Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2015
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Le genre de l’oraison funèbre dans les traités sur la prédication au XVIIe siècle
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2015
Pierre Ferrand
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PFSCL XLII 82 (2015) Le genre de l’oraison funèbre dans les traités sur la prédication au XVII e siècle en France P IERRE F ERRAND (É COLE DOCTORALE DE P ARIS -S ORBONNE ) L’oraison funèbre est pour l’histoire littéraire le grand genre oratoire du XVII e siècle. Il suffit de penser aux oraisons funèbres de Bossuet : ce sont encore elles qui fondent sa réputation comme orateur ; ce sont, avec le Carême du Louvre de 1662, la partie de son œuvre la plus aisée à trouver ; elles tendent à effacer le reste de sa production. Par ailleurs, on sait que le XVII e siècle a produit de très nombreux textes théoriques sur la prédication. Même en ne considérant que les ouvrages publiés en France entre 1600 et 1715, les travaux de King et Caplan 1 ainsi que le recensement plus récent de Bernard Beugnot 2 permettent d’identifier plus de soixante « traités » consacrés, pour tout ou partie, à l’éloquence de la chaire. C’est l’ensemble de ces textes 3 de multiples formats, français ou latin, qui formera la base du présent examen. On ne prendra pas en compte, dans le cadre de cet article, les nombreuses remarques génériques comprises dans les oraisons funèbres elles-mêmes. Enfin, si l’oraison funèbre appartient au genre démonstratif, au même titre que le panégyrique des saints, Jacques Truchet a bien noté que les genres de l’éloquence sacrée sont aussi distincts et délimités que ceux du 1 Caplan, Harry et King, Henry. « French tractates on preaching : a book-list », The Quarterly Journal of Speech, n° 36, 1950, pp. 296-325 ; « Latin tractates on preaching : a book-list », in The Harvard Theological Review, vol. 42, n° 3, 1949, pp. 185-206. 2 Beugnot, Bernard. « Éloquence de la chaire et du barreau », Les Muses classiques : essai de bibliographie rhétorique et poétique (1610-1716). Paris : Klincksieck, 1996, pp. 102-110. 3 Quelques rares ouvrages ne m’ont pas été accessibles lors de ma rédaction, comme Le Saint Caractère de l’éloquence sacrée de Robert Guyart (1638). D’autres sont, à ma connaissance, introuvables, comme Aydes à la prédication, publié à Rouen en 1628 et mentionné dans le recensement de King et Caplan. Pierre Ferrand 88 théâtre 4 : on est en droit de penser que les théoriciens de l’éloquence ecclésiastique ont réfléchi à cette question de façon séparée. C’est donc la place réservée spécifiquement aux oraisons funèbres dans nos traités, en dehors des développements sur le genre de l’éloge en général, qu’on se propose d’étudier. On recensera d’abord les ouvrages faisant place à cette question, en donnant une idée de leurs grandes lignes, avant de proposer quelques éléments d’analyse sur les résultats de cette enquête. 1 - Recensement des sources Sur les quelques soixante traités consacrés à l’éloquence de la chaire sur notre période, seuls huit consacrent un développement séparé (même court) au genre de l’oraison funèbre. Les voici classés par date de première publication : 1°/ Simplicien Gody, Ad eloquentiam christianam via, Paris, De Brèche, 1648. Ouvrage en huit parties. Dans la seconde, où l’auteur traite des genres, l’oraison funèbre n’est pas mentionnée comme exemple du genre démonstratif : seuls le panégyrique des saints et le sermon sur les mystères sont alors évoqués. En revanche, dans la dernière partie, qui propose des considérations particulières sur différentes espèces de discours, l’oraison funèbre fait l’objet d’une courte section (pp. 308-310). Ce type de discours doit être également partagé entre éloge et consolation. Il est bon d’évoquer tout d’abord les malheurs humains et l’instabilité de ce qui passe ; puis de reconnaître la justesse de la douleur provoquée par cette perte, car on ne doit pas sembler s’opposer entièrement aux sentiments naturels. De fait, on ne doit presque jamais blâmer l’auditoire pour la douleur qu’il ressent : il faut se joindre à elle puis l’adoucir. L’auteur propose pour ce faire six considérations habituelles : il s’agit d’un décret de la Providence ; mourir est la loi générale, etc. Pour célébrer les louanges du défunt, on peut considérer ce qu’il a fait dans différents âges, dans différentes charges, ou ce qu’il a fait de particulièrement illustre. Le discours, qui doit être un appel à imiter le défunt et à préserver sa mémoire, se termine par une grave péroraison. 2°/ Jean de Richesource 5 , L’Éloquence de la chaire ou la rhétorique des prédicateurs, Paris, chez l’auteur, 1662 (augmenté en 1673). 4 Truchet, Jacques. « Prédication classique et séparation des genres », L’Information littéraire, 1955 (4), pp. 127-133. L’oraison funèbre dans les traités sur la prédication au XVII e siècle 89 Dans la première édition de cet ouvrage, en 1662, on trouve un chapitre (pp. 281-286) consacré à l’oraison funèbre et à l’anniversaire (service annuel ou simplement à la fin de la première année - ce que l’on appelle parfois le service du bout de l’an) que Richesource présente comme l’une de ses espèces. La seule différence est que l’anniversaire est un discours « moins funèbre et moins affligeant que l’oraison funèbre » (p. 286) où le premier but de l’orateur doit être la consolation. Il peut ensuite s’étendre sur les heureux changements survenus dans la famille du défunt au cours des mois précédents. Ces courtes remarques disparaissent dans la seconde