Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2015
4282
L’oraison funèbre
61
2015
Sophie Hache
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PFSCL XLII, 82 (2015) L’oraison funèbre. Introduction S OPHIE H ACHE (U NIVERSITÉ L ILLE III - ALITHILA) Au-delà du seul Bossuet, l’oraison funèbre existe comme genre. Si l’assertion relève de l’évidence elle mérite cependant d’être encore explorée car les travaux fondateurs de V. L. Saulnier, J. Truchet, J. Hennequin 1 , qui ont ouvert des pistes fructueuses pour les XVI e et XVII e siècles, toujours d’actualité, n’ont pas donné lieu aux développements que l’on pouvait attendre, alors même que les études sur le sermon se sont multipliées - et les raisons qui président à cet écart de traitement d’un genre à l’autre sont en ellesmêmes pleines d’enseignement quant à la perception qu’en ont leurs lecteurs encore aujourd’hui. Le présent volume se propose de travailler à enrichir la connaissance d’un genre qui reste mal connu en tant que tel. Aucune des contributions n’est spécifiquement consacrée aux discours de Bossuet, non par une volonté de dénier à l’Aigle de Meaux l’importance qui est la sienne, lui qui de son vivant est donné comme l’un des tous premiers modèles en la matière et dont l’œuvre oratoire n’a cessé d’être publiée, mais nous avons précisément souhaité ouvrir largement le champ d’étude, en nous intéressant aux contours du genre de l’oraison funèbre 2 . Les articles 1 Saulnier, Verdun Louis. « L’Oraison funèbre au XVI e siècle », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. X, 1948, pp. 124-157 ; Truchet, Jacques. « Prédication classique et séparation des genres », L’Information littéraire, sept-oct. 1955, n° 4, pp. 127-133 ; introduction pour Bossuet, Oraisons funèbres. [Paris : Garnier, 1961 et 1998] Paris : Gallimard, « Folio classique », 2004 ; Hennequin, Jacques. Henri IV dans ses oraisons funèbres ou la naissance d’une légende, Paris : Klincksieck, 1977 ; id., « Les problèmes du genre de l’oraison funèbre selon les prédicateurs de Louis XIII en 1643 », dans Recherches sur l’histoire de la poétique, éd. M.-M. Münch, Centre de Recherche Littérature et Spiritualité de l’Université de Metz. Nancy, Berne, Francfort-sur-le-Main, New York : P. Lang, 1984, pp. 67-82. 2 Parmi les travaux récents consacrés aux oraisons funèbres de Bossuet, voir : Dandrey, Patrick. « Fantasmes oratoires à l’âge classique : Bossuet et les « fan- Sophie Hache 10 interrogent tour à tour les aspects théoriques au travers des traités d’éloquence, les évolutions de l’aube du XVII e siècle au XVIII e siècle qui fixe durablement un canon français, la question des modèles et du regard que l’âge classique porte sur les sources antiques, païennes ou chrétiennes, ou encore la réflexion sur la légitimité et les fonctions de l’oraison funèbre - discours encomiastique certes, mais genre sacré ? Au terme d’une recension des traités de rhétorique sacrée « qui consacrent un développement séparé au genre de l’oraison funèbre » au XVII e siècle, qu’il s’agisse des ouvrages de Jean de Richesource, de Pierre de Villiers ou de Laurent Juillard du Jarry, Pierre Ferrand remarque le petit nombre de ces textes et le caractère restreint de la réflexion théorique en France. Stefano Simiz corrobore cette analyse en soulignant que « dans l’un des principaux traités produits en accompagnement de l’application de la réforme tridentine, le Modo di comporre una predica (1584, traduit en français par Chappuys en 1609 sous le titre L’art de prêcher), François Panigarole ne lui accorde pas d’attention particulière » et que Nicolas Caussin ne place pas l’oraison funèbre parmi les genres sacrés, mais la relègue au rang d’éloge au même titre que le plaidoyer des avocats. Le XVIII e siècle ne modifie pas cet état de fait. La longue Dissertation sur les oraisons funèbres (1706) de Laurent Juillard du Jarry ne sera suivie d’aucun ouvrage du même type ; ainsi Antoine Thomas avec son Essai sur les éloges (1773) travaille-t-il à une