Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2015
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Pleurer ou ne pas pleurer? ou: des difficultés de convertir l’oraison funèbre
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2015
Anne Regent-Susini
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PFSCL XLII, 82 (2015) Pleurer ou ne pas pleurer ? ou : des difficultés de convertir l’oraison funèbre A NNE R EGENT -S USINI (U NIVERSITÉ S ORBONNE NOUVELLE -P ARIS 3, SYLED) Ni anhistoriques, ni pulsionnelles, et pourtant pas totalement culturelles, les émotions et leurs formes d’expression apparaissent de plus en plus nettement, on le sait, comme des négociations variables, selon les lieux, les milieux et les époques, avec un certain « donné » physiologique. À ce titre, étudier l’histoire des émotions, c’est aussi étudier la manière dont certaines configurations culturelles et historiques se combinent - et se confrontent - pour influencer l’actualisation, les représentations et les formes d’expression des affects dans un contexte donné. Le présent article se propose d’explorer l’une des formes que prit ce conditionnement complexe 1 dans la France du XVII e siècle : comment les oraisons funèbres représentent-elles, en une peinture qui se veut à la fois témoignage, monument et modèle, les émotions du grand personnage mourant ? De fait, tributaire à la fois d’une longue et double tradition, à la fois païenne et chrétienne, et d’un cadre socio-historique donné, l’évocation de la « bonne mort », pour stable et topique qu’elle apparaisse, n’est pourtant pas dépourvue de tensions. Il s’agira ainsi d’examiner comment s’articulent dans les oraisons funèbres l’idéal néo-stoïcien de la belle mort impassible, particulièrement prégnant à la Cour, et l’idéal chrétien de la mort pénitentielle, impliquant des émotions vives, voire paroxystiques. Que cette tension entre deux représentations antagonistes des émotions propres au « bon » mourant s’avère particulièrement vive dans les oraisons funèbres ne doit pas étonner ; elle plonge ses racines dans l’histoire même de ce genre d’origine païenne, dont le transfert et la reconfiguration en 1 Les oraisons funèbres, voire plus généralement la prédication, ne sont certes pas l’unique instrument du conditionnement des mourants ; sans même évoquer les artes moriendi et les représentations picturales, largement diffusés, il est probable que les comportements des mourants étaient principalement façonnés par l’imitation directe de scènes d’agonie dont ils avaient été témoins au cours de leur vie. Anne Régent-Susini 126 contexte chrétien n’allèrent jamais de soi 2 . De ce genre oratoire décrié par Platon (Ménexène) comme par Cicéron (Brutus, XVI), le christianisme hérite en effet avec circonspection - tant l’exaltation de qualités et de grandeurs purement immanentes semble difficile à concilier avec la perspective évangélique et la recherche du salut personnel. Pourtant, le XVII e siècle est bien en Europe l’âge d’or de l’oraison funèbre, et le thème de la « bonne mort », si prégnant au Moyen Âge 3 , s’y trouve réorchestré dans un nouveau cadre. Or si cette cérémonie apparaît strictement codifiée, elle n’en est pas moins le lieu de tensions extrêmement vives : le défunt se trouve en effet décrit à la fois comme impassible et comme animé d’un repentir violent, ou d’extrêmes transports de dévotion 4 . Dès lors, si l’émotion du mourant telle que la mettent en scène les oraisons funèbres se donne bien comme un spectacle exemplaire, elle ne saurait être envisagée comme la simple répétition d’un motif traditionnel figé, mais bien plutôt comme la mise en rapport dyna- 2 Sur la réticence de Bossuet envers l’oraison funèbre et sur la manière dont l’ethos de l’orateur funèbre, chez lui, s’inscrit dans la tradition païenne du genre tout en la prenant à rebours, voir Régent-Susini, Anne. « Mêler mille personnages divers, faire le docteur et le prophète’ : l’ethos bossuétiste dans le Carême du Louvre et dans les Oraisons funèbres », Littératures classiques, 46, 2002, pp. 55-88. Il en fait une déclaration explicite dès sa première oraison funèbre en 1662 : « Je vous avoue, Chrétiens, que j’ai coutume de plaindre les Prédicateurs, lorsqu’ils font les Panégyriques funèbres des Princes et des Grands du monde. […] il arrive ordinairement que Dieu a si peu de part dans de telles, vies, qu’on a peine à y trouver quelques actions qui méritent d’être louées par ses Ministres ». Quant au prédicateur Ogier, il compare le « Panégyrique » (catégorie dans laquelle il regroupe les panégyriques des saints et les oraisons funèbres) à « un tournoi et une montre, ou plutôt une entrée préparée pour un homme illustre » (Actions publiques de Fr. Ogier, prêtre et prédicateur. Paris : Louis de Villac, 1652, Préface). 3 Voir notamment les travaux de Philippe Ariès, Marie-Thérèse Lorcin, Jacques Chiffoleau et Jacques Le Goff ; ainsi que Rudolf, Rainer. Ars moriendi, von der Kunst des heilsamen Lebens und Sterbens. Cologne-Grasse : Böhlau Verlag, 1957. 4 À l’exception, bien sûr, des cas où le défunt meurt pendant son sommeil, comme Henriette-Marie de France ; si l’assoupissement final du défunt, après avoir reçu les derniers sacrements et avoir manifesté une véritable pénitence, peut être un élément de la « bonne mort », être surpris par la mort dans son sommeil est toujours inquiétant - car la pénitence finale n’a pu avoir lieu. Aussi Bossuet précise-t-il que « soigneuse de les expier [ses péchés] par la pénitence et par les aumônes, elle était si bien préparée, que la mort n’a pu la surprendre, encore qu’elle soit venue sous l’apparence du sommeil » (« Oraison funèbre de Henriette de France », Œuvres oratoires [désormais O.O.], éd. Ch. Urbain et É. Lévesque. Paris : Desclée de Brouwer, 1912, t. V, p. 546). La formule, habilement choisie, convient à la fois à une mort naturelle et à une mort causée par l’administration imprudente d’un narcotique mal dosé. Des difficultés de convertir l’oraison funèbre 127 mique et problématique de topoi contradictoires - renvoyant in fine aux paradoxes fondamentaux du christianisme : la mort, c’est la vraie vie ; la force, c’est la faiblesse, etc. En d’autres termes, au moment même où le discours funèbre présente un « spectacle » selon un terme récurrent dans la bouche des orateurs, il donne à voir une scène contradictoire, et, comme telle, irreprésentable, oscillant entre torrents de larmes et sérénité, détachement et effusion. Le tableau est donné à comprendre plus qu’à contempler ou même à ressentir ; plus qu’une représentation réaliste, plus qu’un support de communion pathétique, c’est un tableau théologique. Certes, il ne saurait