eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 41/81

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2014
4181

Le voyage ultra-terrestre entre l’astronomie et le mythe. Cyrano de Bergerac, Fontenelle, Fénelon

121
2014
Volker Kapp
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PFSCL XLI, 81 (2014) Le voyage ultra-terrestre entre l’astronomie et le mythe. Cyrano de Bergerac, Fontenelle, Fénelon V OLKER K APP (C HRISTIAN -A LBRECHTS -U NIVERSITÄT K IEL ) L’au-delà est présent dans l’imaginaire littéraire du XVII e siècle à un tel point qu’on peut s’y référer même d’une manière ludique pour divertir. Dans la commedia dell’arte, la dispute avec le diable provoque le rire afin de libérer le spectateur de l’angoisse métaphysique dont les procès de sorcellerie sont le produit le plus atroce. Elle est toutefois moins documentée dans les scénarios (canovaggi) que dans les publications qui lèguent à la postérité l’essentiel des improvisations sur la scène 1 . Francesco Andreini (1548-1624), qui est la vedette, avec son épouse Isabella, de la fameuse Compagnia dei Gelosi, réunit en 1607, sous forme de dialogues (ragionamenti) échangés avec son serviteur Trappola, des matériaux provenant de son rôle de soldat fanfaron. Au dialogue 40, Capitano Spavento se vante d’un tour joué à Pluton. Enragé contre ce « pire des diables des Enfers » 2 , il frappe du pied par terre et un abîme s’ouvre jusqu’aux Enfers où il voit Pluton délibérant avec ses démons des moyens d’anéantir Tancredi et ses troupes pour empêcher la reconquête de Jérusalem par les chrétiens. La croisée est envisagée à travers l’épopée du Tasse 3 , dont le capitaine Geoffroy de Bouillon importe moins au soldat vaniteux, faisant incessamment parade de ses aventures érotiques, que Tancredi, chrétien amoureux de la païenne Clorinda, qu’il tue par mégarde en duel (chant XII). Un volume contenant l’épopée du Tasse, lancé par Spavento furieux, enlève la couronne de la tête de Pluton, 1 Voir les textes publiés par Feruccio Marotti/ Giovanna Romei, La Commedia dell’arte e la società barocca. La professione del teatro, Rome, Bulzoni, 1991. 2 « […] al bruttissimo Diavol dell’Inferno » (Francesco Andreini, Le Bravure del Capitano Spavento a cura di Roberto Tessari, Pisa, Giardini, 1987, p. 185). Ce mélange du merveilleux païen et chrétien est courant au XVII e siècle. 3 Afin d’éviter toute erreur, Spavento mentionne « Jérusalem prise par le Tasse » (tutta la Gerusalemme conquistata del Tasso, p. 185) évoquant ainsi la deuxième version de l’épopée La Gerusalemme conquistata (1593). Volker Kapp 380 qui la lui fait rendre immédiatement afin d’empêcher les diables d’écrire contre lui, sa femme ou les Enfers 4 . Jean-François Lattarico réduit l’épisode à la ridiculisation du support mythologique 5 . Grâce à l’étude magistrale de Dorothea Scholl 6 , nous savons toutefois que le grotesque et le burlesque sont l’autre face du classicisme depuis la Renaissance italienne. Aussi l’apogée du burlesque dans la première moitié du XVII e siècle en France se manifeste-t-il autant dans la littérature religieuse que dans la production libertine 7 . Comme Francesco Andreini ne réduit pas le burlesque à sa version subversive, les hypothèses de Bakhtine, qui n’en admet que la dérision, restent inopérantes. La diététique du rire passe du discours médical aux genres comiques de la littérature où elle imprègne par exemple le Decameron de Boccace, modèle prestigieux de la nouvelle 8 . Les idées du critique russe se prêtent mieux à mettre en évidence le libertinage dans L’Autre Monde ou les États et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac. Aussi Claudine Nédelec s’en inspire-t-elle dans sa lecture de l’épisode du Paradis terrestre 9 , mais elle ignore la permanence de la vision mythique dans la valorisation de l’astronomie de cet ouvrage. Cette donnée sera au centre de notre article. Cyrano utilise le burlesque pour transmettre les théories astronomiques récentes en métamorphosant de manière comique les merveilleux chrétien 4 « […] per un corriero a posta mi rimandò l’eroico poema, scrivendomi che essendo quell’opera, opera per la sua eccellenza quasi che divina, egli non la voleva nel suo regno, dubitando che qualcheduno dei suoi diavoli non diventasse poeta, e scrivendo non scrisse in biasimo di lui, della moglie e dell’Inferno » (p. 186). La polysémie comique de la notion d’« excellence divine » du poème enlevant la couronne de Pluton rend manifeste le charme de la littérature. Voir notre article « Poetologische Aussagen in Le Bravure del Capitano Spavento von Francesco Andreini. Zur Bedeutung der Ragionamenti 40 und 49 für das Verständnis der Commedia dell’arte », dans Literaturwissenschaftliches Jahrbuch 30 (1989), pp. 93- 110. 5 « La nouveauté la plus intéressante du texte d’Andreini réside dans le fait qu’il ajoute aux quatre modes alors existant de lire et d’interpréter la mythologie (historique, physique, éthique et, depuis peu, politique, inspirée par la Cour et la Raison d’État) le mode comique dans le but de « mettre tout en désordre avec malice » (Venise incognita. Essai sur l’académie libertine au XVII e siècle, Paris, Honoré Champion, 2012, p. 162). 6 Von den « Grottesken » zum Grotesken. Die Konstituierung einer Poetik des Grotesken in der italienischen Renaissance, Münster, Lit, 2004. 7 Voir Stefanie Wolff, Todesverlachen. Das Lachen in der religiösen und profanen Literatur im Frankreich des 17. Jahrhunderts, Frankfurt, Lang, 2009. 8 Voir Béatrice Jakobs, Rhetorik des Lachens und Diätetik in Boccaccios Decameron, Berlin, Duncker & Humblot, 2006. 9 Les États et Empires du burlesque, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 377 et p. 449. Le voyage ultra-terrestre entre l’astronomie et le mythe 381 et païen. Ses énoncés gagnent en qualité littéraire dès qu’on prend en considération cette structure de son imagination burlesque (I). L’idéal de la conversation écarte la mode du burlesque dans la seconde moitié du XVII e siècle. Perdant la possibilité de recourir au registre mythologique, Fontenelle diffuse les nouvelles théories astronomiques sous forme de conversations (II). Les Lumières ignorent L’Autre Monde ou les États et Empires de la Lune malgré leurs affinités avec Cyrano de Bergerac. Andreas Gipper explique cette désaffection par les théories de Michel Foucault 10 . Fénelon ressuscite en revanche la vision mythologique de l’au-delà dans ses Aventures de Télémaque (III). Il faudra expliquer pour quelle raison la permanence du mythe dans le Télémaque attire l’attention des philosophes, qui modifient toutefois ses intentions et se désintéressent des hardiesses burlesques de Cyrano (IV). I L’Autre Monde ou les États et Empires de la Lune paraît posthume en 1657 sous le titre Histoire comique de Monsieur de Cyrano de Bergerac, contenant Les Estats et Empires de la Lune chez l’éditeur parisien Charles de Sercey avec privilège et des modifications évidentes dues à la censure 11 . L’épisode du Paradis terrestre y transmet des idées libertines. Dans les environs de Paris, quatre amis discutent par pleine lune sur les nouvelles théories astronomiques. Le narrateur, qui avance la thèse - à l’époque pas encore désuète - de la lune habitée, est raillé par ses interlocuteurs, qui jugent cette idée, malgré son statut ‘scientifique’, incompatible avec l’astronomie depuis Galilée. Il allègue en vain l’autorité des anciens (Pythagore, Epicure, Démocrite) et des modernes (Copernic et Kepler). Rentré à la maison, les œuvres de Jérôme Cardan, philosophe et mathématicien 12 , sont posées, il ne sait pas pourquoi, sur la table. Lisant la page ouverte, il tombe sur le récit d’une rencontre nocturne avec les habitants de la lune et s’adresse au lecteur, à l’exemple de Lucien 13 : « Mais écoute, Lecteur, le miracle ou l’accident dont 10 Wunderbare Wissenschaft. Literarische Strategien naturwissenschaftlicher Vulgarisierung in Frankreich, München, Fink, 2002, p. 47. 11 Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes I. L’Autre Monde ou les États et Empires de la Lune. Les États et Empires du Soleil. Fragment de physique, édition critique par Madeleine Alcover, Paris, Honoré Champion, 2000, pp. CXIX-CXXIV. 12 Voir Jacques Le Brun, « Jérôme Cardan et l’interprétation des songes », dans La jouissance et le trouble. Recherches sur la littérature chrétienne de l’âge classique, Genève, Droz, 2004, pp. 109-136. 