Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2015
4282
La rhétorique de l’oraison funèbre: présentation, traduction, exemples
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2015
Christine Noille
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PFSCL XLII, 82 (2015) La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples C HRISTINE N OILLE (U NIVERSITÉ G RENOBLE , RARE - R HÉTORIQUE DE L ’A NTIQUITÉ A LA R ÉVOLUTION ) 1. Présentation L’auteur dont nous éditons ici le développement consacré à la rhétorique de l’oraison funèbre est Gerardus Johannes Vossius (latin), ou Gerhard Johann Voss, né en 1577 à Heidelberg, mort en 1649 à Amsterdam, humaniste et théologien hollandais. Nous donnons un extrait de ses Rhetorices contractae, sive Partitionum Oratoriarum libri quinque 1 [Les Cinq Livres de la Rhétorique abrégée ou les Partitions oratoires]. Il existe de nombreuses rééditions tout au long des XVII e et XVIII e siècles. Le titre Partitiones reprend celui de Cicéron, Partitiones Oratoriae, les Divisions de l’art oratoire : car il s’agit bien d’un manuel, classé par grandes catégories, pour les élèves. L’ouvrage est donc à la fois une rhétorique restreinte et simplifiée (lissée) si on le met en regard de l’autre traité que Vossius consacre à la rhétorique, les Gerardi Ioannis Vossi Commentariorum Rhetoricorum sive Oratoriarum Institutionum Libri VI 2 [Les six Livres Des Commentaires Rhétoriques ou Des Institutions Oratoires]. L’oraison funèbre y est abordée dans la grande section réservée à la vingtaine de genres institués du discours que la tradition rhétorique à la fois distingue des trois grands genres de discours (le démonstratif, le délibératif, le judiciaire) et intègre de façon plus ou moins stable dans la tripartition. Vossius répertorie vingt-quatre genres discursifs : l’oraison funèbre est couplée avec le discours prononcé à l’occasion d’une naissance dans le chapitre XVIII de son livre II, « De Oratione natalitia, ac funebri », « Du discours de naissance, et de l’oraison funèbre » (paragraphes 7-21, pp. 166-172, pour l’oraison funèbre). Tous deux sont rattachés à la situation démonstrative, 1 Première édition Leyde : J. Maire, 1621 ; édition utilisée : Leipzig : Christian Kirchner, 1660, corrigée sur l’édition de Leipzig : Weidmann, 1742. 2 Première édition Leyde, 1606. Lugduni Batavorum : Ex Officina I. Maire, 1630. Christine Noille 42 aux côté des panégyriques, des discours nuptiaux et épithalames, des discours de remerciements, de félicitations et de lamentations, des allocutions prononcées lors des départs ou des arrivées. Sur les genres du discours, nous renvoyons à notre récente présentation, « Les genres du discours dans l’ancienne rhétorique : listes, schémas et mode d’emploi, avec un exemple (le discours de Germanicus 3 ) ». Pour en résumer les grandes lignes, nous dirons que la rhétorique aborde l’oraison funèbre à la fois d’un point de vue pragmatique (en l’insérant dans un contexte de communication diversifié, selon que la mort est ancienne ou récente, glorieuse ou anonyme, frappant à l’orée d’une vie ou au seuil de la vieillesse, concernant une personne très proche ou plus éloignée, etc.) ; et d’un point de vue syntagmatique (en termes de parties se succédant, autrement dit selon un canevas). Deux canevas sont ici exposés, un canevas pauvre et un canevas valorisé. Le canevas disqualifié est proche de l’exercice rhétorique de l’éthopée en ce qu’il est comme elle identifié par les trois temps verbaux (pour plus de détails, voir la note 11 du présent article) : il traite d’abord des choses présentes (l’état présent du défunt, selon une modalité fortement pathétique), puis des choses passées (narration du caractère et des actions remarquables du défunt, sur le mode de l’éloge), enfin des choses futures (recension des espérances définitivement déçues, afin d’émouvoir). Le canevas valorisé reprend cette répartition en la compliquant selon des ressources oratoires plus sophistiquées : lamentation exordiale, éloge du défunt, reprise de la lamentation sur le mode des regrets, consolation et/ ou exhortation (à la mémoire et à l’imitation). À quoi sert ce type de canevas ? Trois éléments sont à prendre en compte : sa modularité, sa fonction heuristique assumée, sa portée prescriptive limitée. La modularité des canevas oratoires peut être appréciée à tous les niveaux : d’abord parce que chaque partie est optionnelle (selon que l’on est dans tel ou tel cas de communication) ; ensuite parce que chaque partie constitue par ailleurs un genre discursif autonome, lui-même identifié par un ou plusieurs canevas modulaires. C’est ainsi que les lamentations et l’éloge relèvent comme l’oraison funèbre du démonstratif, tandis que la consolation et l’exhortation relèvent du délibératif. Il existe donc deux façons de penser la modularité : sur le modèle de l’adaptabilité et sur le modèle de l’hybridation. Ce qui revient à dire que d’une part l’oraison est un genre du discours au carrefour de l’éloge, de la lamentation, de la consolation et de l’exhortation ; et que d’autre part chaque oraison funèbre est dans un rapport de variation avec le modèle-type. 3 Exercices de rhétorique 3 | 2014 (URL : http: / / rhetorique.revues.org/ 337). La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 43 Quel usage faire alors d’un modèle aussi labile et polymorphe ? Nous dirons que sa portée est d’abord heuristique : il transmet une grammaire des formes et une bibliothèque d’exemples qui nous apprennent à lire et à remarquer dans les textes des formes et des développements comparables. Les canevas oratoires fonctionnent ainsi à la fois, pour le lecteur, comme opérateurs de description et embrayeurs d’interprétation : parce qu’ils sont des modèles formels qui nous aident à formuler des hypothèses sur la délimitation et l’identification des parties d’un discours, et partant sur la composition globale et le sens du discours, ils structurent notre art de lire tout en nous initiant à des corpus les exemplifiant. C’est ainsi que Vossius rattache l’oraison funèbre, dont la déclinaison contemporaine est, rappelons-le, strictement religieuse, à une tradition idéologiquement étrangère, l’oraison telle est pratiquée dans l’antiquité païenne, et principalement grecque 4 . Nous dirons même plus : pour nous aussi il est essentiel aujourd’hui de faire l’intégralité du parcours heuristique si tant est que nous voulions comprendre quelque chose des schématisations proposées par l’ancienne rhétorique. Autrement dit, il est nécessaire de nous imprégner des canevas à la manière de l’ancienne pédagogie, tout à la fois dans la formalisation abstraite du traité et dans la mise en situation particulière qui en est faite au sein des modèles. Aussi donnerons-nous ici à la suite de la théorie la pratique, dans un exemplier rassemblant quelques-uns des textes cités en référence : ou plus exactement, les discours les plus brefs. Car la longueur, qui est une caractéristique oratoire fondamentale dans la tradition rhétorique, rend la transmission des exemples et la compréhension des canevas particulièrement problématiques au regard de nos propres institutions (revues, colloques, cours…) modélisées sur des formats temporels et spatiaux réduits 5 . Et l’on en arrive à ce qui aurait pu sembler la motivation principale de cette rhétorique, et qui n’en est qu’une finalité accessoire : la portée prescriptive. Car comme on vient de le voir, pour écrire, il faut d’abord savoir lire, remarquer dans les textes ce qu’il y a en eux de remarquable, et savoir 4 Avec ce souci de pédagogue que le modèle latin, habituellement prégnant, est ici moins utile dans la mesure où il n’est guère fourni en matière d’oraisons funèbres : tout au plus Vossius sauve-t-il une sous-partie chez Cicéron, à savoir le petit mouvement oratoire dédié à l’éloge funèbre dans un discours politique de combat, la quatorzième Philippique ; mais il est vrai aussi que tout le corpus grec mobilisé par Vossius est entièrement traduit en latin, et donc accessible (pour les élèves de rhétorique). 5 C’est donc d’autant plus volontiers que nous remercions Sophie Hache de bien avoir voulu accueillir dans ce numéro qu’elle coordonne un peu de la copia propre à l’ancienne rhétorique. Christine Noille 44 en garder la mémoire. Les qualités de l’écriture (chaleur, fécondité…) viennent en plus des qualités de mémorisation et de composition des lieux que façonne la pédagogie rhétorique de la lecture et qui innervent l’imitatio. Priorité de l’art de lire sur l’art d’écrire, donc. Mais ce n’est pas tout : l’horizon idéologique qui autorise globalement l’acte même de l’oraison funèbre n’est ici jamais interrogé, alors même que les références antiques eussent pu orienter vers une typologie différenciée selon les époques (mourir pour la patrie semble par exemple un topos particulièrement opérant dans le contexte grec ; et on sait par ailleurs que la consolation devient une pratique qui perd de son évidence au fur et à mesure de l’évolution des spiritualités au cours du XVII e siècle). Quant au contexte politique prégnant qui veut que l’oraison funèbre serve autant à la consolidation qu’à la reformulation des valeurs collectives, tantôt au service de l’ordre politique établi et tantôt travaillant à faire émerger d’autres ciments idéologiques, il n’en est rien dit non plus - même si c’est précisément par cette fonction idéologique réflexive et connotative que l’oraison funèbre s’identifie comme variation de l’éloge. 