s’agir, dans ces représentations idéalisées et normatives du mourant, de le montrer en proie au regret de la vie terrestre ou à la terreur du trépas : la mort constituant, dans la perspective chrétienne, un simple passage vers la vie véritable, elle ne doit nullement être, en ellemême, sujet d’affliction. Toutefois, même si la mort mène à la vraie vie, le mourir demeure tragique, pour l’intéressé comme pour son entourage - comme l’attestent dès l’origine le cri de Jésus lui-même sur le Golgotha et la douleur des saintes femmes au pied de la croix. Dès lors, même si l’orateur a pour fonction de proposer une appréhension plus juste de la mort comme moment de vérité et passage vers l’au-delà, il ne peut se permettre de se couper trop radicalement de la peine ressentie par son public. Il lui faut donc à la fois préserver un minimum de consensus affectif, tout en renversant fondamentalement la vision intuitive de la mort comme séparation douloureuse - gageure qu’il surmonte souvent en dissociant fortement les réactions émotionnelles des personnages qu’il met en scène : au défunt, déjà tourné vers l’au-delà, la lucidité presque surhumaine et l’apaisement qui en découle ; à son entourage, rivé à un présent dramatique et/ ou plongé dans la remémoration d’un passé glorieux, les larmes et les cris 5 . C’est ainsi que 5 La même dichotomie entre le mourant et son entourage apparaît fréquemment, on s’en doute, dans les récits hagiographiques présents dans les panégyriques ou dans les sermons ; ainsi chez le récollet Jean Damascène à propos du martyre de sainte Catherine, qui réconcilie « belle mort » (celle du héros militaire) et « bonne mort » (celle du bon chrétien) : « Catherine regarde sans émotion cet affreux appareil de son supplice. Constante comme un héros qui marche au combat assuré de la victoire, elle souffre d’y être attachée. Elle seule ne tremble point pendant que les bourreaux font ici tous leurs efforts pour consommer l’ouvrage de leur malice. » (Discours XXXI. Sur sainte Catherine, vierge et martyre, dans Collection intégrale et universelle des orateurs sacrés, éd. Migne, t. XXIII. Montrouge : Ateliers Catholiques du Petit-Montrouge, 1845, col. 466 ; je souligne). Sur les idéaux concurrents du « bien mourir » et du « bel mourir », voir H. Germa-Romann. Du « bel mourir » au « bien mourir ». Le sentiment de la mort chez les gentilshommes français (1515-1643). Genève : Droz, 2001. Anne Régent-Susini 128 l’évêque d’Autun représente la duchesse de Longueville à l’approche de la mort : pendant que la tristesse et la douleur étaient peintes sur le visage de tous ceux qui l’environnaient la paix et la tranquillité régnaient sur le sien 6 . Ou que Bossuet met en scène le prince de Condé, son fils et sa belle-fille : Quelles couleurs assez vives pourraient vous représenter et la constance du père et les extrêmes douleurs du fils ? D’abord le visage en pleurs, avec plus des sanglots que de paroles, tantôt la bouche collée sur les mains victorieuses et maintenant défaillantes, tantôt en jetant entre ces bras et dans ce sein paternel, il semble, par tant d’efforts, vouloir retenir ce cher objet de ses respects et de ses tendresses. Les forces lui manquent, il tombe à ses pieds. Le prince, sans s’émouvoir, lui laisse reprendre ses esprits ; puis, appelant la duchesse sa belle-fille, qu’il voyait aussi sans parole et presque sans vie, avec une tendresse qui n’eut rien de faible il leur donne ses derniers ordres, où tout respirait la piété 7 . S’autorisant de toute une tradition picturale représentant à l’envi la dormition de la Vierge, délivrée de toute émotion mais entourée des Apôtres accablés, l’évocation des proches du défunt permet ainsi de préserver avec le public un certain consensus émotionnel, que le discours chrétien sur la mort risquait de mettre en péril. L’effet est encore accentué quand l’orateur prend ces larmes explicitement à son compte, comme Fromentières à la fin de l’oraison funèbre d’Anne d’Autriche : Je vois bien, Messieurs, que j’excite vos larmes ; je sens bien aussi que je m’attendris moy-mesme : & comment ce spectacle ne nous toucherait-il pas 8 ? Les auditeurs, mais aussi l’orateur lui-même, tous sont les nouveaux spectateurs du drame qui s’est joué sur le lit de mort et se rejoue en chaire : leurs larmes partagées les constituent en communauté émotionnelle, mais elles seront également mises à distance par l’oraison funèbre, qui en montrera 6 Roquette, Gabriel de. « Oraison funèbre de Anne-Geneviève de Bourbon, Duchesse de Longueville » (1679), dans Hurel, Augustin. Les Orateurs sacrés à la Cour de Louis XIV. Paris : Didier, 1872, « Appendice général », p. 297. 7 Bossuet, « Oraison funèbre de Louis de Bourbon », O.O., t. VI, pp. 453-454. 8 Fromentières, Jean Louis de. « Oraison funèbre d’Anne d’Autriche », dans Œuvres meslées. Paris : Jean Coutenor, 1695, p. 58. Cf. chez Madame de Sévigné la mort du chancelier Séguier, « mort en grand homme », qui « faisait pleurer tout le monde », sans pleurer lui-même (Mme de Sévigné, « Lettre à Mme de Grignan du 3 février 1672 », Correspondance, éd. R. Duchêne. Paris : Gallimard, 1972, t. I, p. 429). Des difficultés de convertir l’oraison funèbre 129 l’inanité. Ainsi se trouve à la fois reprise et niée la tradition antique et païenne de la déploration, fonction essentielle de l’oraison funèbre. De la même façon, l’idéal païen de la bonne mort par excellence, à savoir la mort stoïcienne, se trouve à la fois convoqué et mis à distance. Le modèle stoïcien, encore bien vivant dans l’éthique aristocratique, en dépit d’un déclin progressif au cours du siècle, hante en effet la scène de mort qui clôt le plus souvent le développement du discours. Il se combine en outre avec tout un courant chrétien prônant, dès le XVI e siècle, avant même la Réforme, une manifestation plus retenue de la douleur 9 (ce qui n’empêchera du reste nullement les grandes mises en scène funéraires baroques) et radicalisant par là l’opposition chrétienne aux manifestations excessives attribuées aux païens, dépourvus de l’espérance du salut - comme le souligne Fléchier dès l’ouverture de l’oraison funèbre de Lamoignon : Laissons aux Infideles ces longues & sensibles douleurs que la Religion ne modere pas. Comme leurs pertes sont irréparables, leur tristesse peut estre sans bornes ; & comme ils n’ont point d’esperance, ils n’ont pas aussi de consolation. Pour nous à qui Dieu par sa grace a révélé ces vérités, nous avons lû dans ses Ecritures, qu’il y a un tems de pleurer, & une mesure de larmes […] 10 . Dans cette perspective, le modèle stoïcien apparaît en somme comme le seul modèle païen récupérable dans l’optique chrétienne 11 , qui ne peut tolérer l’expression d’une intense douleur face à ce qui est conçu comme un moment de vérité et l’entrée dans une vie nouvelle ; la mort est un « combat », selon une métaphore qui sous-tend souvent l’évocation des 9 Voir Karant-Nunn, Susan C. The Reformation of Feeling. Shaping the Religions Emotions in Early Modern Germany. Oxford : Oxford University Press, 2010, p. 193. 