laïcisation du genre [V. Kapp] tandis que « dans les Éléments de littérature, Marmontel se contente de projeter une vision idéalisée du genre, ne correspondant à aucun de ses exemples classiques, qui se trouvent dès lors disqualifiés au profit des éloges académiques du XVIII e siècle » [C. Meli] et il faudra attendre le XIX e siècle avant de voir la réflexion renouvelée par exemple avec les ouvrages de Villemain [V. Kapp]. On note que si la France en particulier fournit peu d’éléments théoriques sur l’oraison funèbre, certains textes latins ont cependant joué un rôle indéniable : V. L. Saulnier avait relevé l’importance de la Rhetorica ecclesiastica tosmes » de l’oraison funèbre » [Littérature, médecine, société, n° 5, 1983], Bossuet, Sermons. Anthologie critique, éd. J.-Ph. Grosperrin. Paris : Klincksieck, 2002, pp. 181-199 ; Landry, Jean-Pierre. « Les Oraisons funèbres du Grand Condé par Bossuet et Bourdaloue : éléments pour un impossible parallèle », Thèmes et genres littéraires aux XVII e et XVIII e siècles. Mélanges en l’honneur de Jacques Truchet. Paris : PUF, 1992, pp. 45-49 ; Bury, Emmanuel. « Panégyriques et oraisons funèbres », G. Ferreyrolles et alii, Bossuet, PUPS, 2008, pp. 231-249 ; Hache, Sophie et Macé, Stéphane. « Élevez maintenant, ô Seigneur ! et mes pensées et ma voix. Sur les énoncés exclamatifs dans les Oraisons funèbres de Bossuet », dans D. Denis et al. (dir.), Au corps du texte. Hommage à Georges Molinié. Paris : Champion, 2010, pp. 111-125. L’oraison funèbre. Introduction 11 publiée en 1575 par Agostino Valerio, évêque de Vérone 3 , et Christine Noille offre ici l’édition française d’un extrait du traité de Vossius intitulé Rhetorices contractae, sive Partitionum Oratoriarum libri quinque (1626) ; le théologien hollandais fournit dans ces pages des éléments théoriques concernant plus particulièrement la dispositio, au travers de deux types, « un canevas pauvre et un canevas valorisé », et avec l’appui de nombreux exemples. Le caractère restreint de la théorie en est un signe et les articles de ce volume en font presque tous à leur manière le constat : par son appartenance à l’épidictique et par sa composante profane, l’oraison funèbre risque doublement le discrédit, qui va de la réticence, explicite ou bien perceptible dans certains silences, jusqu’au rejet formel. Les tensions sont inévitables entre les deux missions essentielles de l’oraison funèbre que sont l’éloge du défunt et la perspective pastorale nécessaire à tout discours de la chaire. Comment donner en exemple celui ou celle dont la vie n’est précisément pas un exemple de piété sans aboutir à une insupportable contradiction ? Comment admettre la flatterie à l’égard des grands dans le cadre sacré ? Comment concilier l’exigence de simplicité évangélique du discours toujours plus grande au fil du siècle et la recherche d’emphase considérée comme caractéristique de l’encomiastique ? Ces tensions peuvent sinon se résoudre, du moins s’atténuer, à partir de différentes stratégies, telle la tendance à faire de chaque défunt un saint en puissance. Le rapprochement entre oraison funèbre et panégyrique, que l’on constate dans la réflexion sur l’encomiastique comme dans certaines mises en œuvre stylistiques, notamment dans les précautions avancées par l’exorde du discours lui-même, fournit à celle-là un appui susceptible de lui conférer une légitimité, comme si la sanctification du défunt, à travers l’héroïsation de ses vertus, permettait de réconcilier le ciel et le monde, l’éloquence sacrée et la gloire des hommes. Pierre Ferrand relève ainsi que dans sa Rhétorique des prédicateurs, Richesource intègre des pages sur l’oraison funèbre à côté de développements concernant le panégyrique des saints à l’intérieur d’un chapitre sur le panégyrique en général, et Stefano Simiz montre qu’en s’attachant à un récit de la vie du défunt dès son « enfance pieuse », « l’oraison se rapproche fortement du panégyrique ». Cette force du modèle hagiographique peut cependant à rebours fonctionner comme un repoussoir, par lequel on souligne précisément tous les défauts de l’oraison funèbre : non seulement celle-ci ne saurait atteindre à la légitimité liturgique et pastorale du panégyrique des saints mais, par son usage immodéré de la flatterie, elle risque même de le pervertir [St. Simiz et P. Ferrand]. 