13 « Dans la tradition du voyage imaginaire telle qu’elle s’est constituée depuis l’Histoire Véritable de Lucien, la lune […] incarne donc simultanément un ailleurs Volker Kapp 382 la Providence ou la Fortune se servirent pour me le confirmer » 14 . L’apostrophe justifie sur deux plans le projet d’un voyage sur la lune, le renvoi traditionnel à un « miracle » de la « Providence » et l’explication sceptique d’un « accident » de la « Fortune ». Quoique le parallélisme subvertisse sans aucun doute la logique religieuse, l’épisode s’inspire des Confessions de saint Augustin, bien familier aux auteurs du XVII e siècle 15 . Le commentaire de Madeleine Alcover ignore ce trait intertextuel. Ce père de l’Église raconte au livre VIII les circonstances de sa conversion : il entre dans un jardin où une voix d’enfant le sollicite de prendre et lire (« tolle, lege » VIII, 12, 29). Il lit l’Épître au Romains (XIII, 13s) et devient un chrétien convaincu. Les Confessions sont familières au libertin Cyrano de Bergerac, bien qu’il doute de la Providence invoquée par saint Augustin. Il parodie la justification religieuse de l’action tout en profitant sur le plan littéraire. C’est une caractéristique constante de son ouvrage cherchant à récupérer sur le plan de la fiction les théories de l’astronomie afin d’en vérifier la pertinence. Un procédé similaire caractérise l’arrivée au « Paradis terrestre » dont le chant XXXIV du Roland furieux de l’Arioste constitue l’hypotexte. Le poète italien y recourt au topos du locus amoenus (XXXIV, 49-51). Cyrano se l’approprie en ne l’attribuant plus au Dieu créateur, mais à la nature : Là de tous côtés les fleurs, sans avoir eu d’autres jardiniers que la nature, respirent une haleine sauvage qui réveille et satisfait l’odorat ; […] là le printemps compose toutes les saisons ; […] là mille petites voix emplumées font retentir la forêt du bruit de leurs chansons, et la trémoussante assemblée de ces gosiers mélodieux est si générale qu’il semble que chaque feuille dans le bois ait pris la langue et la figure d’un rossignol 16 . L’évocation de l’agrément d’un paysage printanier avec ses fleurs et le gazouillement des oiseaux charment le lecteur. La nature en est l’unique « jardinière », donc elle seule est à l’origine du locus amoenus. Lorsque les prairies sont associées ensuite à l’océan, l’imaginaire intègre la vision du radical de la réalité terrestre et un univers parallèle au nôtre […] » (Jean-Michel Racault, Nulle part et ses environs. Voyage aux confins de l’utopie littéraire classique (1657-1802), Paris, PUPS, 2003, p. 8). 14 Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes I, p. 7. 15 Voir Philippe Sellier, « Les Confessions dans la tradition littéraire : Port-Royal », dans Port-Royal et la littérature II. Le siècle de saint Augustin, La Rochefoucauld, M me de Lafayette, M me de Sévigné, Sacy, Racine. Deuxième édition augmentée de six études, Paris, Honoré Champion, 2012, pp. 113-142. 16 Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes I, p. 32. Le voyage ultra-terrestre entre l’astronomie et le mythe 383 monde de Copernic, avancée avant un prudent « peut-être » 17 . Dans les Lettres diverses, la même image de l’océan caractérise un parc 18 . Ce parc est rehaussé par les merveilleux païen et chrétien, quand l’épistolier s’enthousiasme : « J’ai trouvé le paradis d’Eden, j’ai trouvé l’âge d’or, j’ai trouvé la jeunesse perpétuelle, enfin j’ai trouvé la Nature au maillot […] » 19 . Les deux traits mythologiques se neutralisent mutuellement bien que l’explication de l’âge d’or par le paradis d’Eden soit courante à l’époque. Le rêve d’une jeunesse perpétuelle, dimension utopique du concept de la « Nature », joue un rôle important dans L’Autre Monde ou les États et Empires de la Lune. Le voyageur y accède dès son arrivée au Paradis terrestre parce que la vue des belles choses le métamorphose : Le vieux poil me tomba pour faire place à d’autres cheveux plus épais et plus déliés ; je sentis ma jeunesse se rallumer, mon visage devenir vermeil, ma chaleur naturelle se remêler doucement à mon humide radical ; enfin je reculai sur mon âge environ quatorze ans 20 . Ce rajeunissement s’opère à travers la sensibilité, c’est donc une opération physiologique du corps humain. Le discours médical se sert toutefois d’un ‘miracle’ emprunté au merveilleux païen. L’indication de quatorze ans, qui accentue l’intérêt rationaliste, donne une précision ‘scientifique’ à cette métamorphose. Une différence avec l’hypotexte italien saute immédiatement aux yeux : L’Arioste situe le Paradis sur une montagne (XXXIV, 48) tandis que le voyageur arrive sur « l’Arbre de Vie » 21 , qui lui permet de tout envisager 17 « On prendrait cette prairie pour un océan, mais parce que c’est une mer qui n’offre point de rivage, mon œil, épouvanté d’avoir couru si loin sans découvrir le bord, y envoyait vitement ma pensée ; et ma pensée doutant que ce fût là la fin du monde, se voulait persuader que des lieux si charmants avaient peut-être forcé le ciel de se joindre à la terre » (Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes I, pp. 32-33). 18 « A côté du château se découvrent deux promenoirs, dont le gazon vert et continu forme une émeraude à perte de vue […] on prendrait maintenant cette prairie pour une mer fort calme […]. Mais parce que cette mer n’offre point de rivage, l’œil comme épouvanté d’avoir couru si loin sans découvrir le bord, y envoie vitement la pensée, et la pensée doutant encore que ce terme qui finit ses regards ne soit celui du monde, veut quasi se persuader que des lieux si charmants auront forcé le ciel de se joindre à la terre » (Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes II. Lettres. Entretiens pointus. Mazarinades. Édition critique. Textes établis et commentés par Luciano Erba pour les Lettres et les Entretiens pointus et pour les Mazarinades par Hubert Carrier, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 99). 19 Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes II, p. 97. 20 Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes I, p. 33. 21 Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes I, p. 31. Volker Kapp 384 dans l’optique de la raison scientifique. Les quatre fleuves du Paradis biblique (Gen II, 10-14) l’incitent à des réflexions sur la structure de l’espace. Il s’entretient ensuite, suivant le modèle du Roland furieux, avec Élie, qui ne voit pas « de merveille » dans son voyage dans l’au-delà attesté par la Bible (2 R II, 11), ce qui permet d’expliquer le transport du prophète dans le Paradis terrestre par le truchement de l’aimant. Cette désacralisation du récit biblique s’opère par un glissement « du registre du sacré à celui du merveilleux » 22 . L’exploitation technique des sciences naturelles enchante le voyageur. L’astuce de cet épisode se révèle grâce à l’hypotexte italien. Élie découvre au voyageur « un secret » concernant l’« Arbre de Vie ». Adam est censé en avoir mangé une des pommes, ce qui causa la longévité « des premiers pères ». Cette doctrine médicale, due à la raison scientifique, sert de prétexte pour transformer deux synonymes bibliques en deux arbres différents. Enoch présente ensuite « l’Arbre de Savoir » où le narrateur aurait pu puiser, selon lui, « des lumières inconcevables sans [son] irréligion » : L’Arbre de Science est planté vis-à-vis. Son fruit est couvert d’une écorce qui produit l’ignorance dans quiconque en a goûté, et qui sous l’épaisseur de cette pelure conserve les spirituelles vertus de ce docte manger 23 . Par la suite la plante fantaisiste 24 servira à rendre plausible l’enchaînement des épisodes. Cette fonction diégétique, justifiée sur le plan de la structure littéraire, explicite en outre un autre projet ‘scientifique’ à l’intérieur du domaine mythique. On reconnaît la contamination de l’Arbre d’Eden par le mythe de Léthé, fleuve de l’au-delà, dont l’eau fait oublier leur passée aux morts. Cyrano s’inspire de nouveau du Roland furieux tout en le modifiant. La perte de mémoire est au centre de la péripétie du Paradis terrestre dans le Roland furieux. Le voyage d’Astolfo dans l’au-delà y est motivé par la nécessité de récupérer le bon sens du protagoniste de ce romanzo. Cyrano se passe de l’astuce comique du dépôt des objets perdus dans le Paradis terrestre (XXXIV, 76-82), parmi lesquels se trouve une fiole renfermant l’esprit de Roland et tous ses dons de guerrier (XXXIV, 83-88). Il ne retient que la curiosité scientifique qui se moque de la foi. Il est donc logique que la raillerie du voyageur y soit identifiée avec l’ennemi de Dieu, « le Diable ». 