eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 41/81

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2014
4181

Les paratextes du Francion ou la mise en fiction de l’écriture

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2014
Francis Assaf
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PFSCL XLI, 81 (2014) Les paratextes du Francion ou la mise en fiction de l’écriture F RANCIS A SSAF (U NIVERSITY OF G EORGIA , A THENS ) Si le résultat de tout acte scriptural est un texte, la seule valeur, ainsi que nous le rappelle Barthes, en est la représentation (S/ Z 10). Alors, forcément, c’est un acte de ce que j’appelle « mise en fiction », principe aussi élémentaire qu’universel, et qui s’applique à toute épistémologie, car il démarque ipso facto la représentation de ce qui est représenté, c’est-à-dire le référent, surprenant, voire choquant quelquefois le destinataire, comme on peut le voir dans le tableau de Magritte La Trahison des images (1929) 1 . Ci-contre une version personnelle en photo. Les remarques sur le référent que fait Foucault sur la pipe de Magritte établissent et cernent nos habitudes langagières. Sans vraiment confondre la représentation avec le référent, il y a, dit-il, une habitude du langage : [C]’est un veau, c’est un carré, c’est une fleur. Vieille habitude qui n’est point sans fondement : car toute la fonction d’un dessin […] c’est bien de se faire reconnaître, de laisser apparaître sans équivoque ni hésitation ce qu’il représente. » (18) Or, mon ajout de l’idée d’un tramway n’est pas gratuit, ne cherche pas simplement à se distancier du tableau (et de l’intention) de Magritte ; il est là pour souligner à l’évidence à la fois le rapport et la distinction entre 1 Los Angeles County Museum of Art. Francis Assaf 304 représentation et objet représenté (le référent). Il est immédiatement évident que la photo ne représente en aucune façon un tramway, mais aussi que la photo n’ est pas une pipe non plus. On ne peut ni la bourrer ni la fumer. Quelque élémentaire que soit cette constatation, elle établit des limites en définissant ce qu’elle représente. Pour en revenir au véritable sujet de cette réflexion - lié à ce que dit Barthes (supra) - je pense raisonnable, dans cette perspective, d’attribuer au(x) paratexte(s) une fonction à la fois délimitante et représentative du texte. C’est-à-dire que le paratexte effectue à sa manière une mise en fiction du texte lui-même, de l’écriture - en somme, une mise en fiction au second degré (puisque l’écriture est elle-même fiction). Et c’est dans les multiples paratextes du Francion que je chercherai cette fonction. Je commencerai par le seuil de l’écriture, c’est-à-dire par le titre. Lu par Volaterran en présence de Charroselles, l’inventaire des livres de Mythophylacte comporte ce titre-ci : « R UBRICOLOGIE , ou l’inventaire des titres et rubriques où il est montré qu’un beau titre est le vray proxenete d’un livre, et ce qui en fait faire le plus prompt debit. Exemple a ce propos tiré des Pretieuses. » (Romanciers du XVII e siècle 1084-1085. Voir également Seuils 87) 2 . Commencer une réflexion sur les paratextes du Francion par une citation de Furetière, qui non seulement ne se rapporte pas à cet ouvrage, mais ne concerne même pas les paratextes semble une gageure. Le titre ne constituet-il pas cependant le paratexte du paratexte ? Je citerai un article qui date peut-être, mais qui n’en a pas moins, je crois, conservé sa pertinence : Gérard Genette ne considère pas, dans son vaste ouvrage sur le paratexte, le titre comme faisant partie de l’appareil préfaciel (Seuils 88), mais on peut tout de même l’y intégrer car non seulement il annonce le contenu, mais il en constitue souvent un résumé plus au moins significatif, ce contenu étant ensuite repris et présenté plus largement dans la préface (« Le Miroir dans le labyrinthe » 283) Bien entendu, cela ne veut pas dire que Genette passe sous silence la notion de titre ; au contraire : il y consacre une section aussi substantielle qu’élaborée dans Seuils, au terme de laquelle il réfléchit sur la pratique de l’indication générique (c’est-à-dire rhématique), le plus souvent séparée du titre thématique dans les ouvrages qu’il cite, pour la plupart ceux du XIX e siècle. Selon la thèse de J. Serroy (q.v.), peu d’histoires comiques intègrent cette 2 Notons que, dans le Dictionnaire universel, Furetière définit (implicitement) le mot proxénète comme signifiant simplement intermédiaire, courtier ou entremetteur dans une transaction légitime, excluant toute idée d’activité illégale ou immorale (T. II, 621-622). Les paratextes du Francion ou la mise en fiction de l’écriture 305 indication générique dans le titre : dans l’index des œuvres (736), je dénombre à part le Francion, les suivants : • Histoire comique de notre temps (on notera l’absence d’indication thématique) • Histoire comique des états et empires de la lune et du soleil (titre qui n’est pas de Cyrano) • Histoire comique ou les Aventures de Fortunatus 3 L’ouvrage de Sorel semble bien être le seul dont l’auteur intègre sciemment l’indication générique dans le titre 4 : Histoire comique de Francion. L’édition de 1633 renforcera le côté « proxénète » et aguicheur avec un adjectif supplémentaire : La Vraye histoire comique de Francion 5 . L’« Advis aux lecteurs touchant l’autheur de ce livre » (1267-1270) explique et justifie ce dernier titre en donnant les détails assez complexes de la genèse de ce qui a fini par devenir l’édition de 1633 - douze livres). Là encore Sorel, qui continue à se cacher derrière Nicolas du Moulinet, sieur Du Parc 6 , se contredit sciemment quant à l’importance de ces détails en disant « Mais cela n’importe en rien. Il suffit que nous reconnoissions l’excellence du livre. » (1269). On reviendra là-dessus. L’importance du Francion en fait un des textes de fiction narrative en prose du XVII e siècle les plus étudiés. Je me suis moi-même toujours efforcé en le lisant de garder en perspective les paratextes qui l’entourent, en constituent une sorte de rempart - c’est-à-dire à la fois protection et limitation - et conditionnent le lecteur à affronter le texte proprement dit. L’édition Adam offre les pièces qui composent ce paratexte, que je choisis de considérer comme étant d’un seul tenant. Voici la liste des pièces que je me propose d’examiner : 3 Édition de 1665 (Lyon : Vincent Moulu). 4 J. Serroy donne un historique succinct, mais bien organisé et persuasif du Fortunatus, ouvrage allemand anonyme qui a connu une diffusion européenne (62- 63). La traduction française (de 1665) est vraisemblablement de Jean Baudoin, si l’on en croit l’épigramme à la louange du traducteur. 5 Des sept livres de la première, le roman grossit jusqu’à en compter douze à la troisième, avec l’adjonction du Douzième Livre aux huitième, neuvième, dixième et onzième que comportait l’édition de 1626. Chacune de ces narrations s’accompagne d’un paratexte. 6 Nicolas du Moulinet, sieur du Parc (15 ? ? -16 ? ? ), a bel et bien existé. Consulter Émile Roy (430-432). Il donne une bibliographie assez étendue dans ces pages. Il est pratiquement certain que du Parc n’a eu aucune part à l’élaboration du Francion. Simple feinte de la part de Sorel. Francis Assaf 306 • Advertissement d’importance aux lecteurs (en tête de la première édition) • Epître « Aux Grands » (en tête de la deuxième - 1626) • Advertissement d’importance aux lecteurs (à la suite du Livre XI - 1626) • A Francion (En tête de l’édition de 1633) • Advis aux lecteurs touchant l’autheur de ce livre (Également en tête de la troisième édition). Nonobstant les entorses à la chronologie que cela implique, j’examinerai