3 Voir V. L. Saulnier, « L’Oraison funèbre au XVI e siècle », op. cit., pp. 137-139. Sophie Hache 12 Outre sa proximité avec d’autres discours de la chaire, souvent le panégyrique des saints, ou plus difficilement le sermon 4 , l’oraison funèbre peut se targuer de sources antiques, grecques et latines. Sans bien sûr envisager ici une histoire du genre, ce sont les regards jetés par les prédicateurs et rhéteurs vers l’antiquité qui méritent d’être pris en compte. Du côté de la réflexion théorique, Vossius s’appuie abondamment sur ces modèles : « Telle est l’oraison d’Isocrate pour l’éloge d’Evagoras », « Voyez chez Cicéron, au livre III du De Oratore, le discours élégant et bref à l’occasion de la mort de Crassus », « Voyez ce que Ménandre rapporte à ce sujet ». Le théologien ne cherche pas à produire de nouvelles formes, mais déploie la rhétorique comme « un art de l’analyse, qui lui permet de classer une bibliothèque et de structurer un rapport au discours » [Chr. Noille]. Cette prégnance du modèle antique, remarquable dans la réflexion de Vossius, est nette dans la pratique oratoire au début du siècle, en particulier dans des oraisons funèbres consacrées à Du Perron : plusieurs textes s’appuient sur « une partie déplorative et une partie consolative généralement soutenue par la biographie du défunt », la première partie offrant une perspective « finalement peu chrétienne, notamment quand il est question de méditer sur la mort et la fragilité de l’existence » [N. Salliot], qui n’est pas sans rappeler la forme latine de la déploration, d’autant plus que les citations sont empruntées, tout ou partie, à la littérature païenne antique. Comme le montre Anne Régent-Susini, ce statut de modèle apparaît encore dans la pratique des prédicateurs des décennies plus tard, même si un tri se manifeste entre les références autorisées et celles qui ne sont plus acceptables en contexte chrétien, parmi lesquelles les textes épicuriens qui disparaissent des discours funèbres ; en revanche perdure le « modèle stoïcien, encore bien vivant dans l’éthique aristocratique, en dépit d’un déclin progressif au cours du siècle ». La confrontation entre références païennes et perspective chrétienne de la mort ne se développe pas nécessairement sur un mode conflictuel et l’auteur note que « les points de passages sont nombreux entre la sagesse stoïcienne enseignant à l’homme à se tenir toujours prêt au départ, et la sagesse chrétienne lui apprenant à mourir « tous les jours ». Le recul des références à l’antiquité est net cependant au fil du temps et l’écart est important entre la pratique au tournant des XVI e et XVII e siècles et ce que l’on observe dans la prédication de Bossuet ou de Bourdaloue. Natacha Salliot montre à partir des discours écrits à la mort de Du Perron que « le mariage entre tradition chrétienne et païenne, éloquence épidictique et sermon demeure encore en cours d’élaboration », mais cette 4 Voir J. Truchet, « Prédication classique et séparation des genres », op. cit., pp. 127- 133. L’oraison funèbre. Introduction 13 assimilation des deux traditions ne s’accomplira pas dans les décennies suivantes qui témoignent au contraire d’un effacement progressif des marques du paganisme ancien. Quel modèle reste-t-il à l’oraison, une fois écartée l’antiquité païenne ? La faiblesse théorique en France peut s’analyser comme un indice d’une difficulté, tout comme la distance qui se manifeste à l’égard du stoïcisme : « le malaise de l’oraison funèbre, hantée par l’imposant modèle païen qu’elle ne parvient jamais vraiment à congédier, est également palpable dans les précautions prises par l’orateur pour guider fermement l’interprétation