édition, à laquelle je me réfère dans le reste de cette notice. L’ouvrage de 1673 est divisé en trois livres, dont le dernier porte entièrement sur le panégyrique et l’oraison funèbre. Le premier chapitre (pp. 391-407) traite du panégyrique en général, qui englobe le panégyrique des saints, le sermon sur les mystères et l’oraison funèbre. On y trouve sept maximes pour l’éloge en général. Les pensées doivent être choisies, aussi brillantes et aussi rares que possible, en accord avec la magnificence du sujet (1). Dans l’exorde et dans la péroraison, il faut qu’il y ait « quelque chose d’imprévu, de surprenant, de pompeux et de magnifique » (6, p. 399). L’amplification doit régner dans ce type de discours (5). L’oraison funèbre fait l’objet du troisième chapitre (pp. 424-427). La seule différence entre ce genre et celui du panégyrique est leur fin : joie d’un côté ; plaintes, soupirs et larmes de l’autre. C’est pourquoi Richesource se contente de renvoyer pour l’essentiel à sa section sur le panégyrique en général. Il offre toutefois sept maximes à l’orateur chargé de prononcer une oraison funèbre. Ce type de discours a deux fins : le panégyriste doit y faire paraître sa propre douleur, par son action et son discours ; il doit exciter celle de l’auditeur par la force de ses considérations et par la grandeur de ses expressions (1). L’orateur ne doit pas s’arrêter à la douleur, mais doit ensuite susciter d’autres mouvements selon l’âge, la condition et l’emploi de ses auditeurs : il doit consoler les affligés ; créer l’émulation chez ceux qui peuvent imiter le mort ; préparer ceux qui partagent la fortune ou le destin du défunt à une vie et une mort semblable (3). L’oraison funèbre possède donc deux temps pour Richesource : celui de la déploration, puis celui de la consolation ou d’un appel à l’imitation. 5 Sur ce personnage, voir : Révillout, Charles-Jules. Un maître de conférences au milieu du XVII e siècle. Jean de Sourdier de Richesource. Montpellier : Boehm et fils, 1881. Et plus récemment : Brian, Isabelle. Prêcher à Paris sous l’Ancien Régime. XVII e - XVIII e siècles. Paris : Classiques Garnier, 2014, pp. 267-269. Pierre Ferrand 90 Il donne également quelques conseils pour les différentes parties du discours : exorde (4), confirmation (5) et péroraison (6). L’exorde doit ainsi être brusque et surprenante. La confirmation est généralement composée de trois parties différentes : la louange, la consolation et l’appel à suivre l’exemple du mort. Quant à la péroraison, ses éléments sont d’ordinaire les suivants : vœux pour la félicité du défunt, exemples que ses proches doivent imiter, consolation de ses amis dans la tristesse publique, épitaphe qui ressaisit toute la substance du discours. 3°/ René Bary, Nouveau journal de conversations sur toutes les actions publiques des prédicateurs, Paris, Couterot, 1675. Ouvrage écrit sous la forme de huit conversations entre un même groupe de personnages. La question de l’oraison funèbre est traitée au cours des conversations 6 et 7 (pp. 167-202). L’oraison funèbre est une espèce de panégyrique. Certaines de ses règles sont donc similaires à celles prescrites pour le panégyrique des saints : il ne faut pas louer chez autrui une qualité que l’on possède ou un état que l’on partage ; il faut non seulement parler des actions du mort mais montrer les circonstances susceptibles de les mettre en valeur. De nombreuses remarques portent sur la façon dont le prédicateur doit évoquer les éventuels défauts du mort ou les mauvais épisodes de sa vie : par respect pour la famille du défunt, il ne faut parler de ces défauts que par des formules négatives ; il faut excuser leurs causes mais jamais leurs effets ; quand certains faits sont connus, il vaut mieux les mentionner que les passer sous silence. Par ailleurs, l’accent est mis sur la nécessité de préserver la vraisemblance : on ne doit pas inventer d’exploits pour louer un homme d’épée, ses actions ayant eu des témoins ; quoi qu’on puisse évoquer « hardiment » la vie secrète du défunt, il ne faut pas que les vertus qu’on lui prête aient été publiquement démenties par ses actions. Dans la septième conversation, il est surtout question des considérations qui se peuvent faire selon la condition ou la charge du mort. Par ailleurs, pour faciliter l’écoute, il est important de parler méthodiquement et de rapporter ses propos aux membres d’une division. Le personnage d’Eusèbe propose une série de divisions en deux ou trois points, selon la condition occupée par le défunt. Ainsi peut-on considérer un roi au regard de ses ennemis, puis de son peuple et enfin de lui-même ; un chancelier, au regard de la cour, puis au regard du conseil. Chaque point est par ailleurs accompagné d’une courte liste de considérations possibles. L’oraison funèbre dans les traités sur la prédication au XVII e siècle 91 4°/ Pierre de Villiers, L’Art de prêcher, Lyon, Canier, 1682 (mais surtout la version augmentée 6 parue pour la première fois dans Poèmes et autres poésies de ****, Paris, Jacques Collombat, 1712). Poème en quatre chants. La section sur l’oraison funèbre se situe au début du chant IV, qui traite également du panégyrique des saints, des compliments et de l’action. Dans sa première version, seul un court passage (pp. 47-48) concerne l’oraison funèbre, genre problématique auquel Villiers recommandait de préférer le panégyrique des saints. En effet, l’oraison funèbre n’est qu’un art imposteur, un art de la flatterie que le prédicateur doit éviter, en le laissant aux poètes gagés. En revanche, la version parue en 1712 présente un développement un peu plus conséquent (pp. 79-82). L’origine de l’oraison funèbre est toujours attribuée à l’invasion de la flatterie en chaire et l’auteur recommande toujours de pratiquer plutôt le panégyrique des saints. On peut cependant entreprendre l’éloge d’un mort pour peu que ce héros ait été célébré de son vivant par la voix publique. Il faut alors éviter les lieux communs et que tout, louanges comme morale, tourne autour de ce personnage. Surtout, le discours doit être moral, le panégyrique de Trajan par Pline constituant le contre-exemple de ce qui convient à la chaire. Ce modèle est d’ailleurs à fuir non seulement pour le contenu, mais encore pour le style. 