Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2015
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Les oraisons funèbres sur la mort du cardinal Du Perron (1618)
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2015
Natacha Salliot
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PFSCL XLII, 82 (2015) Les oraisons funèbres sur la mort du cardinal Du Perron (1618) N ATACHA S ALLIOT (L YCEE A LBERT C HATELET , D OUAI - CPGE) Le cardinal Jacques Davy Du Perron est une figure ecclésiastique célèbre de la cour du roi Henri IV. Il facilite la conversion et l’absolution du souverain et devient évêque d’Évreux en 1595 ; il est fait cardinal en 1604 en récompense de ses actions dans le domaine de la controverse contre les protestants, puis archevêque de Sens en 1606. Outre son implication dans la conversion des réformés, il joue également un rôle politique et diplomatique, notamment du point de vue des relations entretenues avec le Saint- Siège. Après l’assassinat d’Henri IV, il participe aux débats houleux sur l’indépendance du pouvoir des rois et défend avec succès des positions ultramontaines 1 . Il est donc une figure majeure de l’Église et de l’État. Il n’en est pas moins controversé car qualifié d’athée et de jouisseur invétéré par ses ennemis 2 . Enfin, Du Perron ne limite pas son activité à la production d’ouvrages théologiques : ses œuvres rassemblées de façon posthume comportent notamment quelques sermons, une réflexion sur l’éloquence et un corpus poétique. Sa correspondance diplomatique ainsi que ses pensées et traits d’esprit ont également été imprimés. 1 Voir Turchetti, Mario. Tyrannie et tyrannicide de l’Antiquité à nos jours. Paris : PUF, 2001, pp. 519-523. Après l’assassinat d’Henri IV, la question du tyrannicide est devenue une affaire d’État. Les thèses défendues par Louis Servin au nom du Tiers État et des gallicans, lors des États Généraux de 1614, ne prennent toutefois pas le dessus. La harangue de Du Perron l’emporte, et l’article intitulé « Loi fondamentale » contenu dans le cahier de l’Île-de-France, est supprimé le 2 janvier 1615 (op. cit., pp. 522-523). 2 Voir, notamment, l’image donnée des frères Du Perron par La Confession catholique du sieur de Sancy d’Agrippa d’Aubigné (ouvrage publié en 1660, mais rédigé entre 1597 et 1607, et intégré au Recueil de diverses pièces, servant à l’histoire de Henry III, roy de France et de Pologne, Cologne, Pierre Du Marteau, 1660, pp. 317-456 ; ce recueil connut une série de réimpressions). Natacha Salliot 146 On notera avec intérêt la coïncidence suivante : les témoignages de ses biographes concordent pour indiquer que c’est à la faveur de l’oraison funèbre qu’il prononce à la mort de Ronsard, sous le règne d’Henri III, que la carrière de Du Perron prend son essor, grâce à ses talents littéraires et à une érudition remarquable. Or, selon Verdun Louis Saulnier, cette oraison est l’une des plus belles du genre et contribue à lui donner ses premières lettres de noblesse 3 : la composition de ce type de discours se développe en effet tout particulièrement au moment de la mort d’Henri IV, laquelle suscite une large floraison d’oraisons funèbres à la gloire du monarque assassiné 4 . La pratique du genre, qui associe biographie, épidictique et lamentation, paraît s’être suffisamment répandue lorsque Du Perron meurt huit ans plus tard, en 1618, pour que saint François de Sales propose, dans une lettre qu’il adresse cette même année à Frédéric Borromée, cardinal de Milan, de lui envoyer « quelqu’oraison funèbre prononcée à la mort dudit cardinal Du Perron 5 », qu’il s’attend à pouvoir trouver lors d’un prochain voyage à Paris. De fait, Du Perron fait l’objet de plusieurs oraisons funèbres, comme il sied à un personnage de sa stature politique et ecclésiastique. Néanmoins, certains de ses détracteurs laissent entendre que sa mort ne fut quasiment pas commémorée. L’historien Jean Lévesque de Burigny rapporte ces rumeurs en 1768, dans sa Vie du cardinal Du Perron, faisant état des attaques portées contre lui 6 , et entreprenant de rétablir une vérité différente en mentionnant plusieurs discours consacrés à Du Perron à l’occasion de son décès. 