ensemble les deux « Advertissements » vu qu’ils présentent à la fois des affinités et d’importantes différences. Mais demandons-nous : dans ces paratextes, quelle sorte d’écriture l’auteur nous invite-t-il (nous oblige-t-il ? ) à lire ? Cet ensemble de textes a une importance cruciale à la fois comme mode d’emploi et comme aperçu des valeurs d’écriture chez Sorel - quelque chose où d’aucuns pourraient voir une contradiction. Tâchons de déterminer quel rôle ils jouent dans la « fabrication » de l’attitude du lecteur, consommateur (et aussi co-producteur ? ) d’écriture. L’histoire du roman, telle que la présente Adam (Romanciers du XVII e siècle 1257-1259) peut nous donner une idée assez claire des avatars de l’œuvre, mais la question qu’il n’aborde pas, c’est de savoir ce qu’a le lecteur d’aujourd’hui sous les yeux et que Sorel n’a jamais eu. Voilà donc une mise en fiction au premier degré de l’écriture sorélienne à nous livrée. Dans la section sur le « roman vrai » (217 ss) de sa thèse, Jean Serroy cite précisément l’ « Advertissement d’importance aux lecteurs », où Sorel s’en prend aux autres écrivains qui selon lui ne font que de vains écrits : « Ils s’amusent à parler d’un nombre infiny de choses vaines, qui ont esté dites beaucoup de fois jusqu’au centre de la verité… » (63-64). Qu’importe que le Francion soit un « roman vrai » ou non ? ce qui nous préoccupe ici c’est de savoir dans quelle mesure ses paratextes constituent un « texte vrai ». Il y a autant de raisons pour que de raisons contre cette proposition. Ce qui est sûrement le cas, c’est qu’ils délimitent le texte, le circonscrivent dans la conscience du lecteur de façon à l’obliger à ne lire qu’en tant que lecteur modèle, c’est-à-dire selon ce que prescrit la préface qui, paradoxalement, invite une scriptibilité quasi sans limites. Il faut rappeler ici, avec Barthes, que « l’enjeu du travail littéraire (de la littérature comme travail), c’est de faire du lecteur, non plus un consommateur, mais un producteur du texte. » (S/ Z 10). Or, pour ces deux catégories (la littérature comme travail et la co-production du texte), aucun autre auteur que Sorel, ni avant ni après lui, n’a jamais été plus explicite ni plus véhément sur ce point (1265). Le contraire, c’est la lisibilité. Le lisible, c’est un produit, non une production, nous dit Barthes (S/ Z 11). Mais chez Sorel, la contradiction n’est Les paratextes du Francion ou la mise en fiction de l’écriture 307 qu’apparente. En fait, ce qu’il veut, c’est qu’on apprenne à lire de façon à être à même de co-produire le texte. Il semble nous dire : « Seul sait écrire qui sait lire. » Je ne peux alors que conclure qu’à un « texte vrai ». L’auteur tend-il à réévaluer au fil du temps son esthétique, voire sa propre sémantique ? Si le titre, selon Furetière, sert à « accrocher le client », le paratexte, lui, est la posologie. Bien que Sorel invite explicitement le lecteur à la co-production du texte, il lui suggère surtout une attitude, dont le résultat pour l’auteur serait de bénéficier d’une captatio benevolentiae : « Lecteur, tu ne dois pas lire sottement car je me suis vraiment donné du mal pour t’éclairer », pourrait-on lui faire dire. On peut rapprocher cette mise en garde avec celle de Mateo Alemán dans la double préface du Guzmán de Alfarache : « Au vulgaire » et « Au lecteur prudent ». En une diatribe bien plus acerbe que les objurgations de son confrère français, l’auteur espagnol n’hésite pas à abreuver d’injures son « lecteur vulgaire », le traitant de rat, de mouche et de goupil (59-60), alors qu’il ne saurait faire montre d’assez de ménagements vis-à-vis du « lecteur prudent » : Certes, la libre carrière d’un esprit aussi rude que le mien et d’un si bref savoir a tout lieu d’inspirer de crainte, outre que cette mienne liberté et licence paraîtra d’aventure