10 Fléchier, Esprit. « Oraison funèbre de Monsieur de Lamoignon » (1679), dans Recueil des oraisons funèbres. Paris : Desaint et Saillant, 1754, p. 205. 11 Au contraire, et nul ne s’en étonnera, le modèle épicurien est, quant à lui, purement et simplement disqualifié : « Ce ne sont pas les années, c’est une longue préparation qui vous donnera de l’assurance. Autrement, un philosophe vous dira en vain que vous devez être rassasié d’années et de jours, et que vous avez assez vu les saisons se renouveler et le monde rouler autour de vous, ou plutôt que vous vous êtes assez vu rouler vous-même et passer avec le monde. La dernière heure n’en sera pas moins insupportable, et l’habitude de vivre ne fera qu’en accroître le désir. » (Bossuet, « Oraison funèbre de Michel Le Tellier », O.O., t. VI, p. 364). C’est ici Lucrèce qui est visé (De natura rerum, III, 945) ; voir aussi Horace, Satires, I, 1, 18. Anne Régent-Susini 130 derniers instants dans les oraisons funèbres 12 ; il faut s’y tenir « prêt », afin de ne pas être « surpris » et de rester « ferme ». De fait, les exemples sont multiples d’oraisons funèbres valorisant le détachement serein du mourant, sa patience impassible devant la maladie, puis devant la mort - et jouant ainsi sur un registre émotionnel paradoxal, un pathos du non-pathos : quelque pesante que fût sa croix, elle la porta, & n’en fut pas accablée. On la vit souffrir, mais on ne l’ouit pas se plaindre […] se réservant toute entière à son Créateur, elle attendit tout ce qui pouvoit arriver, & ne souhaita que ce que Dieu voudroit faire d’elle 13 . Loin de gémir sur ses souffrances ou de se révolter contre son sort, le mourant est censé manifester, implicitement ou (de préférence) explicitement, sa totale acceptation de la volonté divine 14 , dans le cadre d’une subjectivité ne s’affirmant jamais plus authentiquement qu’en renonçant à ellemême. Plus largement du reste, le démon est volontiers présenté comme un être de trouble (trouble qui l’habite et trouble qu’il provoque) 15 , tandis que sur le Calvaire, le Christ, non encore saisi par l’émotion ultime (Élôi Élôi lama sabachthani ? ), fait taire ses émotions, tel le sage stoïcien : Ce n’est pas que je veuille dire, que la douleur ou l’appréhension de la mort aient jamais pu troubler tellement son esprit [du Christ] qu’elles lui empêchassent aucune de ses fonctions : plutôt ma langue demeure à jamais immobile, que de prononcer une parole si téméraire ! Mais comme il voulait témoigner à tout le monde qu’il ne faisait rien en cette rencontre qui ne partît d’une mûre délibération, il jugea à propos de se comporter de telle sorte qu’on ne pût pas remarquer la moindre émotion en son âme, afin que son testament ne fût sujet à aucun reproche. C’est pourquoi il s’adresse à sa Mère et à son disciple avec une contenance si assurée […] 16 . C. Cagnat a montré comment se dessine, « derrière le récit de la mort du défunt, un autre récit : celui d’une male mort toujours possible. L’orateur ne se contente pas de dire ce qui s’est passé, mais insiste également sur ce qui ne 12 Voir en particulier, chez Bossuet, l’oraison funèbre de Condé, mais aussi, de manière peut-être moins prévisible, celle d’Henriette d’Angleterre. 13 Fléchier, « Oraison funèbre de Mme d’Aiguillon », op. cit., pp. 127-128. 14 Cf., sur l’importance de la Geduld en contexte luthérien, S. Karant-Nunn, op. cit., p. 191. 15 Voir par exemple Bourdaloue, Louis. « Sermon pour le mercredi de la première semaine », dans Sermons pour tous les jours de Carême. Paris : Mabre-Cramoisy, 1692, p. 266 : « un démon malheureux qui est sans cesse dans le trouble, qui souffle de continuelles inquiétudes et qui, dans ses désordres, n’a point de repos ; il est même incapable d’en avoir. » 16 Bossuet, « Sermon sur la dévotion à la Vierge » (1651), O.O., t. I, p. 74. Des difficultés de convertir l’oraison funèbre 131 s’est pas passé, c’est-à-dire sur ce que le mourant exemplaire dont il parle a su éviter 17 ». Et de fait, les exemples d’oraisons funèbres qui non seulement affirment l’impassibilité du défunt, mais nient explicitement les émotions qui auraient pu l’envahir, ne manquent pas. Les formes négatives envahissent également le portrait du bon mourant dressé, de manière propédeutique, dans de nombreux sermons, ainsi chez Bossuet, qui développe ce thème à plusieurs reprises dans son œuvre oratoire - et en particulier devant la Cour : Il [L’homme de bien] ne s’afflige donc pas de quitter son corps ; il sait qu’il ne le perd pas. […] Ainsi, lorsque nous vivons dans cette chair, nous ne devons pas nous y attacher comme si nous y devions demeurer toujours ; et lorsqu’il en faut sortir, nous ne devons pas nous affliger comme si nous n’y devions jamais retourner 18 . La mort est alors, comme chez les stoïciens, expérience de détachement et de dépossession acceptée par un effort quasi surhumain de la volonté. Lorsque Bossuet écrit de Le Tellier : « ‘Je veux, dit-il, m’arracher jusqu’aux moindres vestiges de l’humanité.’ », la place de l’incise (dit-il), qui vient mettre en valeur le verbe de volonté, n’est pas indifférente : il s’agit bien de glorifier la puissance de la volonté du défunt, qui devance en quelque sorte la mort approchant, et quitte l’humanité avant que la mort ne l’en arrache. L’image stoïcienne de la mort comme un « départ en voyage » apparaît à maintes reprises dans les oraisons funèbres, ainsi chez Bourdaloue racontant la mort du Grand Condé : Posséda-t-il jamais son âme avec plus de fermeté ; et dans un jour de bataille, eut-il jamais plus de présence et plus d’application d’esprit que ce jour-là ? Quoique mourant, aucun de ses devoirs ne lui échappe. […] Vous diriez qu’en effet la mort n’est pour lui qu’un départ et un voyage auquel il se dispose ; au lieu que l’impie la regarde comme une entière ruine, et comme une totale destruction : Et quod a nobis est iter exterminium 19 . Et de fait, les effets de sourdine, de flou, de brouillage, ainsi que les procédures formelles de ralentissement, remarquablement mis en lumière par C. Cagnat 20 , mettent déjà à distance cette scène de séparation : non seule- 17 Cagnat, Constance. La Mort classique : écrire la mort dans la littérature française en prose de la seconde moitié du XVII e siècle. Paris : Champion, 1995, p. 257. 