3 Saulnier, Verdun Louis. « L’Oraison funèbre au XVI e siècle », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. X, 1948, pp. 124-157. 4 Voir Hennequin, Jacques. Henri IV dans ses oraisons funèbres ou la naissance d’une légende. Paris : Klincksieck, 1977. Voir également, Du Perron, Jacques Davy. Oraison funèbre sur la mort de Monsieur de Ronsard (1586), éd. M. Simonin. Genève : Droz, 1985. 5 François de Sales. Nouvelles lettres inédites..., t. II, éd. Pierre Louis Datta. Paris : J.- J. Blaise, 1835, 237 e lettre, p. 233. La lettre en question est datée du 16 octobre 1618. 6 Lévesque de Burigny, Jean. Vie du cardinal du Perron, archevêque de Sens et grand aumônier de France. Paris : Debure père, 1768, p. 377 : « Les ennemis de Du Perron ont fait encore une remarque que nous rapportons, parce que nous ne voulons rien omettre. « C’est qu’on ne lui fit aucune Oraison Funèbre, & qu’on vit à peine une Epitaphe, à l’honneur ou à la mémoire d’un personnage si grand & si célébre, qui mourut à Paris, dans le centre des Sciences & des Belles-Lettres, dont il était regardé comme le Patron. » Ce sont les propres termes de l’Auteur, des Remarques sur la Confession de Sancy. » La source mentionnée se trouve dans le Recueil de diverses pièces servant à l’histoire de Henri III [...]. Cologne : P. Du Marteau, 1699, t. II, pp. 179-180. Les oraisons funèbres sur la mort du cardinal Du Perron 147 L’on peut se demander si les discours dont Du Perron est l’objet à sa mort sont à la hauteur de sa renommée en tant que prélat, et s’interroger sur leur valeur du point de vue de la poétique de l’oraison funèbre, genre qui demeure en cours d’élaboration dans ces premières décennies du XVII e siècle 7 . La lecture des oraisons consacrées à Du Perron nous montrera que l’éloge du défunt demeure inséparable d’une perspective politique et confessionnelle déterminée par une volonté de restauration du catholicisme français amorcée sous le règne d’Henri IV. Quel crédit accorder aux rumeurs dont Lévesque de Burigny se fait l’écho ? Lorsque Du Perron décède en 1618, huit compositions voient le jour pour célébrer sa mémoire. Les individus à l’origine de ces discours sont inégalement connus : un texte, intitulé Discours funèbre 8 , demeure anonyme, tandis que le prénom et les fonctions de l’auteur de l’Oraison funèbre faicte sur le trespas du très illustre cardinal Du Perron restent ignorés 9 . Il en va de même pour la Lettre de consolation à Mgr l’archevêque de Sens sur le trespas du cardinal Du Perron son frère 10 , dont seules les initiales du scripteur nous sont parvenues. Parmi les auteurs, deux seulement sont des ecclésiastiques : Barthélemy de Provanchères est chanoine et trésorier de la cathédrale de Sens 11 , le père Georges est un religieux de l’ordre réformé des récollets 12 . Essentiellement rédigées en langue vernaculaire 13 , les oraisons consacrées à 7 L’abbé Adrien Lezat avait jadis repéré une réforme de la prédication lors de la seconde moitié du règne d’Henri IV (De la prédication sous Henri IV. Paris : Didier, 1871, p. 25). 8 Discours funèbre sur la mort de M. le cardinal Du Perron, avec les particularités de son décès. Paris : A. Saugrain, 1618. Il existe également une version publiée à Rouen chez M. Tallebot la même année. 9 De Neuville. Oraison funèbre faicte sur le trespas du très illustre cardinal Du Perron, archevesque de Sens. Paris : J. Corrozet, 1618. La mention « abbé » figure dans Le Long, Jacques. Bibliothèque historique de la France, contenant le catalogue des ouvrages, tant impriméz que manuscrits, qui traitent de l’histoire du royaume ou qui y ont rapport [...], vol. V, éd. Fevret de Fontenette. Paris : Jean-Thomas Hérissant, 1778, p. 643. 10 S. D. R. Lettre de consolation à Mgr l’archevêque de Sens sur le trespas du cardinal Du Perron son frère. Paris : Tiffaine, 1618. 