6 Autant de raisons qui font que cet art d’identifier les formes de l’oraison funèbre n’est que très accessoirement un art d’en produire de nouvelles : la méditation spirituelle ou l’engagement politique, ainsi que les modèles vivants de la prédication et de l’éloquence parlementaire, en sont des vecteurs plus efficaces. La rhétorique quant à elle en reste à un art de l’analyse, qui lui permet de classer une bibliothèque et de structurer un rapport au discours, qu’il soit passé, actuel ou à venir. - Oserons-nous ajouter qu’à notre avis, ce n’est déjà pas si mal ? 2. Édition, traduction et annotation de Vossius, « De l’oraison funèbre » (Rhetorices contractae, éd. cit., II, XVIII, pp. 166-172) 7. §. ORATIO FUNEBRIS proprie dicitur, quæ in funere habetur. Sed latius ea vox extenditur, cum etiam anniversariæ esse possint. On appelle ORAISON FUNÈBRE à proprement parler le discours que l’on prononce lors des funérailles. Mais ce mot est étendu plus largement aux discours qui peuvent prendre place dans les services funèbres anniversaires. 6 Voir, sur ce sujet, l’article de Hans-Ulrich Gumbrecht, « Persuader ceux qui pensent comme vous. Les fonctions du discours épidictique sur la mort de Marat », Poétique 39, 1979, pp. 363-384. La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 45 Vt quas ad Mausoli sepulchrum quotannis recitari jussit Artemisia. Item quæ Athenis habebantur in laudem eorum, qui in bello pro patria cecidissent : qualis illa Periclis apud Thucydidem, item tres Aristidis. Tels sont ceux qu’Artémise a ordonné de prononcer tous les ans devant le sépulcre de Mausole 7 ; ou encore ceux qui étaient prononcés à Athènes lors de l’éloge des soldats morts pour la patrie sur le champ de bataille : comme par exemple le discours de Périclès chez Thucydide 8 ou les trois discours d’Aristide 9 . 8. §. Anniversaria, atque omnes, qua multo post obitum haberentur, vix aliud erunt, quam encomium. Les oraisons funèbres prononcées dans les services anniversaires et plus généralement toutes les oraisons funèbres qui se font longtemps après la mort se distinguent à peine de l’éloge. 7 Voir Bayle, Pierre. Dictionnaire historique et critique, éd. Chapepié & alii. Paris : Desoer, 1820, t. II, p. 474 : « Il faut se souvenir qu’elle [Artémise] lui fit faire [à Mausole] d’excellents panégyriques et qu’elle proposa un prix de grande valeur pour celui qui s’en acquitterait le mieux. Théopompe le remporta. On dit qu’Isocrate, son maître, fut l’un des orateurs qui se mirent sur les rangs. Théodecte de Phaselide, qui s’y mit aussi, composa une tragédie intitulée Mausolus, qui eut plus de succès que sa prose. » En notes sont données les références suivantes : « Aulus Gellius, lib. X, cap. XVIII. Plutarch., in Vita Isocratis. » Pour une discussion critique sur l’identité des orateurs ayant participé au concours, voir P. Bayle, éd. cit., pp. 475-476. 8 Thucydide, Oraison funèbre prononcée par Périclès (hiver 431), dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse, livre II, paragraphes XXXIV - XLVII. Voir le texte dans l’exemplier infra. 9 Aristide a composé un certain nombre de discours, que la tradition philologique a classés et numérotés : deux seulement portent dans leur intitulé en version latine « Funebris oratio » : les discours 31 (« In Eteoneum Funebris oratio », « Discours à l’occasion des funérailles d’un de ses élèves, Étéonée ») et 32 (« In Alexandrum Funebris oratio », « Oraison funèbre en l’honneur d’Alexandros de Cotiaeion »). Peut-être Vossius leur adjoint-il de mémoire le discours 30, qui est un discours donné à l’occasion d’un anniversaire de naissance (« In Apellam Genethliaca », « Discours d’anniversaire en l’honneur d’un de ses élèves, Apellas »), et ce d’autant plus que dans le chapitre II, XVIII, Vossius associe l’oraison funèbre et le discours de naissance (qu’il soit ou non anniversaire). Pour une édition latine, voir Aelii Aristidis. Oratoris Clarissimi Orationum tomi tres nunc primum Latini versi a Gulielmo Cantero [t. III, traduction Willem Canter], Basileae : Excudebat Petrus Perna, suis & Henrici Petri impensis, 1566 ; numérisé par Google Books dans l’édition de Genève, 1604. Nous ne les rapportons pas ici pour des raisons de place. Christine Noille 46 Vt illa Isocratis in Evagoræ laudem. Telle est l’oraison d’Isocrate pour l’éloge d’Evagoras 10 . 9. §. Hoc loco potissimum de oratione agemus quæ dolorem habet recentem. Triplex in ea spectamus tempus : præsens, præteritum, futurum. Præsens quidem, ut si ordiamur signis doloris præsentis. Nous parlerons ici principalement de l’oraison funèbre qui concerne une douleur récente. Nous considérerons trois temps dans ce type de discours : le présent, le passé, le futur 11 . On emploie le présent si par exemple on met au début les signes présents de la douleur. Velut, quod convenerimus ad tristes exsequias. Item si describas faciem defuncti miserabilem, genas pallentes, cincinnos jacentes, linguam contractam, oculos contorros. Sed hæc vix aliis, quam matrum, vel amatorum planctibus, videntur convenire. Comme quand on dit que nous sommes réunis autour de la dépouille funèbre. Ou encore si l’on décrit le visage pitoyable du mort, ses joues blêmes, ses cheveux pendants, sa bouche close, ses yeux convulsés. Mais ce sont là des éléments qui ne peuvent à peu près convenir qu’aux lamentations des mères ou des amants. 10. §. Hinc exponimus, qualis quantusque fuerit, quem amisimus : quæ ad præteritum tempus pertinent. Vt quam facilis ac comis fuerit, quam hilaris inter adolescentes, quam gravis inter senes, & similia. Ensuite l’on exposera quel grand homme fut celui que nous avons perdu : choses qui concernent le passé. Comme par exemple à quel point il fut affable et agréable, à quel point adolescent il fut joyeux, à quel point à l’âge mur il fut noble, etc. 10 Isocrate, Éloge d’Evagoras, par exemple dans l’édition des Œuvres complètes d’Isocrate, trad. nouvelle. Paris : Didot, 1863, t. II. 11 Parmi les exercices oratoires préparatoires (les fameux progymnasmata) de la tradition pédagogique, l’éthopée reprend la même règle formelle. Voir par exemple la formulation qu’en donne le manuel de rhétorique du jésuite Jouvancy (le Candidatus rhetoricae, 1712), traduit par une autre jésuite, H. Ferté, en 1892 sous le titre L’Élève de rhétorique : « Dans tous ces sujets [d’éthopée], dit Aphthonius, il faut observer trois époques, présent, passé, futur, qui doivent constituer l’éthopée, et il donne Niobé comme exemple. Pour le présent, elle se voit privée de ses nombreux enfants ; pour le passé, elle avait par son mari la qualité de reine ; par ses enfants, les joies d’une famille florissante, elle était heureuse, et presque digne d’envie de la part des dieux mêmes ; pour le futur, que lui reste-t-il ? si ce n’est d’être percée des traits de Diane, et de mourir misérablement, accablée de douleur. » La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 47 11. §. Ad futurum refertur, quod magnam sui spem excitarat, qua nunc simus orbati. Se rapporte au futur la mention du grand espoir que l’on nourrissait à son égard et dont on est à présent spolié. Vt, quæ beneficia in nos fuerit collaturus, si divtius fuisset superstes : quam præclare item meriturus de patria. Vide apud Cicer. lib. iii. de Orat. perelegantem & brevem orationem in mortem Crassi. ubi hæc inter alia : « O fallacem bominum spem, fragilemque fortunam, & inanes nostras contentiones ; quæ in medio spatio sæpe franguntur, & corruunt, & ante in ipso cursu obruuntur, quam portum conspicere potuerunt ». On parlera par exemple des bienfaits dont il aurait pu nous combler s’il avait survécu longtemps ; ou du zèle avec lequel il eût rendu les plus grands services à la patrie. Voyez chez Cicéron, au livre III du De Oratore, le discours élégant et bref à l’occasion de la mort de Crassus, et entre choses quand il dit : « O trompeuses espérances de l’homme ! ô fragilité de la condition humaine ! ô vanité de nos ambitions, si souvent confondues et brisées au milieu même de leur course, et que la tempête vient engloutir à l’instant où l’on découvrait le port 12 ! » 12. §. Est vero, cum magis præterito insistimus, quam futuro, est item, cum contra fit. Prius locum habet, si quis gesserit henores publicos, & præclare meritus sit de multis. Posterius, fit si cujus messis adhuc in herba fuerit. Deux cas sont à distinguer : quand on insiste plus sur le passé que sur le futur, et quand on fait le contraire. On est dans le premier cas si le défunt a eu les honneurs publics et a rendu des mérites éclatants en grand nombre. On est dans le second cas, si la moisson s’est faite quand le blé était encore en herbe. 13. §. Et istis quidem partibus constabit oratio, si visum erit paucis defungi. At si justam instituere orationem velimus, hanc potius insistemus viam. Auspicabimur a queremonia, vel exclamatione, aut interrogatione. Telles sont donc les quelques parties qu’aura le discours s’il est visible qu’on s’en acquitte à peu de frais. Mais si l’on souhaite composer un discours dans les règles, on suivra plutôt la voie suivante. On commencera pas une plainte, soit sous la forme d’une exclamation, soit d’une interrogation. Vt si dubitare nos fingamus, cum silere velimus, an eloqui : illud enim dolorem jubere, hoc dictare officium. 