Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2015
4282
Éloge, amplification et apostrophe dans l’oraison funèbre
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2015
Volker Kapp
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PFSCL XLII, 82 (2015) Éloge, amplification et apostrophe dans l’oraison funèbre V OLKER K APP (C HRISTIAN -A LBRECHTS -U NIVERSITÄT , K IEL ) Dans l’exorde de l’oraison funèbre du Père Bourgoing, Bossuet plaint « les prédicateurs lorsqu’ils font les panégyriques funèbres des princes et des grands du monde 1 ». Il peut se prévaloir à cette occasion de louer l’ancien Supérieur général de l’Oratoire, dont les mérites ne relèvent que du domaine religieux tandis que la plupart des sermonnaires sont appelés, ainsi que lui-même plus tard, à rendre hommage à des personnages dont la renommée ne se fonde pas forcément sur leur piété. Plus l’objet du discours concerne le domaine du grand monde, plus l’éloge risque de s’éloigner des paramètres oratoires du sermon et de devenir une simple variante d’un discours épidictique profane bien qu’il soit prononcé dans un lieu sacré. Face à cette problématique, les prédicateurs se sentent amenés à pratiquer « une éloquence moins décorative et plus proprement fonctionnelle, c’est-àdire spirituelle et théologique 2 ». Ils briguent une justification religieuse de leur tâche en repoussant surtout tout soupçon de flatterie. Afin d’y parvenir, ils s’efforcent de détecter dans la biographie des défunts des mérites dignes du cadre religieux. C’est dans cette optique que leurs descriptions transforment, grâce à l’amplification, les actions glorieuses des défunts en récits édifiants. La biographie se métamorphose alors en une histoire exemplaire dont le prédicateur tire des leçons pour instruire ses auditeurs. Dans tous ses sermons, Bossuet utilise l’apostrophe pour « un dialogue fictif 3 » qui se prête 1 Bossuet. Oraisons funèbres, éd. J. Truchet. Paris : Gallimard, « Folio », 2004, p. 43. Toutes les citations sont empruntées à cette édition. 2 Hennequin, Jacques. Henri IV dans ses oraisons funèbres ou la naissance d’une légende. Paris : Klincksieck, 1977, p. 252. Hennequin détache la part de la légende dans ces oraisons funèbres sans imputer à tous les sermonnaires la volonté de métamorphoser Henri IV en personnage mythique. 3 Régent-Susini, Anne. Bossuet et la rhétorique de l’autorité. Paris : Champion, 2011, p. 72. Volker Kapp 22 particulièrement à méditer avec l’auditoire sur la condition humaine face à la mort. Par le moyen de l’apostrophe, ces développements devraient déboucher sur l’édification du public. Dans l’Oraison funèbre de Turenne, Fléchier constate que Louis XIV tenait à « récompenser tant de vertus par quelque honneur extraordinaire » destiné au héros militaire qu’était Turenne et s’exclame : « Quel honneur pour un sujet d’accompagner son roi, de lui servir de conseil, et, si je l’ose dire, d’exemple dans une importante conquête 4 ! ». L’amplification « si je l’ose dire, d’exemple » n’exalte à première vue que le rang politique du maréchal général mais l’alinéa suivant passe au plan moral en soulignant que Turenne trouvait « dans le plaisir qu’il a de bien faire, la récompense d’avoir bien fait » (p. 265). Le prédicateur poursuit par une apostrophe : « Cet honneur, messieurs, ne diminua point sa modestie » (p. 265). Voilà une manière d’associer l’auditoire au témoignage en faveur du défunt tout en l’édifiant. Afin d’éviter le risque d’une astuce oratoire, Fléchier s’inclut aussitôt luimême, grâce à une autre amplification, dans la leçon que son assistance est appelée à tirer de ce constat : A ce mot, je ne sais quel remords m’arrête. Je crains de publier ici des louanges qu’il [Turenne] a si souvent rejetées, et d’offenser après sa mort une vertu qu’il a tant aimée pendant sa vie. Mais accomplissons la justice, et louons-le sans crainte, en un temps où nous ne pouvons être suspects de flatterie, ni lui susceptible de vanité 5 . Quoiqu’on puisse contester le fait qu’après le décès l’éloge ne serait plus suspect de flatterie, il faut reconnaître que la louange est justifiée dès qu’elle n’a rien en commun avec la vanité. La prétérition combine l’amplification et l’apostrophe afin de refuser tout soupçon de flatterie grâce à la transposition de l’éloge du monde profane au plan religieux. La conversion tardive de Turenne au catholicisme reste cependant exclue de cette partie de la description de ses mérites quoique l’adhérence à une hérésie passe pour une grande erreur 6 . On ne peut pas accuser Fléchier de colporter le mythe de Turenne étant donné que les médisances défavorables au maré- 4 Massillon, Fléchier. Mascaron. Oraisons funèbres précédées de L’essai sur l’oraison funèbre par Villemain. Paris : Garnier, 1887, p. 264. Toutes les mentions Oraisons funèbres dans les notes renvoient à cette édition. 5 Oraisons funèbres, p. 265. Massillon emploie cette idée sous une autre forme dans l’Oraison funèbre de Messire de Villars archevêque de Vienne : « Contraint tant de fois par sa modestie à supprimer ses louanges dans la chaire évangélique, falloit-il que je ne fusse autorisé à les publier par sa mort ? » (Oraisons funèbres, p. 3). 6 Dans l’Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche, Bossuet déclare : « Nos vrais ennemis sont en nous-mêmes, et Louis combat ceux-là plus que tous les autres. Vous voyez tomber de toutes parts les temples de l’hérésie » (p. 216). Éloge, amplification et apostrophe dans l’oraison funèbre 23 chal, auxquelles une remarque sarcastique de Saint-Simon fait écho, ne pouvaient pas lui être inconnues 7 . Si tout semble clair en principe, la pratique s’avère plus complexe. Bossuet lui-même tient à distinguer l’optique religieuse de l’étiquette et de la renommée civiles. Il aurait pu s’en tenir au paradigme oratoire des Pères de l’Église, focalisé sur la pratique de la foi. Pendant l’antiquité chrétienne, l’oraison funèbre exaltait surtout le témoignage religieux des défunts qui devaient affronter alors l’hostilité des païens et payer souvent leurs convictions par les tourments du martyre. Les Pères de l’Église ont été étudiés de près par les ecclésiastiques de l’époque classique qui y trouvent « une aide à la prédication et à la méditation 8 ». On focalise pourtant l’attention sur le côté doctrinaire 9 . Les sermonnaires et les traités d’éloquence sacrée du XVII e siècle ne se sentent pas amenés à insister sur leurs liens avec cette préhistoire du panégyrique funèbre quoique la focalisation de plus en plus nette sur le monde profane le distingue dorénavant du panégyrique des saints. On reconnaît difficilement les causes de la réticence à discuter ouvertement cette modification. Il faudra insister sur l’altérité de l’oraison funèbre et sur ses dettes vis-àvis cette tradition de l’éloquence sacrée. La remarque, qui pourrait sembler marginale, dans l’Oraison funèbre du Père Bourgoing, se prêtera dès lors comme point de départ pour mettre en évidence l’enracinement de Bossuet et de tous les prédicateurs de la même époque dans l’antiquité chrétienne (I). Nous déterminerons ensuite le statut du genre épidictique parmi les différentes variantes du sermon (II) pour aboutir à une mise en relief de quelques spécificités de l’amplification et de l’apostrophe dans l’oraison funèbre (III). 