son roi : il apparaît efféminé, inactif, attendant chez lui le retour du héros qu’il n’hésite pas à envoyer vers une possible mort, juste comme une traditionnelle demoiselle en détresse laisse partir son chevalier risquer sa vie dans des exploits dangereux pour se laisser impressionner (Neeman 479). De plus, le dialogue entre le roi et Belle-Belle est emprunté aux conventions du discours amoureux des nouvelles du XVII e siècle, ce qui, dans le contexte de ce conte, implique aussi bien un sous-entendu homoérotique qu’un renversement de rôles. Le roi est en effet submergé par ses émotions féminines : il ressent une « profonde tristesse » et interjette : « quoi, vous êtes prêt à partir ? » quand son « cher favori » ne réfute pas ses ordres ; il se montre jaloux quand il pense que sa sœur reçoit ses confidences ; « il aurait donné la moitié de sa vie » pour sauver celui qu’il aime « d’une inclination particulière ». Pour Zuerner, ce discours amoureux démontre l’ambivalence et la faiblesse du roi qui place l’intérêt de l’État après sa passion pour Fortuné (Zuerner 202, 204). Force est donc de constater que le roi et son héroïne sont deux personnages Charlotte Trinquet du Lys 294 très beaux mais indiscutablement incompétents dans les rôles que leur a attribués la conteuse (chef d’état et chef de l’armée), et qu’ils sont par conséquent entièrement symétriques : tous les deux font ce qu’on leur dicte plutôt que d’être décisionnaires : le roi suit les conseils de sa sœur, Belle- Belle ceux de son cheval ; tous les deux représentent la faiblesse féminine, par leur passivité et leurs passions. Ils s’assemblent en fin de compte parfaitement bien dans leur complète inefficacité. Le rôle des fées et la résolution des contes Si l’héroïne finit toujours par se marier avec le roi ou le prince, la résolution se fait dans les quatre contes d’une manière complètement différente, ce qui reflète parfaitement l’originalité de l’écriture de chaque conteuse. Chez Straparole, la reconnaissance se fait lorsque le satyre révèle l’identité de Constance. Le satyre, animal mythologique doué de clairvoyance, est la seule part de merveilleux qui existe dans le conte, mais elle est essentielle : sans lui, il n’y aurait ni révélation, ni mariage. 10 Dans ce conte linéaire, la réparation remédie au méfait initial, et tout rentre dans l’ordre préétabli du conte de restauration. Chez Lhéritier, il s’agit de recréer une héroïne du type des femmes fortes, si vantées pendant le siècle entier. 11 Replaçant le conte dans la féodalité, c’est toute la période médiévale qui est admirée dans ce chevalier féminin. Il n’y a aucune magie, aucune mythologie, ce qui permet d’insister sur le réalisme de la fable et son opposition avec celles des Anciens. Mlle Lhéritier en fait un conte d’élévation, au sens propre aussi bien que sur un plan symbolique. La fille du comte de Solac ne pouvait prétendre à épouser un prince, tout au plus elle aurait pu convoiter le comte de Genac, son autre prétendant. Sur le plan structurel du conte, ce n’est pas son statut social mais son courage infini (elle sauve l’honneur de sa famille), sa noblesse de cœur (elle sauve une belle en détresse) et sa vaillance extrême (elle sauve la vie du prince) qui lui permettent d’obtenir un royaume. Comme Joseph Harris le note, en fille, elle n’aurait jamais eu accès au prince. C’est uniquement de par son armure qu’elle arrive à son but (Harris 205). Cela constitue 10 Dans la tradition, le satyre est un personnage merveilleux qui peut voir l’invisible, et qui donc, comme dans le conte de Straparole, faire office de médiateur et facilite l’exposition de l’héroïne et le mariage qui s’en suit (Delpech 308). 