22 Alexandra Torero-Ibad : Libertinage, science et philosophie dans le matérialisme de Cyrano de Bergerac. Préface de Francine Markovits, Paris, Honoré Champion, 2009, p. 66. 23 Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes I, p. 45. 24 La notion d’« Arbre de Science » est biblique (Gen II, 17), le terme « l’Arbre de Savoir » (p. 45) ne l’est pas. Le voyage ultra-terrestre entre l’astronomie et le mythe 385 Le narrateur désacralise le ravissement mystique de l’apôtre saint Jean en le transposant sur le plan des appareils techniques : Dieu fut un jour averti que l’âme de cet évangéliste était si détachée qu’il ne la retenait plus qu’à force de serrer les dents. Et cependant l’heure, où il avait prévu qu’il serait enlevé céans, était presque expirée ; de façon que, n’ayant pas le temps de lui préparer une machine, il fut contraint de l’y faire être vitement, sans avoir le loisir de l’y faire aller 25 . Le merveilleux chrétien, incompatible avec les sciences naturelles, se prête à spéculer sur un moyen technique se substituant au ravissement mystique. L’idée, alors utopique, de faire voler l’homme anticipe sur l’évolution du domaine technique grâce au mythe biblique. Cyrano feint d’ignorer que cet épisode relève de l’imaginaire en prétendant confondre le fictif avec la réalité. Au lieu d’expliquer la métamorphose miraculeuse des états du corps humain, il focalise l’attention sur la permanence de la mémoire du protagoniste, qui, affamé, oublie la différence entre l’écorce et le fruit de l’« Arbre de Science » et mange une pomme pas encore mûre et donc pernicieuse pour lui 26 . Cette méprise fournit au narrateur une justification raisonnable du fait d’avoir gardé la mémoire des aventures au Paradis terrestre : Quand depuis j’ai fait réflexion sur ce miracle, je me suis figuré que cette écorce ne m’avait pas tout à fait abruti, à cause que mes dents la traversèrent et se sentirent un peu du jus de dedans, dont l’énergie avait dissipé les malignités de la pelure 27 . Le verbe « se figurer » met l’explication ‘scientifique’ au même plan que le discours mythique. L’épisode exploite de façon ludique les contradictions entre la manière de penser du mythe et la raison qui « ne trouvent de sens que […] dans l’élaboration d’un univers fictionnel et d’un imaginaire où les jeux spéculaires alternent avec la démultiplication des points de vues et des opinions » 28 . Le burlesque permet donc de saisir le merveilleux sur le plan 25 Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes I, p. 49. 26 « [...] la faim me pressait avec tant de violence […] que je tirai une de ces pommes dont j’avais grossi ma poche, où je cachai mes dents. Mais au lieu de prendre une de celles dont Enoch m’avait fait présent, ma main tomba sur la pomme que j’avais cueillie à l’Arbre de Science et dont, par malheur, je n’avais pas dépouillé l’écorce » (Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes I, p. 50). 27 Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes I, p. 51. 28 Maria Susana Seguin, « Raison et invention dans Les États et Empires de la Lune et du Soleil : du discours scientifique au discours littéraire », dans Jean-Charles Darmon (dir.), Cyrano de Bergerac Les États et Empires de la Lune et du Soleil, littératures classiques 53 (2004) - Supplément, pp. 160-161. Volker Kapp 386 ‘scientifique’ en le démythifiant. Cyrano décrypte les « thèses novatrices » par la pointe qui semble « déresponsabiliser les débats philosophiques, scientifiques, théologiques évoqués tout en les faisant glisser du côté d’un jeu expérimental sur les mots et les images qu’ils éveillent, hors d’une problématique du vraisemblable » 29 . C’est sa manière de dépasser les limites des acquis scientifiques et de subvertir en même temps la mentalité religieuse. II Le déclin du burlesque rend caduque le projet de Cyrano de vulgariser les résultats scientifiques par l’imaginaire. Le Discours de la méthode (1637) de Descartes et les Lettres provinciales (1656/ 7) de Pascal profitent d’autres registres littéraires pour diffuser leurs doctrines philosophiques, scientifiques et théologiques. Descartes apprécie Guez de Balzac vilipendé par Dom Goulu 30 . L’honnêteté devient une des présupposés des Pensées de Pascal 31 . Les exagérations, les déformations ou les obscénités burlesques rebutent les honnêtes gens et les règles de bienséance favorisent « le goût d’un rire plus fin, d’une esthétique du sourire et de l’ironie accordée à la conversation spirituelle » 32 . Il semble toutefois surprenant que le thème du voyage dans l’au-delà rebute en France les Modernes tandis qu’en Italie le Vénitien Francesco Busenello imagine un livret d’opéra Il viaggio d’Enea all’inferno 33 dont les libertés prises avec l’épopée virgilienne devraient plaire aux Modernes français, hostiles à ce qu’on qualifie de baroque italien. Un certain esprit cartésien modifie profondément ce domaine de l’imaginaire littéraire. René Le Bossu appauvrit la riche gamme de l’écriture figurative dans son Traité du poëme épique (1675), que les philosophes honniront malgré son rationalisme. Les membres de l’Académie des inscriptions intègrent le débat sur le mythe dans les paradigmes historiques en préfigurant la future discipline de l’histoire des religions. Les travaux de Fontenelle s’inscrivent dans ce contexte. 29 Jean-Charles Darmon, Le songe libertin. Cyrano de Bergerac d’un monde à l’autre, Paris, Klincksieck, 2004, p. 61. 30 Voir Jean-Louis Guez de Balzac, Socrate chrestien. Édition critique par Jean Jehasse, Paris, Honoré Champion, 2008, pp. 241-254. 31 Voir Laurent Susini, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Honoré Champion, 2008, pp. 347-465. 32 Alain Génetiot, Le classicisme, Paris, PUF, 2005, p. 305. 33 Voir l’édition du texte resté jusqu’alors inédit par Jean-François Lattarico, Bari, Palomar, 2010. Le voyage ultra-terrestre entre l’astronomie et le mythe 387 Son traité Sur la Poésie en général (1751) « développe une conception strictement intellectuelle de la poésie » 34 en distinguant les « images fabuleuses » des images « réelles » : Les fabuleuses ne parlent qu’à l’imagination prévenue d’un faux système ; les réelles ne parlent qu’aux yeux : mais il y en a encore d’autres qui ne parlent qu’à l’esprit, et qu’on peut nommer par cette raison spirituelles 35 . L’homme qui désire se libérer des préjugés délaisse la vision fabuleuse du monde pour adhérer au rationalisme cartésien sans se passer du divertissement procuré par la poésie. L’éventail opulent d’images qui se présentent aux yeux fournit assez de matière pour en nourrir l’imaginaire poétique. Le monde ultra-terrestre, inaccessible au sens visuel, perd tout son prestige et devient obsolète pour l’imaginaire littéraire. Cette modification des présupposés de la littérature comporte l’avantage de se débarrasser du bagage encombrant des litterae antiques. Le plaidoyer en faveur des images « réelles » et « spirituelles » s’accorde parfaitement avec l’idéal « d’un homme du monde, qui parle agréablement, et qui écrit comme il parle » 36 . Il rend donc hommage au bons sens de l’élite sociale désabusée autant qu’aux promoteurs des sciences naturelles et du rationalisme philosophique. La civilité du grand monde fournit une base solide pour la modification des paramètres littéraires. Dans la préface des Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), Fontenelle justifie les « digressions […] par la liberté naturelle de la conversation » 37 et l’argument de la présence d’hommes sur la lune par une distinction ingénieuse : L’objection roule donc toute entière sur les hommes de la Lune ; ce sont ceux qui la font, à qui il plaît de mettre des hommes dans la Lune ; moi, je n’y en mets point. J’y mets des habitants qui ne sont point du tout des hommes ; que sont-ils donc ? Je ne les ai point vus, ce n’est pas pour les avoir vus que j’en parle. […] vous verrez qu’il est impossible qu’il y en ait 34 Philippe Chométy, « Philosopher en langage des dieux ». La poésie d’idées en France au siècle de Louis XIV, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 168. 35 Fontenelle, Œuvres complètes. V. Théâtre et autres textes 1710-1751, Paris, Fayard, 1993, p. 549. 36 C’est ainsi que le libraire présente dans son avertissement les Lettres galantes (1683) dont Fontenelle nie être l’auteur (Fontenelle, Œuvres complètes I, Paris, Fayard, 1990, p. 265). 