excessive. Mais si l’on songe qu’il n’est point de si mauvais livre qu’il ne s’y trouve quelque bonté, il se pourrait que si l’esprit fait défaut en celui-ci, mon souci de faire œuvre utile produisît de vertueux effets, qui serait chose bastante à récompenser de plus ardus travaux et digne pardon de ma hardiesse. Point n’est besoin d’adresser au Prudent de longs exordes ou prolixes harangues : il n’est point ébloui d’un éloquent babil, ni la véhémence de l’oraison ne le détourne de ce qu’il sait être juste; bref, l’assiette de son contentement n’est point qu’on capte sa bénévolence. J’acquiesce à sa censure, implore sa sauvegarde et me commets à sa protection (61). C’est dire qu’Alemán a un sens aigu de la captatio benevolentiae et une conscience non moins aiguë de ce qui constitue un lecteur modèle, ce dont Sorel a pu profiter, le Guzmán (1 re partie) ayant été traduit en 1600. Je méditerai à présent ce que nous dit Umberto Eco sur le texte dans Lector in fabula : « [il] postule la coopération du lecteur comme condition d’actualisation. » (65). C’est précisément ce que Sorel veut que fasse son lecteur. On y reviendra. Mais regardons à nouveau la notion de paratexte. Elle se rapporte, de toute évidence, à celle de texte (Le paratexte est aussi un texte). Mais qu’est-ce qu’un texte ? Genette définit ce dernier comme « une suite plus ou moins longue d’énoncés verbaux plus ou moins pourvus de signification. » (7) Il cite aussi (en français) in extenso J. Hillis Miller sur le sens du préfixe para, terme « antithétique » qui désigne à la fois le dehors et le dedans, qui en même temps sépare et fusionne le dedans et le dehors, Francis Assaf 308 tout en les maintenant, paradoxalement, distincts. Dans Lector in fabula, Eco nous dit : « Un texte, tel qu’il apparaît dans sa surface (ou manifestation) linguistique, représente une chaîne d’artifices expressifs qui doivent être actualisés par le destinataire. » (61) En résumé un texte, tout simplement, ce n’est ni plus ni moins qu’un ensemble fini de signes sur un support. Le texte n’est pas le paratexte, mais le paratexte « empiète » sur le texte (Le paratexte est un texte, comme je viens de le dire, mais n’est pas le texte). Je ne dirai pas qu’il le légitime forcément, mais il établit une liaison entre lui et ce qui n’est pas lui ; il le chevauche, en en faisant un mode d’emploi de lecture difficile à contourner. C’est un texte qu’il faut lire pour apprendre à lire. C’est le degré zéro de la lecture. Or, qu’est-ce que la lecture, sinon - encore une fois - l’actualisation d’une écriture ? Les considérations de Barthes sur le rôle limitatif du texte que jouent certains procédés d’écriture, comme le « je » auctorial, la troisième personne et l’usage du passé simple clarifient les paramètres du pacte de lecture : [L]a troisième personne […] est le signe d’un pacte intelligible entre la société et l’auteur ; mais elle est aussi pour ce dernier le premier moyen de faire tenir le monde de la façon qu’il veut. Elle est donc plus qu’une expérience littéraire : un acte humain qui lie la création à l’Histoire ou à l’existence (Le Degré zéro de l’écriture 29). Ce pacte, Sorel l’explicite avec force dans son appareil paratextuel, en particulier dans le premier « Advertissement ». Il parle et s’affirme abondamment par le « je » auctorial, un « je » auquel s’en substitueront d’autres - Agathe dans le Deuxième Livre, Francion et Raymond dans le Troisième et d’autres - pour laisser la place dans le récit-cadre à cette troisième personne à laquelle Barthes accorde une valeur démiurgique. Sorel s’attend à ce que son roman soit lu, mais pourquoi l’avertissement est-il « d’importance » ? Il est bien entendu très facile de répéter que c’est pour mettre le lecteur en garde contre la tentation de ne voir dans le roman qu’un divertissement. Mais