11 Christine Jones range les femmes-soldats en deux catégories: les amazones, celles qui affrontent l’autorité politique (dans la tradition des Frondeuses) et les femmes fortes, celles qui maintiennent l’ordre politique. Il s’agit ici de la deuxième catégorie, puisque l’héroïne se bat du côté du roi (25-27). L’homosexualité dans les contes de femmes-soldats 295 une entorse à la structure typique d’un conte d’élévation, dans lequel le héros acquiert un royaume avec l’aide invariable d’un être surnaturel. Il s’agit donc bien pour Mlle Lhéritier d’insister sur la vertu féminine à part entière. En reprenant à son compte les qualités masculines d’un chevalier médiéval - honneur, vaillance, courtoisie et loyauté - l’héroïne s’oppose aux hommes de son temps dont la masculinité est représentée par la violence, le manque de respect et l’excès (Harris 203), traits qui démontrent tous la faiblesse de caractère. Dans toutes les étapes de sa quête, Léonore est donc physiquement et moralement supérieure à ses homologues masculins : son père, son frère, ses compagnons d’arme, son prince. Elle devient donc par définition la vainqueur(e) du royaume, qui lui revient de droit. Sur le plan symbolique, « Marmoisan » peut être considéré comme l’avocat du conte féminin si nous le remettons dans le contexte de sa création. Mlle Lhéritier l’envoie à sa cousine, la fille de Perrault, dont l’histoire n’a gardé de trace que dans son contrat de mariage. Lhéritier encadre le conte dans une conversation de salon pendant laquelle on discutait de littérature, et je cite : ... la compagnie... le jugea si peu connu qu’elle me dit qu’il fallait le communiquer à ce jeune conteur... Je me fis un plaisir de suivre ce conseil ; et comme je sais, Mademoiselle, le goût et l’attention que vous avez pour toutes les choses où entre quelque esprit de morale, je vais vous dire ce conte tel à peu près que je le racontai... vous jugerez ensemble si cette fable est digne d’être placée dans son agréable recueil de contes. (Lhéritier 4-6, mes italiques) Le fait d’une part qu’elle l’envoie à la sœur, et non pas au frère (qu’elle a tué dans son conte) comme la compagnie le lui avait conseillé, lui permet de souligner la supériorité artistique et morale de Mlle Perrault sur son frère. Ce n’est qu’à partir du moment où celle-ci acquiesce à sa valeur qu’elle pourra alors, avec son frère, décider si la fable est « digne » de son recueil. Tout ceci est bien entendu une fabrication littéraire puisqu’elle a publié le conte dans ses Œuvres Meslees deux ans avant la parution des contes de Perrault. L’intention n’était donc pas de faire valoir son conte par le biais d’un conteur masculin, mais de critiquer la décision de la compagnie de le lui envoyer : en le faisant parvenir à cette sœur inconnue, elle remet le conte dans un univers tout féminin, mimétique de celui qu’elle représente dans son conte. Il ne s’agit donc pas pour Lhéritier de placer son conte au niveau de celui de ses homologues masculins mais de surpasser ce niveau, puisqu’en le remettant dans un milieu féminin, elle le considère d’emblée supérieur. La comtesse a conquis le royaume par ses qualités chevaleresques supérieures à celles des hommes de maintenant, la conteuse a conquis la République des Belles Lettres par la supériorité de son écriture sur celle des Charlotte Trinquet du Lys 296 conteurs contemporains. 12 C’est par leurs propres capacités, sans aides extérieures - pas de magie dans le conte, pas de patronage pour la publication - que la conteuse et son héroïne sont parvenues à leur élévation. Mme de Murat replace le conte de Straparole dans un univers tout aussi féminin que ne le fait Lhéritier, non pas dans la tradition historico-littéraire des amazones, mais dans celle de la tradition matrilinéaire du conte de cour : une fois l’influence de la mère de l’héroïne terminée - Constantine se retrouve sur un bateau de marchand, ce qui constitue la seule transition entre les deux mondes matrilinéaires - elle introduit une fée omnipotente qui exerce son pouvoir en dea-ex-machina et qui poursuit le rôle de la mère perdue. Celle-ci va prendre en charge la destinée des héros dès l’arrivée de Constantine dans la forêt et va, pour ainsi dire, réparer les égarements du monde fictif. Prenant deux chemins différents, Murat et Lhéritier se rejoignent donc dans le quotidien aristocratique du