11 Provanchères, Barthélemy de. Harangue funèbre prononcée en l’église de Sens, ès obsèques de Mgr l’illustrissime cardinal du Perron [...] le vingt-troisiesme janvier 1619. Sens : G. Niverd, 1620. 12 Le père Georges. Souspirs de l’Église et regrets de la France sur le trespas de l’illustrissime cardinal Du Perron, en forme d’oraison funèbre. Paris : D. Moreau, 1618. 13 Seule exception, Boutrays, Raoul. Elogium cardinalis Perronii ex III tomo Annalium Rodolphi Botereii [...]. Paris : A. Stephanum, 1618. Natacha Salliot 148 Du Perron témoignent d’une certaine variété formelle ; en effet, pour quelques compositions, la forme privilégiée demeure l’écrit. Il s’agit notamment d’une épître consolatoire 14 , adressée à Jean Du Perron, frère du cardinal et nouvel archevêque de Sens, et d’une œuvre composite mêlant vers et prose 15 . Ce second texte, qui s’inscrit dans la tradition du tombeau poétique, a été composé non pour être prononcé mais pour être lu ; il présente des pièces littéraires de formes variées : stances, épitaphes, nénies. Un troisième texte, l’Histoire abbregée de Thomas Pelletier 16 se rapproche par son titre de la simple nécrologie, mais présente toutefois une composition conforme aux attentes de l’oraison funèbre. Le discours est animé d’une adresse directe au destinataire (de nouveau son frère, Jean). Les parties du discours (exorde, narration et péroraison) permettent de déplorer la mort du cardinal et de méditer sur la fragilité de l’existence tout en faisant l’éloge des qualités du défunt, en présentant sa vie et les circonstances de sa mort 17 . Les autres textes consacrés à la mémoire de Du Perron visent davantage à être prononcés en public et, en cela, relèvent de l’oraison à proprement parler. Cependant, seule la Harangue funèbre de Barthélemy de Provanchères mentionne explicitement qu’elle fut prononcée devant une assemblée, dans l’église de Sens le jour des funérailles du cardinal, en présence de Jean Du Perron. D’autres textes sont publiés dès 1618 pour glorifier le prélat disparu, mais rien n’indique qu’ils aient fait l’objet d’une déclamation en public ; cependant ce fut peut-être le cas pour le discours du père Georges, celui de De Neuville et le Discours funèbre. Le terme d’« oraison » n’étant pas d’emploi systématique dans les titres, son apparition suggère une prise de conscience de la spécificité du genre, même si les textes conservent généralement une trace de leur performance. Ainsi Provanchères fait-il référence 14 S. D. R., op. cit. 15 Condential, Jean. Les Larmes de la France sur le trespas de très-illustre et très-révérend prélat, Messire Jacques Davy, cardinal Du Perron, archevesque de Sens [...]. Paris : P. Mettayer, 1618. 16 Pelletier, Thomas. Histoire abbregée de la vie & de la mort de feu Monsieur l’Illustrissime Cardinal du Perron, grand Aumosnier de France, &c. À Monsieur le Reverendissime Archevesque de Sens son frere, Primat des Gaules & de Germanie. Paris : A. Estienne, 1618. 17 Voir, par exemple, l’opposition entre l’inconstance des choses de l’existence et la fermeté du chrétien dès qu’il en considère la vanité avec un regard éclairé par la foi (B. de Provanchères, op. cit., pp. 2-5) ou encore la méditation sur la mort, assez convenue, du Discours funèbre. Sur le thème de la réflexion sur la mort dans la prédication baroque, voir Bayley, Peter. French Pulpit Oratory (1598-1650). A Study in Themes and Styles, with a Descriptive Catalogue of Printed Texts. Cambridge, London, New York : Cambridge University Press, 1980, p. 133 sq. Les oraisons funèbres sur la mort du cardinal Du Perron 149 aux cérémonies funéraires, cadre dans lequel s’inscrit la Harangue funèbre, et à l’assistance de ces cérémonies, à laquelle il s’adresse directement : Ne pensez point, Messieurs, que je sois en ce lieu, ou la seule obeissance m’a porté, pour addoucir ou rendre moindre la perte, que nous avons faicte en la mort de Monseigneur l’Illustrissime et Reverendissime Cardinal Du Perron, nostre tres digne, et tres honoré Archevesque, c’est pour mesler mes larmes avec les vostres, pour joindre ma tristesse avec celle que je lis sur vos visages, & avec