Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2015
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Le clergé et l’oraison funèbre en France au XVIIe siècle
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2015
Stefano Simiz
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PFSCL XLII, 82 (2015) Le clergé et l’oraison funèbre en France au XVII e siècle S TEFANO S IMIZ (U NIVERSITÉ DE L ORRAINE - CRULH) L’étude historique de la prédication aux temps modernes est en plein renouveau et on appréhende désormais avec toujours plus de précision l’importance d’un phénomène situé au croisement des aspirations pastorales et des logiques sociales et de pouvoir, partout présent 1 . Il faut toutefois admettre que ces récents travaux n’ont guère privilégié jusque-là l’oraison funèbre, peut-être parce qu’elle est, à tort, par trop assimilée à une production littéraire à succès, dont la lecture est en quelque sorte dématérialisée, qu’à une expression orale contextualisée. Pourtant, les publics du XVII e siècle en sont incontestablement friands, en particulier depuis la fin des Guerres de Religion, et l’Église la reconsidère avec d’autres yeux à la fois comme un moyen de défense contre les protestantismes et un outil supplémentaire d’une grande utilité pour la réforme du catholicisme 2 . Parfait contemporain de cette affirmation ambiguë d’une oraison funèbre favorisant d’un côté la réputation de l’orateur et du défunt, et suscitant de l’autre une profonde interrogation sur le rapport qu’elle entretient avec les autres formes plus classiques du sermon, La Bruyère constate : Une oraison funèbre n’est aujourd’hui bien reçue du plus grand nombre des auditeurs, qu’à mesure qu’elle s’éloigne davantage du discours chrétien, ou 1 Parmi les travaux français : Brian, Isabelle. Prêcher à Paris sous l’Ancien Régime, XVII e - XVIII e siècles. Paris : Classiques Garnier, 2014 ; Arnold, Mathieu (dir.). Annoncer l’Evangile ( XV e - XVII e s). Permanences et mutations de la prédication. Paris : Cerf, 2006 ; Simiz, Stefano. Prédication et prédicateurs dans les capitales de la France de l’Est. Mémoire inédit d’HDR, Université Nancy 2, 2010 (livre en préparation aux P.U. du Septentrion, 2015). 2 Nous renvoyons à Saulnier, Verdun-Louis. « L’oraison funèbre au XVI e siècle », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, X, 1948, pp. 124-157, ainsi qu’à Hennequin, Jacques. Henri IV dans ses oraisons funèbres ou la naissance d’une légende. Paris : Klincksieck, 1977. Stefano Simiz 108 si vous l’aimez mieux ainsi, qu’elle approche de plus près d’un éloge profane 3 . Les réflexions à suivre n’ont qu’une ambition modeste, celle d’observer l’oraison funèbre, sa pratique et son rang, les questions qu’elle pose aussi, en se plaçant résolument du côté de ceux qui sont chargés de la faire : les clercs. À cet effet, quelques sources sont privilégiées. Il s’agit d’abord des nombreux traités et outils élaborés sur trois siècles pour assister les prédicateurs dans leur office ou traiter plus généralement des questions d’éloquence ; puis des oraisons funèbres d’un vaste XVII e siècle (1580-1720), livrées à l’impression, pour la plupart prononcées dans les provinces orientales de Champagne et de Lorraine. Quant à la démarche, par force sélective et incomplète, elle interroge en premier lieu le statut incertain d’un genre certes bien installé dans le paysage des oralités officielles, mais souvent décrié ou suscitant la méfiance ; il faut ensuite se pencher sur le discours funèbre consacré à un ecclésiastique, lequel doit sinon dégager l’exemplarité du défunt pasteur, du moins justifier l’utilité de son action pour l'avancement de la mission de l’Eglise. Un objectif pas toujours aisé à atteindre, de l’ordre du défi ; enfin, il faut observer la relation existante entre l'orateur et son sujet, à la fois personnelle et conjoncturelle. Entre panégyrique et oraison funèbre, contours et enjeux d’un genre Une opinion commune considère que l’oraison funèbre aurait trouvé ses lettres de noblesse en France sous le règne personnel de Louis XIV, grâce notamment à l’apport de Bossuet 4 . L’affirmation a son importance, même si elle est certainement simplificatrice, pour autant elle ne résout ni la question de l’origine du genre oratoire funéraire, ni n’explicite la place que le clergé catholique lui accorde dans une éloquence sacrée elle-même, nous l’avons vu, en plein renouveau. Il est à ce propos assez remarquable de noter que dans l’un des principaux traités produits en accompagnement de l’application de la réforme tridentine, le Modo di comporre una predica (1584, traduit en français par Chappuys en 1609 sous le titre L’art de prêcher), François Panigarole ne lui accorde pas d’attention particulière. Sans doute ne considère-t-il pas que cette forme d’éloge entre dans la 3 La Bruyère. Les caractères, extrait tiré de l’édition de 1691 commentée et annotée par Pierre Ronzeaud. Paris : Librairie Générale Française, 1985, p. 422. 4 Avant d’entreprendre notamment la publication des oraisons funèbres de l’évêque de Meaux, Jacques Truchet a composé La prédication de Bossuet. Etudes des thèmes. Paris : Cerf, 1960, 2 volumes. Il s’agit d’une œuvre historique centrée sur son art de prédicateur. Le clergé et l’oraison funèbre en France au XVII e siècle 109 catégorie des prises de parole à caractère évangélique, proprement apostoliques et immédiatement utiles aux auditeurs 5 . Il n’est pas le seul à raisonner de la sorte, une même opinion ressort par exemple du De eloquentiae sacrae et humanae parralela du jésuite Nicolas Caussin (1619). Cherchant à « dessiner l’effigie de la Parole catholique », à en préciser les contours et la singularité, il hiérarchise tous les genres existants. L’éloquence existe à travers trois genres oratoires : le pédagogique, le profane et, au sommet, le sacré. Au sein de ce dernier ensemble on trouve l’homélie, le sermon, la controverse ou encore le panégyrique, mais pas l’éloge qui, associé au plaidoyer des