37 Fontenelle, Œuvres complètes I. Entretiens sur la pluralité des mondes. Présentés et annotés par Claire Cazanave. Sous la direction de Claudine Poulouin, Paris, Honoré Champion, 2013, p. 140. Volker Kapp 388 selon l’idée que j’ai de la diversité infinie que la nature doit avoir mise dans ses ouvrages 38 . L’astuce de renvoyer ceux qui sont sceptiques vis-à-vis de la présence humaine sur la lune aux préjugés littéraires permet de se distancer de la tradition tout en prétendant s’y conformer. En vérité, l’imaginaire littéraire échoue face aux lois du monde sensible. Il est impossible d’affirmer sous ces prémisses la présence d’hommes sur la lune, dès qu’on ne les a pas vus de ses propres yeux. Fontenelle ne cherche « autre chose dans les Fables, que l’histoire des erreurs de l’esprit humain » 39 , mais la dénonciation des fausses convictions devient plus évidente dès qu’elle mobilise l’illusion dont se sert le domaine littéraire. Le théâtre à machine, dont la tragédie en musique, mal vue par les Anciens, est le dernier refuge, éclaire mieux dans les Entretiens sur la pluralité des mondes le spectacle de la nature que l’imaginaire fabuleux expulsé des paramètres littéraires. Le topos du spectacle de la nature confirme la philosophie cartésienne en focalisant l’attention sur les machines : […] la nature est un grand spectacle qui ressemble à l’Opéra. Du lieu où vous êtes à l’Opéra, vous ne voyez pas le théâtre tout à fait comme il est ; […]. Aussi ne vous embarrassez-vous guère de deviner comment tout cela joue. […]. A la fin Descartes et quelques autres Modernes sont venus, qui ont dit : Phaéton monte, parce qu’il est tiré par des cordes, et qu’un poids plus pesant que lui descend. […] et qui verrait la nature telle qu’elle est, ne verrait que le derrière du théâtre de l’Opéra 40 . L’illusion théâtrale présuppose le bon fonctionnement des machines. Son mensonge exalte les inventions techniques permettant un spectacle grandiose dont la tromperie enchante le spectateur en niant tout renvoi à une réalité ultra-terrestre. La merveille technique confirme l’efficacité de l’exploitation systématique des lois établies par les sciences naturelles et dispense de tout recourt à l’au-delà. Les conceptions des sciences naturelles semblent tellement évidentes qu’on peut se passer du merveilleux païen ou chrétien pour expliquer le monde visible. L’Histoire des oracles (1687) remanie l’Oraculis Ethicorum dissertationes duae : quarum prior de ipsorum duratione ac defectu, posterior de eorumdem Auctoribus (Amsterdam 1683) afin de rendre l’ouvrage de Van Dales accessible aux honnêtes gens. L’opposition entre la vision païenne et 38 Fontenelle, Œuvres complètes I. Entretiens sur la pluralité des mondes, p. 141. 39 De l’origine des Fables dans Fontenelle, Œuvres complètes III, Paris, Fayard, 1989, p. 202. 40 Fontenelle, Œuvres complètes I. Entretiens sur la pluralité des mondes, p. 149-150. Le voyage ultra-terrestre entre l’astronomie et le mythe 389 chrétienne de l’oracle y est soumise à une logique « empirique » 41 . En se distanciant dans sa préface des chrétiens prétendant réduire les oracles à une tromperie démoniaque, Fontenelle avance « hardiment que les Oracles, de quelque nature qu’ils aient été, n’ont point été rendus par les Démons » et soutient « qu’ils n’ont point cessé à la venue de Jésus-Christ » 42 . En prétendant que le père Louis Thomassin lui a enlevé « l’honneur de la nouveauté du Paradoxe, en traitant les Oracles de pures fourberies », il renvoie au « chapitre XXVI du livre II » de La Méthode d’étudier et d’enseigner chrétiennement et solidement les Lettres humaines par rapport aux Lettres divines (Paris 1685-1693), dont le premier volume est consacré à la littérature de l’Antiquité où les oracles jouent un rôle important. Depuis la Renaissance, ces oracles reviennent sans cesse dans les œuvres littéraires, particulièrement dans le théâtre où ils servent à annoncer de manière ambigüe ou obscure des catastrophes futures. Fontenelle, qui est gêné de ce ressort de l’imaginaire littéraire, cite le chapitre XIX en entier - ainsi que le début du chapitre XX de l’œuvre de Thomassin 43 et interrompt la citation à l’endroit où le théologien allègue quelques vers de la Pharsale de Lucain. Ce n’est pourtant pas Lucain mais l’Oratorien qui dérange Fontenelle parce que celui-ci cherche à actualiser la démarche des Pères de l’Église qui s’ingéniaient à découvrir dans la littérature païenne des vestiges ou des prémices de la révélation biblique 44 . Dans la préface, Thomassin évoque la conviction des Pères de l’Église suivant laquelle les poètes grecs ont puisé leur mythologie dans la Bible en en occultant la doctrine soit par « la malignité des Demons » soit par « l’ignorance & la negligence des hommes ». Il soutient que les vérités révélées correspondent à celles « de la loi naturelle que Dieu a écrites dans le fond de l’âme » 45 . Comme cette thèse s’accorde avec 41 Pierre Malandain, « Nature et histoire dans l’Histoire des oracles », dans Alain Niderst (éd.) : Fontenelle. Actes du colloque tenu à Rouen du 6 au 10 octobre 1987, Paris, PUF, 1989, p. 77. 42 Fontenelle, Œuvres complètes II, p. 147. 43 Son indication du chapitre XXVI est donc erronée, voir Fontenelle, Œuvres complètes II, p. 142-143 et Thomassin, La Méthode, vol. I, p. 590. 44 Voir notre article, « Le Bossu et l’explication allégorique de la mythologie », dans La mythologie au XVII e siècle. Actes du 11 e Colloque du C.M.R. 17 (Janvier 1981), Marseille 1982, pp. 66-72. 45 La Méthode d’étudier et d’enseigner chrétiennement et solidement les Lettres humaines par rapport aux Lettres divines, Paris, François Muguet, 1685, vol. I, non pag. Voir à ce propos notre article « Pour une théorie de la lecture allégorique au XVII e siècle », dans Storiografia della critica francese nel Seicento. Quaderni del Seicento francese 7 (1986), pp. 389-405. Volker Kapp 390 certains aspects de l’Histoire des oracles, Fontenelle s’autorise de l’Oratorien bien qu’il s’en écarte par l’esprit et par les intentions. L’Histoire des oracles constitue la version libertine du débat soulevé par la désaffectation du schéma traditionnel des quatre sens de l’Écriture sainte. La Préface générale sur l’explication littérale de toutes les Épîtres de Saint Paul (1708) de La Bible de Port-Royal se distancie de toute lecture figurative : […] il ne faut pas s’imaginer que le sens propre et légitime de l’Écriture, lorsqu’il est naturellement et nettement expliqué, ait absolument besoin pour être goûté des fidèles d’autre chose que de sa propre beauté, et qu’il soit tellement nécessaire d’y ajouter le tour de notre imagination pour le rendre plus agréable qu’on ne le puisse autrement insinuer dans le cœur 46 . L’exaltation du « sens propre » de l’Écriture sainte réagit à la discussion sur la vérité des fables païennes aussi bien qu’à l’exégèse critique de Richard Simon. Elle signale un déplacement du centre d’intérêt d’une universalité synthétisant l’intramondain et l’ultra-terrestre vers une optique séparant les deux plans 47 . L’expérience mystique est marginalisée parce que sa synthèse de deux plans et sa prétention de traduire la vision du divin en langage humain se situent hors des paramètres de la rationalité scientifique. Les conséquences des débats théologiques sur l’expérience mystique importent autant pour l’œuvre de Fontenelle que son libertinisme puisqu’elle s’inscrit dans les travaux scientifiques de l’époque. Il faudra se garder d’assimiler le refus des fables par Fontenelle à son statut de Moderne. Dans la Querelle des Anciens et des Modernes, Charles Perrault partage avec l’auteur de l’Histoire des oracles le refus de l’Antiquité. Il déteste « l’obscurité des mythes » et « l’immoralité du paganisme » et les combat en promouvant « des récits plus vertueux : les contes de fée nationaux » 48 . Ses Contes, qui récupèrent le merveilleux en se passant du voyage ultra-terrestre, favorisent l’essor de la prose tandis que Fontenelle plaide pour la poésie dans son Discours sur la nature de l’églogue : « La Poésie pastorale est apparemment la plus ancienne de toutes les Poésies, parce que la condition de Berger est la plus ancienne de toutes les conditions 49 . 46 Bernard Chédozeau, L’Univers biblique catholique au siècle de Louis XIV. La Bible de Port-Royal, Paris, Honoré Champion, 2013, p. 510. 47 Voir Henri de Lubac, Augustinisme et théologie moderne, Paris, Cerf, 2009. 48 Roger Zuber, Les émerveillements de la raison. Classicismes littéraires du XVII e siècle français, Paris, Klincksieck, 1997, p. 212. 