la commune douleur, que je recueille de ces paremens funebres, qui nous environnent, & qui m’advertissent, que non seulement le subject est digne de plaintes, mais qu’il porte avec soy, des causes singulieres de tristesse & de douleur 18 . D’autres passages de la Harangue funèbre permettent de reconstituer la pompe des funérailles du cardinal, tout en soutenant une réflexion sur la vanité de l’existence ; ils servent à manifester visiblement le deuil tout en permettant d’introduire un mouvement de consolation lié à la remémoration des mérites du cardinal : Considerez ce grand cardinal vraye image de sapience de science, & de pieté eslevé au lieu le plus éminent de la Chrestienté, sur le théâtre de la France : Si vous vous en approchez, pour veoir ce qui se présentera à vos yeux, cette Chappelle ardante, ces flambeaux allumez, ces tapisseries noires, ce corps en ce cercueil, ne vous représenteront que des fascheuses misères, esquelles nostre nature est asservie, qui ne combleront vos ames, que de deuil & de tristesse 19 . L’Oraison funèbre de De Neuville fait elle aussi référence, plus discrètement, à un espace où est prononcé le discours : s’adressant également à plusieurs reprises à l’assistance (« Messieurs ») ou y faisant allusion 20 , l’orateur annonce désirer « ourdir en sa mémoire ce plaintif discours sur son funeste tombeau 21 ». Quant à la composition du père Georges, qui se définit comme une oraison funèbre dès le titre, elle s’adresse à un auditoire et non au seul frère de Du Perron 22 . Pourtant, à la différence de ce que l’on remarque habituellement dans les titres des oraisons, celles consacrées à Du Perron, hormis la Harangue de Provanchères, ne précisent pas réellement les 18 B. de Provanchères, op. cit., pp. 5-6. 19 Ibid., pp. 10-11. 20 De Neuville, op. cit., p. 9 : « l’honorable assistance ». 21 Ibid., p. 7. 22 Le père Georges, op. cit., p. 8-9 : « Mais laissons Messieurs, laissons gemir ce pauvre peuple affaissé sous la pesanteur de ses propres miseres, & parlons des sensibles desastres qui nous touchent : ce que j’ay à vous dire, ne se peut recenser qu’avec des regrets, ny moins encor peindre, qu’avec des larmes. » Natacha Salliot 150 circonstances de leur prononciation, alors que c’est le cas, par exemple, pour les oraisons des autres prédicateurs célèbres de la période, tels que Coeffeteau 23 , Fenouillet 24 ou Cospean 25 . L’examen des titres des oraisons funèbres de ces derniers montre que le lieu de leur déclamation est toujours mentionné 26 . C’est sans doute cette particularité qui explique les rumeurs rapportées par Lévesque de Burigny. Les oraisons funèbres consacrées à Du Perron semblent avoir eu une publicité plus limitée, la célébration du défunt étant demeurée circonscrite à son archevêché, seule l’impression des discours assurant une diffusion plus large. On remarque en outre que, malgré leur nombre qui renvoie à l’inflation du genre au cours du XVII e siècle 27 , les oraisons funèbres sur la mort de Du Perron s’inscrivent dans un cercle restreint : les auteurs de ces discours sont dans la plupart des cas des proches du défunt. Ainsi, la harangue de Provanchères est attendue, il s’agit de l’oraison funèbre prononcée lors des funérailles officielles de Du Perron (la version imprimée possède en page titre les armoiries de ce dernier). Barthélemy de Provanchères est également auteur de deux autres oraisons funèbres (l’une en mémoire d’Henri IV, l’autre en l’honneur de Catherine de Lorraine, duchesse de Nevers, morte en 1618 28 ). Depuis 1610, il est trésorier et chanoine de la cathédrale de Sens, statut qui l’autorise à prononcer ces oraisons 29 . Selon Lévesque de Burigny, qui emprunte ses informations à l’oraison de De Neuville, Du Perron tombe malade à Bagnolet puis regagne l’hôtel de Sens à Paris, où il décède aux alentours du 5 septembre 30 . Son corps est enterré dans la cathédrale de Sens et son cœur est confié à l’Église Saint Louis des jésuites à Paris. La Harangue de Provanchères est prononcée avec un décalage par rapport à la date de la mort du Du Perron (le 23 janvier 1619), ce que l’orateur rappelle dans sa 23 Coeffeteau, Nicolas. Harangue funèbre prononcée à Paris en l’Église de sainct Benoist, au service faict pour le repos de l’ame de Henry IV Roy de France & de Navarre, toujours auguste, Pere de la Patrie. Lyon : Claude Morillon, 1610. 