avocats, appartient à la seconde catégorie 6 . À ses yeux, comme à ceux de la plupart des nombreux réformateurs catholiques, l’oraison funèbre est certes une prise de parole impliquant un clerc choisi, de nature institutionnalisée et publique, mais elle ne peut être placée exactement sur le même plan que le reste de la prédication chrétienne. Pour autant, même considérée comme moins nécessaire sur un plan pastoral, l’oraison funèbre des grands est très prisée et s’est déjà imposée dans la seconde moitié du XVI e siècle. Nombreux sont les ténors de la chaire qu’on emploie à l’occasion de funérailles d’importance, pour en rehausser la solennité, et qui ne dédaignent pas de s’y investir. Constater l’importance de l’oraison funèbre n’exonère en rien de la critiquer. Avant même de songer à l’améliorer, on ne se prive pas d’en relever les faiblesses. Grand réformateur de la pastorale de terrain dans les Pays-Bas espagnols, l’évêque d’Arras François Richardot (1561-1574) trace une frontière en précisant qu’elle appartient à la catégorie du discours d’apparat, élément parmi d’autres de la pompe funèbre 7 . Témoignant avec recul sur son exercice, puisqu’il écrit après 1750, Joseph-Romain Joly fait un lien direct entre « la passion de briller qui fait manquer le but aux prédicateurs modernes », laquelle n’a cessé de s’accroître au long du XVII e siècle, et la crise de la prédication devenue trop clairement un spectacle mondain au siècle suivant. Ce défaut ou détournement de la finalité réelle de la prédication a un responsable 5 L’art de prêcher et bien faire un sermon, fait par RP. François Panigarole, Mineur observantin, et traduit par Gabriel Chappuys. Paris, 1586. Adressé aux religieux se préparant à cette mission de la parole, le traité insiste à la fois sur la matière évangélique, la manière de préparer et de diviser un bon sermon. 6 Fumaroli, Marc. L’Âge de l’éloquence. Genève : Droz, 2002, p. 286. 7 Duflot, Léon. Un orateur du XVI e siècle, François Richardot, évêque d’Arras. [Arras : Sueur-Charruey, 1897] Genève : Slatkine reprints, 1971. L’augustin Richardot avait prononcé l’un des sermons funèbres de Charles Quint en français (Lafage, Franck. Le théâtre de la mort. Lecture politique de l’apparat funèbre dans l’Europe du XVI e au XVIII e siècle. Paris : Harmattan, 2012, p. 47). Stefano Simiz 110 toute désigné : « on pretend, ajoute-t-il, que ce sont les oraisons funèbres qui l’ont introdui[t] dans les chaires 8 ». Malgré le procès d’intention fait à ce mode oratoire, les théoriciens de la chaire ne peuvent ni ignorer son importance ni freiner son développement. Ils s’évertuent plutôt à vouloir encadrer l’efficacité par de constants parallèles avec le genre du panégyrique. La comparaison semble naturelle, si ce n’est que le panégyrique relève de l’éloquence sacrée alors que l’oraison se consacre à un sujet profane. Là aussi, le rapport prend la forme d’influences réciproques et possiblement négatives. Ainsi le rapprochement de l’oraison avec le panégyrique est souvent cité comme l’origine de la perversion même du second : « les éloges des saints étant analogues à ceux des héros, on a fait passer dans les panégyriques la pompe et l’éclat des oraisons funèbres ». Estimant que le défaut s’aggrave avec le succès des meilleurs éloges imprimés, aisément accessibles à tous, Joly conclut non sans excès : « si vous demandez un Panégyrique, ils [les orateurs mondains] ont recours aux oraisons funèbres ; celles de Turenne et d’Anne d’Autriche leur serviront à faire l’éloge de saint Dominique ou de saint François 9 » ! Plusieurs décennies avant Joly, Fénelon abordait déjà ce risque dans son Dialogue sur l’éloquence (1718). On sait qu’il entendait réagir, par cet écrit, à l’aspect trop formel de la plupart des sermons, regardés comme des mécaniques efficaces mais froides, artificielles et manquant d’émotion. Or, un tel appauvrissement, attribué sans le dire à la volonté de briller en chaire, toucherait aussi l’éloge des saints, prisonnier de « tous ces panégyriques guindés qu’on voit d’ordinaire » ; au point que « souvent les auditeurs s’en retournent sans savoir la vie du saint dont ils ont entendu parler pendant une heure ». Seul remède à ce défaut de contagion, « peindre le saint au naturel, le montrer tel qu’il a été dans tous les âges, dans toutes les conditions et dans les principales conjonctures où il a passé 10 ». Il reste que, reconnus par l’Église, bienheureux et saints ont leur place dans une prise de parole débitée depuis le haut d’une chaire. Même défaillant, le panégyrique hagiographique garde toute sa légitimité et si l’orateur est en peine d’inspiration pour bien le préparer, il peut trouver, pour l’aider, une matière triée et de qualité dans de nombreux guides 8 Joly, Joseph-Romain. Histoire de la prédication ou la manière dont la Parole de Dieu a été prêchée dans tous les siècles. Amsterdam : Lacombe, 1767, p. 526. 9 Ibid., p. 527. 10 Fénelon. Dialogue sur l’éloquence en général et sur celle de la chaire en particulier, in Œuvres, t. I, éd. J. Le Brun. Paris : NRF - Pléiade, 1983, pp. 86-87. Le clergé et l’oraison funèbre en France au XVII e siècle 111 publiés à cet effet 11 . Il en va moins automatiquement dans le cadre d’une oraison funèbre, car chaque vie est par définition unique et il faut éviter de se copier les uns les autres, d’être plagiaires, ou plus encore être gratuitement élogieux pour contenter l’auditoire 12 . Ce dernier défaut discrédite durablement l’oraison funèbre aux yeux de certains. C’est après avoir relu et entendu un bon nombre de ces discours en vogue depuis Bossuet que Jean- François Marmontel regrette que « l’on a[it] quelquefois entendu célébrés en chaire des hommes que la voix publique n’avait jamais loués de même, et qu’elle était loin de bénir 13 ». Parmi tant d’autres au XVII e siècle, La Bruyère pointe de la plume cet insupportable décalage entre la vie réelle et un propos dithyrambique, pomme de discrédit de l’oraison : Devoit-il suffire d’avoir été