quel rapport de l’auteur au lecteur ce (para)texte établit-il ? Si l’on s’en rapporte à Eco, dans Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs (20ss), Sorel se donne d’emblée comme Auteur Modèle, d’une façon bien moins compliquée, bien plus ouverte que - suivant toujours les exemples donnés par Eco - Nerval pour Sylvie ou Poe pour Les paratextes du Francion ou la mise en fiction de l’écriture 309 Arthur Gordon Pym. A l’encontre de l’un comme de l’autre, Sorel ne cache pas son jeu : Je n’ay point trouvé de remede ny plus aysé ny plus salutaire à l’ennuy qui m’affligeoit il y a quelque temps que de m’amuser a descrire une histoire qui tinst davantage du folastre que du serieux, de maniere qu’une melancolique cause a produit un facetieux effect (61) Autrement dit, Sorel se livre à une entreprise à plusieurs niveaux paradoxale : écrit-il comme acte de médiation thérapeutique ou le faitil pour instruire son lecteur ? Et si son histoire tient « davantage du folâtre que du sérieux », pourquoi s’acharner contre son lecteur potentiel, qu’il agonit d’injures si celui-ci ne fait qu’y chercher ce que lui-même avoue y avoir cherché en l’écrivant ? Car c’est explicitement un amusement pour lui. L’auteur modèle chercherait-il alors un lecteur modèle à qui il interdirait de lire comme lui-même a écrit ? Bizarre… Ce processus de mystification du lecteur est fondé sur une contradiction - apparente ? - lorsqu’on lit que II faut que i’imite les Apotiquaires qui sucrent par le dessus les breuvages amers afin de les faire mieux avaller. Une satyre dont l’apparence eust esté farouche eust diverty les hommes de sa lecture par son seul titre. Je diray par similitude que ie monstre un beau palais, qui par dehors a apparence d’estre remply de liberté et de delices, mais au dedans duquel l’on trouve neantmoins, lorsque l’on n’y pense pas, des severes Censeurs, des Accusateurs irreprochables, et des Juges rigoureux (62). Mais il ne s’agit pas seulement de créer un lecteur modèle se différenciant radicalement de l’auteur modèle, qui est en même temps, inévitablement, lecteur modèle lui-même (ur-lecteur), car autrement il n’y aurait moyen ni d’écrire, ni de raison de le faire. Cette censure des « vicieux » que propose l’auteur modèle et qu’il déclare faire en respectant les règles de la grammaire, il la dévalorise pourtant en disant qu’il l’aurait faite même en mauvais français : « et avec des discours negligents je pense encore que ce seroit assez » (62). Il problématise encore plus l’acte scriptural en faisant semblant de défier un (ou des) adversaire(s) imaginaire(s) de faire mieux que lui en décrivant ce qu’il fait comme une sorte de tour de force, voire une acrobatie : écrire trente-deux pages en un seul jour, sans relire ni (Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs [31]) Francis Assaf 310 corriger et en pensant à autre chose, qui plus est (63). Pourquoi ? Parce que, à l’en croire, l’imagination n’a aucune part à l’acte scriptural : il ne s’agit pour lui que de mettre en ordre des concepts formulés depuis longtemps (63) — N’est-ce qu’un travail de classification, de taxinomie, visant à établir une fois pour toutes sa prééminence en tant que scriptor ? Difficile à croire pour qui a lu le Francion de près… Ne serait-ce alors qu’une tentative de mystification du lecteur ? Sorel est on ne peut plus explicite dans la conclusion de son Advertissement. Pour lui, celui qui ne lit pas la préface est un sot : « Il [le sot lecteur auquel il s’adressait - prétendument ? ] me respondit qu’il les [les préfaces] croyoit toutes pareilles […] Que ceux qui auront mes livres entre leurs mains ne facent pas ainsi s’ils me veulent obliger à les avoir en quelque estime. » (65). N’est-il pas rare qu’un tel explicit 7 soit si catégorique ? Tout en en conservant les mots dans l’Advertissement de 