12 Cicéron, De Oratore, III, 3,2 (trad. M. Nisard, Paris : Dubochet, 1840). Christine Noille 48 Comme par exemple quand on dit que nous ne savons pas si nous voulons nous taire ou parler ; puisque l’un nous est ordonné par la douleur, et l’autre dicté par le devoir. 14. §. Quod si maritus lugeat obitum uxoris : commode ordietur a mutis animantibus ; quæ & ipsæ, conjuge amissa, dolorem suum testantur. Que si le mari pleure la mort de sa femme, il est habile de commencer par faire mention d’autres êtres muets, qui témoignent eux-mêmes de leur douleur devant la perte de celle qui leur était liée. Vt quod cignus, compare erepta, alas ad zephyrum extendat, sortemque suam deploret : quod hirundo querulo cantu tristitiam suam significet : quod bos, & equus, non sine dolore adstrahantur ab ea, quicum fueverint. On dira par exemple que le cygne, après que sa compagne lui a été arrachée, étend ses ailes au zéphyr et déplore son sort ; ou que l’hirondelle exprime son affliction par son chant plaintif ; ou que le bœuf et le cheval se détachent non sans douleur de celle qui était avec eux. 15. §. Hinc sequitur laus defuncti. Qua unde petatur, dictum est in genere demonstrative. Puis on enchaînera sur l’éloge du défunt. Nous avons donné pour le genre démonstratif les sources d’où on peut le tirer. Vide, & quæ de eo tradit Menander lib. II cap. IX. quod de funebri oratione inscribitur. Voyez ce que Ménandre rapporte à ce sujet au chapitre IX de son second livre, intitulé « Sur l’oraison funèbre 13 ». 16. §. Imprimis autem spectatur hic genus mortis : ut si quis occubuerit pro patria pugnans. On considérera principalement ici le genre de la mort : comme par exemple si la personne est morte en combattant pour la patrie. Hoc mortis genus eleganter laudat Cicero Phillip XIV. « Maxime », inquit, « proprium senatus sapientis est, grata eorum virtutem memoria prosequi, qui pro patria vitam profuderunt. » Et mox : « O fortunata mors, quæ naturæ debitæ, pro patria est potissimum reddita ! Vos vero patriæ natos judico : quorum etiam nomen a Marte est : ut idem Deus urbem hanc gentibus, vos 13 Voir, pour une édition latine ancienne du traité de Ménandre de Laodicée, Menandri acutissimi ac sapientiss. rhetoris De genere demonstratiuo libri duo, trad. N. Conti. Venise : 1558, livre II, chap. IX, « De Oratione funebri », pp. 52-54. La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 49 huic urbi genuisse videatur. In fuga, fœda mors est : in victoria, gloriosa. Etenim Mars ipse ex acie fortissimum quemque pignorari solet. » C’est ce genre de mort que loue élégamment Cicéron dans la quatorzième Philippique 14 : « Ce qu’il y a, dit-il, de plus […] grand et de plus digne de la sagesse du sénat, c’est de consacrer par des témoignages de reconnaissance la mémoire de ceux qui ont succombé pour la patrie. » Et un peu plus loin : « Mort fortunée qui fait tourner au profit de la patrie la dette payée à la nature ! Oui, je le vois, vous naquîtes vraiment pour la patrie, vous qui portez ainsi le nom de Mars 15 , afin que le même dieu semble avoir créé Rome pour l’univers, et vous pour Rome. Aux fuyards la mort est honteuse, elle est glorieuse aux vainqueurs ; car le dieu Mars lui-même se choisit dans la mêlée les plus braves guerriers pour victimes propitiatoires. » 17. §. Post laudationem dicimus, quantum damnum morte alicujus fecerit Respublicae, doloremque exinde excitamus. Après l’éloge, nous dirons combien est grand le préjudice fait à la chose publique par la mort en question et delà nous exciterons la douleur. Sane ex boni amissi prædicatione oritur desiderium ejus : eoque omnino post laudationem proximum est, ut jacturam, quam fecimus, demonstremus. Ex cognitione autem jacturæ provenit luctus : ut omnino hinc locus debeatur querimoniæ, & lamentis. Il suffira de faire l’apologie du bien perdu pour faire naître son désir : et juste après l’éloge, on montrera le sacrifice que l’on a subi. De cette pensée du sacrifice provient le chagrin, de sorte qu’on enchaîne immédiatement sur la plainte et les lamentations. 18. §. Interdum tamen non seorsum instituitur laudatio, seorsum vero dolorem ciemus : sed singulis laudationis locis querimonia admiscetur. Parfois cependant, on ne compose pas ainsi, l’éloge à part et la partie dédiée à la douleur à part : mais la plainte est mêlée aux topoï de l’éloge. Nempe, ut singulæ encomii partes sint materies luctus. De sorte que, n’est-ce pas, chaque partie de l’éloge soit matière à chagrin. 19. §. Lamentationi sive luctui subijcitur consolatio. Vel, si lamentis non fuerit opus, ut si quis pro patria ceciderit, ea proxime laudationem sequetur. 14 Cicéron, Philippique, 11-13 (trad. M. Héguin de Guerle, Paris : Garnier, 1927). Voir le passage in extenso dans l’exemplier infra. 15 Note de Vossius : « Milites Martiæ legionis alloquitur. » [« Ce sont les soldats de la légion de Mars dont il est fait état. »] Christine Noille 50 On fera suivre la lamentation, ou le chagrin, de la consolation. Ou s’il n’est pas besoin de plaintes, comme par dans le cas de ceux qui sont morts pour la patrie, la consolation suivra immédiatement l’éloge. Observat hoc Cicero Philipp. xiiii. ubi continuo post illa, quæ paulo ante citavimus, ita eos compellat, qui ceciderant bello ad Mutinam gesto : « Illi impii, quos cecidistis, etiam ad inferos pœnas parricidii luent : vos vero, qui extremum spiritum in victoria effudistis, piorum ostis sedem & locum consecuti. Brevis, autem vobis vita data est, at memoria bene redditæ vitæ, sempiterna : quæ si non esset longior, quam hæc vita, quis esset tam amens, qui maximis laboribus & periculis ad summam laudem gloriamque contenderet ? Actum igitur præclare vobiscum, fortissimi, dum vixistis, nunc vero etiam sanctissimi milites, quod vestra virtus, nec oblivione eorum, qui nunc sunt, nec reticentia posterorum, insepulta esse poterit ; eum vobis immortale monumentum suis pene manibus senatus populusque Romanus exstruxerit. » Et post pauca : « Sed quoniam, patres conscripti, gloria munus optimis & fertissimis civibus monumenti honore persolvitur : consolemur eorum proximas : quibus optima est hæc quidem consolatio parentibus, quod tanta Reipubl. præsidia genuerunt : liberis, quod habebunt domestica exempla virtutis : coniugibus, quod viris carebunt, quos laudare, quam lugere præstabit, fratribus, quod in se, ut corporum, sic virtutum similitudinem esse confident, Atque utinam hic omnibus abstergere fletum sententiis nostris, consultisque possemus ; vel aliqua talis his adbiberi publice posset oratio, qui deponerent mœrerem, atque luctum ; gauderentque potius, cum multa & varsa impenderent hominibus genera mortis, id genus, quod est pulcherrimum, suis obtigisse, eosqua nec inhumatos esse, nec desertos, (quod tamen ipsum pro patria non miserandum putatur) nec dispersis bustis humili sepultura crematos, sed contectu publicis operibus atque muneribus, eoque exstructione, quæ fit ad memoriam æternitatis ara virtutis. Quamobrem maximum quidem solatium erit propinquorum : eodem monumento declarati, & virtutem suorum, & pietatem, & senatus fidem, & crudelissimi memoriam belli : in quo, nisi tanta militum virtus exstitisset, parricidio M. Antonii nomen populi Romani occidisset. » Hactenut cœlesti illo ore M. Tullius. Et quanto tamen fortius solatium habent Christianii qui sciunt, se non aliter, quam moriendo, felicitatis æternæ fieri compotes.[…]. Pluraque eodem pertinentia dicemus infra ; ubi spectabimus consolationem, non ut orationis funebris pars est, sed quatenus constituit orationem justam. C’est ce qu’observe Cicéron observe dans la quatorzième Philippique 16 , dans le passage qui suit immédiatement celui que l’on a cité un peu plus 16 Voir le passage in extenso dans l’exemplier infra. La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 51 haut et où il attaque ainsi ceux qui ont été tués dans les combats pour Modène : « Aussi ces hommes impies que vous avez taillés en pièces, recevront encore aux enfers la peine de leur parricide. Mais vous, qui avez rendu le dernier soupir au sein de la victoire, la demeure et le séjour des justes vous sont assurés. La nature nous a donné une existence courte, mais pour un trépas utile une renommée éternelle : si cette renommée ne durait pas plus que la vie, quel homme assez insensé pour s’efforcer d’atteindre à travers les travaux et les dangers le faite de l’honneur et de la gloire ? Votre sort est donc noblement accompli, guerriers si braves pendant votre vie et maintenant ombres sacrées. Ni l’oubli de la génération présente, ni le silence de la postérité ne laissera votre valeur privée d’honneurs funèbres, puisque le sénat et le peuple romain vous auront élevé en quelque sorte de leurs mains un monument immortel. » Et un peu plus loin : « Beaucoup d’armées dans les guerres puniques, gauloises, italiques, furent illustres et grandes ; à nulle d’elles cependant une distinction de cette espèce ne fut jamais décernée. Que ne pouvons-nous davantage, nous qui vous devons tout ! Antoine furieux ravageait Rome, vous l’en avez détourné ; il s’efforçait d’y revenir, vous l’avez repoussé. En votre honneur on construira un superbe édifice, et l’on y gravera une inscription portant l’éternel témoignage de votre divine valeur : jamais ni ceux qui verront votre monument ni ceux qui en entendront parler, ne cesseront de faire retentir les pieux accents de leur reconnaissance. Ainsi en échange d’une existence périssable, vous avez acquis l’immortalité. »Voilà par cette bouche divine ce que dit Cicéron. Et combien est plus forte cependant la consolation que les Chrétiens dispensent, eux qui savent que l’on acquiert la félicité éternelle seulement en mourant. […] Nous dirons plusieurs choses visant à cela plus bas ; là où nous considérerons la consolation non pas en tant qu’elle est une partie de l’oraison funèbre, mais en tant qu’elle constitue un discours dans les règles. 