grand et puissant dans le monde pour être louable ou non, et devant le saint autel et dans la chaire de vérité, loué et célébré à ses funérailles ? N’y-a-t-il point d’autre grandeur que celle qui vient de l’autorité et de la naissance ? Qu’on ne s’y trompe pas, le moraliste ne remet pas en question l’utilité des discours funéraires. Il propose plutôt d’en corriger le principal défaut en élargissant le cercle des bénéficiaires à tout honnête homme jugé méritant par la grâce de ses actes : Pourquoi n’est-il pas établi de faire publiquement le panégyrique d’un homme qui a excellé pendant sa vie dans la bonté, dans l’équité, dans la douceur, dans la fidélité, dans la piété 14 ? Non sans précaution et exigence, il n’est donc plus scandaleux que l’oraison déborde le cadre prédéfini des hommes d’État, courtisans et autres grands guerriers pour s’intéresser à d’autres groupes sociaux, notamment celui des ecclésiastiques d’importance, évêques et dignitaires du Premier ordre. Soutenant le choix du Collège de Navarre qui lui a commandé l’oraison de Nicolas Cornet - « on ne doit pas s’étonner si cette maison royale ordonne un panégyrique (sic) à M e Nicolas Cornet, son Grand Maître » -, Bossuet assure à son tour que « ceux qui ont vécu dans la dignité et dans les places 11 Évoquons à ce propos le succès de La bibliothèque des prédicateurs du jésuite Vincent Houdry (1712-1725). Imiter le sermon d’un prédicateur qui s’est rendu célèbre sur le même thème est une garantie. 12 Certains estiment en effet que le sermon est un art facile, au contraire du plaidoyer, car le public est conquis d’avance. Le comportement de thuriféraire amplifierait alors le défaut. 13 Marmontel, Jean-François. « De l’oraison funèbre », Principes d’éloquence de Marmontel. Paris : Nicolle, 1809, p. 167. 14 La Bruyère. Les caractères […], op. cit., p. 422. Stefano Simiz 112 relevées, ne sont pas les seuls des mortels dont la mémoire doit être honorée par des éloges publics 15 ». Le capucin Dorothée débute ainsi son oraison en faveur de Georges l’Egyptien, un obscur chanoine mussipontain, sauf aux yeux de ses proches. Puisqu’il « ne faut pas […] que la mort des grands hommes demeure cachée dans leurs tombeaux, il est de la justice publique de produire leurs images, afin qu’on se rappelle souvent le souvenir et qu’on tâche de leur donner l’immortallité qu’ils ont mérité ». Si l’homme a été modeste, humble et vertueux, « il ne peut nous deffendre de parler et nous ne pouvons nous taire sans manquer à ce qu’on luy doibt ». « Plus il a voulu se cacher pendant sa vie, plus il est digne de paroistre après sa mort 16 ». En effet, comme ce n’est pas le défunt qu’on doit louer en vérité dans l’éloge, mais Dieu qui a tout permis, la notion de mérite est doublement (socialement et théologiquement) à reconsidérer 17 . Pour l’oratorien Jean Gaichiès, auteur des Maximes sur l’éloquence de la chaire (1711), avec la perte récente du « héros », « la douleur parle d’ellemême 18 ». On ne peut pourtant pas en rester à ce premier stade, sensible tant chez l’auditeur que l’orateur. La relecture d’une grande vie cléricale doit d’abord servir à tous ceux qui la pleurent, membres de l’Église en tête. 15 Oraison funèbre de Messire Nicolas Cornet, Grand Maître du collège de Navarre, tirée des Sermons, panégyriques et oraisons funèbres de J.B. Bossuet, t. VII. Versailles : Lebel, 1816, p. 615. Cornet est à l’origine des cinq propositions condamnées de l’Augustinus, mais c’est un autre aspect de sa vie que l’orateur souligne d’emblée afin de justifier l’oraison. Il précise « [qu’] avoir mérité les dignités - comprenez une « Prélature » - et les avoir refusées, c’est une nouvelle espèce de dignité, qui mérite d’être célébrée par toutes sortes d’honneurs ». 16 Oraison funèbre de Feu Messire Georges l’Egyptien Bachelier en Théologie, Ancien curé de Vandiere, Chanoine et Prevost de l’Insigne Collégiale de Sainte Croix du Pont-à- Mousson & directeur des Dames de la Visitation Sainte Marie de cette même ville […] par le R.P. Dorothée de Neuf-Château du S. Ordre des capucins le 14 mars 1691. S. l., s. d., p. 2. Bossuet disait déjà pour Cornet : « nous allons produire au grand jour, malgré votre humilité, tout ce trésor de vos grâces, d’autant plus riche qu’il est plus caché » (Oraison funèbre de Messire Nicolas Cornet […], op. cit., p. 617). 17 Arnauld, Antoine, dans l’Eloge funèbre de M. Arnauld d’Andilly prononcée à Port- Royal en septembre 1674 (Œuvres de Messire Antoine Arnauld, t. XXVI. Paris : 1779, p. 61) dit « [qu’] élever la créature en elle-même : ce seroit une espece d’idolâtrie ». 18 Gaichiès, Jean. Maximes sur l’éloquence de la chaire, 2 nde édition. Nancy : J.B. Cusson, 1729. Le clergé et l’oraison funèbre en France au XVII e siècle 113 Louer le bon pasteur : un défi et un devoir Auteur de nombreuses oraisons funèbres, Antoine Anselme aimait à commencer certaines d’entre elles en démontrant qu’elles étaient particulièrement adaptées à l’éloge des hommes d’Église. En effet, « quand je rappelle dans ma mémoire l’antiquité ecclésiastique sur les éloges que les vivans ont fait des morts, je remarque trois motifs qui les ont portez à remplir ce devoir de la charité chrétienne : la Dignité, la Piété et l’Amitié 19 ». Fulgence de Bellegarde estime que l’honoré doit « avoir laissé une excellente odeur de piété », s’être comporté en « ami de Dieu 20 ». Encore faut-il que le clerc célébré mérite la série de louanges qu’on lui destine car, si la règle du bon parler veut à la fois que l’orateur se détache de son sujet et ne se comporte pas en adulateur mal averti, cette condition-là est première. « Si celui dont on loue les vertus a eu des défauts marqués, il ne faut pas les dissimuler » dit Gaichiès. Peut-on alors rendre grande une mort suspecte ? Dans ses Maximes, Jean Gaichiès aborde ce risque inhérent au discours funéraire prononcé en chaire, surtout dédié aux ecclésiastiques. « Après la mort, écrit-il, c’est le temps de louer les hommes s’ils sont louables », mais « La Religion ne souffre pas, qu’en présence du Saint Autel, et au milieu des saints Mystères, on fasse l’éloge de ceux qui ont toujours mal vécu ». En effet, « à chaque mot, l’Auditeur contrediroit en secret ces louanges injustes 21 ». Le mauvais pli est certainement répandu, si fréquent même que l’orateur en soit au point de préciser et son sentiment et son désir de ne pas l’entretenir présentement. Antoine Arnauld exprime avec clarté ce risque de l’éloge en faux miroir dans le préambule de celui consacré à son frère : Il n’y a guère de chose dont on abuse d’avantage que des louanges, et surtout de celles qu’on a accoutumé de donner aux morts au milieu des saints Mystères. On se couvre de gloire pour des actions qui les ont couverts devant Dieu de confusion et de honte ; et souvent ce qui est la cause de leur punition en l’autre monde […]. Rien n’est plus contraire à la Religion que ces sortes de panégyriques 22 . Nombreux sont les prélats à vivre à la cour et à se comporter en évêques trop mêlés aux affaires séculières du monde. Alors l’orateur sacré digne de ce nom ne doit pas masquer l’évidence de vies de seigneurs plus que de 19 Anselme, Antoine. Recueil d’oraisons funèbres. Paris : L. Josse, 1701, Oraison funèbre de M. de Fieubet, pp. 405-406. 20 Oraison funèbre de Mgr François Amédée […], op. cit., p. 2. 21 J. Gaichiès, Maximes […], op. cit., p. 146. 22 Éloge funèbre de M. Arnaud d’Andilly […], op. cit., p. 61. Stefano Simiz 114 pasteurs, tout en remettant en perspective leur action. Hubert Meurier, s’exprimant au sujet de Louis de Guise tué à Blois en 1588 admet : « quant à la vie, je ne vous en veux rien dire. Lon ne peut nier qu’il n’ait été un homme comme un autre 23 ». Mais n’était-ce pas le prix à payer en ces années ligueuses où la foi catholique et l’Église étaient attaquées et menacées jusqu’au sommet de l’État ? De même les deux autres oraisons rémoises de 1621 en hommage à Louis de Guise mort à Saintes dans la guerre contre les huguenots vantent-elles le prince défenseur en oubliant l’évêque. Sainte Marie rapporte à haute voix les murmures d’indignation certainement répandus à l’égard du prélat : « je sçay bien que plusieurs se sont formalisez, mesmes offensez, qu’estant de l’estat ecclésiastique, il a voulu prendre les armes defendües aux gens d’Église ; mais ils ne considerent pas les motifs qui l’ont poussé à cela ; assavoir le zele de la Religion catholique et le tendre amour qu’il portoit à la personne de son Roy 24 ». Le théologal Parent lui fait écho en renforçant l’idée d’une mission providentielle divine supérieure qui se serait imposée à lui. Sans rougir, il estime que cet homme choisi pour une double mission fut « egallement digne et de porter l’Espée dans les armees, et la Crosse et la Croix dedans l’Église 25 ». Sans atteindre un tel décalage entre la dignité épiscopale réaffirmée par le Concile de Trente et certaines attitudes, l’éloignement physique du prélat de son lieu de mission et de résidence représente une imperfection encore fréquente. L’orateur ne peut l’ignorer, il traite alors cet élément non sans embarras. Fromentières fait ainsi d’Antoine Barberin (1657-1671), archevêque absentéiste de Reims, un portrait où domine le cardinal prince d’Église puis le protecteur des affaires de France. Il n’aborde que dans un troisième temps son activité comme titulaire du siège de saint Remi, et encore de manière courte puisque dix pages à peine sont consacrées à cette dimension. Elle s’ouvrent sur cet aveu d’impuissance à en dire plus : « Mais 23 Lamentation ou petit sermon funèbre prononcé en l’Eglise Nostre Dame de Reims […], cité par Frezet, Antoine. « Le chanoine Hubert Meurier, doyen de l’Eglise de Reims et de la Collégiale de Saint Dié (1535-1602) », Nouvelle Revue de Champagne et de Brie, 1920, p. 15. 24 Oraison funèbre prononcée en l’Eglise Saint Pierre aux Nonnains de Reims le 26 juillet […] par Gabriel de Sainte Marie, Evesque d’Archidal, cy-devant suffragant et vicaire général dudit seigneur. Reims : 1621, fol. 14r°. 25 Oraison funèbre sur le trespas de Tres hault et Tres illustre Prince Louis de Lorraine […] prononcée le 26 juillet à l’Eglise de Reims par M. Guillaume Parent, Doyen et Chanoine théologal de ladite Eglise. Reims : 1621, fol. 9r°. La question licite ou illicite du port d’armes par un clerc a été récemment traitée par Olivier Chaline, « Etre homme d’Eglise et porter les armes à l’époque moderne », communication au colloque de Nancy, octobre 2013, Jalabert, Laurent et Simiz, Stefano (dir.). Armée et religion, XV e - XX e siècles. Actes à paraitre aux PUR, 2015. Le clergé et l’oraison funèbre en France au XVII e siècle 115 c’est icy que je debvrois me taire, et finir son Éloge » car, dit-il à son auditoire, « vous avez tous esté le sujet ou le temoin de son zèle ». Le portrait du bon prélat se limite alors à deux points : il ne s’est pas comporté en « mercenaire » pillant les revenus de son bénéfice sans rien lui rendre en retour ; il a eu l’intelligence de se choisir en 1668 un bon coadjuteur, Charles-Maurice Le Tellier, frère de Louvois, pour pallier ses absences répétées 26 . Le père Cathalan aussi fait de Charles-Joseph de Lorraine, primat de Lorraine, mais également grand-prieur de Castille, évêque d’Osnabrück et archevêque métropolitain de Trêves, un brillant défenseur du catholicisme européen, parfait rejeton de « l’auguste Maison d’Autriche » : « Je parle dans la chaire de vérité, mais je parle d’un Prince, persécuteur déclaré du mensonge et de l’erreur », dont les combats ne pouvaient se cantonner au seul espace pastoral 27 . Comme l’a suggéré Joseph Bergin, « in principle, at least, French bishops had far fewer excuses for non-residence », car, entre 1580 et 1730, « since very few of them held political office at court or outside their dioceses 28 ». Même si la présence ordinaire d’un évêque ne doit pas être automatiquement interprétée comme le gage d’une pastorale efficace, et que l’organisation de curies épiscopales « bien-huilées » pallie de nombreux problèmes liés à l’éloignement du titulaire 29 , la norme du « bon prélat » efficace passe avant tout par la résidence, ce qu’une oraison funèbre ne peut ignorer. Rien de plus probant alors que de correspondre pour cette raison ou une autre aux grandes icônes que sont François de Sales et plus encore Charles Borromée, canonisé en 1610. Si André Valladier n’y fait pas ouvertement allusion lors des funérailles d’Anne d’Escars en 1612, en revanche le Parlement français de Metz ne s’en prive pas dans l’épitaphe qu’il commandite : « Cy gist un Cardinal […] Bon François, bon prelat, et de Rome et de Metz / Bon vivant, bon mourant, et si bon qu’à jamais / Il sera par tout un seco[n]d 26 Oraison funèbre de M. le Cardinal Antoine Barberin prononcée dans l’Eglise de Reims, Œuvres meslées de messire J. Louis de Fromentières, évêque d’Aire et prédicateur ordinaire de sa Majesté. Paris : 1690, pp. 162-169. 27 Oraison funèbre de Très Haut, Très Puissant et Très Excellent prince Charles-Joseph de Lorraine Electeur, Archevêque de Trèves, Evesque d’Osnabrück, Grand Prieur de Castille et Primat de Lorraine, prononcée le 25 janvier 1716 à la Primatiale de Nancy en présence de SAR par le RP Jacques Cathalan, de la Compagnie de Jésus. Nancy : 1736, pp. 13 et 22. 28 Bergin, Joseph. Church, Society and Religious change in France, 1580-1730. New- Haven et Londres : Yale University Press, 2009, p. 167. 29 Ibid. et Frédéric Meyer, La Maison de l’évêque. Familles et curies épiscopales entre Alpes et Rhône (Savoie - Bugey - Lyonnais - Dauphiné - Comtat Venaissin) de la fin du XVI e à la fin du XVIII e siècle. Paris : H. Champion, 2008. Stefano Simiz 116 Borromée 30 ». La référence borroméenne est tellement automatique que l’orateur s’y rapporte dès qu’il le peut, comme Fromentières comparant, au temps de la peste qui frappe Reims en 1668, la volonté de Barberin de rester au milieu de ses ouailles avec l’attitude effective du « Grand S. Charles » dans Milan pestiférée en 1576 31 . L’émergence locale de grands évêques permet peu à peu de s’exonérer du renvoi au milanais ou à d’autres figures tutélaires mais lointaines, renforçant ainsi le sentiment d’une succession apostolique du siège. Pour Gabriel de Sainte Marie, Louis II de Lorraine, malgré ses éminents défauts fait honneur à « tant de nobles prélats » qui l’ont précédé, « tant de Sixtes, Sinices, Remys, Nicaises, Donatie[n]s, Rigoberts, Severes, Hincmars, Turpins […] 32 ». Tout autant désireux de prouver que François-Amédée de Milliet de Challes est conforme aux attentes, son orateur insiste sur « l’imitation de son pieux Prédécesseur 33 » en toute chose. Quant aux vertus « il les a fait revivre luy-même plus parfaitement 34 ». Gouverner un diocèse au temps de la réforme catholique ne dépend certes pas d’un seul bon pasteur, mais d’une équipe consciencieusement constituée. L’oraison funèbre peut être alors une source de premier ordre afin de restituer tous les chantiers entrepris collectivement. Pour autant, le discours oratoire se fait un devoir de montrer que la personnalité du prélat fut décisive dans la réussite diocésaine. « Representez vous le déplorable état d’Osnabrück » à l’arrivée de Charles de Lorraine dit Cathalan, territoire « que l’Heresie de Luther infecte de son venin, Samarie et Jerusalem confondues ensemble ». Fort de cette expérience, « que n’a-t-il pas fait pour empêcher dans Trèves [son poste suivant] la profane nouveauté des dogmes, des sentimens et des maximes, qui pourront altérer l’intégrité de la Foi 35 ? », sans oublier sa générosité en faveur d’une Lorraine dont il est primat. Au mérite personnel, l’orateur jésuite ajoute le poids de l’héritage familial et de 30 Epitaphe panegyrique ou le Pontife Chrestien sur la vie, les mœurs, et la mort de l’illustriss. Anne d’Escars, dict cardinal de Givry, Evesque de Metz et Prince du S. Empire, décédé le XIX Avril 1612 prononcée en l’Eglise cathedral(e) de Metz le 28 avril par M. André Valladier, Docteur en Theologie, Conseiller, Aumosnier et Prédicateur ordinaire du Roy, chanoine en ladicte Eglise, Theologal et Vicaire général en l’Evesché de Metz. Paris : 1612, p. 109. 31 Oraison funèbre de M. le Cardinal Antoine Barberin […], op. cit., p. 164. 32 Oraison funèbre prononcée en l’Eglise S. Pierre […], op. cit., fol. 6r°. 33 Benoit-Théophile de Chevron-Villette. 34 Oraison funèbre de Mgr François-Amédée Milliet de Challes, Archevêque & Comte de Tarentaise, Prince du St Empire. Prononcée dans l’Eglise du Saint Sepulchre de la ville d’Annecy, le 19 juin 1703 par Dom Fulgence de Bellegarde, Religieux Barnabite. S. l., s. d., p. 7. 35 Oraison funèbre de Très Haut, Très Puissant […], op. cit., pp. 23-25. Le clergé et l’oraison funèbre en France au XVII e siècle 117 la clairvoyance des Lorraine-Guise depuis le XVI e siècle : « qu’il est beau de voir le même zèle héréditaire dans les mêmes Princes », qui passe « de siècle en siècle 36 ». Les compétences avérées du pasteur en charge découlent aussi d’une vie entièrement dédiée à Dieu et à l’Église, et ce dès l’enfance pieuse. Sur ce point l’oraison se rapproche fortement du panégyrique, en décrivant une destinée humaine providentiellement écrite depuis le berceau comme chez la plupart des saints et saintes. Le chanoine Georges l’Egyptien fut, selon le capucin Dorothée, « un de ses fortunez Enfans qui se consacrerent à Dieu dès l’Enfance », quand bien même sa naissance « fut basse et pauvre 37 ». Aux Messins réunis autour du cercueil de Givry, Valladier rappelle qu’ils ont perdu un Samuel que sa mère avait par avance consacré au service de l’Église 38 . À l’identique, le prince Charles de Lorraine » n’eut de la jeunesse, ni les mœurs ni les inclinations ; ce goût des jeux et des vains divertissemens, qui amusent nos première années, ne fut en lui, comme dans Samuel, qu’un goût pour les exercices de piété 39 ». Beaucoup des fleurs et fruits légués à la suite par ces hommes à leurs diocèses sont encore valorisés par