49 Fontenelle, Œuvres complètes II, p. 384. Voir notre article « Der Zusammenhang von Poetik der Ekloge und Beurteilung der Zivilisation bei Fontenelle und Houdar de La Motte », dans Romanische Forschungen 89 (1977), pp. 417-441. Le voyage ultra-terrestre entre l’astronomie et le mythe 391 Ce constat constitue une manière élégante de se distancier d’un théorème cher aux Anciens qui associent ancienneté et qualité ; aussi la pastorale est-elle, « avec son âge d’or où Dieu et le péché sont ignorés, […] un genre antichrétien » 50 . D’après le Discours, « de leur temps le monde n’avoit pas encore eu le loisir de se polir […] et la vie de campagne et la Poésie des Pasteurs ont toujours dû être fort grossières ». D’où il résulte la conclusion désabusée « que la Poésie pastorale n’a pas de grands charmes, si elle est aussi grossière que le naturel » 51 . Selon Sur la poésie en général, « [l]a gêne, qui fait l’essence et le mérite brillant de la poésie, ne fut pas grande dans les premiers temps » 52 . Fontenelle y vante « les images de l’ordre général de l’Univers, de l’Espace, du Temps, des Esprits, de la Divinité » parce qu’elles permettent d’allier « la plus haute Philosophie » et les dons du « Poëte Philosophe » 53 . L’enthousiasme captive l’imagination dans la mesure où le poète devient philosophe et que la pensée détermine l’imagination. D’après Fontenelle, les poètes « modernes » surpassent par là même les anciens philosophes, qui s’en tiennent aux images sans parvenir à l’univers des idées abstraites 54 . Les Nouveaux dialogues des morts se passent du monde ultra-terrestre ridiculisé par Arétin, qui se moque de Virgile métamorphosant Auguste, après sa mort, en étoile. D’après Arétin, « A peine le Peuple le plus ignorant eût-il été dupe de cette sottise-là ». Virgile proteste contre cette imputation et réplique en précisant le statut de l’au-delà : Si les Champs Elisées […] ne passoient que pour des fadaises, la louange de Caton ne vaut pas mieux que celle d’Auguste. Oh ! dit aussitôt Arétin, la louange que vous donnez à Caton, veut seulement dire que s’il y avoit des Champs Elisées, on y sépareroit les gens de bien d’avec les autres […]. Hé bien, répondit Virgile, la louange que j’ai donnée a [sic] Auguste, vouloit dire aussi que si les grands Hommes étoient reçus après leur mort parmi les Divinités, on respecteroit assez Auguste, pour lui laisser choisir le rang et l’emploi qu’il lui plairoit 55 . 50 Alain Niderst, Fontenelle, Paris, Plon, 1991, p. 130. 51 Fontenelle, Œuvres complètes II, p. 385. 52 Fontenelle, Œuvres complètes V, p. 542. 53 Fontenelle, Œuvres complètes II, pp. 552-555. 54 « Un Poëte doit être tout embrasé d’un feu céleste ; et autant qu’il est Philosophe, c’est autant d’eau versée sur ce beau feu. […] Les Philosophes anciens étoient plus Poëtes que Philosophes ; ils raisonnoient peu […] » (Fontenelle, Œuvres complètes II, pp. 555-557). 55 Fontenelle, Œuvres complètes I, pp. 224-225. Volker Kapp 392 Si le poète romain ne contredit pas Arétin qualifiant le monde ultra-terrestre de « fadaise », il accepte donc la destruction du mythe des Champs-Elysées. Les morts présents dans la fiction littéraire ou dans la mémoire culturelle perdent ainsi toute référence à l’espace où la croyance païenne ou chrétienne les situe. Fontenelle se contente d’être « l’Imitateur » et « le Copiste » 56 de Lucien de Samosate en détachant complètement le genre du dialogue des morts de l’imaginaire religieux. Perrot d’Ablancourt vantait chez Lucien cette « humeur gaye et enjouée, et cét air galant que les anciens nommoient urbanité, sans parler de la netteté et de la pureté de son stile, jointes à son élegance et à sa politesse » 57 . D’après son traducteur, le « railleur grec donnait ainsi la caution à une attitude morale » 58 , caution que Fontenelle métamorphose en un imaginaire littéraire préfigurant le siècle des Lumières. III Comment peut-on faire dialoguer des personnages qui ne purent se rencontrer au cours de leur vie quand on insiste sur l’historicité d’un tel personnage ? Fontenelle ne fournit qu’une motivation littéraire, à savoir son ambition de rivaliser avec l’attitude moqueuse de Lucien. En accentuant la désinvolture vis-à-vis de l’au-delà de son hypotexte antique, il invite à ériger les Nouveaux dialogues des morts en précurseurs de « la découverte des aspects de la vie associée et de l’organisation du savoir qui se passent de toute sanction religieuse » 59 . Les Dialogues des morts de Fénelon, qui s’en distinguent par le fond et par la forme, récupèrent dans une optique pédagogique, exigée par l’éducation du Duc de Bourgogne, l’univers mythologique 60 . Le jugement de Stendhal 61 documente leur prestige hors des 56 Fontenelle, Œuvres complètes I, p. 227 et p. 263. 57 Nicolas Perrot d’Ablancourt, Lettres et préfaces critiques publiées avec une introduction, des notices, des notes et un lexique par Roger Zuber, Paris, Didier, 1972, p. 182. Roger Zuber note que Perrot d’Ablancourt a remplacé le terme d’« urbanité Attique » de la première édition « par une phrase plus proche du goût classique, qui substitue à l’atticisme et à la raillerie l’élégance et la politesse » (ibid.). 58 Roger Zuber, Les « belles infidèles » et la formation du goût classique, Paris, Albin Michel, 1995, p. 397. 59 Gianni Paganini, « Fontenelle et la critique des oracles entre libertinisme et clandestinité », dans Alain Niderst (éd.) : Fontenelle. Actes, p. 347. 60 Voir Nicola Graap, Fénelons Dialogues des morts composés pour l’éducation d’un prince. Studien zu Fénelons Totengesprächen im Traditionszusammenhang, Hamburg, Lit, 2001. Le voyage ultra-terrestre entre l’astronomie et le mythe 393 milieux scolaires. L’archevêque de Cambrai modifie encore plus l’imaginaire littéraire du monde ultra-terrestre par ses Aventures de Télémaque (1699) dont l’épisode de la descente aux Enfers « a toujours été l’un des textes les plus commentés » 62 . Il s’y passe de tout rapport intertextuel au Roland furieux de L’Arioste aussi bien que de la défiguration burlesque du merveilleux ou des préoccupations scientifiques des États et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac. Les lectures satyriques de l’ouvrage fénelonien à l’époque de sa publication restent marginales par rapport au succès fulminant du Télémaque au siècle des Lumières 63 . Comment s’explique ce retour à l’imaginaire mythologique ? Est-ce que Fénelon méconnaît le changement des paradigmes qui se manifeste dans les Nouveaux dialogues des morts ? L’homme d’Église, qui est le mentor du petit-fils de Louis XIV, se doit de repousser l’agnosticisme de Fontenelle. Loin de se cantonner dans la polémique contre le libertinisme, il adopte une optique jouissant d’un vaste consensus dans la France du Roi-Soleil et détecte une démarche qui nécessite la prise en considération du rôle traditionnel de la mythologie païenne : l’introduction à l’univers des valeurs des rois de France. Fénelon projette ces valeurs dans un monde imaginaire selon les lectures alors courantes des litterae antiques, tandis que Bossuet les avait accentuées dans Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte publiée en 1709, par une mise en relief de thèmes bibliques. En intitulant la première édition publiée en 1699 chez la veuve de Claude Barbin, Suite du quatrième livre de l’Odyssée d’Homère ou les Avantures de Télémaque fils d’Ulysse, le genre de l’épopée est rendu présent aussi bien que son univers peuplé de héros fabuleux et de leurs divinités tutélaires ou adversaires. Fénelon suit donc une stratégie littéraire analogue à celle des Nouveaux dialogues des morts pour réintroduire l’au-delà, expulsé par Fontenelle à la suite de l’hypotexte de Lucien de Samosate. Il s’approprie la démarche traditionnelle de la pédagogie humaniste selon le principe caractérisé dans la célèbre formule : « Pour Télémaque, c’est une narration fabuleuse en forme de poème héroïque, comme ceux d’Homère et de Virgile, où 61 « Les seuls auteurs qui me fassent l’effet de bien écrire, c’est Fénelon : les Dialogues des morts, et Montesquieu » (La Chartreuse de Parme. Annexes, Genève, Cercle du Bibliophile, 1969, vol. II, p. 526). 62 Henk Hillenaar, « Télémaque aux enfers », dans François-Xavier Cuche - Jacques Le Brun (éd.), Fénelon Mystique et Politique (1699-1999). Actes du colloque international de Strasbourg pour le troisième centenaire de la publication du Télémaque et de la condamnation des Maximes des Saints, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 359. 