de la sérénité du mourant », au risque « d’une orgueilleuse impassibilité » qui n’aurait rien d’une vertu chrétienne [A. Régent-Susini]. La légitimité de l’oraison funèbre est sans cesse questionnée et même explicitement contestée alors que dans le même temps s’affirme son succès. Par la confiance qu’elle exprime dans sources grecques et latines auxquelles elle s’adosse, la réflexion de Vossius [Chr. Noille] fait figure d’exception dans un panorama où dominent à la fois la mise en cause des références païennes et le manque de modèles incontestables pour leur succéder. Les Pères de l’Église peuvent certes fournir une référence légitime, ainsi lorsque Bossuet s’appuie explicitement sur Grégoire de Naziance pour développer le portrait d’un ecclésiastique [V. Kapp] ; mais quand Juillard du Jarry tente de fonder ses analyses exclusivement sur des références chrétiennes, il s’agit davantage d’un horizon revendiqué que d’une analyse argumentée, dans la mesure où il prétend « trouver des exemples d’oraisons funèbres dans l’Écriture sainte et chez les Pères de l’Église, sans fournir toutefois plus de précisions » [C. Meli]. À défaut de références antiques claires, le geste de Juillard dans sa Dissertation sur les oraisons funèbres s’inscrit dans la très ancienne tradition rhétorique de la « bibliothèque » dont témoigne Vossius, puisqu’il propose lui aussi un florilège de textes, à la différence près qu’il les emprunte aux discours de la seconde moitié du XVII e siècle : il puise à un petit nombre d’auteurs, au premier rang desquels Bossuet et Fléchier, considérés comme des modèles du genre avec d’abondantes citations. Avec ces deux prédicateurs, aux côtés de quelques autres comme Bourdaloue ou Massillon, c’est un canon français qui tend à se constituer, non seulement dans cet ouvrage, mais très largement dans les traités ou préfaces aux recueils collectifs du XVIII e siècle - canon que les siècles suivants ne démentiront pas mais restreindront jusqu’à l’époque actuelle qui n’en conserve que le seul Bossuet. La solidité de ce canon en voie de constitution à l’âge classique joue sans doute le rôle de palliatif pour les défauts de l’oraison funèbre : bien que le genre reste très critiqué, quelques prédicateurs reconnus en fournissent des modèles incontestables et lui donnent ses lettres de noblesse par une Sophie Hache 14 pratique qui se détache des difficultés théoriques sans cesse observées. On remarquera néanmoins l’évolution des hiérarchies puisque Fléchier, d’abord placé au premier rang, à égalité avec Bossuet ou devant lui, se voit disputer cette place dès la seconde moitié du XVIII e siècle, non par une mise en cause morale de ses éloges, mais par un moindre goût pour son style 5 . On ne peut que constater l’essor du genre, qui connaît un succès toujours plus grand à l’âge classique, comme le révèle notamment son élargissement : d’abord réservées aux princes et aux grands du royaume, les oraisons funèbres sont de plus en plus fréquemment prononcées à l’occasion de la mort de membres du clergé, évêques éminents mais aussi parfois ecclésiastiques sans éclat : « honorer un prélat de l’Église est donc devenu un réflexe d’hommage tout à fait ordinaire et répété quasi systématiquement », au point que l’on puisse parler au XVIII e siècle d’« une certaine démocratisation de son usage », qui peut également concerner les religieuses [St. Simiz]. L’écho très large que la publication imprimée donne à l’oraison funèbre joue en outre un rôle important dans son développement : des discours de circonstance pourront accéder au statut d’œuvres littéraires. La fonction mémorielle, qui est le fondement du genre, lui permet de se détacher d’autres types de discours d’apparat pour lesquels la publication n’a pas assuré la même diffusion ni la même célébrité. Natacha Salliot évoque le « devoir de mémoire » auquel se conforme l’oraison funèbre et insiste sur son utilité pour « conférer une dimension collective au deuil ». Cette composante sociale de l’oraison funèbre