24 Fenouillet, Pierre. Oraison funèbre sur le trespas de Hault, Puissant & Illustre Messire Pompone de Bellievre Chevalier & Chancelier de France. Prononcée en l’Église de S. Germain de l’Auxerrois le 17 septembre 1607. Paris : Rolin Thierry, 1608. 25 Cospeau, Philippe (dit Cospéan). Oraison funèbre prononcée dans la grande Église de Paris aux obsèques de Henry le Grand. Paris : Barthelemy Macé, 1610. 26 Voir, par exemple, J. Le Long, op. cit., vol. II, liv. III. 27 Voir Germa-Romann, Hélène. Du « bel mourir » au « bien mourir » : le sentiment de la mort chez les gentilhommes français (1515-1643). Genève : Droz, 2001, avantpropos, pp. 19-20. 28 Discours funèbre sur le trépas de [...] Catherine de Lorraine, duchesse de Nevers, [...] prononcé en l’église de Sens, le 31 e mai 1618, Sens, G. Niverd, 1618. 29 Voir Techener, Léon. Bibliothèque champenoise. Genève : Slatkine, 1972, p. 520. 30 J . Lévesque de Burigny, op. cit., p. 365. Les oraisons funèbres sur la mort du cardinal Du Perron 151 dédicace au frère de Du Perron. Les indications données par Thomas Pelletier permettent de reconstituer les derniers jours de la vie du prélat. Outre la présence de Philippe Cospéan, alors évêque d’Aire, qui lui donne la dernière communion, Du Perron est assisté de deux religieux : un jésuite, le père de Moussy, et un récollet nommé Jean Marie 31 . Le discours du père Georges, membre des récollets, est donc particulièrement bien informé sur les circonstances de la mort du prélat. La péroraison, largement pathétique, de cette oraison funèbre rappelle par ailleurs les liens entre le cardinal et cet ordre franciscain réformé 32 . Thomas Pelletier est lui aussi un membre de l’entourage de Du Perron : faisant partie des nombreux huguenots convertis par ce dernier 33 , il est une « créature de Du Perron » (pour reprendre l’expression de René Pintard), qui devint ensuite un familier de Richelieu 34 . On lui connaît d’autres oraisons funèbres entre 1610 et 1626 35 . Si l’identité de 31 Th. Pelletier, op. cit., p. 6. 32 Du Perron y est qualifié de « bon protecteur » (p. 32). Sur les liens entre Du Perron et cet ordre religieux, voir Le Fébvre, Hyacinthe. Histoire chronologique de la province des Récollets de Paris sous le titre de Saint-Denys-en-France, depuis 1612, qu’elle fut érigée, jusqu’en l’année 1676 [...]. Paris : D. Thierry, 1677, p. 34 et p. 76. Henri IV, à la demande de Clément VIII, favorise largement en 1604 l’implantation de cet ordre régulier réformé, par l’intermédiaire de Du Perron, alors ambassadeur à Rome. Par la suite, en 1617, le cardinal Du Perron autorise la fondation d’un couvent à Montereau. 33 Parmi ses productions figurent notamment des ouvrages de controverse, dont La Conversion du sr. Pelletier à la Foy Catholique. En laquelle il represente au naif les vrayes et infaillibles marques de l’Église. Contre les erreurs et fausses opinions des Calvinistes, Paris, Jean Jannon, 1609. L’épître liminaire est adressée au cardinal Du Perron. L’auteur expose les étapes de son changement de religion en soulignant le rôle joué par les conférences théologiques menées par Du Perron, notamment la conférence de Fontainebleau de 1600 (Pelletier est d’ailleurs l’auteur d’une réfutation du Mystere d’Iniquité de Duplessis-Mornay, en 1611). Il s’agirait surtout d’une conversion faite par cynisme et par intérêt, celle-ci lui ayant rapporté une pension (voir Pintard, René. Le libertinage érudit dans la première moitié du XVII e siècle. Paris, Boivin, 1943, p. 18). 34 Ibid. 35 Discours lamentable sur l’attentat et parricide commis en la personne de tres heureuse memoire Henri IV [...]. Rouen : F. Huby, 1610 ; Discours funèbre sur la mort de feu Monsieur le comte d’Anguys, seigneur escossois, décédé à Paris [...]