18 Bossuet, « Sermon sur la Résurrection » (1669), O.O., t. V, p. 484. 19 Bourdaloue, Louis. « Oraison funèbre de Louis de Bourbon », dans Œuvres. Paris : Firmin Didot, 1840, t. III, p. 79. 20 Sur l’« effet de ralenti, qui permet de rendre l’atmosphère feutrée de la chambre du mourant, en atténuant la vivacité des actions qui s’y déroulent », voir C. Cagnat, op. cit., pp. 232- 236. Anne Régent-Susini 132 ment le mourant se trouve ainsi entouré « d’une aura prestigieuse », mais par son écriture même, le récit de mort montre le mourant de loin ; le départ a déjà eu lieu, l’heure n’est plus à l’émotion : « L’impression produite est celle d’une extrême mesure, d’une extraordinaire maîtrise. » 21 Ainsi, comme philosopher, être chrétien, c’est apprendre à mourir - et les points de passages sont nombreux entre la sagesse stoïcienne enseignant à l’homme à se tenir toujours prêt au départ, et la sagesse chrétienne lui apprenant à mourir « tous les jours » 22 . Pour autant, la valeur que le modèle stoïcien attribue aux émotions, et en particulier aux larmes est, à l’évidence, bien différente de celle que leur attribue le modèle chrétien. D’une part, la sérénité du mourant n’est pas tant due à sa force d’âme intrinsèque qu’à la confiance qu’il place en Dieu - ainsi la duchesse de Longueville, qui auparavant redoutait infiniment la mort, à la fois comme disparition de son être physique et comme seuil du Jugement : Cependant ces deux c raintes qui avaient été si violentes de cette princesse furent calmées dès qu’elle se vit proche de ce qui lui avait fait tant de peur. Elle trouva dans les trésors infinis de la miséricorde de Dieu et dans les mérites de Jésus-Christ de quoi s’établir dans une confiance qui apaisa toutes ses terreurs 23 . D’autre part, il existe bien, en régime chrétien, des émotions légitimes, voire nécessaires, face à la mort : car avant d’être « pure lumière » et « claire vision » 24 , la mort est aussi le moment où se dresse le bilan d’une vie nécessairement imparfaite, et derrière elle se profile non seulement la vie éternelle, mais le Jugement divin : « si on vous dit qu’il ne faut pas être si craintif ni si inquiet, craignez de perdre la crainte qui est le fondement du salut […] », rappelait Bourdaloue après Tertullien dans un sermon de Carême : Les prospérités du monde la dissipent ; leur libertinage l’arrache, le péché l’étouffe. Craignez donc de perdre cette crainte si salutaire. Car comme elle est le commencement du salut, sa perte est le commencement de la réprobation. […] Puisque le jugement de Dieu porte une conséquence d’une éternité de récompenses ou de supplices, ne faut-il pas avoir une crainte 21 Ibid., p. 245. 22 Voir Bossuet, « Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche », O.O., t. VI, pp. 201-202. 23 « Oraison funèbre de Anne-Geneviève de Bourbon », op. cit., p. 297. 24 Bossuet, « Oraison funèbre de Michel Le Tellier », op. cit., p. 360. Des difficultés de convertir l’oraison funèbre 133 proportionnée à l’infinité de ces peines, et une diligence à faire du bien qui ait du rapport à cette récompense 25 ? Cette crainte légitime, c’est aussi la « sainte frayeur » que doit inspirer l’eucharistie, et en particulier l’extrême-onction : Les chrétiens ne connaissent plus la sainte frayeur dont on était saisi autrefois à la vue du sacrifice. On dirait qu’il eût cessé d’être terrible […]. Gens du monde, vous ne pensez pas à ces horribles profanations : à la mort vous y penserez avec confusion et saisissement 26 . C’est assez dire que l’émotion ne possède nulle valeur axiologique intrinsèque : de même qu’il y a un bon et un mauvais amour (amor Dei et amor sui), il y a de bonnes et de mauvaises larmes, une bonne et une mauvaise crainte - comme l’exposait déjà Paul aux Corinthiens (2 Cor 7,10 : Quæ enim secundum Deum tristitia est, pœnitentiam in salutem stabilem operatur: sæculi autem tristitia mortem operatur). Instant décisif, critique, au sens propre du terme, la bonne mort chrétienne, a fortiori catholique 27 , ne saurait donc se vivre sur le mode du pur détachement - et l’oraison funèbre prononcée en chaire doit à ce titre s’éloigner de l’archétype païen, pour présenter les derniers instants du défunt, non plus comme une stase stoïcienne, mais comme un acmé émotionnel et spirituel. Pour ceux qui ont gravement erré, le chagrin et l’angoisse des derniers moments attestent, par leur intensité, d’une prise de conscience salutaire : pour ces repentis de la dernière heure (ou de l’avant-dernière), le prédicateur et son public pourront espérer le pardon divin. Il n’est guère surprenant, dans cette perspective, qu’Henriette d’Angleterre et Condé, dont les accointances de jeunesse avec le libertinage étaient connues de tous, manifestent des émotions extrêmes durant leur agonie : C’est alors qu’empruntant la voix et employant le ministère de celui qui l’assistait, il [Condé] déclara le désespoir où il était […] C’est alors qu’[…] il s’affligea de ne pas souffrir assez 28 . Elle s’écrie : « Ô mon Dieu, pourquoi n’ai-je pas toujours mis en vous ma confiance 29 » ? 25 Bourdaloue, Sermons pour tous les jours de Carême, op. cit., p. 214. 26 Bossuet, « Oraison funèbre de Louis de Bourbon », op. cit., p. 452. 27 Chez les catholiques en effet (et dans une moindre mesure chez les luthériens), le croyant a son rôle à jouer dans son propre salut ; il ne s’agit donc pas seulement d’accepter la mort, mais d’adopter à son approche la juste attitude et le juste comportement. 28 Bourdaloue, « Oraison funèbre de Louis de Bourbon », op. cit., p. 80. 29 Bossuet, « Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre », op. cit., p. 673. Anne Régent-Susini 134 Cependant, même les fidèles aux vies moins aventureuses ne voient pas la mort approcher dans une complète sérénité : partagés entre sentiment violent de l’attachement au Créateur et vifs mouvements de pénitence, ils échappent, là encore, au modèle stoïcien - tels Mme d’Aiguillon dépeinte par Fléchier : autant de mots, autant de sentiments de piété ; autant de soupirs, autant de transports de pénitence. […] Ce fut alors que dans les exercices de la plus vive foi, de la plus ferme espérance, de la plus ardente charité, de la plus humble pénitence, entre des paroles touchantes et un silence éternel, elle remit son âme entre les mains de celui qui l’avait créée 30 . En fait, la bonne mort n’est pas précédée par l’extinction des émotions, mais par leur exacerbation : autrement dit, la bonne mort est précédée par la vie portée à son incandescence, selon un topos régulièrement orchestré dans divers types d’écrits et de contextes, à la Cour comme à la ville. C’est ainsi que Gilles Buhot écrit du prêtre et chanoine Michel Rocher : tout ainsi qu’un flambeau estant prest à l’éteindre, jette une plus grande flâme, ceux qui l’ont veu mourir asseurent que sa piété parut encore toute autre dans les agonies de la mort, qu’elle ne s’estoit manifestée dans les actions de sa vie. […] Comme on lui presente la Croix à baiser, il la prend entre ses mains & l’embrasse avec tant de ferveur & des paroles si amoureuses, qu’on fut contraint de la luy ôter, de peur que la violence de ses sentimens ne luy diminuât si peu qui luy restoit de vie 31 . Ou encore que Mme de Sévigné raconte du chancelier Séguier : « Son bel esprit, sa prodigieuse mémoire, sa naturelle éloquence, sa haute piété, se sont rassemblés aux derniers jours de sa vie » 32 . L’évêque de Montpellier Fénolliet se montre encore plus explicite, parlant de Louis XIII : Et combien que toute sa vie passée rendist testmoignage de sa pieté ; neantmoins comme le mouvement naturel est toujours plus fort vers la fin qu’au commencement ; aussi en ceste derniere action, son zele, sa foy, sa devotion, rendirent plus d’effects de leur [sic] saincts mouvemens 33 . L’agonie devient ainsi acmé de vie et d’affects où les paroles, bien souvent, soit que les forces manquent, soit que les émotions soient trop fortes, le cèdent aux larmes - et Fenolliet de poursuivre : 30 Fléchier, « Oraison funèbre de Mme d’Aiguillon », op. cit., pp. 128-129. 31 Buhot, Gilles. Discours funèbre sur le trépas de maistre Michel Rocher, prêtre, pénitencier et chanoine théologal en l’égise cathédrale de Baieux. Caen : Pierre Poisson, 1654, pp. 96-97. 32 Mme de Sévigné, Correspondance, op. cit., p. 429. 33 Fenolliet, Pierre de. Oraison funèbre sur la mort du Roi Louis le Juste. Paris : V ve Camusat, 1643, p. 36. Des difficultés de convertir l’oraison funèbre 135 Après donc avoir visité sa concience, & rendu compte à Dieu de ses actions à l’oreille du Confesseur, il luy demeuroit le desir de recevoir le Pain de vie, & le sainct Sacrement de l’Autel ; desir si grand, qu’ayant perdu la parole, comme on luy demanda s’il le vouloit, ouvrant les yeux il respandit des larmes. Cœur invincible & Chrestien ! qui ne pouvant temoigner son desir par la langue, le tesmoigne par les yeux, afin qu’autant de gouttes qu’ils versoient, fussent autant de demandes & de chaudes prieres de recevoir son Dieu […] & apres avoir donné d’autres larmes pour la benediction de ses enfans, […] il rend son ame à Dieu 34 . De fait, les larmes - dont les vertus salvifiques dans la tradition chrétienne sont bien connues 35 - tiennent une place privilégiée tout au long de la vie chrétienne, et en particulier à l’approche de la mort. Mais elles ne sont pas seulement la manifestation d’un affect ; elles constituent un véritable langage, adressé à la fois à Dieu et aux témoins 36 , en une sorte de double énonciation. Ce langage des affects prolonge le langage verbal auquel il se substitue parfois, transposant ainsi sur le plan émotionnel le topos du saint qui meurt en parlant : même quand les mots sont devenus impossibles, les émotions, ou leur absence, continuent de parler. C’est ainsi que Fromentières déclare de l’archevêque Hardouin de Péréfixe : l’usage mesme de la parole luy manquant, il employa jusques aux fremissemens & aux convulsions de la mort pour loüer son Sauveur Ipsum stridorem quo mortalium vita finitur, in laudes Domini convertebat. A mesure qu’il perdoit un de ses sens, il substituoit aussi-tost ceux qui luy restoient pour continuer, autant qu’ils le pouvoit, & selon leur faculté naturelle, le mesme témoignage à JESUS-CHRIST, & son ame ne se pouvant plus exrimer par son corps : Absolutâ melodiâ è sanctitate charitateque contextâ, cette belle ame enfin fit un dernier effort, pour aller sans milieu & sans organe loüer éternellement Dieu en luy-mesme 37 . Comme le montre Gary Kuchar, les larmes peuvent en effet être envisagées comme une forme virtuelle de kérygme, une proclamation de la volonté 34 Loc. cit. 35 Voir notamment la belle étude de Nagy, Piroska. Le Don des larmes au Moyen Âge. Un instrument spirituel en quête d’institution, V e - XIII e siècle. Paris : Albin Michel, 2000. 36 Cf., à propos de l’Angleterre protestante, ce qu’écrit Sullivan, Erin. Secret Contagions: Sadness and the Self in Early Modern England. Londres : University College London, 2010, p. 204 : « [t]he passive acceptance of sadness and suffering, believed to be sent from God, was one of the central ways in which believers could demonstrate to themselves and others the extent of their sorrow for sin, their connection with God, and their inclusion among the elect ». 37 Fromentières, « Oraison funèbre de M. l’archevêque de Paris » (1671), op. cit., p. 109. Anne Régent-Susini 136 divine dont la force surpasse la capacité de l’âme à contenir ou à supporter la puissance de l’amour divin 38 . Au-delà même de la repentance qu’elles accompagnent, elles s’inscrivent dans une dynamique émotionnelle qui détourne le sujet du visible et le réoriente vers l’invisible - dynamique fonctionnant comme un langage par lequel il établit une relation avec la radicale intériorité d’un Dieu qu’Augustin décrivait comme « plus intime que ma part la plus intime, et plus haut que ma part la plus haute » (interior intimo meo et superior summo meo). En témoigne l’oraison funèbre que Fromentières consacre à M. de Lionne : Il sort de son lit ; il se prosterne par terre ; il arrose le plancher de ses larmes ; il s’explique, comme Madelaine, aux pieds de JESUS-CHRIST, avec ses yeux, & il y a grande apparence que JESUS-CHRIST luy dît aussi, comme à Madelaine, allez en paix, vade in pace 39 . Suit un développement sur l’importance des larmes pour le chrétien, mais aussi sur la distinction nécessaire entre les larmes des faibles et les larmes des forts. Car le langage des émotions est un langage foncièrement ambivalent. Pour expressif qu’il soit, il s’avère d’autant plus ambigu qu’il n’est pas verbal : les intenses émotions manifestées lors de l’agonie sont-elles à mettre au compte d’une authentique ardeur religieuse ou de la simple terreur du Jugement, voire simplement de la mort elle-même 40 ? Les larmes sont-elles de componction ou de désespérance ? Ce n’est pas seulement l’épineuse distinction entre attrition et contrition qui se rejoue ici 41 , mais bien plutôt l’opposition, plus radicale, entre nature et surnature, peur de la mort et 38 Voir Kuchar, Gary. The Poetry of Religious Sorrow in Early Modern England. Cambridge: Cambridge University Press, 2008, p. 6. 39 Fromentières, Jean-Louis de. « Oraison funèbre de M. de Lionne, ministre d’Estat » (1671), dans Œuvres mêlées, op. cit., p. 222. 