63 Voir Volker Kapp, Télémaque de Fénelon. La signification d’une œuvre littéraire à la fin du siècle classique, Tübingen - Paris, Narr - Place, 1982. Volker Kapp 394 j’ai mis les principales instructions qui conviennent à un prince que sa naissance destine à régner » 64 . La « narration fabuleuse » orchestre toute la gamme des registres littéraires des litterae antiques pour laquelle le monde ultra-terrestre prolonge la réalité historique et le monde visible. Cette optique a l’avantage de retrouver dans les personnages connus de la tradition les idéaux inspirant les idéaux de la politique royale. Le précepteur du petit-fils du Roi-Soleil est tenu à former son élève selon les visées du monarque. Fénelon invente à ce propos « un récit de la piété filiale » et la périphrase de « fils d’Ulysse » définit en effet le protagoniste « comme le fils à la recherche du géniteur perdu » 65 . Il métamorphose la déesse de la sagesse en Mentor pour s’assurer du prestige divin dans les instructions dispensées à Télémaque et exploite la tradition épique du voyage dans le monde ultra-terrestre pour y trouver dans les aïeux les garants de la validité des leçons de l’éducateur. Cette rencontre avec des personnages parvenus à leur vérité inaltérable concrétise l’univers des idées morales. Le bisaïeul Arcésius félicite Télémaque d’être « descendu dans le royaume de Pluton pour chercher [s]on père » 66 parce que cet acte favorisera « une émulation morale avec des figures indiscutablement reconnues » 67 . Il le libère de la crainte de rencontrer son père défunt dans cette région, crainte toute terrestre puisque « Télémaque […] fut si saisi de ce goût de paix et de félicité qu’il eût voulu y trouver Ulysse, et qu’il s’affligeait d’être contraint lui-même de retourner ensuite dans la société des mortels » 68 . La nostalgie d’un ailleurs paradisiaque, que les libertins associent au progrès scientifique et aux réformes politiques, se situe ici dans le domaine moral soustrait à la compétence des sciences naturelles, aussi la révolution copernicienne qui préoccupait Cyrano de Bergerac perd-elle son impact sur cet au-delà. Faut-il qualifier de rétrograde cette vision du voyage ultraterrestre ? Cette hypothèse est invalidée dès qu’on compare la structure littéraire du Télémaque à un des voyages utopiques publiés quelques décennies auparavant. 64 Fénelon, Œuvres complètes, Paris - Lille - Besançon, Leroux et Jouby etc., 1850, vol. VII, p. 665. 65 François-Xavier Cuche, Télémaque entre père et mer, Paris, Honoré Champion, 1994, p. 187. 66 Fénelon, Œuvres II. Édition présentée, établie et annotée par Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, 1997, p. 248. 67 Isabelle Trivisani-Moreau, « A la rencontre des morts. La catabase en images de Télémaque » dans Arlette Bouloumié (dir.), Les Vivants et les Morts. Littérature de l’entre-deux-mondes, Paris, Imago, 2008, p. 44. 68 Fénelon, Œuvres II, p. 248. Le voyage ultra-terrestre entre l’astronomie et le mythe 395 Les récits inventés de voyages dans les continents lointains transforment les topoi littéraires de l’au-delà. C’est pour cette raison que La Terre Australe connue (1676) de Gabriel de Foigny reste proche de Cyrano de Bergerac en expliquant le désir de se rendre ailleurs. L’avis au lecteur commence par l’affirmation : L’Homme ne porte aucun caractere plus naturel, que le desir de penetrer dans ce qu’on estime diffcil [...]. Il veut même monter dans les Cieux : & non content de raisonner & discourir des étoiles, il s’éforce d’approfondir dans les secrets de la Divinité 69 . La nature et la curiosité humaines justifient sur le plan terrestre la volonté d’explorer les espaces inconnus dès qu’on y associe l’au-delà et « les secrets de la Divinité ». Cette mentalité scientifique subvertit sans aucun doute la foi traditionnelle. Elle ramène l’inspiration religieuse à l’orbite de la raison et désire soumettre toutes les dimensions du réel à sa force d’analyse. Elle s’érige ainsi en législatrice de tout le savoir. Le Télémaque récuse cet orgueil au plan mythologique en justifiant le voyage dans l’au-delà au quatorzième livre. Le voyageur s’y autorise de prémonitions funestes émergées dans ses rêves nocturnes. Cette motivation onirique, par ailleurs erronée, est doublée d’une justification mythologique de cet épisode 70 . Télémaque qui juge hardi son projet de pénétrer aux Champs-Élysées l’oppose à trois cas connus de la tradition antique : Thésée y est bien descendu, Thésée, cet impie qui voulait outrager les divinités infernales, et moi, j’y vais conduit par la piété. Hercule y descendit. Je ne suis pas Hercule. Mais il est beau d’oser l’imiter. Orphée a bien touché, par le récit des ses malheurs, le cœur de ce dieu qu’on dépeint comme inexorable : il obtint de lui qu’Eurydice retournât parmi les vivants 71 . Les trois personnages agissaient selon des intentions différentes et leur énumération prépare l’apogée du ‘voyage’ motivé par sa « piété » filiale et 69 La Terre Australe Connue : c’est a dire La Description de ce pays inconnu jusqu’ici, de ses mœurs & de ses coûtumes. Par M r Sadeur, Avec les avantures qui le conduisirent en ce Continent, & les particularitez du sejour qu’il y fit durant trente-cinq ans & plus, & de son retour. Reduites & mises en lumiere par les soins & la conduite de G. de F., Vannes, Jaques Vernevil, 1676, non pag. 70 Voir sur cet argument notre article « Monde onirique, intertextualité et instruction morale : Le voyage dans l’au-delà dans le livre XIV du Télémaque », Isabelle Trivisani-Moreau avec la collaboration de Jean Garapon (dir.), Lectures de Fénelon. Les Aventures de Télémaque, Rennes, PUR, 2009, pp. 63-73. 71 Fénelon, Œuvres II, p. 234. Volker Kapp 396 par sa recherche du père. L’au-delà prolonge son exploration de la Méditerranée, réelle et imaginaire à la fois. Ce cadre global frappa les lecteurs à un point tel que la plupart des éditions au siècle des Lumières comportent une carte qui situe les périples du Télémaque dans l’espace géographique 72 . Les analogies avec les récits de voyages exotiques dans les continents lointains sont évidentes. Deux épisodes de Télémaque sortent de ce plan géographique : celui de la Bétique (livre VII) et celui des Enfers et des Champs- Elysées (livre XIV). Ils ne dérangent pas dans ce contexte dès qu’on les rapproche de l’utopie de La Terre Australe connue de Foigny. Fénelon détecte dans le domaine mythologique des côtés qui vont à l’encontre de l’imaginaire scientifique et distingue le voyage dans l’autremonde de l’utopie. Aussi la Bétique permet-elle de développer des programmes utopiques dans un ailleurs temporel tandis que les Champs-Elysées fournissent au voyageur l’espace où il rencontre des personnages clefs de l’univers des valeurs. La Terre Australe connue exploite en revanche le pittoresque des explorateurs pour authentifier ses fictions avec « des noms de navigateurs ou de bateaux réels » 73 . Foigny puise dans les récits des explorateurs le charme des descriptions paradisiaques afin de créer dans l’utopie un effet de réel, important pour garantir la vraisemblance littéraire et la pertinence ‘scientifique’ des idées propagées. Fénelon contourne le côté contestataire de l’utopie paradisiaque en ne rendant la Bétique présente qu’au niveau de la narration 74 . Il se libère par là de la contrainte de riposter aux spéculations des explorateurs sur l’altérité culturelle des peuples exotiques ou sur leurs pratiques religieuses tout en procédant « à un déplacement imaginaire du réel de référence » 75 . L’originalité de ce procédé consiste à intégrer les Enfers et les Champs-Elysées dans la Méditerranée traversée par Télémaque. L’au-delà permet ainsi d’évoquer aussi bien les idéaux que les symboles de la monarchie française. C’est particulièrement évident dans l’évocation du personnage d’Hercule. 72 A partir de l’édition publiée par le marquis de Fénelon en 1717 à Paris chez F. Delaulne, voir notre article, « Les illustrations des éditions du Télémaque », dans François-Xavier Cuche - Jacques Le Brun (éd.), Fénelon. Mystique et Politique, pp. 287-303. 73 Pierre Ronzeaud, L’utopie hermaphrodite. La Terre Australe Connue de Gabriel de Foigny (1676), Marseille, C.M.R. 17, 1982, p. 99. 