7 Voir à ce propos notre article « La patrie en deuil déplore la perte d’un héros. La douleur dans les oraisons funèbres consacrées à Turenne », La Douleur, L’ull crític, n° 6, Lleida : Universitat de Lleida, 2000, pp. 79-89, particulièrement pp. 82-84. 8 Calvet-Sébasti, Marie-Ange. « La traduction française des Pères grecs », éd. B. Menuier et E. Bury, Les Pères de l’Église au XVII e siècle. Paris : Cerf, 1993, p. 339. 9 Voir Quantin, Jean-Louis. Le catholicisme classique et les pères de l’Église. Un retour aux sources (1669-1713). Paris : Institut d’études augustiniennes, 1999, sur la prédication chapitre XII. Voir également Cassin, Matthieu. « Prédication patristique et prédication moderne : préfaces aux homélies cappadociennes », L’éloquence de la chaire à l’âge classique (II). Revue Bossuet Supplément au n o 4, 2013, pp. 41-67. Volker Kapp 24 I. L’oraison funèbre, son essor au XVII e siècle et ses origines dans l’antiquité chrétienne L’éloge des saints reste incontournable au XVII e siècle mais celui des grands de ce monde gagne en importance aux yeux des contemporains et de l’opinion publique aussi bien que de la postérité. L’oraison funèbre fleurit surtout dans le contexte du pouvoir royal et de la haute aristocratie. L’avènement de la nouvelle manière de gouverner, qualifiée couramment d’absolutisme, favorise une certaine exclusivité de ce type d’éloquence chrétienne, exclusivité qui passera bientôt de la France aux autres pays d’Europe 10 . Est-ce que les ecclésiastiques méconnaissent ou hésitent à reconnaître les innovations dues aux transformations de la société civile ? Voient-ils mieux la continuité 11 que les changements ou tiennent-ils se conformer aux derniers acquis de ce que Marc Fumaroli a qualifié de « l’âge de l’éloquence », au bout duquel la rhétorique profane tend à absorber ou à subvertir la rhétorique sacrée ? Les préludes au siècle des Lumières et l’avènement du concept de littérature, substitué à celui de litterae, favorisent un processus à l’intérieur duquel les emprunts indéniables à l’antiquité païenne changent de statut. Louis de Grenade s’inspire de Quintilien pour discuter de l’amplification comme « une espèce de raisonnement 12 » et ses nombreuses citations de l’Institutio oratoria sont toutes au service de l’éloquence sacrée. Dès l’antiquité chrétienne, les Pères de l’Église s’approprient la culture oratoire existante et le « fait que la rhétorique soit d’origine païenne n’est pas pour Augustin un obstacle 13 ». La récupération de la civilisation païenne par l’Église cède cependant à un processus inverse dans la mesure où l’esprit qualifié de libertin gagne du terrain par rapport au catholicisme faisant partie intégrante de la mentalité civile et du patrimoine culturel français. Le sermon couronné par l’Académie française, à partir de 1671, dans ses concours d’éloquence se sclérose dans les premières décennies du XVIII e 10 Voir les articles « Leichenpredigt » et « Leichenrede » de F. M. Eybl dans Historisches Wörterbuch der Rhetorik, vol. V. Tübingen : Niemeyer, 2001, col. 124-151, en particulier col. 139. 11 Voir Icard, Simon. « Saint Jean Chrysostome : un modèle pour la prédication classique ? », L’éloquence de la chaire à l’âge classique. (I). Revue Bossuet Supplément au n o 2, 2011, pp. 89-104. L’éloge funèbre n’est toutefois pas au premier plan chez ce Père de l’Église. 12 Louis de Grenade. La rhétorique de l’Église ou l’éloquence des prédicateurs. Paris : Louis Roulland, 1698, vol. I, p. 215. 13 Ferreyrolles, Gérard. « Les âges de la prédication », L’éloquence de la chaire à l’âge classique (II). Revue Bossuet Supplément au n o 4, 2013, p. 10. Éloge, amplification et apostrophe dans l’oraison funèbre 25 siècle et l’oraison funèbre est de moins en moins perçue comme sermon. Ces transformations affectent jusqu’à nos jours les analyses critiques de ce type de prédication, dont il faudra redécouvrir l’altérité pour évaluer sa signification au XVII e siècle. Le panégyrique est un genre incontournable de l’éloquence de la chaire et les manuels pour les sermonnaires abordent l’oraison funèbre dans ce contexte 14 . A l’opposé de ces arts de la prédication, Jacques Truchet met celles des princes et des grands du monde au premier plan tandis qu’il range celle du Père Bourgoing « dans une catégorie particulière, celle des sermons destinés à des milieux ecclésiastiques » (p. 41), distinction approuvée par les critiques littéraires mais arbitraire par rapport à l’antiquité chrétienne. Nicolas Caussin classe toujours celles consacrées par les Pères de l’Église aux particuliers dans la même section que celles consacrées aux princes 15 . Dès le XVIII e siècle, l’évêque de Meaux est récupéré pour le domaine de la littérature, terme traduit « du latin humaniste Litterae humaniores, Literatura, res literaria 16 », et ses oraisons funèbres deviennent, plus encore que ses sermons, des paradigmes de toute l’éloquence française. Celles consacrées aux membres de la famille royale et aux grands de ce monde gagnent du prestige par rapport à celles prisant des ecclésiastiques comme le Père Bourgoing 17 . Cette évaluation est forte de critères politiques et littéraires valables, mais néglige les Pères de l’Église. Nos concepts diffèrent sur ce point du regard que l’évêque de Meaux peut porter sur lui-même, lui dont l’Oraison funèbre du Père Bourgoing renoue avec les habitudes bien enracinées de son Église. Les arguments, qu’il tire des Pères de l’Église, confirment cette hypothèse. Ce n’est certainement pas un hasard si l’évêque de Meaux recourt dans l’exorde à la prétérition pour évoquer l’appartenance du Père Bourgoing à une famille de magistrats : 14 C’est ainsi que Nicolas Caussin range le chapitre XII « De laudatione funebri » dans la partie « De Epidictica oratione » de Eloquentiae sacrae et humanae parallela libri XVI (1619), intitulé à partir de la troisième édition De eloquentia sacra et profana. 