5°/ Pierre Ortigue de Vaumorière, Harangues sur toutes sortes de sujets avec l’art de les composer, Paris, Guignard, 1687. Ce volume de harangues est précédé par un petit traité sur l’éloquence en général. Son chapitre XIV 7 est consacré aux « différentes espèces de harangues que l’on peut faire dans le genre démonstratif » (p. 95) : discours généthliaque, épithalame, oraison funèbre, etc. Le passage relatif à l’oraison funèbre est situé pp. 100-107 (et une partie de ce court développement traite en réalité du compliment de consolation). Le genre de l’oraison funèbre trouve son origine dans l’antiquité grecque et latine : elle servait alors à célébrer les grands capitaines. Désormais on 6 Très goûté du public, ce poème connut de multiples rééditions à partir de 1682, mais reprenant sensiblement le même texte jusqu’en 1712 (du moins pour la section sur l’oraison funèbre). 7 Mais l’on pourra voir aussi : chapitre XI, sur les trois genres (pp. 68-81) ; et chapitre XII, sur le panégyrique au sens large (pp. 82-86). Pierre Ferrand 92 étend cette pratique à d’autres états, aux prélats, aux juges, aux particuliers et même aux dames de mérite. La fin ordinairement visée par l’orateur est « d’attendrir les auditeurs et de faire regretter la personne illustre dont il déplore la perte » (p.101). Pour cela, il faut louer les actions et les vertus du défunt, et montrer « ce qu’il y a de plus glorieux et de plus touchant dans sa mort » (ibid.). Suivent de brèves considérations sur l’exorde, la narration et la péroraison. Ainsi, dans la péroraison, on fait ordinairement des vœux pour la félicité du mort, on y propose son exemple à suivre et l’on cherche soit à susciter des larmes soit à consoler l’assistance : dans tous les cas, il s’agit de s’adresser au cœur. La seule remarque sur le style contenue dans ce passage est qu’à l’inverse d’un compliment de consolation, qui exige une manière simple, naturelle et sans affectation, l’oraison funèbre réclame « des expressions nobles et plus figurées ». En réalité, le style de l’oraison funèbre ne se démarque pas ici du style propre au genre démonstratif et au panégyrique en général. 6°/ Laurent Juillard, Essais d’éloquence, de critique et de morale. Dissertation sur les oraisons funèbres, Paris, Jollet, 1706. Cette dissertation de 77 pages est le seul texte consacré exclusivement à l’oraison funèbre sur la période étudiée. C’est aussi le seul de nos auteurs (sauf erreur) à avoir prononcé et publié lui-même des oraisons funèbres. Presque tous les exemples cités sont empruntés à Fléchier et Bossuet. Ce dernier, mort au moment de l’impression, est d’ailleurs le dédicataire. Pour Juillard, la coutume de louer les grands après leur mort n’est pas l’effet de la vanité : les exemples des grands ayant beaucoup de force sur les esprits, il est bon que leur mort serve à faire une leçon publique. De fait, deux buts sont reconnus à l’oraison funèbre : inspirer le mépris du monde par la mort des grands, et l’amour de la vertu par leurs exemples. Décerner des louanges aux morts est une coutume ancienne, qu’autorisent d’ailleurs l’Écriture et les Pères : on en trouve des exemples dans l’Ancien Testament et dans les épîtres de saint Cyprien sur les premiers martyrs. Les premières étapes de l’oraison funèbre (texte, exorde et division) retiennent longuement l’attention de l’auteur. Il faut choisir avec soin le texte biblique par lequel s’ouvre le discours : il doit former comme un éloge raccourci du héros. Par ailleurs, il ne faut pas violenter le sens du passage : on doit expliquer son contexte et son origine, afin de montrer le bien-fondé de ce choix. Chez les bons auteurs, l’exorde marque l’adéquation entre le texte et le héros loué. Il est bon que le texte L’oraison funèbre dans les traités sur la prédication au XVII e siècle 93 puisse être mis dans la bouche du défunt ; mais aussi que ce passage rappelle un héros biblique et donne l’occasion d’un parallèle 8 : Une des choses qui contribue davantage à la beauté de ces sortes de textes, c’est lorsqu’ils rappellent dans l’esprit l’idée de quelque héros célèbre dans les saintes Écritures, et qu’ils donnent occasion à quelque noble parallèle. (p. 15) Pour la division, il faut y arriver sans qu’on le devine trop nettement, en ménageant un effet de suspension et de surprise. De fait, l’exorde est comparé à un fleuve qui suit son lit, mais en serpentant. C’est pourquoi, Juillard recommande d’y mêler des plaintes, si possible dans les termes de l’Écriture. La division est une des plus belles mais des plus difficiles parties de l’oraison funèbre : il faut surtout prendre garde à ne pas expliquer le texte d’une manière trop unie, et qui laisse voir comme un chemin tracé jusqu’à la division. (p. 20) Pour cela il est bon de l’entrecouper de gémissements et de plaintes sur la fragilité des grandeurs humaines, sur la courte durée des impies florissants ; de telle sorte