1626 - devenu cette fois postface, puisque placé après le Livre XI - il le noie en se plaignant - de façon plutôt geignarde cette fois - des typographes négligents qu’il accuse d’avoir massacré son texte (Appendice). Mais l’écriture de quelqu’un qui rédige trente-deux pages d’un seul jet, en pensant à autre chose, est-elle lisible ? En tout cas, le début du texte dénote un esprit plus détendu, prônant le castigat ridendo mores cher au poète néo-latin Jean-Baptiste de Santeul 8 . Il faut noter cependant que l’« Épître aux grands », véritable préface de l’édition de 1626, maintient avec le deuxième Advertissement des liens sémantiques certains. Elle constitue une sorte de manifeste moral dans lequel l’auteur rejette l’appui et le patronage de la noblesse, désireux qu’il est de conserver à la fois sa liberté en tant que censeur des mœurs et son anonymat d’auteur, anonymat sur lequel il s’étend si longuement qu’on se demande à quoi rime cette tirade (1264-1265). Au portrait du lecteur modèle, il ajoute cependant un aspect aussi inattendu qu’illuminant : la vertu. Fondamentalement, pour lui cela consiste à être comme on doit être : « [J]’estime esgallement ceux qui ont la charge des plus grandes affaires, & ceux qui n’ont qu’une charge de 7 L’explicit est la dernière phrase d’un texte. La première en est l’incipit. 8 Jean-Baptiste de Santeul (1630-1697). Ami du comédien italien Dominique Biancolelli (1636-1688), il lui aurait « fait cadeau » de cette devise. Les paratextes du Francion ou la mise en fiction de l’écriture 311 cotrets sur le dos, si la vertu n’y met de la difference » (1260), dit-il vers la fin de l’Épître aux grands. Par là, il institue une déontologie de la lecture (et de l’écriture) Seul celui qui est comme il doit être peut lire comme il doit lire (et écrire). Voilà un aspect inattendu du lecteur modèle. Venons-en à la « dédicace » à Francion (1266-1267), signée par le fictif 9 Du Parc. Pour brève qu’elle soit, elle semble bien destinée à mystifier plus avant le lecteur quant à l’identité de l’auteur et du personnage. D’abord, elle est chargée d’ironie et contredit dans une grande mesure non seulement la substance du texte, mais aussi les allégations didactiques et moralisatrices qu’exprime l’auteur empirique dans les deux « advertissements », à moins qu’on ne veuille éliminer du texte écrit ce qui en fait largement l’intérêt narratif, c’est-à-dire - entre autres - le récit des débordements scatologiques (sixième livre) et sexuels (le sixième et les trois livres suivants) sur lesquels s’étend complaisamment l’auteur empirique. En fait, cette fausse dédicace crée une limite sémantique qui contredit formellement les intentions de l’auteur empirique, lorsque « Du Parc » déclare benoîtement : Qu’il suffise au peuple de se donner du plaisir de la lecture de tant d’agréables choses et d’en tirer aussi du profit, y apprenant de quelle sorte il faut vivre aujourd’huy dans le monde, sans vouloir penetrer plus oultre. (1267) C’est-à-dire que le plaisir prime (à présent) sur la didaxis morale. Nous sommes loin des objurgations de l’auteur empirique… L’« Advis aux lecteurs touchant l’autheur de ce livre », que j’ai évoqué plus haut, feint, comme on sait, d’accréditer Du Parc, comme auteur du Francion et bien d’autres histoires comiques, remontant à 1613. Pourquoi, après avoir posé des jalons aussi précis, tant pour la déontologie de la lecture et de l’écriture que pour l’élaboration du texte, Sorel se plaît-il à brouiller les pistes ? Cela semble bien gratuit, comme cette apologie tortueuse de l’auctorialité de Du Parc. On serait tenté d’accuser Sorel d’absurdité, voire d’une volonté de destruction du rapport nécessaire entre l’auteur et son livre, mais il n’en est rien. Voyons plutôt l’explicit de ce dernier morceau du paratexte : Il y a beaucoup de choses à dire pour la recommandation de son ouvrage : mais à quoy cela sert-il puisque le voicy present, et qu’il n’y a qu’à le considerer pour voir combien il est estimable. (1270) Si l’auteur écrit le texte, le texte « écrit » aussi l’auteur. Vérité élémentaire : c’est le texte qui fait l’auteur (et le lecteur qui fait le texte, n’est-ce pas ? ). 