15 « Extant funebres orationes Gregorij Nazianz. in Basilium, in patrem, et sororem. Aristidis, in Erconeum. Gregorij Nysseni, in Placidiam, et Pulcheriam, Ambrosij, in Theodosium, etc. (De eloquentia sacra et humana libri XVI, Colonia Agrippina, Ioannes Kinckius, 1626, p. 479). Ces Pères de l’Église sont souvent mentionnés, voir l’index de Sophie Conte dans Nicolas Caussin : rhétorique et spiritualité à l’époque de Louis XIII, éd. S. Conte. Berlin : Lit, 2007, pp. 293-298. 16 Fumaroli, Marc. L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique. Genève : Droz, 1980, p. 24. 17 Voir notre article « Bossuet comme paradigme de l’orateur français », dans G. Ferreyrolles (dir.), Bossuet. Le Verbe et l’Histoire (1704-2004). Paris : Champion, 2006, pp. 271-284. Volker Kapp 26 N’attendez donc pas, Chrétiens, que j’applique au Père Bourgoing des ornements étrangers, ni que j’aille rechercher bien loin sa noblesse dans sa naissance, sa gloire dans ses ancêtres, ses titres dans l’antiquité de sa famille (p. 44). Il ne mentionne ces éléments, qui comptent parmi les points indispensables de l’oraison funèbre d’un grand de ce monde, « qu’en passant », pour focaliser en revanche l’attention sur ce qui importe plus chez un ecclésiastique. Afin d’y parvenir, il se procure les critères essentiels d’un discours de saint Grégoire de Nazianze : Vous verrez le Père Bourgoing illustre d’une autre manière et noble de cette noblesse que saint Grégoire de Nazianze appelle si élégamment la noblesse personnelle : vous verrez en sa personne un catholique zélé, un chrétien de l’ancienne marque, un théologien enseigné de Dieu, un prédicateur apostolique, ministre, non de la lettre, mais de l’esprit de l’Évangile, et, pour tout dire en un mot, un prêtre digne de ce nom […] (pp. 44-45). La « noblesse personnelle » de l’ancien Supérieur général de l’Oratoire se manifeste dans sa conscience d’être appelé au ministère « de l’esprit de l’Évangile ». Cette affirmation renoue avec les idéaux exaltés par les éloges funèbres de l’antiquité chrétienne. La manière dont le clergé contemporain de Bossuet se perçoit lui-même se nourrit au fond toujours de ce patrimoine vénérable et les sermonnaires appliquent ce paradigme aux laïques chez lesquels les discours épidictiques détectent des mérites qui lui correspondent. Ils ne manquent pas d’insister sur la « noblesse personnelle » dans leurs éloges des grands, catégorie dont ils ont besoin pour les inclure dans le domaine religieux. Ce type de noblesse se range cependant parmi les qualificatifs indispensables à un ecclésiastique, tandis qu’elle sert seulement de tremplin pour faire passer les personnes illustres selon la hiérarchie des valeurs profanes au plan de la morale religieuse. Tenons-nous en maintenant aux idéaux cléricaux avant de retrouver le fonds commun dans un éloge de laïque. Saint Grégoire de Nazianze fournit la catégorie dans laquelle il faut ranger le « prêtre digne de ce nom ». Aussi Bossuet cite-t-il, dans le premier point de son oraison funèbre, la même autorité pour préciser son éloge par un énoncé appliqué à un autre Père de l’Église : Saint Grégoire de Nazianze a dit ce beau mot du grand saint Basile : « Il était prêtre […] avant même que d’être prêtre » ; c’est-à-dire, si je ne me trompe, il en avait les vertus avant que d’en avoir le degré : il était prêtre par son zèle, par la gravité de ses mœurs, par l’innocence de sa vie, avant de l’être par son caractère (p. 45). Éloge, amplification et apostrophe dans l’oraison funèbre 27 Cette vision du ministère presbytéral prolonge l’exaltation de « la noblesse personnelle » qui est la morale présupposée d’une vie apostolique. Le Père Bourgoing se distingue par les qualités suivantes : « […] toujours modeste, toujours innocent, toujours zélé comme un saint prêtre », dons que le prédicateur résume dans le compliment : « […] il avait prévenu son ordination ; il n’avait pas attendu la consécration mystique » (p. 45). Le sacrement confirme la prédisposition en imprimant un nouveau « caractère », métamorphose sans analogie dans la « noblesse personnelle » de gens du monde. C’est donc une donnée théologique qui discrimine les deux états et par conséquent les oraisons funèbres qui les envisagent. La piété et le zèle apostolique sont indispensables mais les connaissances et les dons intellectuels importent également pour le Supérieur général de l’Oratoire. Bossuet se procure chez saint Grégoire de Nazianze un modèle à appliquer au Père Bourgoing. Il le trouve dans un climax modelé d’après saint Athanase : Que vous dirai-je, Messieurs, qui soit digne de ses mérites ? Ce qu’on a dit de saint Athanase ; car les grands hommes sont sans envie, et ils prêtent toujours volontiers les éloges qu’on leur a donnés à ceux qui se rendent leur imitateurs. Je dirai du père Bourgoing ce qu’un saint dit d’un saint, le grand Grégoire du saint Athanase, que durant le temps de ses études il se faisait admirer de ses compagnons […] qu’il surpassait en esprit les plus éclairés, en diligence les plus assidus ; enfin en l’un et en l’autre ceux qui excellaient en l’un et en l’autre (p. 46). Les compétences intellectuelles et l’application à l’étude n’ont rien de spécifique chez un saint, sinon que celui-ci ne s’en vante pas. La formule qui justifie l’adoption d’un modèle consacré par la tradition est ingénieuse : « Les grands hommes […] prêtent toujours volontiers les éloges qu’on leur a donnés à ceux qui se rendent leurs imitateurs ». Ce type d’imitation est donc méritoire ! La présomption cède chez les saints à l’humilité et par conséquent l’éloge qu’on leur dispense peut devenir un trésor commun. Grâce à ces prémisses, l’exaltation des connaissances et du génie du défunt par le panégyriste est censée demeurer en dehors du domaine de la vantardise et se métamorphoser en fait véridique incapable de susciter des jalousies. L’éloge funèbre se transforme ainsi en rappel de la générosité du partage des dons intellectuels et moraux. Nous avons signalé quelques spécificités propres à la commémoration d’un confrère, dont les qualités relèvent des paramètres spirituels de l’état ecclésiastique. Elles rappellent toutefois un fonds commun du genre dont Bossuet se servira dans ses panégyriques