que ces plaintes soient attachées au sujet sans y paraître trop liées, afin que l’orateur tienne les esprits dans une suspension noble, d’où il les tire peu à peu à mesure qu’il développe son dessein, d’une manière délicate, qui à peine laisse apercevoir qu’il prépare sa division, à laquelle néanmoins toutes ses paroles le doivent conduire. (pp. 21-22) L’exorde doit être un « mélange magnifique de réflexions chrétiennes, d’expressions de l’Écriture et de louanges qui préparent peu à peu (…) le passage à la division » (p. 23). Un passage trop uni et trop clair à la division « sent le sermon et le prône » (p. 28). On ne doit pas marquer la division comme on le ferait dans un sermon. Elle doit certes être tirée du texte, « mais il n’est pas nécessaire qu’elle y soit renfermée ni que l’on puisse apercevoir les membres de l’une, dans les parties de l’autre » (p. 29). La grandeur et le sublime doivent primer sur l’impression d’ordre et de suite : Le grand et l’héroïque doivent frapper d’abord, et ce n’est que par une seconde réflexion, qu’il faut remarquer l’ordre et la suite. Les grands hommes et les grands orateurs sont ennemis de la contrainte, ils observent les règles sans qu’ils semblent s’y assujettir ; tout ce qui est visiblement 8 Juillard donne pour exemple l’oraison funèbre de Turenne par Fléchier, où le défunt est ainsi mis en parallèle avec Judas Maccabée, à partir d’une citation du premier livre des Maccabées (9.20-21). Pierre Ferrand 94 compassé et concerté, marque de l’affectation, et où il y a de l’affectation, il y a toujours de la petitesse. (pp. 29-30) Ainsi doit-on éviter, par exemple, une division sous forme d’antithèse : l’agrément s’oppose à la majesté, la beauté à la pompe. En un mot toutes les expressions trop fines et trop délicates sont plus propres pour les ouvrages d’esprit que l’on lit dans les cabinets et dans les ruelles, que pour les discours que l’on prononce dans les temples, où il ne doit rien entrer que de sublime. (pp. 30-31) Pour le reste, le style de l’oraison funèbre demande avant tout de l’élévation. On ne doit rien y dire de commun ou de médiocre parce qu’elle constitue la principale partie de la pompe funèbre : Comme l’orateur est dans cette occasion l’organe de la douleur publique, qu’il prête souvent la voix à tout un peuple affligé, elle doit être pleine de dignité et de force. La singularité de l’action, la sainteté du lieu, la préparation des esprits, la grandeur du sujet, le choix de l’auditoire, tout cela demande du grand et du sublime. (p. 38) Dans cette recherche d’élévation, les expressions de l’Écriture sont particulièrement utiles. Leur emploi demande cependant un certain art : il ne faut jamais sacrifier la pureté de la langue ; il ne faut pas utiliser ces formules en trop grand nombre ; il faut enfin qu’elles semblent naturelles. L’idéal de Juillard est un style teinté par l’Écriture sainte : une lecture assidue et digérée de l’Écriture répand une teinture 9 de religion sur tout le discours. Cette espèce d’onction est la perfection de l’oraison funèbre. L’oraison funèbre n’est ni un panégyrique, ni un discours de morale. Mais sentir cette différence est un talent : Il serait bien difficile de marquer précisément en quoi consiste cette différence ; ceux qui la trouvent la doivent plutôt à un talent particulier qu’ils ont pour ces sortes d’ouvrages, qu’à leur travail et à leurs réflexions. (...) ce caractère de l’oraison funèbre ne tombe point sous les règles, et c’est un de ces dons précieux dont la nature se réserve la dispensation. Il y entre de la politesse, de la religion, de la majesté, de la tristesse, ou plutôt c’est un certain mélange de tout cela répandu dans le style, dans les pensées et dans tout le corps de l’ouvrage, qui le caractérise. On ne le saurait faire remarquer à ceux qui ne le sentent point (…). (pp. 57-58) Il suffit qu’un sermon touche pour être bon ; une oraison funèbre ne peut être bonne si elle n’agrée pas aux « habiles ». En d’autres termes, seul un petit nombre de « lecteurs éclairés » (p. 60), quelques happy few, peuvent prononcer sur ces ouvrages. 9 Le terme est employé par Juillard. L’oraison funèbre dans les traités sur la prédication au XVII e siècle 95 L’ouvrage se conclut par des remarques variées et générales : l’orateur doit connaître l’histoire de son siècle ainsi que la vie et le caractère de son héros ; la bienséance veut qu’il complimente les principaux parents du défunt mais sans affectation ni flatterie ; les fautes du mort ou ses faiblesses connues doivent être passées sous silence ou évoquées « avec des expressions ménagées et adoucies » (p. 70). Enfin, quoique l’orateur doive connaître le monde et la cour, son style ne doit rien avoir de mondain : C’est en quoi consiste la principale difficulté de ces sortes d’ouvrages, de parler de guerres, de négociations, d’intrigues, de mariages, de fêtes, de passions, et de plusieurs autres choses, dont il faut traiter nécessairement dans les oraisons funèbres, et de mêler parmi tout cela un certain caractère de dignité et de religion, qui consacre tout ce que l’on touche, de telle sorte que l’image du siècle se présente à l’esprit, avec ses plus beaux traits, et néanmoins purifiée de tout ce qui scandalise. (pp. 70-71) 7°/ Jean Gaichiès, La Prédication ou maximes sur le ministère de la chaire, Paris, Guillaume Cavelier, 1712. Ouvrage en deux parties, dont seule la seconde nous intéresse (la première traitant non du sermon mais du prédicateur et des qualités requises de lui). Son premier chapitre (pp. 121-180) propose tour à tour des maximes sur les différents genres pratiqués en chaire : homélie, sermon sur les mystères, panégyrique, sermon de vêture, etc. Le court passage consacré aux oraisons funèbres est situé au § 7 (pp. 174-178) et comprend huit maximes. On ne devrait jamais louer un mort qui ne le mérite pas : c’est contrevenir à la religion et à la probité (1, 3). L’orateur exact et scrupuleux évite ce genre comme un écueil (4) : de fait, l’oraison funèbre est réservée aux grands, dont la vie est souvent marquée par des vices énormes et publics (2). Il ne faut d’ailleurs pas dissimuler les défauts du mort quand ceux-ci sont connus (7). En revanche, comme il est difficile et rare qu’un grand soit vertueux, il faut l’en louer si cela a été le cas (5, 6). 