40 Bossuet dépeint ainsi dans son Sermon du mauvais riche (1662) les fausses « bonnes morts », dans lesquelles les vives émotions ne sont sous-tendues que par la peur de quitter le monde : « Il est facile de jouer par crainte le personnage d’un pénitent. Le cœur a des mouvements artificiels qui se font et se défont en un moment. Mais ne nous laissons point abuser à ces belles conversions des mourants, qui, peignant et sur les eux et sur le visage, et même, pour mieux tromper, dans la fantaisie alarmée, l’image d’un pénitent, font croire que le cœur est changé : car une telle pénitence, bien loin d’entrer assez avant pour arracher l’amour du monde, souvent, je ne crains pas de le dire, elle est faite par l’amour du monde. » (O.O., t. IV, pp. 201-202). 41 Du reste, il ne s’agissait pas, en général, de rejeter l’attrition, qui était conçue, soit comme une propédeutique à la pénitence, soit même comme sa condition suffisante (voir le titre explicite du scotiste Sébastien Dupasquier : L’Attrition suffisante pour la rémission des péchés dans le sacrement de pénitence. Lyon : Anisson, 1687). Des difficultés de convertir l’oraison funèbre 137 crainte du Jugement 42 . La question n’était pas nouvelle : sans même évoquer les réflexions menées en Orient sur le penthos, ou encore les méditations de Cassien et d’Evagre sur la tristitia, les scolastiques, déjà, avaient soigneusement distingué désespoir et pénitence. Il s’agit donc, pour le prédicateur, de proposer un accompagnement herméneutique très explicite de la scène de mort, afin que les émotions attribuées au mourant puissent être attribuées sans équivoque à l’amour de Dieu, et non à l’amour de soi : nul ne doit croire que le défunt, littéralement, pleure sur son sort. Quoi qu’il en soit, le tiraillement de la scène de mort présentée par l’orateur funèbre est patent. Alors même qu’il s’agit d’un passage à la fois éminemment visuel et puissamment pathétique, et explicitement donné pour tel (le terme spectacle est récurrent), que peut, au juste, se représenter l’auditeur du discours, ou le lecteur de sa version imprimée ? Le mourant est-il stoïque ou bouleversé ? Contrairement à ce qu’on pourrait attendre, les discours ne procèdent qu’assez rarement à un véritable étalement chronologique des états émotionnels 43 - comme par exemple dans l’oraison funèbre que Jean-Baptiste de Beauvais prononce pour Louis XV, où les émotions intenses de la pénitence, diffractées dans tout le palais par une cérémonie de pénitence publique sont suivies d’un total apaisement, jusqu’à la mort : Après avoir rompu le lien fatal qui enchaînait son cœur, il invoque les secours et les consolations de la religion ; et avec quels profonds sentiments de foi et de douleur il s’applique à lui-même les gémissements du roi pénitent ! avec quelle amertume il repasse dans son âme toutes les années de sa vie, et les péchés de l’homme, et les péchés du prince ! Il veut que les regrets dont son cœur est pénétré retentissent au milieu de son palais […]. Après une cérémonie dont l’appareil porte le trouble et l’effroi dans les âmes les plus constantes, contemplez la tranquillité du roi : ne semble-t-il 42 Les deux, de fait, pouvaient se conjoindre, au moins pour un temps, même chez les « bons » chrétiens, que la surnature n’arrachait pas pour autant à la nature ; voir ce que Gabriel Roquette écrit de Mme de Longueville dans l’oraison funèbre qu’il lui consacre : « Elle avait toujours eu une grande crainte de la mort, et ce que la foi lui avait appris de la justice et des jugements de Dieu se joignant encore à l’horreur empreinte dans la nature pour cette dissolution de notre être, elle n’avait jamais envisagé sans terreur le moment redoutable qui devait décider de son éternité. » (« Oraison funèbre de Anne-Geneviève de Bourbon », op. cit., p. 296). Cependant, la Duchesse s’apaise à l’approche de la mort (voir la citation donnée plus haut). 43 Sur la manière dont les luthériens envisagent la bonne mort comme une succession d’émotions (profond regret du péché, désir du pardon, et compréhension joyeuse de la signification de l’expiation comme elle a été accomplie par la Passion), voir S. Karant-Nunn, The Reformation of Feeling, op. cit., p. 199. Anne Régent-Susini 138 pas que le calme de son âme ait passé jusque dans ses sens ? […] des symptômes effrayants annoncent l’approche du trépas : ne craignez point que la terreur abatte l’âme de Louis. Non, Français, non, votre roi ne dérogera pas au courage de sa race auguste 44 . L’oscillation entre émotion et impassibilité peut également être thématisée, comme dans l’oraison funèbre de la Duchesse de Montausier par Fléchier : Après s’être acquittée de tous ses devoirs à la cour, elle a souffert comme vous souffrez dans vos cellules, sans murmurer et sans se plaindre. Que dis-je, Mesdames, sans se plaindre ? Oublié-je ce que j’ai vu, ce que j’ai ouï ? ces soupirs sortis du fond de son cœur, cette tristesse peinte sur son visage, ses paroles mêlées de douleur et de crainte ? Ne craignez rien qui fasse tort à sa mémoire et à sa vertu. Cette émotion, dont je vous parle, n’était pas une faiblesse d’esprit : c’était un zèle de pénitence […] 45 . Mais la plupart du temps, bouleversement et sérénité coexistent au sein d’un même passage, sans être clairement articulés, comme lors de certaines pratiques religieuses médiévales dans lesquelles l’expérience de l’amour divin semble indissociable du mélange d’émotions réputées contradictoires (joie et tristesse, soulagement et inquiétude, etc.) 46 Ainsi, qu’a pu au juste « voir » Fléchier, qui se donnant pour témoin oculaire de la « bonne mort » de Montausier, déclare : Je vis ce visage que la crainte de la mort ne fit point pâlir […] Je vis un cœur brisé de douleur dans le tribunal de la Pénitence, pénétré de reconnaissance et d’amour à la vue du Saint Viatique […] Je vis enfin comment meurt un chrétien qui a bien vécu 47 ? Certes, dira-t-on, la sérénité face à la mort apparaît fort naturellement dissociée du remords face aux péchés passés. Cependant, que donne à imaginer une telle scène ? Comment visualiser à la fois le mourant au visage impassible et le cœur brisé de douleur ? Et puisque le discours se veut, à sa manière, prescriptif, comment imiter des émotions aussi contradictoires ? Le personnage principal du « spectacle » qu’est l’agonie se dérobe à jamais ; support-symbole d’émotions contradictoires, il s’efface en tant que référent visualisable pour incarner les diverses facettes, tout à fait compatibles quant 44 Beauvais, Jean-Baptiste-Charles-Marie de. « Oraison funèbre de très-grand, trèshaut, très-puissant et très-excellent prince, Louis XV le Bien-Aimé » (1774). Paris : Guillaume Desprez, 1674, pp. 40-41 (je souligne). 