l’analogie faite avec d’autres grandes figures bibliques : outre Samuel, Anne d’Escars est comparé à Moïse « en sa pourpre » et à Aaron « en sa mitre » pour l’ensemble de son action 40 . Milliet de Challes mérite « des marques publiques » pour avoir été un nouveau Zorobabel, un autre Josué et un rappel de Néhémias, imitant leur ardeur à rétablir le vrai culte, ses temples (cathédrale de Moûtiers) ainsi qu’un clergé combatif en Tarentaise ; ou encore un « autre Esdras » en rassemblant mandements et ordonnances de ses prédécesseurs 41 . Grâce à ce jeu de constants et faciles parallèles, des bilans oratoires variés des actions entreprises sont proposés. Ils prouvent à l’auditoire non seulement la constante réformatrice du labeur épiscopal (exemplarité de l’attitude, devoirs du bon pasteur, inspiration et formation du clergé, prédication personnelle, visites des circonscriptions et autres œuvres), mais aussi la qualité de celui qui l’a incarné. Certes, un tel bilan reste subjectif, mais il inscrit une dynamique que les évêques à venir auront le devoir de poursuivre. N’oublions pas néanmoins que la portée des discours est tout aussi dépendante de la qualité des orateurs montant en chaire aux jours d’éloge. 36 Ibid., p. 27. 37 Oraison funèbre de Feu Messire Georges l’Egyptien […], op. cit., p. 4. 38 Epitaphe, panégyrique […], op. cit., pp. 5-6. 39 Oraison funèbre de Tres haut, Très puissant […], op. cit., p. 7. 40 Epitaphe, panégyrique […], op. cit. 41 Oraison funèbre de Mgr François-Amédée […], op. cit., pp. 10-11. Stefano Simiz 118 Les liens entre l’orateur et le défunt Comme pour toute prise de parole organisée au sein d’un sanctuaire, l’accès au meuble spécialisé qu’est la chaire à l’occasion d’une oraison funèbre, est strictement sous contrôle et ne peut relever du hasard. Aussi importe-t-il de connaître non seulement les circonstances qui l’accompagnent, mais encore l’identité des commanditaires qui, le plus souvent, sont les premiers destinataires du discours prononcé. Pour les évêques, comme pour les princes et grands, l’habitude est prise au long du XVII e siècle de faire dire non pas une seule mais plusieurs oraisons funèbres. Pluralité des lieux donc, mais aussi des publics et des contenus 42 . Les diverses institutions animant notamment les cités épiscopales, celles qui ont une page d’histoire commune avec le défunt, tiennent en effet chacune à commanditer leurs propres adieux. À Annecy, ceux dédiés à François de Sales et qui furent publiés par la suite, se partagèrent entre l’hommage prononcé par le provincial des capucins de Savoie, Bonneville, à la cathédrale, un second à l’église de la Visitation, mais en langue italienne, enfin un troisième en latin à la salle du Collège de Chambéry. S’y ajoutèrent à distance deux oraisons funèbres lyonnaises, une première en 1622, la seconde pour l’anniversaire du décès. À titre d’illustration lorraine, toujours sur la base des oraisons imprimées, Georges d’Aubusson de la Feuillade, évêque de Metz est d’abord honoré au collège des jésuites, également séminaire diocésain, par le Père Duponcet, le 9 juillet 1697 43 , puis trois jours plus tard à l’Hôpital Saint Nicolas de Metz par François Le Febvre, aux bons soins du Conseil de Ville 44 . On le voit bien à cet exemple, en ville, où les pouvoirs se font face, la différenciation des discours est une nécessité de représentation. Pour cette raison, chaque organisateur désigne son orateur - un jésuite dans le premier cas, le curéthéologien de Vic-sur-Seille, cité résidentielle des prélats locaux, pour le second -, avec lequel très certainement la trame du discours est discutée. La 42 Jean-Pierre Landry reconnait justement trois sous-genres dans l’oraison funèbre, déterminés par les circonstances : celui prononcé devant le catafalque, sur le cœur enfin à l’occasion de l’anniversaire (Landry, Jean-Pierre. « Éléments pour une histoire littéraire de la prédication française au XVII e siècle », dans Fraise, Luc (éd.). L’histoire littéraire : ses méthodes et ses résultats. Mélanges offerts à Madeleine Bertaud. Genève : Droz, 2001, p. 147). L’oraison funèbre de Louis de Lorraine par Gabriel de Sainte Marie à l’abbaye Saint Pierre de Reims, dont il est question plus avant, est liée à la réception du cœur. 43 Oraison funèbre de Mgr Georges d’Aubusson de la Feuillade, archevêque d’Embrun, évêque de Metz, docteur, doyen de la faculté de théologie de Paris, prononcée à Pont-à- Mousson en l’église du Collège et du séminaire. Metz, 1697. 44 Oraison funèbre de Mgr Georges d’Aubusson de la Feuillade. Metz, 1697. Le clergé et l’oraison funèbre en France au XVII e siècle 119 règle d’un certain partage des contenus s’opère assez naturellement, semblet-il, entre les sermonnaires. Le religieux barnabite Dom Fulgence de Bellegarde, engagé par les recteurs du sanctuaire savoyard au temps du décès de François-Amédée de Milliet de Challes, prononce son hommage au Saint- Sépulcre d’Annecy le 19 juin 1703. D’emblée il marque sa différence vis-àvis du grand sermon donné à la cathédrale de Moutiers : « malgré mon insuffisance, je me flatterois peut être de répondre à l’attente […] de cette Eglise, si j’étois plus instruit sur mon sujet ; mais [faire entendre] un entier détail semble apartenir à l’habile orateur de l’Eglise Métropolitaine de Tarentaise 45 ». La lecture des textes permet également de souligner la force des liens existant entre le défunt et l’orateur choisi. L’oraison funèbre que Grégoire de Nazianze consacre à la fin du IV e siècle à son frère Césaire, présenté comme le modèle du bon chrétien, apporte une preuve historique de l’importance du témoin oral 46 . Dans un recueil devenu un classique du genre au XVIII e siècle, Jean-Baptiste de Beauvais, évêque de Senez, fait de cette proximité un préalable à l’oraison qu’il consacre à son confrère de Noyon, De Broglie, en 1778, précisant aux « fidèles amis » qui l’ont engagé « vous avez donc voulu que [ce soit dit par] l’un des témoins de sa vie et des confidences de