des grands du monde. S’il est plus aisé pour un ecclésiastique de renouer avec un genre en faveur dans l’antiquité chrétienne, l’absence de telles références dans les oraisons consacrées Volker Kapp 28 aux grands du monde, davantage prisées par le monde littéraire, ne signale aucune rupture explicite avec la tradition remontant aux premiers siècles de l’Église. Dans l’Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche, Bossuet cite saint Paulin pour rendre hommage à Louis XIV : Ouvrez donc les yeux, CHRÉTIENS, et regardez ce héros, dont nous pouvons dire, comme saint Paulin disait de Théodose, que nous voyons en Louis, non un roi, mais un serviteur de Jésus-Christ, et un prince qui s’élève au dessus des hommes plus encore par sa foi que par sa couronne (p. 217). La famille royale exige d’autres paramètres qu’un ecclésiastique ! Théodose, empereur distingué par sa position favorable au christianisme, mais également coupable de grands crimes, entre, grâce à saint Ambroise, dans le domaine des éloges funèbres. Bossuet le met au niveau du Roi-Soleil en citant une lettre de saint Paulin et non l’oraison funèbre de saint Ambroise. On peut douter de la pertinence de l’affirmation selon laquelle Louis XIV acquiert un rang plus élevé grâce à la foi religieuse de ses sujets. De tels énoncés relèvent toutefois d’un principe exploité par les miroirs des princes et les harangues adressées au roi où la louange lui attribue des idéaux dont on l’aimerait imbu. L’apostrophe aux auditeurs, qualifiés de « chrétiens », serait non pertinente si Bossuet se contentait d’une hyperbole dépourvue de tout message religieux. Sous la forme qui est la sienne, elle est autant une leçon de morale qu’une flatterie, que nous sommes aujourd’hui plus disposés à y reconnaître. La citation de saint Paulin documente-t-elle l’opposition radicale entre les oraisons funèbres des gens d’Église et celles du grand monde ? D’autres références contredisent une telle hypothèse. Les descriptions historiques et les récits édifiants parsèment cette oraison funèbre qui abonde en développements vantant la piété de la reine. Restons fidèle à notre propos en analysant la partie où Bossuet cite saint Augustin en vue d’exalter l’exactitude de ses dévotions : J’ai appris de saint Augustin que l’âme attentive se fait elle-même une solitude. […]. Mais, mes Frères, ne nous flattons pas : il faut savoir se donner des heures d’une solitude effective, si l’on veut conserver les forces de l’âme. C’est ici qu’il faut admirer l’inviolable fidélité que la Reine gardait à Dieu. Ni les divertissements, ni les fatigues des voyages, ni aucune occupation ne lui faisait perdre ces heures particulières qu’elle destinait à la méditation et à la prière (p. 224). Cette citation d’Augustin ne provient pas non plus d’une oraison funèbre mais elle entre parfaitement dans le domaine de la spiritualité dans lequel la reine peut servir de modèle à l’auditoire. Elle se fonde sur un principe bien établi dans la vie chrétienne : l’âme a besoin du réconfort spirituel de la Éloge, amplification et apostrophe dans l’oraison funèbre 29 méditation et de la prière afin de conserver sa vigueur. La reine restait fidèle à cette devise sans s’en détourner dans les obligations nécessitées par son rôle d’épouse du roi. Les auditeurs étaient trop informés de ses habitudes pour qu’une telle affirmation puisse se réduire à un pieux mensonge. Ils devaient admettre que cette pratique valait également pour eux. Aussi Bossuet saisit-il l’occasion pour attaquer le laxisme en dispensant une leçon de théologie morale. Son but est de distinguer péché « véniel » et péché « mortel ». D’après lui, la reine refusait de négliger les « péchés légers » parce qu’elle focalisait l’attention sur la pureté, effort qu’il illustre par une comparaison avec un vêtement sali par la moindre tache. Cet énoncé culmine dans le constat : « légers en eux-mêmes, la Reine ne connaît aucun de cette nature » (p. 225), et se prolonge dans l’apostrophe adressée cette fois-ci aux seuls assistants : Chrétien, tu sais trop la distinction des péchés véniels d’avec les mortels. Quoi ! Le nom commun de péché ne suffira pas pour te les faire détester les uns et les autres ? Sais-tu que ces péchés qui semblent légers deviennent accablants par leur multitude […] ? C’est ce qu’enseignent d’un commun accord tous les saints docteurs, après saint Augustin et saint Grégoire (pp. 225-226). Les Pères de l’Église, en premier lieu saint Augustin visé par la querelle du jansénisme, sont invoqués en témoins sans qu’un renvoi à un texte ne précise duquel des saints nommés Grégoire il s’agit. Ce qui importe, c’est la conformité avec les grands théologiens de l’antiquité chrétienne. Bossuet peut se contenter de généralités parce qu’il rappelle une doctrine bien établie dont la vie de la reine incarne un exemple probant et édifiant pour son auditoire. Ces quelques jalons mettent en évidence que les oraisons funèbres des princes et des grands du monde ne s’opposent pas radicalement à celles des ecclésiastiques et que les deux types perpétuent, à des degrés différents, la tradition de l’éloquence sacrée. II. Le sermon et le genre épidictique L’oraison funèbre est une des variantes du discours épidictique, qu’Antoine Albert énumère parmi un grand nombre de genres pratiqués par les prédicateurs du XVIII e siècle : […] des Homélies, des Prônes, des Conférences, des Sermons de Morale, des Sermons sur les Mystères, des Sermons pour les Vêtures et les Volker Kapp 30 Professions Religieuses, des Panégyriques des Saints et des Oraisons funèbres 18 . On pourrait confirmer la pertinence de cette énumération par une analyse des livres publiant un assortiment de sermons, mais cette analyse dépasserait le cadre de notre étude. Relevons seulement le critère qui détermine, d’après Albert, le genre de l’oraison funèbre : Quand il relève les vertus de ces Grands du monde, sur qui la mort vient d’exercer son cruel empire, c’est une oraison funèbre (p. 63). Albert marginalise les nombreuses oraisons funèbres consacrées à des ecclésiastiques et des religieuses parce qu’il s’intéresse uniquement au haut rang social, qui caractérise également la plupart des gens d’Église honorés par des oraisons funèbres. Les panégyriques des « Grands du monde » éclipsent dorénavant ceux des personnages distingués par leur foi, et c’est une des raisons du peu d’attention prêtée aux analogies entre panégyrique des saints et oraison funèbre. Dans ce contexte, un autre