. F. Huby, 1611 ; Discovrs Fvnebre, Svr La Mort De Tresillvstre Et Tresvaleureux Prince Messire Charles de Lorraine Duc du Mayne, Pair de France, &c. Decedé a Soissons le 4. Octobre. F. Huby, 1611 ; Discours sur la mort du sieur Carrier, cy devant ministre du [...] Roy de la Grande-Bretagne, et décédé en la foy catholique, à Paris le 20 juin. F. Huby, 1614 ; Discours funebre sur la mort du roy d’Espagne Philippe III, d’immortelle mémoire : pour consolation à la reyne sa fille. A. Estienne, 1621 ; Discours sur la mort Natacha Salliot 152 De Neuville demeure mystérieuse, il est possible de considérer qu’il faisait lui aussi partie de l’entourage du cardinal si l’on se fie à ce qu’il laisse entendre dans son Oraison funebre en rappelant la bonté de Du Perron à son égard 36 . Seuls deux textes ne semblent pas avoir été composés par des proches du défunt : Raoul Boutrays est avocat au Grand Conseil, il est l’auteur de Mémoires, de vers latins et d’un Tombeau consacré au duc de Joyeuse 37 . Jean Condential est forézien et originaire de Néronde. Il est l’auteur de pièces oratoires et d’un roman. Les Larmes de la France ne sont pas son coup d’essai en matière d’élégie, puisqu’en 1615 il avait publié un texte sur la mort du cardinal de Joyeuse 38 . On peut néanmoins conclure que presque tous les textes consacrés à la mort du cardinal ont été rédigés par des proches, tandis que seulement un nombre très limité d’hommages échappe à ce cercle. Qui plus est, les auteurs de ces oraisons ne sont pas particulièrement célèbres, ceux qui se sont illustrés lors de la mort d’Henri IV ne participent pas à la commémoration du décès du cardinal (par exemple Coeffeteau, pourtant protégé par Du Perron 39 , le père Coton ou encore Philippe Coespéan...), ce qui peut sembler surprenant. L’oraison funèbre est monopolisée par des proches, désireux de prouver leur allégeance au successeur de Du Perron, ce que souligne également la conclusion de l’Histoire abbregée de Pelletier, dédiée à Jean Du Perron : Et finalement ayant eu en mon particulier l’honneur que d’avoir toujours esté grandement aimé de cest Auguste Cardinal, j’oseray esperer que tout ainsi que quand nous perdons un œil la lumiere se recueille & renforce toute en l’autre, qu’aussi reunissant en un cœur l’amitié qui estoit esparse en deux, vous me fairez s’il vous plaist la faveur que de me conserver plus que jamais en vos bonnes graces, avec assurance que je seray jusqu’à ma fin vostre tres-humble & tres-obeissant serviteur 40 . Ainsi, l’omniprésence de la figure du frère, Jean Du Perron, nouvel archevêque de Sens dans ces discours funèbres montre-t-elle qu’il s’agit en réalité de feu Messire François de Bonne, duc de Lesdiguière. E. Martin, 1626. S’ajoutent à ces productions plusieurs lettres de consolation (par exemple sur la mort du père Coton). 36 De Neuville, op. cit., p. 7. 37 Boutrays, Raoul. Le Tombeau du tres-genereus et tres-vaillant duc de Joyeuse. Paris : P. Hury, 1588. 38 Condential, Jean. Les Funérailles et appareils des Muses sur la mort de Monseigneur l’illustrissime cardinal de Joyeuse. Lyon : G. Pailly, 1615. 39 Voir Urbain Charles. Nicolas Coeffetteau, dominicain, évêque de Marseille, un des fondateurs de la prose française (1574-1623). Genève : Slatkine reprints, 1970, p. 82. 40 Th. Pelletier, Histoire abbregée, op. cit., p. 28. Les oraisons funèbres sur la mort du cardinal Du Perron 153 tout autant d’une entreprise de glorification du défunt que de louange du vivant. Le nombre assez important de discours consacrés au premier apparaît même indéniablement lié à la présence de ce dernier, puisque l’on dénombre en effet six discours dédiés au nouvel archevêque 41 . Celui-ci est même à l’origine de certains d’entre eux, notamment la Harangue de Provanchères, dont l’épître liminaire précise qu’il en est le commanditaire 42 . La continuité au sein de l’archevêché de Sens est ainsi soulignée 43 ; les oraisons funèbres à la mémoire de Du Perron acquièrent de ce fait une tonalité assez particulière et font une large place à la