20. §. Imo est, ubi consolatio etiam fuerit importuna. Vt si longinquitas temporis dolorem jam omnem absterserit. Mais il est des cas où la consolation serait même à contretemps. Comme par exemple quand la durée dissipe toute douleur. Hoc in anniversaria fere contingebat : ubi laudabantur sæpe, qui ante annos multos essent defuncti. […] C’est ce qui arrivait généralement dans les oraisons des services funèbres anniversaires : là où étaient souvent loués ceux qui étaient morts bien des années auparavant. […] Christine Noille 52 21. §. Consolationi subjicitur non rare adhortatio, quæ incitet præsentes, ut animo retinere perpetuo velint virtutem defuncti, eamque sibi ad imitandum proponant. Il n’est pas rare que l’exhortation se substitue à la consolation, en ce qu’elle incite les présents à conserver à jamais dans leur cœur la vertu du défunt et à vouloir l’imiter. Vide hoc in genere præter ea, quæ antea commemoravi, etiam Lysię orationem in laudem cæsorum eo bello, quo Athenienses opem rulere Corinthis : item Menexenum Platonis ; Demosthenis Orat. in illorum laudem, qui pręlio ad Chęroneam ceciderant ; & Dionis Chrysostomi in Melancomam. Voyez cela dans un certain nombre d’exemples, outre ceux que j’ai rappelés un peu plus haut : l’éloge de Lysias aux soldats tombés durant la guerre pendant laquelle les Athéniens ont porté secours aux Corinthiens 17 ; le Ménéxène de Platon 18 ; l’éloge de Démosthène aux soldats morts au combat de Chéronée 19 ; et l’éloge funèbre de Dion Chrysostome à Melancomas 20 . 3. Trois exemples d’oraisons funèbres antiques dans le manuel rhétorique de Vossius 21 . Thucydide, Oraison funèbre prononcée par Périclès, Histoire de la guerre du Péloponnèse, livre II, § XXXIV - XLVII. Traduction nouvelle… par J. Voilquin. Paris : Garnier Frères, s.d. Numérisé et mis en ligne sur le site de Ph. Remacle, URL http : / / remacle.org/ bloodwolf/ historiens/ thucydide/ livre2.htm#XXXIV 17 Lysias. Éloge funèbre des guerriers d’Athènes, morts en secourant les corinthiens, par exemple dans l’édition des Sophistes grecs. Choix de harangues. Paris : Lefèvre et Garnier Frères, 1812. 18 Voir Platon, le Ménéxène ou Oraison funèbre, genre moral, par exemple dans la traduction d’Émile Chambry, [Garnier Frères, 1936] Paris : GF Flammarion, 1967. 19 Démosthène, Éloge funèbre des guerriers Athéniens morts à Chéronée. Voir le texte dans l’exemplier, infra. 20 Voir Dion Chrysostome, Éloge funèbre de Melancomas (ou discours XXIX, Melancomas I), trad. anglaise des Discourses by Dio Chrysostom, dans Loeb Classical Library, 5 volumes. Numérisé et mis en ligne sur le site Lacus Curtius (URL : http : / / penelope.uchicago.edu/ Thayer/ E/ Roman/ Texts/ Dio_Chrysostom/ Discours es/ 29*.html). 21 Les exemples grecs étaient généralement présentés en classe de rhétorique dans des traductions latines. Nous en donnons ici trois en traduction française. L’enjeu est, pour l’élève, de repérer les différentes parties composant le canevas standard de l’oratio funebris. La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 53 XXXIV. - Le même hiver, les Athéniens, conformément à la tradition, célébrèrent aux frais de l’État les funérailles des premières victimes de la guerre. En voici l’ordonnance. On dresse une tente sous laquelle l’on expose trois jours auparavant les restes des défunts. Chacun apporte à son gré des offrandes à celui qu’il a perdu. Lors du convoi, des chars amènent des cercueils de cyprès ; il y en a un par tribu, où l’on renferme les restes de tous les membres d’une tribu. Une litière vide et drapée est portée en l’honneur des disparus, dont on n’a pas retrouvé les corps, lors de la relève des cadavres. Tous ceux qui le désirent, citoyens et étrangers, participent au cortège. Les femmes de la parenté se placent près du sépulcre et poussent des lamentations. Puis on dépose les restes dans le monument public, qui se dresse dans le plus beau faubourg. C’est là que de tout temps on inhume ceux qui sont morts à la guerre ; on a fait néanmoins une exception pour les morts de Marathon ; en raison de leur courage éminent on les a inhumés sur le lieu même du combat. L’inhumation terminée, un orateur, désigné par la république parmi les hommes les plus remarquables et les plus considérés, fait l’éloge funèbre qui s’impose. Puis l’on se retire. Tel est le cérémonial des funérailles. Durant toute cette guerre, chaque fois que l’occasion s’en présenta, on respecta cette tradition. Pour faire l’éloge des premières victimes, ce fut Périclès, fils de Xanthippos, qui fut choisi. Le moment venu, il s’éloigna du sépulcre, prit place sur une estrade élevée à dessein, pour que la foule pût l’entendre plus facilement, et prononça le discours suivant : XXXV. - « La plupart de ceux qui avant moi ont pris ici la parole, ont fait un mérite au législateur d’avoir ajouté aux funérailles prévues par la loi l’oraison funèbre en l’honneur des guerriers morts à la guerre. Pour moi, j’eusse volontiers pensé qu’à des hommes dont la vaillance s’est manifestée par des faits, il suffisait que fussent rendus, par des faits également, des honneurs tels que ceux que la république leur a accordés sous vos yeux ; et que les vertus de tant de guerriers ne dussent pas être exposées, par l’habileté plus ou moins grande d’un orateur à trouver plus ou moins de créance. Il est difficile en effet de parler comme il convient, dans une circonstance où la vérité est si difficile à établir dans les esprits. L’auditeur informé et bienveillant est tenté de croire que l’éloge est insuffisant, étant donné ce qu’il désire et ce qu’il sait ; celui qui n’a pas d’expérience sera tenté de croire, poussé par l’envie, qu’il y a de l’exagération dans ce qui dépasse sa propre nature. Les louanges adressées à d’autres ne sont supportables que dans la mesure où l’on s’estime soi-même susceptible d’accomplir les mêmes actions. Ce qui nous dépasse excite l’envie et en outre la méfiance. Mais puisque nos ancêtres ont jugé excellente cette coutume, je Christine Noille 54 dois, moi aussi, m’y soumettre et tâcher de satisfaire de mon mieux au désir et au sentiment de chacun de vous. » XXXVI. - « Je commencerai donc par nos aïeux. Car il est juste et équitable, dans de telles circonstances, de leur faire l’hommage d’un souvenir. Cette contrée, que sans interruption ont habitée des gens de même race, est passée de mains en mains jusqu’à ce jour, en sauvegardant grâce à leur valeur sa liberté. Ils méritent des éloges ; mais nos pères en méritent davantage encore. A l’héritage qu’ils avaient reçu, ils ont ajouté et nous ont légué, au prix de mille labeurs, la puissance que nous possédons. Nous l’avons accrue, nous qui vivons encore et qui sommes parvenus à la pleine maturité. C’est nous qui avons mis la cité en état de se suffire à elle-même en tout dans la guerre comme dans la paix. Les exploits guerriers qui nous ont permis d’acquérir ces avantages, l’ardeur avec laquelle nous-mêmes ou nos pères nous avons repoussé les attaques des Barbares ou des Grecs, je ne veux pas m’y attarder ; vous les connaissez tous, aussi je les passerai sous silence. Mais la formation qui nous a permis d’arriver à ce résultat, la nature des institutions politiques et des mœurs qui nous ont valu ces avantages, voilà ce que je vous montrerai d’abord ; je continuerai par l’éloge de nos morts, car j’estime que dans les circonstances présentes un pareil sujet est d’actualité et que la foule entière des citoyens et des étrangers peut en tirer un grand profit. » XXXVII. - « Notre constitution politique n’a rien à envier aux lois qui régissent nos voisins ; loin d’imiter les autres, nous donnons l’exemple à suivre. Du fait que l’État, chez nous, est administré dans l’intérêt de la masse et non d’une minorité, notre régime a pris le nom de démocratie. En ce qui concerne les différends particuliers, l’égalité est assurée à tous par les lois ; mais en ce qui concerne la participation à la vie publique, chacun obtient la considération en raison de son mérite, et la classe à laquelle il appartient importe moins que sa valeur personnelle ; enfin nul n’est gêné par la pauvreté et par l’obscurité de sa condition sociale, s’il peut rendre des services à la cité. La liberté est notre règle dans le gouvernement de la république et dans nos relations quotidiennes la suspicion n’a aucune place ; nous ne nous irritons pas contre le voisin, s’il agit à sa tête ; enfin nous n’usons pas de ces humiliations qui, pour n’entraîner aucune perte matérielle, n’en sont pas moins douloureuses par le