élément signalé par Mascaron dans son Oraison funèbre de Pierre Séguier mérite notre intérêt : L’Église reconnoissant la protection qu’il [Séguier] lui a toujours donnée, lui rend ses devoirs ; mais ce n’est plus comme à un pécheur qui a besoin du Dieu des dieux et du juge des juges. L’éloquence sacrée de la chaire rend ses hommages au protecteur et au maître de la plus pure éloquence du siècle ; mais c’est par une oraison funèbre 19 . Quoique le chancelier Séguier soit un « grand du monde », son éloge funèbre est censé l’envisager dans une telle optique que ses péchés, indéniables parce que faisant partie de la condition humaine, passent à l’arrièreplan. Cet éloge ne provient pas d’une flagornerie mais de l’intention de parvenir au cœur d’une existence humaine. Il pourrait être contesté puisque les prédicateurs ne pouvant s’arroger la connaissance du jugement divin, se sentent amenés à avancer des cautèles. Sans surestimer cette affirmation osée, on peut en déduire un témoignage en faveur de la parenté entre les sermons et les oraisons funèbres. L’affinité avec le sermon semble problématique car la « question de la littérarité se pose en effet dès l’origine, ce qui la distingue nettement des 18 Albert, Antoine. Nouvelles observations sur les différentes méthodes de prêcher, avec un recueil de tous les prédicateurs qui ont prêchés l’Avent et le Carême devant Leurs Majestés Louis XIV et Louis XV, qui ne se trouve nulle part, Lyon, Pierre Bruyset Ponthus, 1757, pp. III-IV. 19 Oraisons funèbres, p. 492. Éloge, amplification et apostrophe dans l’oraison funèbre 31 autres types de discours religieux 20 ». Dans cette optique, « le succès « littéraire » du genre - pour lequel Bossuet, fait exceptionnel dans son œuvre oratoire, eut le soin de préparer une édition - [peut] faire soupçonner l’éloquence sacrée de frayer avec l’art profane 21 ». Jacques Truchet n’hésitait pas à soutenir que l’Oraison funèbre d’Anne d’Autriche de Fromentières est un « discours » mais non « un sermon 22 ». Les critères invoqués par cet éminent spécialiste de la prédication au XVII e siècle semblent à première vue tout à fait pertinents pour nous autres critiques d’aujourd’hui, mais ils se révèlent moins convaincants dès qu’on adopte le point de vue de l’époque où cette oraison funèbre fut prononcée. Truchet reconnaît que l’éloge d’Anne d’Autriche est « organisé autour de grandes pensées chrétiennes » (p. XIII), mais il sous-estime le côté parénétique de l’exposé doctrinal : Venez apprendre d’une Reine à estre pieux sans hipocrisie, prudens sans interest, courageux sans foiblesse. […] Anne d’Autriche […] paroist pieuse, mais elle l’est encore plus qu’elle ne la veut paroistre, sa devotion a plus de solidité que de montre 23 . L’anti-machiavélisme est l’un des pivots de sa polémique, l’effort de dégager de la biographie de la reine morte un modèle de spiritualité chrétienne pour le grand monde en est l’autre visant la parénèse. L’oraison funèbre côtoie dans bien des parties le panégyrique des saints, quoique Fromentières évite toujours la confusion des deux genres. Ces affinités sont familières aux contemporains tandis que les catégories que nous établissons dans l’intention de ranger tous les genres de prédication dans un schéma cohérent se heurtent à « cette hétérogénéité sans précédent de la culture religieuse » qu’on voudrait de nos jours soumettre « à une certaine homogénéisation des formes de l’éloquence sacrée » au détriment du « genre pluriel 24 » qu’elle représente au XVII e siècle. La prédication fait alors partie du domaine littéraire à un tel point que ses vedettes, de Guez de Balzac à La Bruyère, s’en occupent sans s’ingénier à pénétrer un terrain étranger aux lettres humaines. Elle est même à l’époque 20 Hache, Sophie. « L’oraison funèbre. Enquête sur une littérarité problématique », dans Cl. Badiou-Montferran (dir.), La littéralité des belles-lettres. Un défi pour les sciences du texte ? Paris : Garnier, 2013, pp. 93-104, ici p. 94. 21 Bury, Emmanuel. « Bossuet orateur », dans G. Ferreyrolles et alii, Bossuet. Paris : PUPS, 2008, p. 235. 22 Bossuet, Oraisons funèbres, p. XIII. 23 Fromentières, Jean Louis de. Œuvres meslées […] sur plusieurs Oraisons Funèbres, et d’autres matières Morales. Paris : Jean Couterot, 1695, pp. 8-12. 24 Régent-Susini, Anne. L’éloquence de la chaire. Les sermons de saint Augustin à nos jours. Paris : Seuil, 2009, p. 13. Volker Kapp 32 le genre le plus pratiqué de la prose littéraire. Ce côté se heurtera plus tard à la transformation du champ littéraire. Marc Fumaroli insistait dès les années 80 du siècle dernier sur la différence entre notre perception de ce que nous appelons « littérature du XVII e siècle », et celle des contemporains [des prédicateurs] : l’absence d’une frontière bien nette entre l’oral et l’écrit, entre l’orateur qui « compose et prononce » des harangues, prédicateur, avocat, ambassadeur, et celui dont l’éloquence bien tempérée s’adresse seulement à l’oreille d’un lecteur 25 . La divergence entre l’écrit et l’oral ou entre la vaste production de textes que nécessitent les circonstances les plus diverses et les textes écrits dans l’intention qu’ils soient diffusés sous forme imprimée est alors moins nette. Laurent Juillard, abbé Du Jarry, publie en 1706 une Dissertation sur les oraisons funèbres 26 qui est intégrée en 1713 dans le volume Harangues sur toutes sortes de sujets, avec l’art de les composer 27 publié en 1688 par Ortigue de Vaumorière, dont les propos sommaires sur l’éloge funèbre (pp. 100-102) focalisent l’attention sur l’antiquité païenne. Puisque cette Dissertation fait partie du livre II traitant des « Harangues du genre demonstratif », les domaines du sacré et du profane ne sont pas nettement séparés. Le prédicateur est mis sur le même plan que les autres orateurs, sans que le sermon ne soit défiguré, et le caractère oral auquel appartiennent primordialement la plupart de ces textes ne leur est pas imputé comme un défaut. Les « harangues » réunies dans ce recueil sont marginales dans notre corpus actuel de textes littéraires, mais le discours académique gagne du prestige depuis le XVIII e siècle. Antoine-Léonard Thomas a fait date dans l’ascension de ce genre. Ses Éloges couronnés par l’Académie Française confirment l’objectif de substituer le discours épidictique sur « les héros de la patrie » à l’éloquence sacrée. Les paramètres sermonnaires du prix d’éloquence des années 1671-1758 sont abolis tout en restant « à l’intérieur du genre panégyrique propre à l’Académie : ils en sont la variante laïcisée 28 ». Thomas s’ingénie à fournir une théorie oratoire de cette nouvelle pratique grâce à son Essai sur les éloges (1773), qui hasarde des jugements arbitraires 25 Fumaroli, Marc. L’Âge de l’éloquence, op. cit., p. 26. 