déploration, justifiée par la présence du deuil personnel de son frère appelé à le remplacer. L’importance prise par la déploration relève d’une évolution de l’oraison funèbre, jadis remarquée par Jacques Truchet, qui fut amorcée avec la mort d’Henri IV 44 . On observe ainsi une tendance générale dans la composition des oraisons : un exorde et une péroraison qui encadrent une partie déplorative et une partie consolative généralement soutenue par la biographie du défunt qui permet de développer l’éloge de ses qualités et actions. Barthélemy de Provanchères suit cette composition, en commençant par la déploration puis en développant une consolation fondée sur la contemplation des qualités du cardinal, comme il le souligne lui-même avant d’aborder la partie narrative : « […] par ainsi en la considération de sa grandeur, & de son merite, nous nous consolerons en nos funestes douleurs, & sur l’excellence de ses perfections nous esleverons un tombeau à sa louange 45 ». De Neuville et le père Georges organisent quant à eux la narration en deux temps : le récit de la vie puis celui de la mort, les deux étapes permettant d’illustrer les mérites du cardinal et ses vertus ; le récit est chronologique et suit l’avancée de la carrière de Du Perron. La déploration présente cependant des caractères particuliers dans ces oraisons. En effet, la perspective 41 Il s’agit des textes de Provanchères, Georges, Condential, De Neuville, Pelletier et de la Lettre de consolation. 42 B. de Provanchères, Harangue funebre, op. cit., p. 2 : « ces lignes qui prennent jour par vostre commandement […]. » 43 Voir la fin de l’épître liminaire de la Harangue de Provanchères : « [ces lignes] seront les derniers debvoirs que je suis obligé de rendre à la memoire d’un si admirable Prelat : & si vous le permettez marqueront au commencement de ceste annee l’obeissance qui me fera estre toute ma vie, vostre tres-humble & tresobeissant serviteur. » 44 Selon Jacques Truchet, « vers le début du XVII e siècle, un changement de ton se produit, qui se marque par l’insistance sur un autre aspect de l’oraison funèbre : la déploration » (Bossuet, Oraisons funèbres, éd. J. Truchet. Paris : Gallimard, « Folio classique », 2004, p. VIII). Pelletier et Provanchères ont d’ailleurs commémoré la mort du roi en 1610, ils s’inscrivent pleinement dans cette évolution du genre. 45 B. de Provanchères, op. cit., p. 10. Natacha Salliot 154 demeure finalement peu chrétienne, notamment quand il est question de méditer sur la mort et la fragilité de l’existence ; le mariage entre tradition chrétienne et païenne, éloquence épidictique et sermon demeure encore en cours d’élaboration 46 . Ainsi, certains auteurs confèrent-ils une inflexion plus strictement religieuse à leur oraison et la rapprochent-ils du sermon : le père Georges introduit un Ave Maria et multiplie les références bibliques et patristiques dans ses Souspirs, Provanchères joint lui aussi les deux traditions, sa Harangue funèbre convoquant tout à la fois Hercule, Moïse ou David pour célébrer les vertus du prélat disparu, la péroraison s’achevant sur une prière. Au contraire, le Discours funèbre sur la mort de M. le cardinal Du Perron s’éloigne finalement des attentes de l’oraison funèbre telle qu’elle s’élabore, et s’inscrit exclusivement dans une tradition antique 47 . Le discours déploie des considérations profanes sur la mort et un appel à la fermeté finalement peu chrétien, qui se réfère à Socrate et non aux modèles bibliques ou évangéliques. Les citations intégrées sont toutes empruntées à des poètes antiques (Juvénal ou Ovide, par exemple) et le Discours introduit une prosopopée du cardinal dont les paroles sont extraites de sa célèbre harangue prononcée devant le Tiers État 48 . Cette composition se démarque des autres oraisons et ne répond finalement que de façon très incomplète aux attentes du genre en célébrant la vie du défunt. On notera également, contrairement à ce qu’avait jadis repéré V. L. Saulnier, que les discours consacrés à la mort de Du Perron ne s’ouvrent pas systématiquement sur une citation de la Bible : ce n’est le cas que pour les Souspirs de l’Église et Regrets de la France… en forme d’Oraison Funebre du père Georges 49 . En 1618, la réflexion des orateurs sur leur pratique demeure finalement peu élaborée et les questions soulevées reprennent la plupart du temps des problèmes abordés lors de l’assassinat d’Henri IV : quelle est la légitimité de l’oraison funèbre dans un contexte chrétien ? Comment concilier déplora- 46 Ainsi que le rappelait V. L. Saulnier (art. cit., p. 139), l’oraison funèbre est de tradition mixte, chrétienne et païenne. 