spectacle qu’elles donnent. La contrainte n’intervient pas dans nos relations particulières ; une crainte salutaire nous retient de transgresser les lois de la république ; nous obéissons toujours aux magistrats et aux lois et, parmi celles-ci, surtout à celles qui assurent la défense des opprimés et qui, tout en n’étant pas codifiées, impriment à celui qui les viole un mépris universel. » La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 55 XXXVIII. - « En outre pour dissiper tant de fatigues, nous avons ménagé à l’âme des délassements fort nombreux ; nous avons institué des jeux et des fêtes qui se succèdent d’un bout de l’année à l’autre, de merveilleux divertissements particuliers dont l’agrément journalier bannit la tristesse. L’importance de la cité y fait affluer toutes les ressources de la terre et nous jouissons aussi bien des productions de l’univers que de celles de notre pays. » XXXIX. - « En ce qui concerne la guerre, voici en quoi nous différons de nos adversaires. Notre ville est ouverte à tous ; jamais nous n’usons de Xénélasies pour écarter qui que ce soit d’une connaissance ou d’un spectacle, dont la révélation pourrait être profitable à nos ennemis. Nous fondons moins notre confiance sur les préparatifs et les ruses de guerre que sur notre propre courage au moment de l’action. En matière d’éducation, d’autres peuples, par un entraînement pénible, accoutument les enfants dès le tout jeune âge au courage viril ; mais nous, malgré notre genre de vie sans contrainte, nous affrontons avec autant de bravoure qu’eux des dangers semblables. En voici une preuve ; les Lacédémoniens, quand ils se mettent en campagne contre nous, n’opèrent pas seuls, mais avec tous leurs alliés ; nous, nous pénétrons seuls dans le territoire de nos voisins et très souvent nous n’avons pas trop de peine à triompher, en pays étranger, d’adversaires qui défendent leurs propres foyers. De plus, jamais jusqu’ici nos ennemis ne se sont trouvés face à face avec toutes nos forces rassemblées ; c’est qu’il nous faut donner nos soins à notre marine et distraire de nos forces pour envoyer des détachements sur bien des points de notre territoire. Qu’ils en viennent aux mains avec une fraction de nos troupes : vainqueurs, ils se vantent de nous avoir tous repoussés ; vaincus, d’avoir été défaits par l’ensemble de nos forces. Admettons que nous affrontons les dangers avec plus d’insouciance que de pénible application, que notre courage procède davantage de notre valeur naturelle que des obligations légales, nous avons au moins l’avantage de ne pas nous inquiéter des maux à venir et d’être, à l’heure du danger, aussi braves que ceux qui n’ont cessé de s’y préparer. Notre cité a également d’autres titres à l’admiration générale. XL. - Nous savons concilier le goût du beau avec la simplicité et le goût des études avec l’énergie. Nous usons de la richesse pour l’action et non pour une vaine parade en paroles. Chez nous, il n’est pas honteux d’avouer sa pauvreté ; il l’est bien davantage de ne pas chercher à l’éviter. Les mêmes hommes peuvent s’adonner à leurs affaires particulières et à celles de l’État ; les simples artisans peuvent entendre suffisamment les questions de politique. Seuls nous considérons l’homme qui n’y participe pas comme un futile et non comme un oisif. C’est par nous-mêmes que nous décidons des affaires, que nous nous en faisons un compte exact pour nous, la parole n’est Christine Noille 56 pas nuisible à l’action, ce qui l’est, c’est de ne pas se renseigner par la parole avant de se lancer dans l’action. Voici donc en quoi nous nous distinguons : nous savons à la fois apporter de l’audace et de la réflexion dans nos entreprises. Les autres, l’ignorance les rend hardis, la réflexion indécis. Or ceux-là doivent être jugés les plus valeureux qui, tout en connaissant exactement les difficultés et les agréments de la vie, ne se détournent pas des dangers. En ce qui concerne la générosité, nous différons également du grand nombre ; car ce n’est pas par les bons offices que nous recevons, mais par ceux que nous rendons, que nous acquérons des amis. Le bienfaiteur se montre un ami plus sûr que l’obligé ; il veut, en lui continuant sa bienveillance, sauvegarder la reconnaissance qui lui est due ; l’obligé se montre plus froid, car il sait qu’en payant de retour son bienfaiteur, il ne se ménage pas de la reconnaissance, mais acquitte une dette. Seuls nous obéissons à la confiance propre aux âmes libérales et non à un calcul intéressé, quand nous accordons hardiment nos bienfaits. XLI. - « En un mot, je l’affirme, notre cité dans son ensemble est l’école de la Grèce et, à considérer les individus, le même homme sait plier son corps à toutes les circonstances avec une grâce et une souplesse extraordinaires. Et ce n’est pas là un vain étalage de paroles, commandées par les circonstances, mais la vérité même ; la puissance que ces qualités nous ont permis d’acquérir vous l’indique. Athènes est la seule cité qui, à l’expérience, se montre supérieure à sa réputation ; elle est la seule qui ne laisse pas de rancune à ses ennemis, pour les défaites qu’elle leur inflige, ni de mépris à ses sujets pour l’indignité de leurs maîtres. Cette puissance est affirmée par d’importants témoignages et d’une façon éclatante à nos yeux et à ceux de nos descendants ; ils nous vaudront l’admiration, sans que nous ayons besoin des éloges d’un Homère ou d’un autre poète épique capable de séduire momentanément, mais dont les fictions seront contredites par la réalité des faits. Nous avons forcé la terre et la mer entières à devenir accessibles à notre audace, partout nous avons laissé des monuments éternels des défaites infligées à nos ennemis et de nos victoires. Telle est la cité dont, avec raison, ces hommes n’ont pas voulu se laisser dépouiller et pour laquelle ils ont péri courageusement dans le combat ; pour sa défense nos descendants consentiront à tout souffrir. » XLII. - « Je me suis étendu sur les mérites de notre cité, car je voulais vous montrer que la partie n’est pas égale entre nous et ceux qui ne jouissent d’aucun de ces avantages et étayer de preuves l’éloge des hommes qui font l’objet de ce discours. J’en ai fini avec la partie principale. La gloire de la république, qui m’a inspiré, éclate dans la valeur de ces soldats et de leurs pareils. Leurs actes sont à la hauteur de leur réputation. Il est peu de Grecs dont on en puisse dire autant. Rien ne fait mieux voir à mon avis la La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 57 valeur d’un homme que cette fin, qui chez les jeunes gens signale et chez les vieillards confirme la valeur. En effet ceux qui par ailleurs ont montré des faiblesses méritent qu’on mette en avant leur bravoure à la guerre ; car ils ont effacé le mal par le bien et leurs services publics ont largement compensé les torts de leur vie privée. Aucun d’eux ne s’est lassé amollir par la richesse au point d’en préférer les satisfactions à son devoir ; aucun d’eux par l’espoir d’échapper à la pauvreté et de s’enrichir n’a hésité devant le danger. Convaincus qu’il fallait préférer à ces biens le châtiment de l’ennemi, regardant ce risque comme le plus beau, ils ont voulu en l’affrontant châtier l’ennemi et aspirer à ces honneurs. Si l’espérance les soutenait dans l’incertitude du succès, au moment d’agir et à la vue du danger, ils ne mettaient de confiance qu’en eux-mêmes. Ils ont mieux aimé chercher leur salut dans la défaite de l’ennemi et dans la mort même que dans un lâche abandon ; ainsi ils ont échappé au déshonneur et risqué leur vie. Par le hasard d’un instant, c’est au plus fort de la gloire et non de la peur qu’ils nous ont quittés. » XLIII. - « C’est ainsi qu’ils se sont montrés les dignes fils de la cité. Les survivants peuvent bien faire des vœux pour obtenir un sort meilleur, mais ils doivent se montrer tout aussi intrépides à l’égard de l’ennemi ; qu’ils ne se bornent pas à assurer leur salut par des paroles. Ce serait aussi s’attarder bien inutilement que d’énumérer, devant des gens parfaitement informés comme vous l’êtes, tous les biens attachés à la défense du pays. Mais plutôt ayez chaque jour sous les yeux la puissance de la cité ; servez-la avec passion et quand vous serez bien convaincus de sa grandeur, dites-vous que c’est pour avoir pratiqué l’audace, comme le sentiment du devoir et observé l’honneur dans leur conduite que ces guerriers la lui ont procurée. Quand ils échouaient, ils ne se croyaient pas en droit de priver la cité de leur valeur et c’est ainsi qu’ils lui ont sacrifié leur vertu comme la plus noble contribution. Faisant en commun le sacrifice de leur vie, ils ont acquis chacun pour sa part une gloire immortelle et obtenu la plus honorable sépulture. C’est moins celle où ils reposent maintenant que le souvenir immortel sans cesse renouvelé par les discours et les commémorations. Les hommes éminents ont la terre entière pour tombeau. Ce qui les signale à l’attention, ce n’est pas seulement dans leur patrie les inscriptions funéraires gravées sur la pierre ; même dans les pays les plus éloignés leur souvenir persiste, à défaut d’épitaphe, conservé dans la pensée et non dans les monuments. Enviez donc leur sort, dites-vous que la liberté se confond avec le bonheur et le courage avec la liberté