26 Voir à ce propos l’article de Cinthia Meli dans ce volume, « La mort, la poésie ? La littérarisation de l’oraison funèbre au XVIII e siècle ». 27 Troisième édition, augmentée depuis la mort de l’auteur, d’une Dissertation sur les Oraisons Funèbres, par M. l’Abbé Du Jarry & d’un grand nombre de nouvelles Harangues. Paris : M. Guignard et C. Robustel, 1713, pp. 365-389. Le terme de l’intitulé se réfère à « ces discours, que les Anciens nommoient oraisons, et que nous appelons ordinairement Harangues » (p. 19), notion que les spécialistes de rhétorique réservent de nos jours au champ militaire. 28 Fumaroli, Marc. Trois institutions littéraires. Paris : Gallimard, « Folio », 1994, p. 70. Éloge, amplification et apostrophe dans l’oraison funèbre 33 sur les autorités de la littérature gréco-romaine et passe sous silence les Pères de l’Église aussi bien que leurs oraisons funèbres. Ce serait simplifier les données historiques que de vouloir n’imputer qu’à un esprit de laïcité cet oubli de la riche éloquence épidictique chrétienne. Jean Sifrein Maury cherche à récupérer l’éloge académique pour l’éloquence sacrée en soutenant que « [l]e genre que M. Thomas a cultivé tient beaucoup du genre de la chaire, par l’élévation des idées et le ton moral qui leur sont communs 29 ». Passons sur la mise en relief du ton moral, qui mériterait un commentaire à part, et tenons-nous en aux présupposés religieux du panégyrique funèbre. Cela ne vaudrait pas la peine d’alléguer ce témoignage si Maury ne comptait parmi les autorités de l’éloquence sacrée au XIX e siècle. Sa révérence pour Thomas débouche sur une argumentation théologique qui rappelle une des préoccupations de la réforme catholique. Il accuse les prédicateurs d’avoir oublié « le langage de la religion » avec lequel on se familiarise « en lisant sans cesse l’Écriture Sainte » (p. 188). Aussi les invite-t-il à y apprendre « à parler cette langue spirituelle qui répand tour à tour dans un sermon des images touchantes, majestueuses ou terribles » (pp. 188-189). On reste perplexe face à cet effort pour perpétuer l’idéal de prédication évangélique propagé depuis le Concile de Trente par les arts de la prédication en vue de continuer la pratique de saint Vincent et de Bossuet. Maury s’est distingué par ses panégyriques de saint Louis (1772) et de saint Augustin (1775). Il a obtenu en 1771 l’Accessit au jugement de l’Académie Française pour son Éloge de François de Salignac de La Motte- Fénelon. Lors de la première publication des sermons de Bossuet, il constate que le plaisir d’admirer tant de chefs-d’œuvre avait été réservé aux contemporains de Louis-le-Grand ; et Bossuet, prédicateur, manquait presque entièrement à la religion et à la littérature, puisqu’il ne nous restait de lui que deux discours de morale et ses oraisons funèbres (pp. 339-340). Ses Réflexions sur les sermons nouveaux de Bossuet distinguent donc l’évêque de Meaux en tant que prédicateur aux dépens de ses oraisons funèbres. Ses Principes d’éloquence préfèrent le panégyrique des saints dont les citations 29 Principes d’éloquence pour la chaire et le barreau. Nouvelle édition, revue, corrigée, augmentée du Discours de l’Auteur de sa réception à l’Académie Française […]. Paris : Warée et Mongie aîné, 1805, p. 188. Voir sur ce rhétoricien, Van der Schueren, Éric. « D’une pratique eucharistique à une production esthétique : la sécularisation de l’éloquence sacrée à la fin de l’Ancien Régime (Jean Sifrein Maury) », dans A. Dierkens (dir.), Dimensions du sacré dans les littératures profanes. Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles, 1999, pp. 21-32. Volker Kapp 34 bibliques sont une partie intégrante 30 . Maury met le XVII e siècle au-dessus de la tradition chrétienne en soutenant que les Pères de l’Église « ne furent jamais plus éloquents que sous la plume de Bossuet » (p. 349). Le chapitre « Des pères de l’église » inculque aux « ministres de la parole de Dieu » de combiner « l’étude des livres saints » et « la lecture de la tradition » en affirmant que « Fénelon a caractérisé avec autant de précision que de goût les pères » (p. 193). Son troisième Dialogue sur l’éloquence en général, et sur celle de la chaire en particulier rend hommage à saint Grégoire de Nazianze et mentionne parmi « des endroits fort touchants […] l’Éloge funèbre de saint Basile 31 », donc l’oraison funèbre d’un homme d’Église hors du domaine des grands de ce monde. Maury n’approfondit pas cette donnée de l’éloquence sacrée. Abel-François Villemain traite plus abondamment des Pères de l’Église dans son Essai sur l’oraison funèbre, publié en 1813 comme préface aux oraisons funèbres de Bossuet. Il cite l’hommage que Louis de Fontanes rend à Bossuet et à Fléchier et le renforce en faisant un parallèle avec les Pères de l’Église, qu’il ignorera dans son Tableau de l’éloquence chrétienne au IV e siècle (1849). L’auteur regrette que Thomas ait oublié les noms de Grégoire de Nazianze, de saint Ambroise, et des autres orateurs du christianisme naissant, qui presque tous ont prononcé des éloges funèbres, souvent imités par Bossuet […]. Le caractère religieux imprimé à ces panégyriques paraît une des causes de leur supériorité : et je ne m’adresse pas ici seulement à la piété, mais au bon goût. […] Voulezvous donc que les éloges funèbres ne servent pas seulement à honorer les morts, et qu’ils puissent offrir une instruction salutaire à tous les hommes ; parlez au nom de la religion 32 . Villemain juge ici en critique littéraire. Il préfère Grégoire de Nazianze à saint Grégoire de Nysse, frère de saint Basile, parce que, d’après lui, l’éloge funèbre de ce dernier « est purement théologique ; et cette sévérité, en produisant la sécheresse, n’empêche pas le mauvais goût » (p. XLVII). Quoi qu’il en soit, il fait valoir la dimension spirituelle des éloges funèbres en retrouvant la spécificité du genre depuis l’antiquité chrétienne : elle peut être « consacrée à des noms inconnus » : La foi chrétienne, qui dans l’éloge des grands de la terre aurait rendu l’orateur sublime, lui donne une onction douce et tendre pour animer 30 Voir Susini, Laurent. « “Ipsum audite” : la parole de Dieu dans les Œuvres oratoires de Bossuet », L’éloquence de la chaire à l’âge classique (II), pp. 83-98 et Régent- Susini, Anne. Bossuet et la rhétorique de l’autorité, op. cit., pp. 589-594. 