son cœur 47 ». En donnant au passage crédit aux organisateurs de leur choix, en s’effaçant par un artifice d’humilité pour n’être qu’une voix engagée dans cet office, il renforce la légitimité immédiate de son discours. Une même logique existait bien évidemment déjà au siècle précédent. Lorsque les religieuses de Port-Royal de Paris décident d’honorer d’un éloge la mémoire d’Arnaud d’Andilly, c’est naturellement vers son jeune frère, le Grand Arnauld, qu’elles se tournent en 1674. Le théologien, défenseur du parti, avait déjà prononcé celui de Mère Agnès 48 . Aux liens forts du sang s’ajoutent donc ici les complicités doctrinales et ecclésiales qui garantissent la pleine reconnaissance de l’œuvre du défunt. De la même façon, l’oraison funèbre de Nicolas Cornet (1664), autre docteur de Sorbonne non 45 Oraison funèbre de Mgr François Amédée […], op. cit., p. 2. Il est assez classique pour l’orateur de dire qu’il tente de répondre aux attentes des commanditaires, de seconder leur dessein. 46 Nazianze, Grégoire de. Discours 6-12, Calvet-Sebasti, Marie-Ange (éd.), discours 7. Paris : Cerf, 1995, « Sources chrétiennes », p. 183. 47 Oraison funèbre d’illustrissime et révérendissime Monseigneur Charles de Broglie, Evêque-comte de Noyon. Noyon, 1778, pp. 3-4. 48 En 1672. Vie de Messire Antoine Arnauld, docteur de la Maison et société de Sorbonne. Paris, 1783, p. 168. Stefano Simiz 120 janséniste, fut confiée à l’un de ses anciens élèves, le jeune Bossuet 49 , évoquant par ces mots sa mission : « Il est donc juste, Messieurs, puisqu’on a bien voulu employer ma voix », qu’il s’exprime au nom d’une « amitié constante et inviolable 50 ». Les propos tenus par Gabriel de Sainte Marie dans la cité des sacres à l’égard du cardinal Louis de Guise en 1621 sont emprunts d’une tendre complicité qui le prédestinait à prêter sa voix. Parvenu en fin de sermon il s’adresse directement au mort pour afficher une peine personnelle : « adieu mon bon maistre, adieu mon pauvre prince, adieu Louys, Louys adieu ». Une telle familiarité de ton, surprenante, est le fruit d’un compagnonnage pastoral - il fut l’efficace suffragant d’un archevêque souvent absent - mais aussi d’une fidélité de type « clientélaire » aux Guise que l’orateur justifie : « Il y a quarante-sept ans que je suis venu en ce noble royaume de France […] quelques années après mon arrivée, Monseigneur vostre Père […] m’a receu de sa grâce, gaigné par sa douceur […] il a oublié que mon corps estoit estranger […]. Vous m’avez tiré de mon cloistre […] pour exercer en ce Diocèse, vostre charge, pendant vostre absence 51 ». C’est encore le lieu où se déroule la cérémonie dont l’oraison funèbre est, rappelons-le, une composante, qui détermine l’élection. Ainsi, puisque les adieux rhétoriques faits aux évêques privilégient l’église cathédrale, c’est aux théologaux qu’on songe en premier lieu. En effet, ces chanoines désignés pour enseigner les novices et instruire les fidèles présents chaque dimanche dans le sanctuaire, désormais partout au XVII e siècle, sont les prédicateurs ordinaires du lieu. C’est à ce titre qu’André Valladier, qui avait suivi à Metz Anne d’Escars cardinal de Givry en 1609, qui fut son théologal et vicaire général, exprime à la cathédrale la déploration causée par sa disparition. À Reims, les titulaires de la prébende, Hubert Meurier en 1589 et Guillaume Parent en 1621, prononcent celles des deux cardinaux Louis de Guise, le frère du duc Henri et son neveu, morts brutalement au loin. À défaut des théologaux, l’oraison est confiée à d’autres dignitaires de l’Église qui connurent bien le défunt, tel Nicolas Boucher, supérieur du premier séminaire rémois et qui officie aux funérailles du cardinal Charles de Lorraine 52 . De même, la seconde oraison funèbre consacrée à Louis de Lorraine-Guise en 1621, prononcée le même jour (26 juillet) à Saint Pierre aux Nonnains, abbaye tenue par Renée de Lorraine, fut comme nous l’avons 49 De Bausset, Louis-François. Histoire de Jean-Baptiste Bossuet évêque de Meaux, composée sur les manuscrits originaux. Versailles : 1814, t. 1 er , p. 177, en fait « son premier instituteur ». 50 Oraison funèbre de messire Nicolas Cornet […], op. cit., pp. 616-617. 51 Oraison funèbre prononcée en l’Eglise S. Pierre […], op. cit., fol. 34v°-35r°. 52 L’oraison, prononcée en 1574, n’est publiée à Paris qu’en 1577. Le clergé et l’oraison funèbre en France au XVII e siècle 121 déjà signalé le fait de son suffragant, l’évêque d’Archidal Gabriel de Sainte Marie, alors célèbre prédicateur 53 . Ces choix préférentiels constituent une règle logique au nom de laquelle le prélat est honoré par ses proches collaborateurs, ceux qu’il a choisis - réflexe pouvant parfois donner lieu à l’inverse à une célébration du serviteur par le premier pasteur 54 -, mais loin d’être absolue. Pour des raisons de prestige ou simplement pratiques, telle sa présence sur les lieux, on peut exceptionnellement solliciter un ténor de la chaire. Lorsqu’il est appelé pour prononcer l’adieu à Antoine Barberin, archevêque rémois mort à Rome en 1671, Jean-Louis de Fromentières est prédicateur ordinaire de sa Majesté, connu ses prises de parole à succès dans différentes chaires de la capitale 55 . Le recours au jésuite Cathalan, présent à Nancy depuis la Toussaint 1715 pour exercer la charge de la station de l’avent, est un bon exemple d’opportunisme de situation. Il accepte en effet de préparer au pied levé l’oraison donnée le 21 janvier 1716 à la Primatiale en l’honneur de Charles Joseph de Lorraine, archevêque de Trêves et Primat des duchés que gouverne son frère Léopold, décédé un mois et demi plus tôt. Peut-être s’est-on souvenu de son discours à l’occasion de la mort du dauphin en 1711, largement diffusé par l’imprimerie. S’adaptant avec talent, il ne cache pourtant pas au public la difficulté d’honorer un rendez-vous inattendu : « Mais, falloit-il que je fusse destiné à faire des Eloges ? […] Le ciel ne m’avoit-il pas ménagé l’honneur d’annoncer à cette Cour les vérités du salut, que pour m’y charger du triste emploi de lui retracer les pertes qu’elle a faites 56 ? ». Enfin, il est tout aussi intéressant de relever le temps de préparation laissé à l’orateur entre le trépas et la cérémonie. Le barnabite annécien employé en 1703 avoue avoir été gêné et « reduit par le peu de tems, par [son] peu de loisir, par la distance des lieux », craignant à cause de cela ne pouvoir dire autre chose « que ce qu’aucun de vous en peut ignorer 57 ». Un 53 Autre familiarité évidente, lorsque celui-ci décède en 1629, le discours est prononcé par le savant bénédictin Guillaume Marlot, car le défunt archevêque fut religieux de cet ordre sous le nom de Guillaume Giffort avant d’embrasser une carrière séculière et plus pastorale. 