74 « La Bétique est un pays dont on raconte tant de merveilles qu’à peine peut-on les croire ». Adoam est enchanté de « dépeindre ce fameux pays » (Fénelon, Œuvres II, p. 106), mais Mentor et son pupille n’y entrent pas. 75 Jean-Michel Racault, Nulle part et ses environs : voyage aux confins de l’utopie classique (16757-1802), p. 8. Le voyage ultra-terrestre entre l’astronomie et le mythe 397 Hercule symbolise la puissance royale française. Le panégyrique Les Triomphes de Louis le Juste XIII. du nom Roy de France (1649) 76 , commandé par la régente Anne d’Autriche, est orné d’un frontispice de Jean Valdor représentant l’Hercule gaulois. Ce frontispice relève aussi bien que le renvoi à Hercule dans le Télémaque de la lecture de la mythologie païenne dans une optique chrétienne dont le manuel du père jésuite Pierre Gautruche 77 , édité souvent au XVII e siècle, est remanié en 1725 par Jean-Baptiste Morvan de Bellegarde. Le mythe d’Hercule y est interprété comme triomphe de la vertu sur le mal 78 . Le fait qu’Orphée échoue à enlever Eurydice de l’empire de Pluton est laissé de côté par Arcésius, qui l’associe au roi Inachus 79 , 76 Les Triomphes de Louis le Juste XIII. du nom Roy de France et de Navarre. Contenans les plus grandes actions où sa Majesté s’est trouvé en personne, representées en figures aenigmatiques exposées par un poëme heroïque de Charles Beys, & accompagnées de vers françois sous chaque figures composez par P. de Corneille. Avec les portraits des rois, princes et generaux d’armées, qui ont assisté ou seruy ce belliqueux Louis le Juste combattant ; et leurs deuises & exposition en forme d’eloges, par Henry Estienne, escuyer, Sieur des Fossez, poëte & interprete du Roy és langues grecque & latine ensemble le plan des villes, sieges et batailles, avec un abregé de la vie de ce grand Monarque par René Bary, conseiller de sa Majesté. Le tout traduit en latin par le R. P. Nicolai, docteur en Sorbonne de la Faculté de Paris, & premier Regent du grand Couvent des Iacobins. Ouvrage entrepris & fini par Iean Valdor, Liegeois, calcographe du Roy. Le tout par commandement de leurs Majestez, Paris, Imprimerie Royale, par Antoine Estienne, premier imprimeur & libraire ordinaire du Roy, 1649. Sur cet ouvrage voir notre article, « L’information sur l’histoire de France dans le panégyrique Les Triomphes de Louis le Juste (1649) », dans L’informazione in Francia nel seicento. Quaderni del seicento francese 5 (1983), pp. 119-137. 77 L’histoire poétique pour l’intelligence des poëtes et autheurs canciens, Caen, J. Cavelier, 1645. 78 « Comme les grandes actions d’Hercule sont proprement le portrait de la vertu, qui triomphe de tous ceux qui ont entrepris de la détruire, on feint que Jupiter le mit au nombre des Immortels, parceque c’est l’heureux destin de tous les hommes vertueux, de trouver après leur mort une immortalité glorieuse » (Nouvelle Histoire poétique du Père Gautruche pour l’explication des Fables, et l’intelligence des Poètes avec le Sens Moral de chaque Histoire. Dernière édition corrigée et considérablement augmentée par Monsieur l’Abbé B *** , Paris, Théodore Legras, 1740, p. 141). La descente de Thésée aux Enfers y est jugée avec indulgence (p. 152) tandis que Fénelon en fait un « outrage ». Sur Hercule dans la peinture voir Thomas Kirchner, Les Reines de Perse aux pieds d'Alexandre de Charles Le Brun. Tableau-manifeste de l'art français du XVII e siècle, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 2013, pp. 9-17. 79 « Considère, mon fils, cet ancien roi Inachus, qui fonda le royaume d’Argos. [...] Il tient dans sa main une lyre d’ivoire et, dans un transport éternel, il chante les merveilles des dieux ; il sort de son cœur et de sa bouche un parfum exquis. Volker Kapp 398 fondateur du royaume d’Argos. Selon lui, il ressemble à David, modèle biblique incontournable de tout prince chrétien 80 . Dans l’Énéide, Inachus passe cependant pour le père d’Io (VII, 792). Cette liberté vis-à-vis de l’épopée de Virgile n’empêche pas l’archevêque de Cambrai de suivre le modèle virgilien pour l’entrée et la forme des Enfers : [Télémaque] entreprit de descendre aux Enfers par un lieu célèbre, qui n’était pas éloigné du camp. On l’appelait Achérontia, à cause qu’il y avait en ce lieu une caverne affreuse, de laquelle on descendait sur les rives de l’Achéron, par lequel les dieux mêmes craignaient de jurer 81 . Le fleuve d’Achéron est situé dans l’Odyssée (X, 513) avant l’accès de l’Hadès, mais Fénelon s’inspire de l’Énéide où Énée pénètre dans une « caverne » 82 (VI, 236-238, 295), parvient ensuite dans l’Élysée (VI, 638) et y rencontre son père (VI, 687). Anchise joue un rôle analogue à celui d’Arcésius en dispensant une leçon de morale basée sur les idéaux de sa famille. Il prédit à Énée son avenir de fondateur de Rome tandis qu’Arcésius présente une série d’exempla historiques pour instruire Télémaque en morale politique. L’exemplarité assume dans cet épisode du Télémaque une fonction analogue à celle attribuée par Fontenelle aux dialogues des morts : « […] les Morts sont gens de grande réflexion, tant à cause de leur expérience que de leur loisir, et on doit croire, pour leur honneur, qu’ils pensent un peu plus qu’on ne fait d’ordinaire pendant la vie » 83 . Cette remarque substitue « l’expérience » humaine à la vision béatifique, ce qui n’empêche pas que la « réflexion » des morts ait une fonction comparable à la distinction religieuse du bien et du mal. Fénelon retrouve l’empirisme de Fontenelle dans le merveilleux qu’il interprète à la lumière de L’harmonie de sa lyre et de sa voix ravirait les hommes et les dieux » (Fénelon, Œuvres II, p. 253). 80 L’épisode de Bethsabée (2 S, 11-12) est passé sous silence. Fénelon fait de même dans ses Dialogues sur l’éloquence où il soutient « par l’exemple de David, que les peuples orientaux regardaient la danse comme un art sérieux, semblable à la musique et à la poésie. Mille instructions étaient mêlées dans leurs fables et dans leurs poèmes » (Fénelon, Œuvres I. Édition établie par Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, 1983, p. 13). Le commentaire de Jacques Le Brun allègue (p. 1450) le Dictionnaire de Louis Moréri qui fait d’Inachus un contemporain de Moïse, donc un législateur, attribut qui s’accorde avec la conception de l’utilité pédagogique des la poésie. 81 Fénelon, Œuvres II, p. 235. 82 Fénelon, Œuvres II, p. 235. 83 Fontenelle, Œuvres complètes I, p. 48. Le voyage ultra-terrestre entre l’astronomie et le mythe 399 l’histoire sainte où les avantages de l’Antiquité grecque proviennent d’un transfert culturel de l’Égypte, thèse illustrée par le personnage égyptien de Cécrops : « Cécrops, apportant des lois utiles de l’Égypte, qui [a] été pour la Grèce la source des lettres et des bonnes mœurs, adoucit les naturels farouches des bourgs de l’Attique, et les unit par les liens de la société ». 84 L’auteur évoque dans le personnage de Cécrops une hypothèse historique particulièrement chère à Claude Fleury sur la prééminence de la civilisation égyptienne par rapport à la Grèce 85 . Cette vision de l’histoire sainte, qui servait à exalter la prééminence de l’Ancien Testament et des anciens Hébreux vis-à-vis de l’Antiquité païenne, était censée apporter une caution ‘scientifique’ à la morale chrétienne. Les époux Dacier partageaient largement cette opinion 86 . Ces porte-paroles des Anciens dans la Querelle d’Homère sont de mauvais alliés de cette cause étant donné que Richard Simon s’oppose radicalement à toute analogie entre la Grèce et l’Israël anciennes. La méthode critique dans l’exégèse biblique et l’empirisme scientifique, deux méthodes bien prisées des Lumières, n’entravent toutefois pas le succès du Télémaque au XVIII e siècle. IV Le livre XIV de Télémaque fait valoir la mythologie dans le voyage ultraterrestre sans empiéter le domaine de l’astronomie et l’ouvrage entier ne concerne pas vraiment le dilemme visé par Cyrano de Bergerac et Fontenelle. Cette abstinence ne signifie pourtant pas que son exploitation du merveilleux païen reste sans répercussions sur les visées des libertins qu’il rejoint sur le plan du débat sur la morale. Le Télémaque « ouvre bien le XVIII e siècle […] construisant des fictions qui illustrent cette politique des mœurs » 87 . Il est imbu des concepts caractérisant la théologie de l’Archevêque de Cambrai, concepts que ne détectent de nos jours que les spécia- 84 Fénelon, Œuvres II, p. 253. 