31 Fénelon. Œuvres I, éd. J. Le Brun. Paris : Gallimard, 1983, p. 82. 32 Oraisons funèbres, pp. XXVIII-XXIX. Éloge, amplification et apostrophe dans l’oraison funèbre 35 l’éloge funèbre du plus humble chrétien. […] cette obscurité même, qui semble éloigner de la tombe d’un homme inconnu la publicité de l’éloge funèbre, la rendait ici plus nécessaire et plus légitime. Le premier éloge que nous présentent les œuvres de saint Grégoire est consacré à la mémoire de son frère Césarius (pp. XXXI-XXXII). La prise en considération des simples particuliers n’empêche pas que l’opposition entre la peinture de la misère et le tableau de la grandeur humaine chez Bossuet fasse souvent usage de saint Grégoire de Nazianze dont on ne peut lire « sans attendrissement » (p. XXXVII) le récit des austérités de sa sœur Gorgonia. L’oraison funèbre de son père « est à la fois un éloge et une consolation » (p. XXXIX). Villemain profite peut-être de l’expérience de la Révolution française quand il approuve ces oraisons funèbres des particuliers de l’antiquité chrétienne, moins exploitées par les ecclésiastiques du XVII e siècle bien qu’elles ne leur soient pas inconnues. Cette donnée nous encourage à attirer l’attention sur une des possibilités de l’amplification et de l’apostrophe, autorisée par cette tradition. III. L’amplification et l’apostrophe dans l’éloge funèbre Le genre épidictique est tout à fait reconnu tant qu’il s’agit du panégyrique des saints, mais d’un statut théologique plutôt précaire dès qu’il s’agit d’un défunt n’ayant pas ce prestige. Pour remédier à ce problème, Laurent Juillard, abbé Du Jarry, justifie l’éloge funèbre par une longue citation de l’Ecclésiastique. Au chapitre 44 (1-22), ce livre de l’Ancien Testament recommande la glorification des ancêtres. Il faut alléguer les vers 1-4 de cette longue citation : Loüons les hommes que Dieu a couverts de gloire, qui ont été la tige des longues générations, et d’une nombreuse postérité ; sur lesquels le Seigneur a répandu les plus riches dons de sa magnificence, et qu’il a fait naître dés les premiers siecles du monde pour proposer leur exemple à tous les siecles à venir : hommes veritablement illustres par leur vertu, et par leur haute sagesse, dont les uns ont été de grands Prophétes, qui ont soûtenu par la sainteté de leur vie toute la dignité de l’Esprit de Dieu, qui les a inspirez. Les autres ont esté des Rois dignes de commander aux peuples soûmis à leur domination, et plusieurs ont charmé les oreilles par la douceur d’une sainte et divine eloquence […] 33 . L’Ancien Testament rapporte l’histoire d’Israël et la vénération pour les acteurs de cette histoire sacrée s’y traduit par le culte des ancêtres. La litur- 33 Harangues sur toutes sortes de sujets, op. cit., p. 367. Volker Kapp 36 gie et la spiritualité chrétiennes s’approprient les livres sapientiaux pour transmettre des messages doctrinaux. Du Jarry récupère cette pratique afin de conformer l’éloge funèbre à l’idéal de la prédication évangélique. Nous n’avons trouvé cette démarche dans aucun des nombreux manuels consultés. Elle ne correspondrait donc pas à une idée reçue des traités. Nous évoquons ce projet ingénieux car il permet à cet auteur de mettre en évidence une dimension du genre épidictique, certes bien établie mais qui nous échappe dès que nous le soupçonnons de flagornerie. Les sermonnaires et les critiques s’évertuent souvent à délimiter l’éloge funèbre de la tâche de l’historien. Du Jarry rappelle que le prédicateur ne doit pas seulement connaître l’histoire contemporaine et la biographie du défunt, mais mentionner également « les principales Personnes de sa famille » puisque l’omission de ces dernières serait « une offense pour eux et une déclaration tacite que l’on n’a rien à dire à leur gloire » (p. 383). Les règles de la bienséance exigent de prendre en considération la famille tandis que celle de la rhétorique déterminent la manière de l’aborder : […] les loüanges qu’on leur donne doivent être courtes, vives, semées parmi les mouvemens et les figures, et liées au sujet avec beaucoup d’art, de peur qu’elles ne sentent l’affectation et la flatterie (p. 383). L’orateur est obligé d’élargir son hommage à la famille des défunts, sous peine de déprécier la lignée dont ils sont issus. Les critiques littéraires se méprennent s’ils ignorent cette donnée de la mentalité de l’époque. Jean Louis de Fromentières inclut la famille dans L’Oraison funèbre de M. l’Archevêque de Paris (Hardouin de Beaumont de Péréfixe), tandis que Paul Pellisson-Fontanier ayant à louer Péréfixe, prétexte qu’il était le précepteur de Louis XIV pour prononcer à l’Académie française le premier des panégyriques du roi 34 : Les Gentilshommes en France n’ont aussi gueres eu pendant plusieurs Siecles d’autre occasion de servir leur Prince ; ils n’en sçauroient aujourd’huy avoir de plus naturelle ; les Parents de notre Illustre Mort en étoient du moins persuadez. […] Nôtre Prelat appellé […] à l’Église, fut presque le seul de sa Famille, qui ne pût donner à son Roi de pareilles marques de sa Fidelité ; mais le Ciel le destinoit à lui en donner de bien plus importantes 35 . 34 Voir Les panégyriques du roi prononcés dans l’Académie Française. Édition critique, éd. P. Zobermann. Paris : PUPS, 1991, pp. 93-104. Ce panégyrique de Pellisson- Fontanier se trouve aussi dans les Harangues sur toutes sortes de sujets, op. cit., pp. 157-166. 