et ne regardez pas avec dédain les périls de la guerre. Ce ne sont pas les malheureux, privés de l’espoir d’un sort meilleur, qui ont le plus de raisons de sacrifier leur vie, mais ceux qui de leur vivant risquent de passer d’une bonne à une mauvaise fortune et qui en cas d’échec Christine Noille 58 verront leur sort complétement changé. Car pour un homme plein de fierté, l’amoindrissement causé par la lâcheté est plus douloureux qu’une mort qu’on affronte avec courage, animé par l’espérance commune et qu’on ne sent même pas. » XLIV. - « Aussi ne m’apitoierai-je pas sur le sort des pères ici présents, je me contenterai de les réconforter. Ils savent qu’ils ont grandi au milieu des vicissitudes de la vie et que le bonheur est pour ceux qui obtiennent comme ces guerriers la fin la plus glorieuse ou comme vous le deuil le plus glorieux et qui voient coïncider l’heure de leur mort avec la mesure de leur félicité. Je sais néanmoins qu’il est difficile de vous persuader ; devant le bonheur d’autrui, bonheur dont vous avez joui, il vous arrivera de vous souvenir souvent de vos disparus. Or l’on souffre moins de la privation des biens dont on n’a pas profité que de la perte de ceux auxquels on était habitué. II faut pourtant reprendre courage ; que ceux d’entre vous à qui l’âge le permet aient d’autres enfants ; dans vos familles les nouveau-nés vous feront oublier ceux qui ne sont plus ; la cité en retirera un double avantage sa population ne diminuera pas et sa sécurité sera garantie. Car il est impossible de prendre des décisions justes et équitables, si l’on n’a pas comme vous d’enfants à proposer comme enjeu et à exposer au danger. Quant à vous qui n’avez plus cet espoir, songez à l’avantage que vous a conféré une vie dont la plus grande partie a été heureuse ; le reste sera court ; que la gloire des vôtres allège votre peine ; seul l’amour de la gloire ne vieillit pas et, dans la vieillesse, ce n’est pas l’amour de l’argent, comme certains le prétendent, qui est capable de nous charmer, mais les honneurs qu’on nous accorde. » XLV. - « Et vous, fils et frères ici présents de ces guerriers, je vois pour vous une grande lutte à soutenir. Chacun aime à faire l’éloge de celui qui n’est plus. Vous aurez bien du mal, en dépit de votre vertu éclatante, à vous mettre je ne dis pas à leur niveau, mais un peu au-dessous. Car l’émulation entre vivants provoque l’envie, tandis que ce qui ne fait plus obstacle obtient tous les honneurs d’une sympathie incontestée. S’il me faut aussi faire mention des femmes réduites au veuvage, j’exprimerai toute ma pensée en une brève exhortation : toute leur gloire consiste à ne pas se montrer inférieures à leur nature et à faire parler d’elles le moins possible parmi les hommes, en bien comme en mal. » XLVI. - « J’ai terminé ; conformément à la loi, mes paroles ont exprimé ce que je croyais utile ; quant aux honneurs réels, déjà une partie a été rendue à ceux qu’on ensevelit de plus leurs enfants désormais et jusqu’à leur adolescence seront élevés aux frais de l’État ; c’est une couronne offerte par la cité pour récompenser les victimes de ces combats et leurs survivants ; car les peuples qui proposent à la vertu de magnifiques récompenses ont La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 59 aussi les meilleurs citoyens. Maintenant après avoir versé des pleurs sur ceux que vous avez perdus, retirez-vous. » XLVII. - Telles furent les funérailles célébrées cet hiver. Avec lui finit la première année de la guerre. Cicéron, Philippiques, Discours XIV, § 11-13. Dans Œuvres de Cicéron. Discours contre Marc Antoine. Huitième à quatorzième Philippiques, éd. M. Heguin de Guerle. Paris : Garnier, 1927. Numérisé et mis en ligne sur le site Itinera Electronica, URL : http: / / agoraclass.fltr.ucl.ac.be/ concordances/ cicero_philippique_14/ lecture/ 3.htm [14,11] XI. […] Ce qu’il y a de plus admirable encore, de plus grand et de plus digne de la sagesse du sénat, c’est de consacrer par des témoignages de reconnaissance la mémoire de ceux qui ont succombé pour la patrie. Que ne puis-je, pour rendre hommage à leur valeur, imaginer des moyens encore plus efficaces ! Il en est deux qui se présentent plus particulièrement à mon esprit : l’un tend à éterniser la gloire de ces valeureux guerriers, le second à soulager le deuil et l’affliction de leurs familles. [14,12] XII. Je propose donc, Pères conscrits, qu’on élève aux soldats de la légion de Mars, et à ceux qui, combattant avec eux, ont péri, le monument le plus auguste. Grands et prodigieux sont les services rendus à la république par cette légion. C’est elle qui, la première, a rompu avec le brigandage d’Antoine ; elle qui s’est emparée d’Albe ; elle qui a rejoint César ; elle dont l’exemple a déterminé la quatrième légion à partager la même gloire. La quatrième, victorieuse, n’a pas à regretter la perte d’un seul homme ; de la légion de Mars quelques-uns sont tombés au sein même de la victoire : mort fortunée qui fait tourner au profit de la patrie la dette payée à la nature ! Oui, je le vois, vous naquîtes vraiment pour la patrie, vous qui portez ainsi le nom de Mars, afin que le même dieu semble avoir créé Rome pour l’univers, et vous pour Rome. Aux fuyards la mort est honteuse, elle est glorieuse aux vainqueurs ; car le dieu Mars lui-même se choisit dans la mêlée les plus braves guerriers pour victimes propitiatoires. Aussi ces hommes impies que vous avez taillés en pièces, recevront encore aux enfers la peine de leur parricide. Mais vous, qui avez rendu le dernier soupir au sein de la victoire, la demeure et le séjour des justes vous sont assurés. La nature nous a donné une existence courte, mais pour un trépas utile une renommée éternelle : si cette renommée ne durait pas plus que la vie, quel homme assez insensé pour s’efforcer d’atteindre à travers les travaux et les dangers le faite de l’honneur et de la gloire ? Votre sort est donc noblement accompli, guerriers si braves pendant votre vie et main- Christine Noille 60 tenant ombres sacrées. Ni l’oubli de la génération présente, ni le silence de la postérité ne laissera votre valeur privée d’honneurs funèbres, puisque le sénat et le peuple romain vous auront élevé en quelque sorte de leurs mains un monument immortel. Beaucoup d’armées dans les guerres puniques, gauloises, italiques, furent illustres et grandes ; à nulle d’elles cependant une distinction de cette espèce ne fut jamais décernée. Que ne pouvons-nous davantage, nous qui vous devons tout ! Antoine furieux ravageait Rome, vous l’en avez détourné ; il s’efforçait d’y revenir, vous l’avez repoussé. En votre honneur on construira un superbe édifice, et l’on y gravera une inscription portant l’éternel témoignage de votre divine valeur : jamais ni ceux qui verront votre monument ni ceux qui en entendront parler, ne cesseront de faire retentir les pieux accents de leur reconnaissance. Ainsi en échange d’une existence périssable, vous avez acquis l’immortalité. [14,13] XIII. Mais en consacrant, Pères conscrits, par un monument honorable la gloire de nos excellents, de nos vaillants concitoyens, consolons leurs parents, déjà bien consolés sans doute par la pensée, pour les pères et les mères, d’avoir donné le jour à ces nobles soutiens de la république ; pour les enfants, de posséder dans leur famille des modèles d’héroïsme ; pour les épouses, d’être veuves de maris qu’il faut plutôt honorer par des éloges que par des larmes ; pour les frères, d’avoir avec ces héros une noble conformité de traits et de vertus. Que ne pouvons-nous, par nos délibérations et nos décrets, sécher les larmes de tous ceux que je viens de nommer, et par quelque discours adressé au nom de l’État, apaiser leur douleur et leur tristesse, et leur persuader de se féliciter plutôt, puisque parmi tant de morts diverses qui menacent l’humanité, la plus glorieuse est tombée en partage à ceux qui leur ont appartenu ; que d’ailleurs leurs corps ne sont pas délaissés sans sépulture, ce qui même cesse d’être un malheur lorsqu’on l’éprouve pour la patrie : ni leurs cendres éparses déposées dans des tombes sans nom, mais qu’honorées d’un édifice et d’offrandes publiques, elles reposent réunies dans un mausolée qui sera pour tous les siècles à venir l’autel de la valeur. Ce sera donc pour les familles la plus grande consolation de voir un même monument attester et la bravoure de leurs proches, et la piété du peuple romain, et la foi du sénat, et le souvenir d’une guerre atroce dans laquelle, sans l’admirable valeur de nos guerriers, le parricide Antoine aurait détruit le nom du peuple romain. Je propose de plus, Pères conscrits, que les récompenses antérieurement promises par nous aux soldats, et qu’après le rétablissement de la république nous devions libéralement donner aux guerriers vivants et vainqueurs, soient, à cette époque, fidèlement acquittées ; et quant à ceux qui, participant aux mêmes promesses, sont morts pour la patrie, je propose qu’on remette les mêmes La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 61 récompenses à leurs pères, à leurs mères, à leurs enfants, à leurs femmes, à leurs frères. Démosthène, Éloge funèbre des guerriers Athéniens morts à Chéronée. Dans Chefs-d’œuvre de Démosthène et d’Eschine…, traduits… par J.