45 Fléchier, « Oraison funèbre de Mme la Duchesse d’Aiguillon », op. cit. 46 En revanche, ces émotions contradictoires ne sont jamais unies sur un mode oxymorique, comme ce peut être le cas dans certains poèmes de dévotion (notamment anglais) de la même époque. 47 Fléchier, « Oraison funèbre du duc de Montausier », op. cit., pp. 478-479. Des difficultés de convertir l’oraison funèbre 139 à elles, d’une doctrine. Quant à l’auditeur lui-même, il se trouve renvoyé à une sorte de gageure émotionnelle : d’une part, la constance du défunt est explicitement donnée en exemple aux auditeurs. D’autre part, le discours amplifie à loisir l’urgence pathétique de l’agonie, souligne l’importance critique des derniers sacrements et met complaisamment en scène le desengaño tragique de la disparition des grands. De même que le mourant à la fois terrorisé et réconforté par les derniers sacrements, l’auditeur voit son angoisse à la fois nourrie et apaisée par le discours du prédicateur. Le malaise de l’oraison funèbre, hantée par l’imposant modèle païen qu’elle ne parvient jamais vraiment à congédier, est également palpable dans les précautions prises par l’orateur pour guider fermement l’interprétation de la sérénité du mourant - car s’il est aisé d’y voir une maîtrise des affects, il ne faudrait pas y soupçonner l’orchestration délibérée d’une orgueilleuse impassibilité, le spectacle du non-spectacle, l’une de ces fausses vertus d’autant plus dangereuses qu’elles se donnent, précisément, pour vertus 48 . C’est ainsi que Bossuet, se faisant par l’emploi du nous relais de vision et d’interprétation pour ses auditeurs, esquisse dans l’oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre les images-repoussoirs des deux « males morts » évitées par la défunte, l’anarchie de la panique et la fausse vertu de maîtrise : Nous ne voyions en elle, ni cette ostentation par laquelle on veut tromper les autres, ni ces émotions d’une âme alarmée, par lesquelles on se trompe soi-même. Tout était simple, tout était solide, tout était tranquille ; tout partait d’une âme soumise, et d’une source sanctifiée par le Saint-Esprit 49 . C’est qu’en régime chrétien, il n’est de force que faiblesse ; la seule vertu véritable n’est ni maîtrise ni abandon au torrent des émotions, mais acceptation de se laisser déposséder 50 . Alors que le stoïcien tente de maîtriser jusqu’au bout ses émotions et sa vie, le chrétien, in fine s’il ne l’a pas fait auparavant, accepte de se laisser agir par Dieu 51 . On ne s’étonnera pas, dès lors, de trouver une remarque particulièrement explicite dans l’oraison 48 On retrouve là une thématique développée dans le débat sur les vertus des païens, ainsi que dans la controverse autour de la moralité du théâtre - et du héros tragique en particulier. Voir Laurent Thirouin, L’Aveuglement salutaire. Le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique, Paris, Champion, 2007. 49 Bossuet, « Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre », O.O., t. V, p. 675. 50 Peut-être cette insistance ne visait-elle pas seulement les prétentions aristocratiques à un certain néo-stoïcisme, mais aussi certaines recommandations calvinistes très opposées à toute manifestation de tristesse à l’approche de la mort et centrées moins sur la prise en charge des émotions du mourant que sur l’édification des vivants. 51 Voir Constance Cagnat, La Mort classique, op. cit., p. 268. Anne Régent-Susini 140 funèbre que Bossuet consacre au prince de Condé, grand capitaine particulièrement susceptible d’être associé au néostoïcisme aristocratique, dont la constance, pour le prédicateur, ne saurait être que mensongère : Ce que le prince commença ensuite pour s’acquitter des devoirs de la religion mériterait d’être raconté à toute la terre, non à cause qu’il est remarquable, mais à cause, pour ainsi dire, qu’il ne l’est pas, et qu’un prince si exposé à tout l’univers ne donne rien aux spectateurs. N’attendez donc pas, Messieurs, de ces magnifiques paroles qui ne servent qu’à faire connaître, sinon un orgueil caché, du moins les efforts d’une âme agitée qui combat ou qui dissimule son trouble secret 52 . L’oraison funèbre s’avère ainsi habitée par un schème comparatif récurrent : il ne s’agit pas seulement de bien mourir, mais de mieux mourir. L’objet de cette rivalité obsédante est le plus souvent le modèle stoïcien, mais il peut s’étendre à tout modèle païen de belle mort 53 , tant le genre de l’oraison funèbre apparaît travaillé par ses origines païennes, qui semblent lui poser, inlassablement, les mêmes questions : l’homme peut-il légitimement être loué et admiré ? existe-t-il une vertu purement humaine ? Pour autant, la confrontation au modèle des origines ne vaut pas toujours opposition, comme en témoigne l’oraison funèbre d’Anne d’Autriche par Fromentières. Certes la reine y manifeste l’absolue supériorité de la « Philosophie toute chrétienne » sur « le Paganisme » - la rivalité ne s’établissant pas cette fois avec le stoïcisme, mais avec les grandes figures grecque (Socrate) et romaine (Caton) incarnant l’acceptation courageuse de la mort - mais, loin de s’opposer radicalement à l’idéal qu’incarnaient les plus grands héros païens, la reine chrétienne, bien que femme, l’accomplit 52 Bossuet, « Oraison funèbre de Louis de Bourbon, O.O., t. VI, p. 452. Le même thème se trouve développé au sujet d’un autre ex-« esprit fort » dans l’« Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre » : « n’attendez pas de cette princesse des discours étudiés et magnifiques : une sainte simplicité fait ici toute la grandeur. » (O.O., t. V, p. 673). 53 Plus rarement, ce schème comparatif prend la forme d’un développement sur le perfectionnement de la Loi ancienne (vétérotestamentaire) par la Loi nouvelle (néotestamentaire) - avec toujours, en arrière-plan, la vague supposition d’un progrès moral et spirituel, mais cette fois par rapport aux anciens Juifs et non plus aux païens. C’est le cas, par exemple, dans l’oraison funèbre de Hardouin de Péréfixe par Fromentières (op. cit., pp. 107-108) : « Voilà, MESSIEURS, jusqu’où la nouvelle Loy a enrichi sur l’ancienne, la verité sur la figure. Samuël meurt dans les sentimens de Moïse, dans la pensée de son innocence, il n’y a rien à redire : Mais Hardoüin de Perefixe, un Archevesque, doit mourir dans les sentimens de JESUS- Christ, dans la pensée de son indignité. » Des difficultés de convertir l’oraison funèbre 141 et le dépasse, en le mettant véritablement en pratique et en le dépouillant de toute ambivalence : C’est l’un des plus grands aveuglements du Paganisme, d’avoir crû le courage de ses Héros, ou la confiance de ses Philosophes veritable, & de n’avoir pas remarqué qu’en mesme temps qu’ils