grand siècle, l’une lors des fêtes de cour, l’autre sur les champs de bataille. Pour insister sur l’importance des fées à la cour, comme elle le fait d’ailleurs dans sa Dédicace aux Fées Modernes qui ouvre le recueil, Murat insère ici un petit épisode amusant ; la fée et Constantine étant invisibles, elles peuvent assister en témoins voyeuristes à toutes les scènes publiques et privées qui constituent la routine de la famille royale (Versailles, 1697). Mais, je cite, « comme elles sortaient de la chambre [des nouveaux époux], le roy en sortoit aussi, & Constantine courant pour dire quelquechose à Obligeantine, elle poussa le Roy sans y penser ; Il fut d’autant plus surpris qu’il ne voyoit personne proche de luy, aprés avoir regardé avec quelque inquiétude il continua son chemin » (Murat 44). Cromer interprète cet épisode comme une bousculade à la monarchie vieillissante de Louis XIV (Cromer 11), et Jones en conclut que Murat perçoit une faiblesse dans la monarchie française (172). Au moment de l’épisode de la reconnaissance, rappelons que le satyre, le roi et sa sœur se retrouvent dans une chambre nuptiale. Ce qu’il y a d’intéressant, au niveau de l’écriture du conte, c’est que nous avons vu l’association homosexuelle entre le satyre et le roi de Sicile. Devant combattre l’armée des satyres, c’est lui qui se fait vaincre par l’un d’entre eux, auquel il reste soumis jusqu’à l’arrivée de la fée. On pourrait replacer cet épisode sur le plan allégorique de l’écriture du conte : le roi s’accouple avec le satyre, être mythologique, ce qui nous permet de rapprocher l’écriture masculine - le roi - avec celle des Anciens - le satyre - avant l’intervention finale et 12 Alain Viala différencie la République des Lettres, composée d’érudits humanistes, et la République des Belles Lettres, composée de ceux ou celles qui écrivent pour un public non-érudit de salon. (Naissance de l’écrivain : Sociologie de la littérature à l’âge classique, 162). Cité dans Seifert « Les Fées Modernes : Women, Fairy Tales, and the Literary Field in Late Seventeenth-Century France. », 131. L’homosexualité dans les contes de femmes-soldats 297 bénéfique de la fée. Pendant ce temps, Obligeantine et Constantine s’amusent dans les cours mondiales, associant la fée du conte aux fées modernes comme elles sont décrites dans la dédicace. Cet épisode d’homosexualité est remédié lors de la réparation par la transformation du satyre en roi des Isles Amantines, qui rien que par son nom indique que l’on rentre dans le cadre de l’empire de féerie qui règne dans tous les contes de cour. Ainsi, une fois le sauvage-satyre éliminé de l’équation, et avec lui toute réminiscence d’écriture masculine, tout peut rentrer dans l’ordre féerique, et loin de retourner à l’ordre patriarcal 13 , nous pouvons conclure comme le fait Sophie Raynard que : « nous devons rendre hommage à cette prise de pouvoir par les héroïnes des contes de fées » (457). L’ordre monarchique et patriarcal, ainsi que l’écriture masculine du conte, sont en effet complètement renversés par les personnages féminins, que ce soit Constantine qui prend la place de son père, tue Caribut, bouscule Louis XIV, et se fait déposer une couronne à ses pieds, récupérant du même coup les pouvoirs politique et matrimonial, ou que ce soit la fée qui élimine le satyre et replace ainsi l’écriture du conte de fées dans le domaine féminin. 14 A la fin du conte, ce sont les hommes qui sont transformés, civilisés, et peuvent enfin être acceptés dans le royaume féminocentrique : une fois la monarchie patriarcale ébranlée par la bousculade de Constantine à Versailles, l’empire de féerie, dirigé exclusivement par les femmes, s’établit dorénavant comme supérieur, sans possibilité de retour. En imposant une fée dès le début du conte, d’Aulnoy replace l’intrigue dans un univers de féérie mais pas forcément dans la lignée matrilinéaire du conte de fées comme chez Murat. Ici, c’est la fée qui baptise Belle-Belle avec le nom de Fortuné, et lui attribue une existence (son nom, son