-F. Stiévenart. Paris : Lefèvre, 1843, pp. 511-522. Numérisé et mis en ligne sur le site Itinera Electronica, URL : http: / / potpourri.fltr.ucl.ac.be/ files/ aclassftp/ Textes/ DEMOSTENE/ oraison_funebre_fr. txt [0] Dès que la république, après avoir décrété des funérailles nationales pour ceux qui reposent sous cette tombe, et qui, à la guerre, furent des hommes vaillants, m’eut ordonné de prononcer sur eux le discours que demande la loi, je réfléchis aux moyens de les louer convenablement. Mais les recherches, les méditations m’ont appris qu’un langage digne de ces morts est chose impossible. En effet, avoir dédaigné cette vie dont l’amour est inné dans tous les cœurs, avoir voulu noblement mourir plutôt que de vivre témoins des calamités de la Grèce, n’était-ce pas laisser après eux une vertu supérieure à tous les éloges ? Cependant j’espère pouvoir parler, à l’exemple des orateurs qui m’ont précédé à cette place. L’intérêt qu’Athènes porte aux citoyens morts dans les combats, reconnaissable à d’autres preuves, l’est surtout à la loi qu’elle s’impose de choisir un orateur pour les obsèques publiques. Sachant que les grandes âmes, pleines de mépris pour la possession des richesses et pour la jouissance des plaisirs de la vie, n’aspirent qu’à la vertu et aux louanges, elle croit devoir les honorer d’un discours, moyen le plus puissant pour leur acquérir ces biens ; et cette gloire conquise pendant qu’ils vivaient, elle veut la leur maintenir au delà du trépas. Si je ne voyais dans ces guerriers d’autre mérite que celui de la valeur, je me bornerais à cet éloge : mais, puisqu’ils reçurent en partage et une naissance distinguée, et une sage éducation, et une vie toute d’honneur, je rougirais de paraître négliger un seul de leurs titres à nos légitimes hommages. Je commence par leur origine, dont la noblesse a été reconnue de tout temps par tous les peuples. Car, au delà de son père, au delà de tous ses aïeux, chacun d’eux peut faire remonter sa naissance à la commune patrie, dont le sol, d’un aveu unanime, les a enfantés. Oui, seuls entre tous les hommes, les Athéniens ont habité et transmis à leurs descendants la terre maternelle : ainsi, d’après une juste appréciation, ceux qui émigrent dans des villes étrangères, et qui en sont appelés citoyens, ressemblent à des fils adoptifs, tandis que nous sommes, par le sang, les vrais enfants de notre Christine Noille 62 patrie. C’est même chez nous que parurent les premiers fruits, nourriture de l’homme : or, je vois là, outre le plus grand bienfait pour l’humanité, une preuve irrécusable que cette contrée est la mère de nos ancêtres. En effet, par une loi de la nature, tout être qui enfante porte en soi la nourriture du nouveau-né : phénomène réalisé par l’Attique. Ainsi naquirent, de temps immémorial, les aïeux de ces guerriers. Quant à leur bravoure et à leurs autres vertus, j’hésite à tout dire, dans la crainte de passer les bornes de ce discours. Mais, pour les faits dont le souvenir a le plus d’utilité et la connaissance le plus de charmes, faits glorieux et sans longueur fatigante, tâchons de les présenter dans un court tableau. Les pères, les aïeux, les ancêtres les plus éloignés de la génération présente, ne commirent jamais une seule agression contre le Grec ou le Barbare ; et, sans compter toutes leurs autres vertus, ils eurent en partage une grande équité. Mais, pour se défendre, ils mirent à fin mille exploits éclatants. Ils remportèrent sur l’armée des Amazones, qui fondait sur l’Attique, des victoires assez décisives pour les refouler au delà du Phase ; ils chassèrent, et de ce pays et de la Grèce entière, les bandes débarquées d’Eumolpe et de beaucoup d’autres chefs, contre lesquelles tous les peuples situés à l’occident d’Athènes n’avaient pu tenir ferme, ni élever une barrière. Les enfants mêmes de cet Hercule qui protégeait les mortels les appelèrent leurs protecteurs, alors qu’ils vinrent en cette terre, fuyant Eurysthée. A tous ces beaux faits et à une foule d’autres, ajoutons qu’ils ne laissèrent pas outrager les droits des morts, quand Créon défendit d’ensevelir les sept chefs qui avaient assiégé Thèbes. Je supprime beaucoup d’exploits consignés dans les mythes : chacun de ceux que j’ai rappelés fournit une matière si brillante et si vaste, que les poètes de l’épopée, de la tragédie, de la lyre, et la plupart des historiens, en ont fait le sujet de leurs ouvrages. Quant à ceux qui, sans être placés moins haut dans notre estime, n’ont pas encore, à cause de leur date plus récente, été ornés de fictions, ni rangés parmi les faits héroïques, je vais les rapporter. [10] Nos pères ont repoussé seuls deux fois, sur l’un et l’autre élément, les armées accourues de l’Asie entière, et sauvé, à leurs propres périls, tous les Hellènes. Ce que j’ai à dire, d’autres l’ont dit avant moi : n’importe ; aujourd’hui encore, il faut donner à ces grands hommes de nobles et légitimes éloges. Bien supérieurs aux guerriers armés contre Troie, qui, formant l’élite de toute la Grèce, prirent à peine, en dix ans, une seule place forte d’Asie, non seulement ils repoussèrent seuls les armées accourues de tout ce vaste continent, et qui avaient tout renversé sur leur passage, mais ils vengèrent les maux qu’elles avaient faits aux autres Hellènes. Il y a plus : pour réprimer, au sein même de la Grèce, des ambitions rivales, ils La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 63 bravèrent tous les périls suscités par le sort, se rangeant toujours sous la bannière du bon droit, jusqu’à l’époque où le temps nous a fait naître. Et qu’on ne s’imagine pas que, faute de pouvoir m’étendre sur chacun de ces faits, je me sois contenté de les énumérer. Quand je serais, de tous les orateurs, le plus dépourvu d’invention, la vertu de nos ancêtres offre une foule de grands traits qui viennent d’eux-mêmes se placer dans le récit. Mais après avoir donné un souvenir à l’illustre origine et aux grandes actions de nos pères, je me proposais d’arriver, par le rapprochement le plus rapide, aux exploits de nos guerriers, afin de confondre dans une même gloire des hommes en qui s’était transmis le même sang, persuadé qu’il serait bien doux pour les premiers, que dis-je ! pour tous également, d’établir entre eux une communauté de vertus et par leur naissance et par nos éloges. Mais ici je dois m’arrêter avant de retracer la vie de nos guerriers, je sollicite la bienveillance de ceux qui, sans appartenir à leurs familles, ont suivi le cortège funèbre. Chargé d’honorer ces funérailles par de magnifiques dépenses, par des joutes de chars, par des combats d’athlètes, plus j’y aurais déployé d’ardeur et de somptuosité, mieux j’aurais paru remplir mon devoir. Mais, dans le dessein de célébrer par un discours ces citoyens, si je ne me rendais les auditeurs favorables, je craindrais d’échouer, malgré tout mon zèle. L’opulence, la force, la vitesse, tous les avantages de cette nature suffisent à qui les possède pour lui obtenir la victoire, même en dépit de tous. Mais le talent de la parole ne peut se passer de la bienveillance de l’auditoire. Avec elle, un discours médiocre intéresse et fait du bruit ; sans elle, l’orateur le plus éloquent fatigue toujours. Au moment où j’ouvre la bouche pour célébrer des guerriers dont la vie ouvre un si vaste champ au panégyrique, je ne sais par où commencer. Ici tout se présente à la fois, et m’impose la difficile tâche de choisir à l’instant. J’essayerai cependant de les suivre pas à pas dans leur carrière. Dès leurs jeunes années, jaloux de briller dans toute espèce d’instruction, ils se livrèrent aux exercices convenables à chaque degré de cet âge ; pères, amis, parents, ils charmaient tous ceux à qui les liait le devoir. Aussi, la mémoire de tous ceux qui leur étaient chers reconnaissant, pour ainsi dire, leurs traces, s’y reporte à chaque instant par l’élan du regret, et recueille mille souvenirs des vertus qu’ils avaient vues en eux. Hommes faits, ils montrèrent l’excellence de leur nature non seulement à leurs concitoyens, mais à tous les Grecs. Une prudence éclairée est le principe de toute vertu ; le courage en est la perfection. La première essaye et choisit la route ; la seconde nous y affermit. Ces deux qualités, ils les possédèrent au degré le plus éminent. Avant tous, ils virent l’orage qui grossissait sur la Grèce entière, et ils firent plus d’un appel à tous ses peuples pour la sauver : marque certaine d’une sagesse pénétrante. Tandis qu’il était encore possible Christine Noille 64 d’arrêter sans risques le fléau, les Hellènes, aveugles et lâches, ou ne le voyaient pas, ou affectaient de ne le pas voir : mais dès que, devenus dociles, ils se résolurent à faire leur devoir, ceux-ci, abjurant tout ressentiment, se mirent à leur tête, accoururent avec leurs soldats, leurs fortunes, leurs alliés, et tentèrent les chances d’une bataille où ils n’épargnèrent pas leur vie. Il faut, quand le combat s’engage, que les uns soient vaincus, les autres vainqueurs. Mais je n’hésite pas à dire que, des deux côtés, ceux qui meurent au champ de bataille ne sont pas compris dans la défaite, et ont tous également la victoire. Pour ceux qui survivent, l’honneur du combat se décide comme le veulent les dieux ; mais ce qu’il importait de faire pour l’obtenir, tout homme mort à son rang l’a fait. Mortel, il a subi son sort, il