8°/ Blaise Gisbert, L’Éloquence chrétienne dans l’idée et dans la pratique, Lyon, Antoine Boudet, 1715 10 . Le passage qui nous intéresse est situé au chapitre XV : « Les mystères, les panégyriques et les oraisons funèbres » (pp. 236-246). L’oraison funèbre n’appartient pas naturellement à l’éloquence de la chaire : c’est une pratique autorisée par la coutume et que la religion a 10 Une première version de l’ouvrage avait paru en 1702 sous le titre Le Bon Goût de l’éloquence chrétienne, mais le chapitre qui nous intéresse en était absent. Pierre Ferrand 96 consacrée. Par ailleurs, Gisbert plaint les orateurs chrétiens qui doivent courir cette carrière. Pour autant, l’auteur parle du genre avec un certain enthousiasme : il existe de très grands modèles contemporains comme Fléchier et Bourdaloue (de fait, une grande partie du développement est occupée par un double éloge de ces orateurs) ; il serait fâché que ce type de discours ne soit pas du ressort de l’éloquence chrétienne. La difficulté du genre s’explique par plusieurs raisons : il faut d’abord être soi-même un grand homme, posséder un esprit et un cœur capables de concevoir des pensées et des sentiments proportionnés au mérite du défunt ; c’est ensuite un mélange du sacré et du profane et cet équilibre est difficile à conserver ; mais surtout, la médiocrité ne peut y être soufferte. La difficulté du succès vient de la nature même de l’ouvrage ; une oraison funèbre est un discours d’un caractère singulier : dès lors qu’elle n’est pas excellemment bonne, elle est mauvaise. Il n’y a point ici de milieu ; le médiocrement bon, qui ailleurs est supportable, louable même, ne peut ici se souffrir : il faut que le public soit content de l’orateur jusqu’au ravissement ; s’il ne l’est pas jusqu’à ce point, dès lors il a raison d’en être peu satisfait, et de le blâmer. (p. 241) La raison de ce dernier point est simple : l’oraison funèbre est d’abord un ouvrage de plaisir, peu nécessaire et peu utile ; il faut donc que le beau et le parfait suppléent l’absence d’utilité. À ce titre, elle est plus proche de la poésie que du sermon, la médiocrité étant défendue aux poètes mais permise aux prédicateurs. Cette position a des conséquences stylistiques : elle justifie qu’on emploie « tous les agréments et toutes les beautés de l’art ». Il faut pour autant se méfier des figures usées : on doit chercher les ornements dans son cœur et dans le fonds de son sujet, afin que les figures soient naturelles et nouvelles. En d’autres termes, on doit se méfier de l’artifice. D’ailleurs, le style de l’oraison funèbre n’a pas à être différent du style ordinaire de la chaire : nul n’est plus propre au sublime, au pathétique et au merveilleux. Cela n’est pas forcément contradictoire avec ce qu’on a dit précédemment sur la médiocrité permise aux prédicateurs. Dans un sermon « normal », la médiocrité est admise parce que le sermon est utile. Dans une oraison funèbre, il faut nécessairement exceller car cet ouvrage est presque inutile. Pour autant, il ne faut pas se former un style différent, trop brillant et trop pompeux (on pourrait dire trop artificiel) mais employer celui de la chaire. De fait, l’orateur reste un prédicateur et cette condition a des effets sur la façon dont il doit louer le défunt. Il ne doit jamais louer pour louer ; il doit posséder un attachement inviolable pour la vérité ; enfin, il ne doit louer que les qualités et les actions vraiment louables devant Dieu et les L’oraison funèbre dans les traités sur la prédication au XVII e siècle 97 hommes. Son message doit édifier : il lui faut montrer la vanité de la grandeur ou du moins montrer le bon usage qu’on en doit faire. Enfin, si le mort a eu des défauts connus, il y a danger égal à les taire ou à les mentionner. Le silence serait perçu comme un défaut de sincérité ; l’évocation de ces défauts risquerait de révolter le public. Plutôt que de donner des règles, Gisbert donne alors pour modèle l’oraison funèbre du prince de Condé prononcée par Bourdaloue. Il arrive que l’oraison funèbre apparaisse brièvement dans d’autres traités de notre liste. Mais de telles mentions dépassent rarement une phrase ou quelques lignes. Ainsi, chez Guillaume D’Abbes 11 (de façon relativement neutre), La Bruyère 12 (où le ton se fait plus critique) ou encore Bretteville 13 (en conclusion d’un développement sur le panégyrique des saints). On peut trouver de semblables traces chez un petit nombre d’autres auteurs. Le cas le plus intéressant est celui du traité de l’Orateur Chrétien (1675) où l’auteur anonyme ne mentionne l’oraison funèbre que pour la rejeter sans hésitation : La chaire évangélique ne doit donc retentir que des louanges de Dieu et de ses saints serviteurs, e t ne peut souffrir sous quelque prétexte que ce soit celles des hommes, ou morts, ou vivants, dont la vie se sent toute entière de la corruption des enfants d’Adam. Ces beaux panégyriques et ces harangues funèbres se devraient porter ailleurs, et je fais juges ceux qui les prononcent, si cette chaire sacrée est alors la chaire de vérité 14 . Dans les autres cas, aucune mention n’est faite de l’oraison funèbre. 