cheval, ses habits et son armure). Mais la fée omnipotente de d’Aulnoy ne fait pas assez confiance à ses personnages pour les doter d’une libre-pensée. Elle ne donne de pouvoir à personne, ni aux hommes, ni aux femmes, et en rejetant les attributs matrilinéaires du conte, présents chez Murat, le féminisme, glorifié chez Lhéritier, et en émasculant le peu de patriarchie qui aurait pu régner dans son récit, c’est toute la cour, la monarchie et l’État dont elle se moque. En dehors des galanteries refoulées et des tournois amicaux, Fortuné est incapable de se comporter héroïquement sans l’aide de la fée omniprésente dans le cheval et les doués. Ceci est répercuté sur le roi qui, sans être « appuyé sur le chevalier » (d’Aulnoy 113), est incapable de tenir son 13 Marin, Seifert, et Welch concluent sur les limitations du pouvoir féminin. Voir Raynard 453. 14 Notons également que le pouvoir traditionnel du satyre, la voyance, est donné ici à la fée qui par son invisibilité, peut aller voir les côtés les plus cachés de l’existence des Grands. Pour une conclusion similaire, voir Jones 167. Charlotte Trinquet du Lys 298 royaume. Les interactions entre les deux personnages se résument donc en un échange de portrait et le partage d’une gloire chimérique. Le reste n’est qu’une bouffonnerie théâtrale de l’image publique de l’héroïsme et de la monarchie tels qu’ils sont représentés dans l’histoire officielle sous Louis XIV. La fée, avec l’aide de ses créatures merveilleuses, est en fait seule à gérer ce royaume fictif, et l’on peut se demander si la fée d’Aulnoy ne cherche pas ici à désamorcer l’écriture du conte, en la présentant comme une activité ludique et sans conséquence : en noyant l’intrigue dans des conversations romanesques à n’en plus finir, la conteuse paraît se moquer de la littérature précieuse à laquelle elle emprunte le discours : toutes ses conversations, les galanteries et les jalousies du roi, de la reine et de sa confidente se calquent sur les dialogues galants de la nouvelle précieuse et fonctionnent comme une parodie de celle-ci. Alors que Lhéritier ancre ses contes dans cette tradition, d’Aulnoy au contraire semble s’en démarquer, comme si elle cherchait dans « Belle-Belle » à décliner l’affiliation avec la littérature de salon, comme pour rester autonome par rapport à une tradition qui s’impose. En conclusion, à partir de la réécriture de la structure linéaire du conte de Straparole, les conteuses françaises réussissent à faire trois versions qui, malgré leurs différences, aboutissent aux mêmes buts : d’un côté un manifeste de l’écriture féminine des contes des fées, de l’autre un combat contre la soumission féminine aux principes monarchiques. De par leurs amazones, les conteuses peuvent rejoindre incontestablement le monde des femmes fortes, comme l’ont fait avant elles Montpensier et Scudéry. Si Murat semble être restée plus proche de la source, dans le sens où le conte reprend plus de motifs de « Constance-Constantin » que ne le fait « Marmoisan » ou « Belle- Belle », c’est pourtant Lhéritier qui reste la plus fidèle au message moraliste et déjà féministe de Straparole. Mais en fin de compte, déniant à sa femmesoldat ses attributs masculins, d’Aulnoy, la fée on pourrait dire, se place elle-même dans son monde féerique comme une amazone qui désamorce et défie les systèmes politique et littéraire. Dans les trois cas, l’analyse du traitement qu’elles ont fait subir à leur source nous permet de reconnaître le véritable message subversif des conteuses ainsi que leur style spécifique d’écriture. L’homosexualité dans les contes de femmes-soldats 299 BIBLIOGRAPHIE Aulnoy, Madame d’. Cabinet des Fées, Tome I, vol. 3, Contes de Madame d’Aulnoy. Coll. dirigée par Elisabeth Lemirre. Arles : Ed. Picquier, 1996. Billaud, Isabelle. « Masculin ou féminin ? La représentation du travesti et la question des savoirs au XVII e siècle. » in Annie Cloutier, Catherine Dubeau et Pierre-Marc Gendron (éd. et préface). 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