a souffert les rigueurs de la fortune ; mais son âme n’a pas connu la défaite. [20] Et, si l’ennemi a fait la faute de ne pas envahir notre territoire, c’est à la vertu de ces guerriers qu’on le doit. Après les avoir éprouvés corps à corps dans la mêlée, il ne voulut point entreprendre une lutte nouvelle contre les concitoyens de ces mêmes hommes, sentant bien qu’il allait trouver des courages semblables, et qu’il n’était pas sûr de rencontrer la même fortune ! Les conditions de la paix conclue alors ne sont pas la plus faible preuve de cette vérité. Non, l’on ne saurait dire que le monarque ennemi s’y soit décidé par un motif plus réel, plus glorieux pour nous : frappé d’admiration pour la vertu de ces illustres morts, il a mieux aimé devenir l’ami de leurs compatriotes, que de risquer de nouveau sa fortune entière. Demandez à ceux-là même qui ont combattu nos guerriers, s’ils croient devoir le succès à leur propre valeur, ou à un étrange, à un terrible coup du sort, et à l’audace d’un capitaine expérimenté : aucun d’eux aura-til le front de s’attribuer l’honneur de cette journée ? D’ailleurs, dans un événement dont le résultat a été réglé au gré de la fortune, cette universelle souveraine, force est d’absoudre du reproche de lâcheté leurs adversaires, qui n’étaient que des hommes. Que si le général ennemi a fait plier l’aile qui lui était opposée, on ne pourrait l’attribuer ni aux Macédoniens ni aux Athéniens : la faute en est à ces mêmes Thébains placés sur son front de bataille : soutenus par des guerriers au cœur invincible, incapables de reculer et rivaux de gloire, ils n’ont pas su profiter de tant d’avantages. Sur le reste, les opinions peuvent être partagées ; mais il est un fait d’une évidence frappante pour tous les esprits : c’est que l’indépendance de la Grèce entière avait sa sauvegarde dans le cœur de nos braves. Car, dès que le destin les eut enlevés, toute résistance cessa. Puissé-je ne pas éveiller l’envie ! Dire que leur valeur était l’âme de la Grèce, c’est, à mon sens, rendre hommage à la vérité. Oui, le même instant a vu s’éteindre et le souffle qui les animait, et l’honneur de la commune patrie. Je le dirai, dût La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 65 mon langage paraître exagéré : Comme le soleil ne pourrait retirer aux hommes sa lumière sans répandre sur le reste de leurs jours la douleur et la tristesse, ainsi, depuis que ces guerriers ne sont plus, d’ignominieuses ténèbres enveloppent l’ancienne gloire des Hellènes. Parmi les causes multipliées qui ont élevé si haut leur vertu, ne plaçons pas au dernier rang notre constitution politique. L’oligarchie peut bien inspirer la crainte, mais elle ne met pas dans les âmes la honte d’une bassesse. Aussi, à la guerre, l’instant du combat arrivé, chacun s’abandonne au soin de sauver ses jours, certain que si, par des présents, par d’obséquieuses démarches, il apaise ses maîtres, fût-il devenu le plus vil des hommes, il en sera quitte pour un peu de honte à l’avenir. Mais, dans une démocratie, un de ces nobles titres, un de ces droits nombreux auxquels le sage doit s’attacher fermement, c’est la liberté de publier la vérité sans voile et sans obstacles. Le moyen de séduire tout un peuple, quand on a commis une lâcheté ? On est humilié par celui qui rapporte l’ignominieuse vérité, humilié par le plaisir qu’éprouvent ceux qui l’écoutent en silence. Redoutant cet affront inévitable, tous les citoyens soutiennent avec vigueur les périls de la guerre, et préfèrent une mort glorieuse à une vie déshonorée. Voilà les motifs généraux qui ont porté ces citoyens à désirer un noble trépas : naissance, éducation, habitudes généreuses, principes du gouvernement. Mais, dans chaque tribu, des causes particulières ont donné à leurs âmes cette forte trempe ; et je vais les exposer. Tous les Érechthéides savaient que cet Érechthée dont ils tirent leur nom avait, pour sauver le pays, abandonné les Hyacinthides, ses filles, à une mort certaine. Lors donc qu’un fils des dieux avait tant sacrifié à la délivrance de sa patrie, ils auraient rougi de paraître mettre à plus haut prix un corps mortel qu’une impérissable renommée. N’ignorant pas que Thésée, fils d’Égée, avait le premier établi dans Athènes l’égalité civique, les Égéides se seraient fait un crime de trahir les principes de ce grand homme ; et ils ont mieux aimé mourir, que de leur survivre, à la face de la Grèce, par un lâche attachement à la terre. La tradition avait appris aux Pandionides quelle vengeance Procné et Philomèle tirèrent des outrages de Térée : unis par le sang à ces filles de Pandion, la mort leur eût semblé un devoir, s’ils n’avaient déployé le même courroux contre les oppresseurs de la Grèce. On avait dit aux Léontides : « Les Léocores, célèbres dans la fable, s’offrirent au couteau sacré pour sauver la patrie » ; et, à la pensée du mâle courage de ces femmes, des hommes se seraient crus coupables s’ils ne les eussent égalées. Les Acamantides se rappelaient ces vers où Homère dit qu’Acamas se rendit à Troie par tendresse pour Æthra, dont il tenait le jour : ainsi, ce héros brava tous les périls pour délivrer sa mère ; et ses descendants, alors Christine Noille 66 qu’il fallait protéger tous leurs parents, tous leurs amis, auraient reculé devant quelque danger ! [30] Les Œnéides n’oubliaient point que Sémèle, née de Cadmus, eut pour fils un dieu qu’il ne convient pas de nommer dans ces funérailles, et que ce dieu était père d’Œnée, premier auteur de leur race : à la vue du péril qui pressait également les deux républiques, la lutte la plus sanglante fut pour eux une dette à payer. Le chef des Cécropides fut, dit-on, moitié homme, moitié serpent, sans doute parce que, à la force du dragon, il unissait toute la sagesse d’un mortel : de là, les deux grandes qualités qu’il appartenait surtout à cette tribu de faire revivre. Les Hippothoontides se souvenaient de l’hymen d’Alopé, d’où naquit Hippothoon, qu’ils reconnaissaient pour leur chef : fidèle aux convenances de ce jour, je ne développerai pas ce souvenir. Ils pensaient donc que c’était à eux à se montrer dignes de ce grand homme. La tribu d’Ajax était instruite que ce guerrier, frustré du prix de la valeur, n’avait pu supporter la vie : aussi, lorsque ce même prix fut décerné à un autre par la fortune, repoussant les ennemis, elle comprit qu’il fallait mourir pour remplir la vraie destinée des Aïantides. Vivre dignes de nos ancêtres, ou périr avec gloire, telle fut la maxime des Antiochides, qui n’avaient pu oublier qu’Antiochos était fils d’Hercule. Privés de tels hommes, après avoir vu briser des liens si intimes et si chers, les parents, les amis qui survivent sont, sans doute, dignes de compassion ; la patrie est veuve, elle ne vit plus que dans le deuil et les larmes. Mais eux, ils sont heureux aux yeux de la raison. D’abord, en échange de cette courte vie, ils laissent après eux une gloire qui, toujours jeune, traversera le cours des siècles, et fera la consolation de leurs enfants illustrés par elle et élevés par la république, et de leurs parents ; dont la vieillesse entourée d’hommages, sera nourrie par l’État. Ensuite, inaccessibles aux maladies, délivrés des chagrins auxquels un événement cruel livre notre vie, ils obtiennent de pompeuses et magnifiques funérailles. Eh ! comment ne pas les regarder comme heureux, ceux que la patrie, à ses frais, dépose dans la tombe, à qui seuls elle accorde de publics éloges, qui sont pleurés de leurs parents, de leurs concitoyens, de tout ce qui mérite le nom d’Hellène, de presque tout le monde habitable ? On pourrait affirmer que, dans les îles Fortunées, ils sont assis près des Immortels, maîtres de ce séjour, au même rang que les hommes vertueux des anciens âges. Aucun témoin de ces honneurs n’est venu nous les révéler : mais nous pressentons, par analogie, que ceux qui, aux yeux des vivants, furent dignes de terrestres hommages, rencontrent aussi là-bas une gloire semblable. Peut-être est-il difficile d’alléger par la parole une infortune présente. Essayons cependant de tourner les cœurs vers les idées qui consolent. Généreux citoyens, nés de pères non moins généreux, il vous sera beau de La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 67 porter sans fléchir, comme tant d’autres, le fardeau du malheur, et d’avoir connu, sans changer, l’une et l’autre fortune. De tels sentiments seraient le plus riche tribu d’hommages pour les morts ; et sur Athènes entière, sur les vivants, ils répandraient une gloire immense. Il est douloureux pour un père, pour une mère, de se voir enlever leurs enfants, et de perdre les nourriciers de leur vieillesse. Mais quelle noble satisfaction de voir ces mêmes fils obtenant de la patrie d’immortels hommages, un glorieux souvenir, et honorés par des sacrifices et des fêtes, comme les dieux ! Il est cruel pour des enfants de perdre l’appui d’un père ; mais qu’il est beau d’hériter de la gloire paternelle ! Dans ce partage, ce qui est affligeant vient de la Fortune, sous qui tout mortel doit plier : mais ce qui est honorable et beau vient du choix des hommes qui ont voulu noblement mourir. Je n’ai point cherché à parler beaucoup, mais à dire des choses vraies. Pour vous, après avoir pleuré, et rempli le devoir de la justice et de la loi, retirez-vous.