11 D’Abbes, Guillaume. Le Parfait Orateur. Narbonne : Martel et Besse, 1648, p. 121 (en recensant les espèces du genre démonstratif) : « L’oraison funèbre contient deux parties, la douleur et la consolation. On commence la douleur par une plainte, ou par une exclamation ; on l’achève par un triste récit des vertus de la personne morte, par la perte que le public et les particuliers en ressentent. » 12 La Bruyère. Les Caractères (1688). Chapitre « de la chaire », § 20 : « Ce qu’on appelle une oraison funèbre n’est aujourd’hui bien reçue du plus grand nombre des auditeurs, qu’à mesure qu’elle s’éloigne davantage du discours chrétien, ou, si vous l’aimez mieux ainsi, qu’elle approche de plus près d’un éloge profane. » 13 Bretteville, Etienne. L’Éloquence de la chaire et du barreau selon les principes les plus solides de la rhétorique sacrée et profane. Paris : Thierry, 1689, p. 202 : « On en doit user ainsi à l’égard des oraisons funèbres, où chaque action qu’on élève devrait être suivie d’un retour moral, qui fît sentir aux auditeurs que tout ce qu’il y a sur la terre n’est que mensonge et vanité ; et qu’il n’y a que Dieu seul qui mérite notre amour et notre attachement. » 14 L’Orateur chrétien ou traité de l’excellence et de la pratique de la chaire. Paris : Olivier de Varennes, 1675, p. 81. Pierre Ferrand 98 2 - Éléments d’analyse Plusieurs éléments frappent immédiatement l’observateur : la brièveté des développements consacrés à l’oraison funèbre ; la date tardive à laquelle la plupart d’entre eux sont écrits ; la place tenue par les auteurs « mondains » dans la théorie de ce genre. Mais ce qui marque le plus est sans doute le petit nombre de textes qui consacrent un développement séparé au genre de l’oraison funèbre. Certes, il ne s’agit pas d’une entière surprise. La thèse de Sophie Hache 15 avait déjà souligné l’absence, dans les traités relatifs au sublime, de toute réflexion théorique sur l’oraison funèbre (à l’exception de la Dissertation de Laurent Juillard, parue tard dans la période). Or un certain nombre des sources examinées dans cette étude figurent dans notre propre liste. Cette faible représentation du genre de l’oraison funèbre n’en reste pas moins curieuse, quand on connaît son développement depuis le milieu du XVI e siècle 16 ! Elle tranche également avec certaines affirmations critiques : il est ainsi inexact de dire que « ce genre était depuis longtemps l’objet de la réflexion des théoriciens qui en avaient précisé les idées-forces 17 ». On a vu le peu d’étendue de cette réflexion sur notre période, et Verdun Saulnier 18 ne mentionne guère d’autre auteur qu’Agostino Valiero 19 (1574) dans son étude sur le siècle précédent, époque où le genre se constitue dans sa forme chrétienne. Pour savoir si cette faible place est significative, il faut cependant comparer le traitement accordé à l’oraison funèbre avec celui que reçoivent les autres genres de l’éloquence sacrée : homélie, panégyrique des saints, prône, sermon de vêture, etc. De fait, les traités de notre liste sont loin de tous offrir des développements sur les différents genres pratiqués en chaire : certains décrivent uniquement les devoirs et qualités du prédicateur ; d’autres sont destinés à 15 Hache, Sophie. La Langue du ciel. Le Sublime en France au XVII e siècle. Paris : Honoré Champion, 2000. Voir en particulier, sur l’oraison funèbre : pp. 322-347. 16 Sur ce point, on pourra consulter Saulnier, Verdun L. « L’oraison funèbre au XVI e siècle », Bibliothèque d’Humanisme et de Renaissance, 1948, t. X, pp. 124-157. Sur l’état du genre à l’époque de Bossuet, voir l’introduction de Jacques Truchet à Bossuet, Oraisons funèbres. Paris : Gallimard, « Folio classique », 2004. 17 Gallina, Bernard. « Introduction » à son édition de Jules Mascaron, Oraisons funèbres. Fasano : Schena editore, 2002, p. 37. Il ne cite ensuite que Richesource. 18 V. L. Saulnier, op. cit., pp. 137-140. 19 Valiero, Agostino. De rhetorica ecclesiastica. Venise, 1574. Une traduction de cet ouvrage a été publiée à Paris en 1750. Voir notamment les pp. 90-96 de cette traduction. L’oraison funèbre dans les traités sur la prédication au XVII e siècle 99 un public, comme les missionnaires, peu susceptible de prononcer des oraisons funèbres. Mais un certain nombre de traités ignorent l’oraison funèbre, alors même qu’ils traitent ou mentionnent tous les autres genres. C’est le cas de Gilles Du Port, tant dans sa Rhétorique française (1675), où l’on ne trouve aucune trace de l’oraison funèbre dans sa typologie des genres 20 ; que dans son Art de prêcher (1682), alors qu’il consacre des développements à presque tous les genres possibles, comme le signale le soustitre de l’ouvrage : « contenant diverses méthodes pour faire des sermons, des panégyriques, des homélies, des prônes, de grands et de petits catéchismes, avec une manière de traiter la controverse ». Le terme « panégyrique » n’y désigne jamais que celui des saints. C’est aussi le cas chez Dominique de Mongelet, dans La Science de la chaire évangélique (1687). La troisième partie de cet ouvrage propose des règles pour neuf genres de sermons (sections 8 à 16) : sermon de moral, panégyrique, sermons sur les mystères, sermon de controverse, etc. Ici encore la section consacrée au panégyrique (section 9), porte uniquement sur