paroissoient triompher de la douleur, ou de la mort, ils se laissoient honteusement vaincre euxmesmes, ou par l’orgueil, ou par la crainte. Les Chrestiens qui n’ont jamais parlé si pompeusement de leurs Martyrs, que Rome & Athénes de leurs Catons, & de leurs Socrates, & qui, comme dit saint Cyprien, ont mieux aimé faire de grandes choses, qu’en dire : Non loquimur magna, sed facimus : ne laissent pas neanmoins de connoistre fort bien les avantages que la grace a donnez parmy eux à la force, & de voir que cette vertu estant assistée de la charité, a souvent esté capable de faire produire à des femmes mesmes des actions plus heroïques, que tous les Payens n’en ont sçû écrire de leurs plus grands hommes. […] Si nous en croyons les Philosophes mêmes, le plus noble exercice de la force, est de ne point ceder aux malheurs qui arrivent, de ne se point détourner lâchement des playes dont le hazard nous frappe, mais de recevoir sans trembler dans son propre sein les traits que le Ciel y lance : Pulcherrima pars fortitudinis obviam ire vulneribus, tela ne vitare quidem, sed pectore excipere [Sénèque, épître 67]. Ce que la Philosophie n’a scû que décrire, nostre grande Reine sçait le pratiquer à la lettre. Elle reçoit avec soumission la playe que le Ciel luy envoye ; elle la porte dans son sein sans murmure ; elle en parle aussi froidement, que si elle luy estoit étrangere ; & ce qui met toute la Philosophie des Catons fort au dessous de la sienne, c’est qu’elle ne se met point en peine de la durée d’un mal si cruel, & qu’elle n’en demande point la guerison. Quelques Eloges que Seneque se soit efforcé de donner à la mort de Caton, qui ne voit que cette mort est plûtost un coup de desespoir, qu’un chef-d’œuvre de courage &, comme a fort bien remarqué S. Augustin, ne fut-ce pas parce que ce Payen ne pouvoit souffrir long-temps qu’il voulut souffrir si peu ? Fuit in Catone vera infirmitas adversa non sustinens. Nostre Reine plus courageuse, ne se lasse point de ses souffrances […] 54 . Ainsi, ce ne sont pas seulement les anges et les démons représentés sur tant d’artes moriendi qui luttent autour du lit de mort : la bataille qui se livre autour des derniers moments du défunt est aussi une bataille des signes émotionnels, multiples et contradictoires, que l’orateur funèbre doit arbitrer, mettre en scène et interpréter pour ses auditeurs. Car ces signes émotionnels composent un message, destiné à la fois à Dieu et aux hommes. C’est aussi pour cela qu’on s’assemble autour du mourant : non seulement par attachement pour lui, mais pour être témoin de ce qu’il a dit par sa mort 54 Fromentières, « Oraison funèbre d’Anne d’Autriche », op. cit., pp. 50-51. Anne Régent-Susini 142 et en témoigner à son tour 55 . Il arrive, certes, que le mourant formule son message en mots - et le topos hagiographique du saint qui meurt en parlant (ou en chantant les louanges de Dieu) est encore bien présent au XVII e siècle 56 . Toutefois, le plus souvent, ce sont les émotions du mourant qui prennent le relais des mots - ceux du mourant comme ceux de l’orateur : C’est ici, Messieurs, où mon oraison finit, et où la sienne commence. […] Toute la force d’émouvoir, de toucher, et de persuader, toutes les matières de louanges, tout ce qu’il faut pour la gloire du plus grand des hommes, se trouve enfermé dans les actions du Prince malade. Il sera son orateur luimême 57 . Avant d’être une expérience psychologique autonome, l’émotion - ou au contraire l’impassibilité - sont un langage 58 . Cette dimension dialogique de l’émotion, tournée vers l’extérieur et non pas seulement vers l’intériorité, est encore plus prégnante dans l’oraison funèbre, où l’orateur, qu’il ait été témoin oculaire ou qu’il se fonde sur le récit de témoins, ne peut dépeindre le mourant que de l’extérieur 59 . Dès lors, même si le mourant peut appa- 55 Voir S. Karant-Nunn, The Reformation of Feeling, op. cit., p. 191. 56 Voir G. Buhot, Discours funèbre sur le trépas du roi Louis le Juste, op. cit., p. 18 : « pendant que son corps s’immole à la divine majesté par l’exercice des souffrances, il veut que son âme bruslât des ferveurs de la charité, lui serve d’holocauste, & continue toujours jusqu’au dernier souspir à chanter ses miséricordes : Vita potius deficiente, quam cantu, la vie luy manquant plustost que ce chant agreable, la respiration plustost que les louanges : comme on dit de ces petits oiseaux qui meurent dans un doux concert qu’ils font à l’enui l’un de l’autre, & qui sont dejà estouffez que le son de leurs voix roulle & retentit encore dans le vague de l’air, Vita potius deficiente, quam cantu. » 57 Cité par Hennequin, Jacques. « Les problèmes du genre de l’oraison funèbre selon les prédicateurs de Louis XIII en 1643 », Recherches sur l’histoire de la poétique. Berne : Peter Lang, 1984, p. 78. 58 Voir G. Kuchar, The Poetry of Religious Sorrow, op. cit. 59 Ainsi, sauf anomalie, l’orateur funèbre ne peut être le confesseur du défunt et ne doit pas chercher à percer le secret de cette ultime confession. Voir la manière dont Mlle de Motteville, rédigeant le mémoire qui devait servir de base à l’oraison funèbre de Bossuet sur Henriette de France renonce à demander au confesseur « les dispositions de son âme sur la mort » (« Mémoire sur la vie d’Henriette de France », dans A. Hurel, Les Orateurs sacrés à la Cour de Louis XIV, op. cit.) ; et la remarque de Saint-Simon concernant l’oraison funèbre de la Dauphine prononcée par le Père de la Rue en 1712 : « On fut étonné qu’il s’en fût chargé après ce qui lui était arrivé à la mort de cette princesse [elle avait choisi, en ces ultimes moment, un autre confesseur] ; indépendamment de cet événement, la fonction n’était guère celle d’un confesseur » (Mémoires. Paris : Gallimard, 1985, t. IV, p. 490 ; je souligne). Des difficultés de convertir l’oraison funèbre 143 raître comme isolé, unique acteur individualisé au milieu d’un entourage indifférencié, îlot de constance perdu dans un océan de larme 60 dont la puissance pathétique est encore amplifiée par l’indistinction des autres personnages, qui n’existent que par leur douleur, il n’en reste pas moins foncièrement un sujet parlant, et parlant à quelqu’un - dans sa mort même, et par-delà. 60 Voir C. Cagnat, La Mort classique, op. cit., p. 262. Il en va de même dans d’autres traditions rhétoriques, ainsi en Autriche, dans les grandes oraisons funèbres baroques des Habsbourgs ; voir par exemple Traut, Christopher, sj. Ferdinandi des dritten […] Gottseeligkeit. Vienne : 1657, Fol. E3ro ; et Widman, Ferdinand, sj. « M ORGENSTERN BEY DER S ONNE ». Vienne : 1705, Fol. L1 vo (je remercie de tout cœur Ph. Dauga-Casarotto pour ses précieuses indications).