est importante et les articles de Natacha Salliot et Stefano Simiz pointent en particulier le rôle essentiel que jouent les commanditaires des discours funèbres. Au début du XVII e siècle, « l’omniprésence de la figure du frère, Jean Du Perron, nouvel archevêque de Sens » dans les oraisons pour le cardinal Du Perron, notamment au travers des dédicaces, montre à quel point les auteurs cherchent à « prouver leur allégeance au successeur » [N. Salliot] ; à la fin du siècle, dominent de même les « complicités doctrinales et ecclésiales » et « une règle logique au nom de laquelle le prélat est honoré par ses proches collaborateurs » [St. Simiz]. Outre cette insertion sociale propre à l’éloquence d’apparat, l’oraison funèbre remplit sans aucun doute à un autre niveau une fonction proprement religieuse, qui permet de comprendre la place que lui accorde l’âge classique, bien au-delà du simple hommage rendu au défunt et à travers lui à telle ou telle grande famille du royaume ; le traitement réservé au style de 5 Nous nous permettons de renvoyer à notre article « Le verbe de Fléchier, idéal d’un langage total », Littératures classiques, n° 50, Les Langages du XVII e siècle, 2004, pp. 85-97. L’oraison funèbre. Introduction 15 l’oraison funèbre en est lui-même révélateur. L’oraison funèbre est prioritairement associée à l’emphase et à ses ornements, considérés comme propres aux discours d’éloge comme à la recherche de pathétique, ce qui ne manque pas de susciter des tensions entre les différentes missions qui lui sont assignées 6 . S’appuyant sur la Dissertation de Juillard du Jarry, Cinthia Meli souligne qu’elle « exige du prédicateur un sens aigu de la convenance stylistique qui doit l’inciter à préférer certains modèles à d’autres », excluant par exemple le « style de roman » pour encourager « la tristesse dans un deuil magnifique » ; la notion de pathétique est alors au cœur de son propos. En filigrane apparaissent deux modèles importants de nature poétique, avec la poésie lyrique et la tragédie ; « dans l’édition augmentée de 1726, l’abbé recommande encore de combiner les deux tonalités associées à l’élégie et à la tragédie, la douceur et la véhémence, en particulier dans les péroraisons, où le prédicateur doit savoir tour à tour pincer la lyre et emboucher la trompette évangélique pour produire à nouveau un contraste sublime ». À la même période, le père Blaise Gisbert développe des idées similaires qu’analyse Pierre Ferrand : « l’oraison funèbre est d’abord un ouvrage de plaisir, peu nécessaire et peu utile ; il faut donc que le beau et le parfait suppléent l’absence d’utilité ». Dans la pratique, les faits de style caractéristiques de ce type de discours sont pourtant loin d’être seulement affaire de poésie et de se cantonner à un rôle ornemental, et Volker Kapp insiste au contraire sur la fonction proprement religieuse de l’amplification et de l’apostrophe : Fléchier par exemple dans son oraison funèbre pour Turenne comme dans celle qu’il prononce pour la duchesse de Montausier, et encore Fromentières dans son Oraison funèbre de M. l’Archevêque de Paris, font suivre l’éloge du défunt d’une apostrophe à l’auditoire qui a pour fonction d’inviter les fidèles à se sentir impliqués et édifiés par le discours qui gagne ainsi « le statut de sermon ». En prenant en considération l’ensemble de la vie du défunt, y compris par l’évocation de ses errances ou d’une conversion tardive, tout en soulignant ses vertus et en particulier sa « bonne mort », le prédicateur propose à ses auditeurs un modèle qui peut sembler accessible au fidèle ordinaire et fonctionne dès lors comme un encouragement à l’imitation. C’est d’abord par son inscription pastorale que peut se comprendre l’attention particulière prêtée aux manifestations pathétiques autour du deuil, en particulier dans les récits de mort qu’étudie Anne Régent-Susini. Lorsqu’il évoque les larmes 6 Sur cette question du style pathétique de l’oraison funèbre, voir Dandrey, Patrick. « Fantasmes oratoires