l’éloge des saints. C’est encore le cas pour Albert de Paris, dans La Véritable manière de prêcher 21 (1691). La prédication a trois buts (faire croire, faire agir, faire honorer) correspondant à autant de genres : le genre instructif comprend notamment les sermons sur les mystères et les sermons de controverse ; le genre moral encourage la pratique de la vertu et la fuite du vice (c’est le sermon « habituel ») ; le genre exornatif sert lui à « relever les belles actions et faire le panégyrique d’un saint ». Dans la deuxième partie de l’ouvrage, un certain nombre de pages sont consacrées au panégyrique des saints et à l’homélie, mais encore une fois, nulle trace de l’oraison funèbre. Dans le genre démonstratif, seul le panégyrique des saints semble accepté comme vraiment légitime. Certes, ce panégyrique est lui-même l’objet de critiques 22 : il est régulièrement présenté comme « l’écueil » des prédicateurs ; on lui reproche son emphase et son manque de sincérité. Mais le panégyrique des saints possède certains avantages qui font défaut à l’oraison funèbre. Tout d’abord, il s’intègre étroitement dans le 20 Du Port, Gilles. Rhétorique française, contenant les principales règles de la chaire. Paris : Le Monnier, 1675, livre I, chapitre XI : « Des genres de la rhétorique de la chaire », pp. 19 sq. Ainsi parlant du genre démonstratif : « le genre démonstratif regarde la louange des saints, c’est là sa matière ». Et p. 191 : « La seconde manière de prêcher regarde le genre démonstratif, qui consiste (...) à louer les belles actions des saints pour porter à les imiter. » 21 Albert de Paris. La Véritable Manière de prêcher selon l’esprit de l’Évangile. Paris : Couterot, 1691, pp. 38 sq. 22 Voir Truchet, Jacques. Bossuet panégyriste. Paris : Cerf, 1962, pp. 13-41. Pierre Ferrand 100 cadre de la célébration liturgique. Comme le dit Jacques Truchet : « Il constitue l’un des éléments essentiels de sa célébration [celle du saint], au même titre que les leçons du bréviaire, les oraisons de la messe, les ostensions de reliques et les processions 23 . » Par ailleurs, dans le panégyrique d’un saint, la personne louée est forcément irréprochable : la seule chose que l’on puisse critiquer est la forme de l’éloge. Enfin, si la pompe qui caractérise le genre peut être critiquée ou moquée, elle reste fondée dans le dogme. L’oraison funèbre, qui partage les critiques adressées au genre panégyrique en général, ne peut se prévaloir de la même légitimité. Par ailleurs, nombreux sont les appels, tout au long du siècle, à une plus grande simplicité en chaire. On ne cesse d’opposer prédication « à la mode » et prédication « évangélique » : cette distinction est presque un topos dans les traités consacrés à l’éloquence sacrée. Vers la fin de notre période, on remet parfois en cause le bien-fondé du « grand sermon » pour lui préférer l’homélie 24 . On comprend que l’oraison funèbre soit victime de cette atmosphère, plus que le panégyrique des saints. La composante profane de l’oraison funèbre semble également poser un important problème à nos auteurs. Cette gêne est sensible dans le silence des uns ; dans la brièveté des développements dont l’oraison funèbre fait l’objet ; dans leur apparition tardive ; dans le fait que des auteurs « mondains » figurent parmi les théoriciens du genre (Bary, Ortigue, Richesource ne sont pas des ecclésiastiques ; quant à Villiers, qui était certes abbé, le choix du vers suggère que son ouvrage s’adressait moins aux prédicateurs qu’à un public mondain). Cette gêne est aussi formulée de manière directe. Gisbert considère que le genre n’a pas naturellement sa place dans la chaire : Les oraisons funèbres, à proprement parler, n’appartiennent pas de leur nature à l’éloquence de la chaire ; on peut dire que ce sont des enfants qu’elle a adoptés : la flatterie, ou du moins la complaisance pour les grands, 23 Ibid., p. 14. 24 Voir Desbords des Doires, Olivier. De la meilleure manière de prêcher. Paris : Boudot, 1700, « Avertissement » (non paginé) : « Quel est donc le but qu’on s’y est proposé ? C’est de chercher la cause du dégoût que l’on a conçu dans notre siècle pour les sermons suivis et méthodiques ; c’est d’examiner si ce dégoût est bien fondé, et si pour y remédier, il est à propos de bannir de la chaire ces sortes de discours, et de substituer l’homélie en leur place, comme tant de gens le prétendent. » Voir aussi, pour sa promotion de l’homélie : Le Fée, André. Idée des prédicateurs. Rouen : Besongne, 1701, pp. 130-133. L’oraison funèbre dans les traités sur la prédication au XVII e siècle 101 les a introduites dans le sanctuaire ; la coutume les a autorisées ; et la religion enfin les a consacrées 25 . Villiers 26 semble exprimer une idée similaire quand il recommande de fuir l’oraison funèbre pour lui préférer le panégyrique des saints. Gaichiès 27 paraît tenté par un rejet complet. Seul Juillard du Jarry semble vraiment assumer la présence de l’oraison funèbre en chaire, cette pratique lui semblant, comme on l’a vu, autorisée par l’Écriture et par les pères. On plaint généralement les prédicateurs qui doivent prononcer une oraison funèbre : le mort est rarement un parfait chrétien. Le thème est si commun qu’on le trouve chez les orateurs eux-mêmes. Pour ne parler que des auteurs de notre liste, on trouve une plainte de ce type chez Jean Gaichiès : L’orateur exact et d’une conscience tendre évite ces discours, comme des écueils non seulement de l’éloquence, mais plus encore de la piété, et de la sincérité. S’il est forcé de les faire, il s’y réduit à gémir et prier pour ces prétendus héros 28 . Ou encore chez Blaise Gisbert : Je ne suis pas si hardi que de vouloir enlever aux prédicateurs un si beau champ à leur éloquence ; mais je ne puis m’empêcher de plaindre tout orateur chrétien, qui se trouve obligé à courir une telle carrière. Il risque, ou de soutenir mal son caractère, ou de contribuer bien peu à la gloire de son héros 29 . Toutefois, dans ce deuxième cas, l’expression de la plainte n’est pas une façon de jeter un discrédit général sur la pratique de l’oraison : Gisbert admire Fléchier et présente très positivement ceux qui s’illustrent dans cet emploi. Ce qui motive la plainte, ce n’est pas tant une forme de compromission avec le profane, que la difficulté de l’entreprise. 