85 « Ne croyons pas que les Grecs ayent inventé l’éloquence & la poësie : ils ont tout au plus inventé les noms des figures, & tout ce langage de l’art qui faisait la science des grammairiens & des rhéteurs, & qui n’a jamais fait ny orateurs ny poëtes » (Claude Fleury, Les mœurs des Israëlites, Paris, Clouzier, 1681, p. 168). Une Histoire de la poësie antique, restée inédite et datée de 28 juin 1673 (BNF. Ms. Fr. 9519, pp. 226r-274), propage les mêmes idées en érigeant la poésie des Hébreux en symbole de toutes les civilisations anciennes. 86 Voir notre article, « Poésie, imitation et morale : André Dacier et le P. Le Bossu », dans littératures classiques les époux Dacier Christine Dousset-Seiden et Jean- Philippe Grosperrin (dir.), 72 (2010), pp. 123-144. 87 Jean-Paul Sermain, « Les Aventures de Télémaque et la politique des mœurs », dans Isabelle Trivisani-Moreau (dir.), Lectures de Fénelon, pp. 20-21. Volker Kapp 400 listes 88 . Les philosophes s’intéressent également moins à sa spiritualité qu’à sa manière de transmettre des instructions en recourant à la mythologie. En 1717, la première édition autorisée du Télémaque ouvre cette voie. Elle est sous-divisée en 24 livres « à l’imitation de l’Iliade » 89 et cette structure est sanctionnée par l’approbation de Louis de Sacy le qualifiant de « poème épique, quoique en prose ». Selon l’approbateur, la France possède finalement son épopée et semble « n’avoir rien à envier de ce côté-là aux Grecs et aux Romains ». Les attaques des dévots contre la fiction littéraire et surtout contre le roman restent inopérantes parce que ses « récits, les descriptions, les liaisons et les grâces du discours éblouissent l’imagination sans l’égarer » 90 . Le Discours de la poésie épique et de l’excellence du poëme de Télémaque du chevalier de Ramsay, publié dans cette édition, explique ce mystère. Il situe le Télémaque dans la même tradition que l’Odyssée et l’Énéide en soutenant que son action « unit ce qu’il y a dans l’un et l’autre de ces deux poëmes » 91 . Cette affirmation dérive de sa définition de la poésie épique : [C’est] une fable racontée par un poëte, pour exciter l’admiration, et inspirer l’amour de la vertu, en nous représentant l’action d’un héros favorisé du ciel, qui exécute un grand dessein, en triomphant de tous les obstacles qui s’y opposent 92 . Le concept de « fable » est à l’époque encore un synonyme de la mythologie. Cette connotation, opérante dans la définition de l’épopée, a une portée dont la signification se révèle par la suite quand Ramsay s’approprie l’allégorèse du Traité du poëme épique de René Le Bossu. Selon Le Bossu, la mythologie et le merveilleux païens dans l’Énéide présupposent un nœud historique 93 . Ramsay s’autorise de cette doctrine, récusée par Fontenelle et ridiculisée au XVIII e siècle par les philosophes, pour récupérer une dimension 88 Voir Jacques Le Brun, « Le Télémaque de Fénelon : fable et spiritualité », dans La jouissance et le trouble, pp. 533-559. 89 Fénelon, Œuvres II, p. 1272. 90 Fénelon, Œuvres II, p. 1273. 91 Fénelon, Œuvres complètes VI, p. 388. 92 Fénelon, Œuvres complètes VI, p. 387. 93 « Mais si l’action imitée est prise de l’Histoire, pourra-t-elle passer pour Fiction ? C’est la même difficulté, si elle est tirée d’une Fable déjà connuë, puisque de cette manière, le Poëte l’auroit aussi peu inventée, & aussi peu feinte, que s’il l’avoit trouvée dans l’Histoire ; Et toute-fois si l’Auteur ne l’a pas feinte, on pourra lui disputer le nom de Poëte » (Père René Le Bossu, Traité du poëme épique. Réimpression de l’édition de 1714 avec une introduction de Volker Kapp, Hamburg, Buske, 1981, p. 27). Le voyage ultra-terrestre entre l’astronomie et le mythe 401 symbolique de l’univers opposée à la pensée abstraite des sciences. Les prétentions historiques de Le Bossu lui importent moins que l’allégorisme qu’il transpose dans l’esthétique littéraire du sensualisme. La mythologie fournit à l’imagination humaine « des idées sensibles qui le frappent » 94 et la soustrait ainsi à la prise du rationalisme. Ainsi l’astronomie n’a pas de prise sur l’exploitation des espaces imaginaires dans la littérature. Ramsay situe la dimension mythologique du Télémaque aux antipodes du rationalisme de Fontenelle et réhabilite de cette façon le merveilleux païen dans l’imaginaire littéraire : « Cette manière de peindre par la parole, et de donner du corps aux pensées, fut la véritable source de la mythologie et de toutes les fictions poétiques ». 95 Les affinités entre la poésie et la peinture, discutées depuis la Renaissance pour postuler la prééminence de l’une par rapport à l’autre, acquièrent une importance nouvelle dès qu’il s’agit de faire valoir l’imaginaire face à l’abstraction scientifique. Comme l’imaginaire s’efforce de « donner du corps aux pensées », il a besoin de la mythologie dans ses « fictions poétiques ». En ridiculisant le goût allégorique de l’Antiquité, les Modernes méconnaissent les nécessités de l’imaginaire et appauvrissent les registres littéraires de la poésie au nom d’une chimère scientifique. Ramsay se concentre sur le lien entre ornement et instruction dans une optique pédagogique. Sa poétique du poème épique réhabilite la mythologie en ignorant la concurrence entre l’imaginaire poétique et les sciences naturelles dans les poèmes épiques sur la naissance du monde ou dans l’histoire de la rhétorique. Il Cannonicchiale Aristotelico (1655) d’Emmanuele Tesauro poursuit le projet ambitieux d’adapter la théorie oratoire à l’innovation technique du télescope et Cyrano de Bergerac continue cette entreprise au moyen du burlesque dans Les États et Empires de la Lune. Fontenelle rejette cette visée dès le début des Entretiens sur la pluralité des mondes par une distinction de deux plaisirs : […] puisque votre folie est si agréable, donnez-la moi, […]. Ah ! Madame, répondis-je, bien vite, ce n’est pas un plaisir comme celui que vous auriez à une comédie de Molière ; c’en est un qui est je ne sais où dans la raison, et qui ne fait rire que l’esprit 96 . La fiction née de l’imagination est une « folie », qui fait « rêver ». Le « plaisir » qui en résulte n’est qu’illusoire et donc incapable de transmettre la vérité. Il faut distinguer le « plaisir » procuré par les comédies de Molière 94 Fénelon, Œuvres complètes VI, p. 387. 95 Fénelon, Œuvres complètes VI, p. 390. 96 Fontenelle, Œuvres complètes I. Entretiens sur la pluralité des mondes, p. 148. Volker Kapp 402 de celui inhérent à la raison scientifique s’adressant uniquement à l’esprit. Est-ce donc Fénelon qui s’est trompé en exploitant l’imaginaire mythologique pour instruire ? Les philosophes des Lumières ne le pensent pas. Voltaire se moque de Fontenelle au deuxième chapitre de son Micromégas où il déplace le secrétaire de l’Académie des sciences sur Saturne. Micromégas y récuse la proposition de rendre compréhensibles les théories scientifiques par l’ornement littéraire en soutenant que cet embellissement est superflu et obscurcit la vérité. Voltaire y renverse les topoi du voyage dans l’au-delà en faisant voyager les habitants d’une autre planète sur la terre. En enlevant à la fable toute vérité, il confirme néanmoins sa capacité à « donner corps » aux idées. Rousseau retrouve dans la quatrième des Rêveries du promeneur solitaire la vérité du mythe en distinguant la fiction du mensonge : « Mentir sans profit ni préjudice de soi ni d’autrui : ce n’est pas mensonge, c’est fiction » 97 . La fiction ne nuit à personne, aussi permet-elle de se libérer des limites et des contraintes du monde extérieur. C’est donc une chance aussi bien de découvrir les possibilités du réel dans l’imaginaire que d’explorer les espaces à l’intérieur de l’homme. Loin de se perdre dans le néant, cette démarche ressemble à la découverte de l’inconnu. La septième rêverie le dit au moment où l’auteur tombe sur une plante rare : Là je trouvai la Dentaire heptaphyllos […]. Un mouvement d’orgueil se mêla bientôt à cette rêverie. Je me comparais à ces grands voyageurs qui découvrent une Ile déserte, […] je me regardois presque comme un autre Colomb. 98 La rêverie ne mène pas forcément dans l’au-delà, elle peut se cantonner dans le monde intra-terrestre. La plante découverte ne ressort pas de la mythologie qui se prêtera chez d’autres auteurs à un voyage dans l’espace imaginaire prometteur et enrichissant pour l’être humain. 97 Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes I. Les Confession. Autres textes autobiographiques. Édition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond avec, pour de volume, la collaboration de Robert Osmont, Paris, Gallimard, 1959, p. 1029. 98 Rousseau, Œuvres complètes I, p. 1071.