35 Fromentières, Œuvres meslées, op. cit., pp. 68-69. Éloge, amplification et apostrophe dans l’oraison funèbre 37 Le prédicateur se conforme à la bienséance en incluant les parents dans la biographie de l’archevêque. L’éloge de sa famille est concis, comprenant moins d’une page. Fromentières respecte donc les règles oratoires aussi bien que celles de la civilité. Le critique littéraire méconnaîtrait la structure de ce discours s’il ignorait cette donnée. L’amplification se prête aussi à rapprocher à l’inverse le grand monde de ceux qui y ont renoncé. L’Oraison funèbre de la Duchesse de Montausier est prononcée en présence de ses deux sœurs, qui sont des abbesses. La duchesse a succédé à sa mère, Madame de Rambouillet, en tant que dame d’honneur de la reine, mais ses affinités avec les religieuses importent encore plus à Fléchier : Si j’avais à parler devant des personnes que l’ambition ou la fausse gloire attachent au monde, je m’accommoderois à leur faiblesse et à la coutume ; […] Mais oserois-je, mesdames, vous entretenir d’une gloire à laquelle vous avez renoncé ? […] Il suffit de vous dire qu’il y a une noblesse d’esprit plus glorieuse que celle du sang, qui inspire des sentimens généreux et une louable émulation, et qui fait descendre par une heureuse suite d’exemples, les vertus des pères dans les enfans. La sage Julie d’Angennes sembloit avoir recueilli cette succession spirituelle […] 36 . Le terme « noblesse d’esprit » varie celui de « noblesse personnelle » que Bossuet emprunte à saint Grégoire de Nazianze. Cette « noblesse d’esprit » s’apparente à l’aspect moral des valeurs aristocratiques et autorise par conséquent à jeter un pont entre la splendeur du grand monde et l’ascèse du couvent. La distinction nobiliaire tient à la continuité de ses valeurs qu’on transmet d’une génération à l’autre. Dans cette perspective, les vertus des ancêtres perdurent dans leur descendance, d’où leur analogie avec les idéaux monacaux. Fléchier n’est pas le seul prédicateur du XVII e siècle à se référer au principe d’exemplarité, dont certains critiques aujourd’hui prétendent reconnaître des symptômes de crise dès l’époque de Pétrarque 37 . Le domaine de la prédication maintient l’exemplarité et ne la réduit pas au récit exemplaire dont les symptômes de crise se manifestent à la fin du Moyen Age 38 . L’exemplarité elle-même n’est pas non plus subvertie dès le siècle des Lumières 39 , les développements de Villemain cités plus haut affrontant tout 36 Oraisons funèbres, p. 198. 37 Voir à ce propos notre article « Les exempla dans les Triumphi et la culture oratoire de Pétrarque ». Italique XII, 2009, pp. 13-31. 38 Voir Les Exempla médiévaux. Nouvelles perspectives, éd. J. Berlioz et M.-A. Polo de Beaulieu. Paris : Champion, 1998. 39 C’est la thèse de Karlheinz Stierle, « L’Histoire comme Exemple, l’Exemple comme Histoire ». Poétique, n°10, 1972, pp. 176-198. Nous le contredisons dans Volker Kapp 38 au plus sa subversion par quelques philosophes. Ce critique revalorise les oraisons funèbres de l’antiquité chrétienne afin d’en récupérer la dimension morale pour l’éloge funèbre, au lieu de restreindre l’exemplarité au rang et aux actions politiques. L’amplification et l’apostrophe sont des moyens pertinents pour faire valoir cette dimension du discours épidictique sacré. L’Oraison funèbre de la Duchesse de Montausier exalte sa « noblesse d’esprit » pendant la dernière période de sa vie. Fléchier renoue avec ingéniosité avec l’argument abordé au début pour finir par dispenser une leçon à l’auditoire : Sortant du Louvre, elle [Mme de Montausier] a pratiqué des vertus que l’on apprend, ce semble, dans les cloîtres ; et après s’être acquittée de tous ses devoirs à la cour, elle a souffert, comme vous souffrez dans vos cellules, sans murmurer et sans se plaindre (p. 218). Cette remarque s’adresse aux sœurs de la duchesse pour modeler la dame d’honneur de la reine selon leur état de vie religieuse. L’apostrophe aux abbesses vise toutefois encore plus les laïcs présents en adressant un propos de la défunte à un allocutaire collectif : Et nous recherchons après cela, pécheurs et mortels que nous sommes, une joie qui passe et qui ne laisse que du regret ! […] Et nous appellerons bonheur de notre vie, ce qu’il faut quitter […] (p. 219). Le prédicateur s’associe aux « pécheurs et mortels » pour émouvoir l’assistance et il renforce cet appel en s’excusant auprès des deux abbesses : Pardonnez, mesdames, ce mouvement de zèle. Ce que je dis pour confondre les personnes du siècle, doit servir à vous consoler, et à vous faire comprendre que vous êtes heureuses d’avoir renoncé vous-mêmes aux grandeurs et aux prospérités mondaines : heureuses encore de ce que votre illustre sœur, après en avoir eu tout l’éclat, en a reconnu toute la misère (p. 219). L’apostrophe transforme le panégyrique de la duchesse en discours épidictique de la vie monastique des abbesses. Elle ne cherche toutefois pas à flatter les religieuses, mais à édifier les auditeurs. Fléchier comme Bossuet, invitent par cette figure oratoire les auditeurs « à réagir au discours en « Rhetorische Exempla. Leere Worthülsen oder Chance für eine Elitekultur ? », G. Ueding et Gr. Kalivoda (dir.), Wege moderner Rhetorikforschung. Klassische Fundamente und interdisziplinäre Entwicklung, Berlin-Boston : de Gruyter, 2014, pp. 471-484. Éloge, amplification et apostrophe dans l’oraison funèbre 39 chrétien, à se sentir véritablement impliqué[s] 40 ». L’éloge vise ici l’édification religieuse comme dans l’Oraison funèbre d’Anne d’Autriche. Fromentières y situe la dévotion de la reine dans celle « particulierement hereditaire de sa maison », c’est-à-dire de sa famille qui cultivait « la veneration […] pour la sainte Eucharistie 41 ». Ses ancêtres, « sur tout Philippes III son père » (p. 20), en fournissent la preuve, aussi ne fallait-il pas « d’autre charme pour attirer la Reine dans une Paroisse ou dans un Monastere, que d’y exposer JESUS-CHRIST sur l’Autel » (p. 20). Ce récit pieux culmine dans une apothéose christique : Toutes ses grandeurs [d’Anne d’Autriche] ; toute la pompe de sa Cour ne l’avoient pas empeschée d’apprendre, que les souffrances dans la Religion sont des graces […]. Elle sçavoit cette pieuse Reine que le Chrétien, quand il est une fois assez heureux pour estre monté sur la Croix, n’en doit non plus descendre que JESUS-CHRIST (p. 57). Ce message assure sans aucun doute à cette oraison funèbre le statut du sermon. Il n’explique pas un dogme, dont discutent les spécialistes de théologie, mais il insiste sur un point central de la foi chrétienne. L’art oratoire de Fromentières sait focaliser toute la biographie spirituelle de la reine défunte sur ce message christique. L’amplification et l’apostrophe assurent ainsi à l’éloge une spécificité religieuse. 40 Macé, Stéphane. « Les ruses de la chaire. À propos de quelques problèmes énonciatifs dans le Carême du Louvre », dans G. Peureux (dir.), Lectures de Bossuet. Le Carême du Louvre. Rennes : PUR, 2001, p. 63. Voir, en outre, tout récemment le numéro Sur l’amplification de la revue en ligne Exercices rhétoriques, 4 (2014), surtout Sophie Hache, « L’amplification dans les oraisons funèbres de Fléchier : l’éclat de l’épithète » et Stéphane Macé, « L’amplification dans la rhétorique de Louis de Grenade », http: / / rhetorique.revues.org/ 343, accès le 16 décembre 2014. 41 Fromentières, Œuvres meslées, op. cit., p. 19.