25 Gisbert, Blaise. L’Éloquence chrétienne dans l’idée et dans la pratique. Lyon : Boudet, 1715, p. 238. Voir aussi, p. 240 : « Une oraison funèbre est un mélange du sacré et du profane. » 26 Villiers, Pierre (de). « L’Art de prêcher », Poèmes et poésies de ****. Paris : Collombat, 1712, p. 86 : « Veux-tu voir dans la chaire un éloge goûté, / Laisse là des pécheurs périr la vanité, / Pleure sur leur tombeau, donne-leur tes prières, / Et cherche dans les saints de plus dignes matières. » 27 Gaichiès, Jean. La Prédication ou maximes sur le ministère de la chaire. Paris : Cavelier, 1712, p. 175 : « Peut-on louer des hommes imparfaits, ou même vicieux, dans un lieu que Dieu remplit tout de sa majesté ? L’encens qu’on prend sur l’autel ne doit brûler que pour le Seigneur. » 28 Ibid., pp. 175-176. 29 B. Gisbert, op. cit., p. 238. Pierre Ferrand 102 Nombre de remarques portent, dans nos traités, sur la personnalité de celui qu’on loue. Pour Gaichiès, on ne devrait louer que ceux qui le méritent : « Après la mort, c’est le temps de louer les hommes, s’ils sont louables 30 . » Il regrette que « les oraisons funèbres ne se consacrent qu’à la mémoire des grands, qui souvent ont scandalisé par des vices énormes et publics 31 . » Cette position rappelle celle exprimée par La Bruyère, regrettant qu’on loue les puissants et non les gens vertueux : « Devrait-il suffire d’avoir été grand et puissant dans le monde pour être louable ou non, et, devant le saint autel et dans la chaire de la vérité, loué et célébré à ses funérailles 32 ? » Quant à Pierre de Villiers, il recommande de ne louer que des héros indiscutables : « Cherche donc un héros qui t’offre plus qu’un nom, / Qui soit tel que Turenne, ou tel que Lamoignon, / De qui, de son vivant partout la voix publique, / Ait longtemps avant toi fait le panégyrique 33 . » On s’interroge également sur la place à donner, dans le discours, aux défauts ou aux fautes du mort, quand ils sont de notoriété publique. Ainsi, pour Gaichiès 34 : « Si le personnage dont on loue les vertus a eu des défauts marqués, et que l’auditeur lui reproche en secret, il ne faut pas les dissimuler. » Au contraire : « On les laisse entrevoir, en implorant sur eux la miséricorde divine, et inspirant aux vivants la défiance de leur propre faiblesse. » On trouve des considérations similaires chez Juillard, Gisbert ou encore Bary. On trouve certes quelques remarques sur le style (notamment chez Juillard et Gisbert), quelques idées de plans-types pour aider à la composition du discours (notamment chez Bary), la mention des différents thèmes qui doivent former le corps de l’oraison funèbre (déploration, consolation, éloge), mais une grande partie des développements consacrés à l’oraison funèbre dans nos traités semble avoir trait à cette présence problématique d’un élément profane dans la chaire. 30 J. Gaichiès, op. cit., p. 174. 31 Ibid., pp. 174-175. 32 La Bruyère. Les Caractères, « De la chaire », § 20. On pense également au soulagement exprimée par Bossuet au début de l’oraison funèbre du père Bourgoing (p. 43 dans l’édition des Oraisons funèbres donnée par Jacques Truchet) : « Je commencerai ce discours en faisant au Dieu vivant des remerciements solennels de ce que la vie de celui dont je dois prononcer l’éloge a été telle par sa grâce que je ne rougirai point de la célébrer en présence de ses saints autels et au milieu de son Église. » 33 P. de Villiers, op. cit., p. 85. 34 J. Gaichiès, op. cit., p. 177. L’oraison funèbre dans les traités sur la prédication au XVII e siècle 103 Il n’est pas question de dire ici que l’orateur du XVII e siècle se trouvait dépourvu de règles au moment de s’attaquer à la composition d’une oraison funèbre. Le genre était établi, et l’on en connaissait les passages obligés. Le prédicateur pouvait également s’appuyer sur les nombreux traités consacrés à l’éloquence de la chaire en général et sur les règles relatives au genre démonstratif. Mais on sera légitimement surpris de constater la faible part tenue, en nombre comme en étendue, par le genre de l’oraison funèbre dans les traités théoriques de l’époque. De fait, le mélange du profane et du religieux qui caractérise ce genre semble avoir posé de nombreuses difficultés aux théoriciens de l’éloquence sacrée : la question de ce mélange occupe d’ailleurs une grande partie des développements consacrés à l’oraison funèbre. Si l’oraison funèbre est bien perçue comme un genre à part entière, répondant à des règles spécifiques, celles-ci n’apparaissent guère dans les traités sur l’éloquence de la chaire. Ainsi, plus que vers les écrits théoriques, souvent tardifs et décevants, c’est sans doute vers les textes eux-mêmes qu’il convient de se tourner : seule une étude systématique du vaste corpus qui nous est parvenu permettrait de saisir les grandes constantes et les évolutions du genre tout au cours du siècle.