54 Dans sa Vie de Mgr de Rossillon de Bernex, évêque et prince de Genève. Paris : 1751, le chanoine C. Boudet évoque (2 nde partie, pp. 81-85) l’oraison que l’évêque a prononcé sur son cher grand vicaire et official Michel Falcaz mort en 1721. Un grand merci à Frédéric Meyer pour cette précision : La Maison de l’évêque […], op. cit., p. 298. 55 Fromentières a notamment prêché l’avent 1672 et le carême 1680 à la Cour. 56 Oraison funèbre de Très Haut, Très Puissant […], op. cit., p. 4. 57 Oraison funèbre de Mgr François Amédée […], op. cit., p. 2. Stefano Simiz 122 mois s’est écoulé entre la mort à Moûtiers du prélat et la prise de parole. André Valladier ne bénéficia que de dix jours pour préparer le discours en l’honneur du cardinal de Givry, ce qui est peu, alors qu’il s’est pratiquement écoulé deux mois entre le décès de Georges d’Aubusson de la Feuillade (12 mai) et les deux discours imprimés cités. Au contraire d’un sermon ponctuel, telle une dominicale, mais sans aucunement atteindre le niveau d’exigence d’un cycle, la préparation d’une oraison funèbre exige toutefois du temps. Sans doute en accord avec les différentes « familles », il faut rassembler la matière, trouver le ton, parfois aussi commencer à faire son deuil. Gabriel de Sainte Marie nous dit « voicy un mois entier que je cherche consolation, & je n’en trouve point […] tout est lamentable, la Cour est triste, la ville desolée, le clergé esploré, les domestiques inconsolables 58 ». * Honorer un prélat de l’Église est donc devenu un réflexe d’hommage tout à fait ordinaire et répété quasi systématiquement. Au point qu’un évêque ne souhaitant pas être l’objet d’un éloge public doit en formuler la demande. Mort à Verdun en 1720, Hyppolite de Béthune, dans son testament, avait interdit par avance tout discours d’adieu, invoquant l’humilité 59 . Sans remettre en cause cette volonté, une autre raison peut aider à comprendre un refus assez extraordinaire. Béthune est un des chefs de file du jansénisme épiscopal et son combat contre la bulle Unigenitus a déjà causé de nombreux affrontements en chaire, provoqué une division au sein de son clergé diocésain. Renoncer à la prise de parole élogieuse à la cathédrale est une manière d’éviter une querelle de plus autour de ses nom et action. Au XVIII e siècle, pour Marmontel et les défenseurs d’une forme de commémoration des talents et des vertus à la fois plus littéraire et plus ouverte, l’oraison funèbre, encore trop « réservée pour la haute naissance ou pour les premières dignités », est en crise de représentation de la société, reproduisant les excès de la Rome antique, en quelque sorte une pratique moins adaptée aux mutations des Lumières 60 . Pourtant, sur le premier point, une certaine démocratisation de son usage est incontestablement en cours, notamment dans le clergé. Longtemps cantonnée aux évêques, abbés et docteurs, elle s’adresse désormais plus aisément aux femmes, particulièrement les abbesses ou supérieures de congrégations, tout en étant toujours 58 Oraison funèbre prononcée en l’Eglise S. Pierre […], op. cit., fol. 7v°. 59 Simiz, Stefano. Prédication […], op. cit., p. 319. 60 Voir en particulier Favre, Robert. La mort dans la littérature et la pensée française au Siècle des Lumières. Lyon : P.U. Lyon, 1978, pp. 521-522. Le clergé et l’oraison funèbre en France au XVII e siècle 123 plus réclamée pour ces autres acteurs de la pastorale au quotidien que sont les curés. Parce qu’il est mort en odeur de sainteté et de renommée, parce qu’il fut un « Grand Homme » exemplaire en toutes ses charges ecclésiales, y compris de terrain, le lorrain Georges l’Égyptien fut aussi célébré pour son temps passé comme curé à Vandières. Et d’évoquer « avec éclat ce que ce saint curé a fait pour ses paroissiens » au cœur d’une Lorraine traversée par les épreuves. Il « compare volontiers feu Monsieur l’Égyptien, en qualité de curé de Vandier, à Tobie 61 ». Par la suite, au-delà de 1750 et dans un climat d’affirmation presbytérale où l’observation de la bonne tenue d’une paroisse fait désormais pendant à celle d’un diocèse, les éloges des curés, comparables à ceux d’un pair par un autre pair, se multiplient à l’envie 62 . Le succès et la normalisation de l’oraison funèbre sont donc des acquis du Grand Siècle. Reste à se demander si, en les réalisant, c’est uniquement un prélat puis un curé que l’on honore, ou la fonction et l’Église elle-même ? Nous pouvons reprendre, en les adaptant, les conclusions formulées par Nicole Loraux pour Athènes 63 et affirmer que non seulement l’oraison funèbre semble réinventée par le clergé catholique du XVII e siècle, mais qu’elle est encore une manière pour lui de se célébrer et de se réinventer. 61 Oraison funèbre de Feu Messire Georges l’Egyptien […], op. cit., pp. 9-11. 62 Parmi les plus remarquables, signalons L’éloge de M. Claude Léger, curé de Saint André des Arts prononcé en l’Eglise de cette paroisse le 17 août 1781, devant « l’assemblée générale des pasteurs de la capitale », évêques et curés, par « un de ses anciens disciples, qui fut le témoin de sa vie ». Mort en 1774, le curé n’est pas oublié. 63 Loraux, Nicole. L’invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique ». Paris : EHESS, 1981.