à l’âge classique : Bossuet et les “fantosmes” de l’oraison funèbre », op. cit. ; Cagnat, Constance. La Mort classique : écrire la mort dans la littérature française en prose de la seconde moitié du XVII e siècle. Paris : Champion, 1995. Sophie Hache 16 du mourant et surtout celles de ses proches, le discours ne se contente pas de rappeler les émotions soulevées au moment de l’agonie mais se place « dans une dynamique émotionnelle qui détourne le sujet du visible et le réoriente vers l’invisible ». Loin de rechercher la vraisemblance, la peinture de l’agonie se fait d’abord le support de la doctrine catholique, insistant sur « la seule vertu véritable [qui] n’est ni maîtrise ni abandon au torrent des émotions mais acceptation de se laisser déposséder ». De la même manière, comme le montre Stefano Simiz, l’élargissement progressif de l’oraison funèbre aux membres du clergé, s’explique notamment par la volonté de donner en exemple des hommes reconnus d’abord pour leurs vertus et non pour leur seule naissance ; il s’agit de reconsidérer la notion de mérite. Volker Kapp mentionne l’exemple de l’oraison funèbre pour le père Bourgoing prononcée par Bossuet, qui s’appuie sur Grégoire de Nazianze pour répertorier les qualités nécessaires au « prêtre digne de ce nom ». Les siècles suivants négligeront pourtant cette perspective en accordant essentiellement leur intérêt aux discours qui consacrent la grandeur aristocratique du siècle de Louis XIV : « Les panégyriques des “Grands du monde” éclipsent dorénavant ceux des personnages distingués par leur foi » [V. Kapp]. Alors même que sa valeur est constamment discutée dans les traités, préfaces ou sous forme métadiscursive dans les discours eux-mêmes et bien qu’elle n’offre jamais de développement comme peut le faire un sermon à visée dogmatique ou parénétique, l’oraison funèbre remplit cependant un rôle pastoral par lequel elle gagne sa justification immédiate dans l’éloquence de la chaire, et sa fonction religieuse apparaît même plus large. Ainsi l’hypothèse déjà avancée par V. L. Saulnier d’une inscription du genre dans une perspective apologétique au XVI e siècle 7 se trouve corroborée et prolongée par la contribution de Natacha Salliot concernant le tout début du XVII e siècle et par les analyses de Stefano Simiz qui s’appuie sur les discours consacrés aux ecclésiastiques pour conclure que, faisant l’éloge de l’un des siens, l’Église travaille à sa propre gloire et que « non seulement l’oraison funèbre semble réinventée par le clergé catholique du XVII e siècle, mais qu’elle est encore une manière pour lui de se célébrer et de se réinventer ». Prenant place au sein d’un ensemble de textes funéraires plus vaste, qui comprend des nécrologies comme des tombeaux poétiques, la 7 V. L. Saulnier, « L’Oraison funèbre au XVI e siècle », op. cit. : « Ce sont les guerres de religion qui fondent l’oraison funèbre. Non pas parce que ce sont des guerres, et qu’on y meurt : on mourait aussi aux guerres d’Italie, et puis ce n’est pas aux combattants qu’on en fait l’honneur. Mais, menacée dans sa citadelle par les assauts de la Réforme, l’Église a merveilleusement compris que l’Oraison funèbre lui pouvait constituer un bel instrument de défense », p. 130. L’oraison funèbre. Introduction 17 valeur proprement religieuse de l’oraison funèbre a pu sembler discutable, au point de susciter des débats quant à son statut de texte sacré. Son succès ne coïncide-t-il pas avec l’émergence d’une prose d’art et avec le goût pour une écriture épidictique inspirée de la rhétorique antique ? Ne doit-il pas beaucoup a posteriori à la fixation d’un canon classique autour de Bossuet ? Une théorie malaisée, les origines païennes du genre et ses évolutions à partir du XVIII e siècle, pris entre laïcisation et confiscation littéraire, ne doivent pas masquer que son inscription parmi les genres sacrés de l’âge classique est profonde et que son essor est sans doute la marque d’une réelle efficacité rhétorique, sociale et religieuse.