9 Fictif dans ce sens que ce n’est pas lui l’auteur. Voir note précédente (n. 6) sur ce personnage. Francis Assaf 312 Comment ce rapport établit-il les limites du texte ? La « fabrication » du Francion dans ce dernier paratexte, même si elle est fictive, voire mensongère, apporte un certain complément d’information dans ce sens qu’elle lui suggère - encore une fois ! - comment il doit le lire, maintenant qu’il « sait » comment il a vu le jour. Dans L’Œuvre ouverte, Eco énonce un certain nombre de vérités, élémentaires elles aussi, sur la transmission de l’information. Il traite ici du langage poétique, dont il dit : [L]e poète crée un système linguistique qui n’est plus celui de la langue dans laquelle il s’exprime mais qui n’est pas non plus celui d’une langue inexistante : il introduit des modules de désordre organisé à l’intérieur d’un système, pour en accroître la possibilité d’information (88) Je note en passant que c’est précisément ce que font les pratiquants de l’OULIPO mais, ce qui se rapporte plus à mon propos, c’est que si nous substituons écriture à langue nous constatons que cela s’applique bien à ce que fait Sorel dans l’« Advis aux lecteurs touchant l’autheur de ce livre ». Accroître la possibilité d’information, tout en donnant (ironiquement) au lecteur latitude de coproduire le texte, c’est paradoxalement le pousser à le lire comme il a été écrit : connaît-on des exemples de lecteurs qui aient jamais fait ce à quoi feint de les encourager Sorel dans le deuxième Advertissement ? Au moins pour Sorel - et sans doute pour d’autres : je pense à Furetière - la création d’une délimitation du texte, indispensable pour lui conférer corps et forme, processus qui passe par la mise en fiction consciente de sa propre écriture, c’est ça. Les paratextes du Francion ou la mise en fiction de l’écriture 313 APPENDICE Page 19, ligne 5, vous trouvez conversion, au lieu de conversation.P. 468, l. 8, n'en a, lisez n'a, P. 50, l. 2, tireroit, lisez tireroient. P. 53, l. 3, dont, lisez d'où. P. 60, l. 25, I'aborday, lisez je I'aborday. P. 71, l. 1l, avoit, Iisez avoit tant de. P. 74, l. 12, qui regnent, lisez qui y regnent. P. 78, l. 21, voir, lisez venir. P. 90, l. 1, plus, lisez pas. P.135 , l. 7, maistresse, lisez maistrize. P. 145, l. 26, servir, lisez aymer. P. 155, l. 4, representer, lisez presenter. P. 184, l. 10, ne vous, lisez vous ne. P. 216, l.13.ne pouvoir, lisez ne mc pouvoir, P. 221, l. 26, sur, lisez chez. P. 244l, 2, pensant, lisez passant, P, 268, l. 6, compagnie, lisez compagne. P. 370, l. 16, ostez vouloir, et l. t8, me voulant, lisez desirant me.P. 417, l. 3, luy, lisez leur. P. 429, l. 7, et qu'il, lisez et bien qu'il.P, 431, l. 24, et I'on, lisez et luy. P. 432, l. 14, ie ne les mis, lisez il ne les mist. P. 436, l.4, ostez pourtant. P. 469, l. 8, de leur moyen.lisez du mien. P. 470, l. 15, qui soient, lisez qui me soient. P. 473, I.1, leur, lisez les. P. 474, l. 16, que allons, lisez que nous allons. P. 492, l.5, sa bonne, lisez et sa bonne. P. 547, l. 12, Quelle, lisez Qul. P.658, l. 4, page, lisez laquait, P. 661, l. 20, ses merveilles, lisez son merite, P. 713, l. 20, reçoit de sa part, lisez reçoit le lendemain de sa part, P. 729, l. 2, plutost, lisez plus fort et mieux accompagné. P. 739, l. 2, serviroit, lisez servit. P. 874, l. 7, ostez cy. Francis Assaf 314 BIBLIOGRAPHIE Alemán, Mateo. Le Gueux, ou la vie de Guzman d’Alfarache, guette-chemin de la vie humaine. 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