47 Celle-ci n’est pas exclue des autres discours, voir par exemple dans De Neuville (op. cit., p. 10) ou Provanchères (op. cit., p. 15) la présence, plus ou moins développée, de l’éloge des ancêtres de Du Perron, selon la tradition de la laudatio funebris latine (voir Saulnier, art. cit., p. 138, n. 3 et M. Simonin (éd. cit., p. 159, n. 22). 48 Du Perron, Jacques Davy. Harangue faicte de la part de la chambre ecclésiastique, en celle du tiers Estat, sur l’article du serment […]. Paris : A. Estienne, 1615. 49 Sur cette règle de l’oraison funèbre, voir V. L. Saulnier, art. cit., p. 140. Le père Georges utilise le premier livre des Maccabées, afin d’associer la destinée de Du Perron à celle de Judas Maccabée (« Quomodo cecidit potens, qui saluum faciebat populum Israel ? », I, 9, 21). Les oraisons funèbres sur la mort du cardinal Du Perron 155 tion et consolation ? Ainsi, en 1610, dans sa dédicace à Marie de Médicis, Coeffeteau abordait-il une voie de résolution possible : « […] Si vostre Majesté au milieu de son deuil extrême, n’avoit fait paroistre la grandeur de son courage, ce seroit comme une espèce de cruauté de luy offrir ce Discours funèbre, qui luy remettant devant les yeux la triste image de sa perte, semble ne pouvoir servir qu’à renouveler ses douleurs 50 . » Cette réflexion sur la légitimité de l’entreprise se retrouve en 1618, les auteurs éprouvant encore, de façon assez topique, le besoin de justifier la pratique de l’oraison funèbre. Pour De Neuville, il s’agit d’une coutume réservée aux Grands : Attendu que c’est la coustume que ceux qui en cette vie ont jouy de grands honneurs soyent tousjours honorez apres leur mort d’oraisons funebres. De sorte que cet admirable Prelat, qui a esté la gloire & l’honneur de son siecle, abondant en toutes sortes de vertus & perfections, comme la corne d’Amaltee abondoit en biens & richesses, ne doit estre privé de ces derniers devoirs, qui sont tres justement duës à ses merites 51 . De même, selon Provanchères, l’oraison et sa publication tirent leur légitimité d’un devoir de mémoire que la France doit rendre au défunt : « […] il est bien raisonnable d’ouvrir derechef la playe, affin que la France cognoissant la grandeur du mal vive avec le continuel ressentiment de son desastre 52 . » L’oraison funèbre permet donc de conférer une dimension collective au deuil en unissant douleur privée et drame collectif, comme le souligne l’épître liminaire des Souspirs de l’Église et regrets de la France adressée au nouvel archevêque de Sens : Ces souspirs demandent d’estre receus de vostre grandeur ; Non que temerairement ils presument d’ayder à vos regrets ; car vous les avez assez puissants (si assez on en peut avoir, afin de plorer le triste subject pour lequel ils sont eslancez). Mais pour vous tesmoigner que vous n’estes l’unique qui souspire ce desastre […] 53 . En outre, l’orientation conférée à l’oraison (pleurer ou consoler) continue de varier selon les auteurs 54 : dans le cas des Souspirs, l’accent est davantage 50 Coeffeteau, Nicolas. Harangue funèbre prononcée à Paris en l’Église de sainct Benoist, au service faict pour le repose de l’ame de Henry IV Roy de France & de Navarre, toujours auguste, Pere de la Patrie. Lyon : Claude Morillon, 1610, n. p. 51 De Neuville, op. cit., pp. 7-8. 52 B. de Provanchères, op. cit., p. 2. 53 Le père Georges, op. cit., p. 3. 54 Jacques Hennequin dressait le même constat en étudiant les oraisons funèbres consacrées à Henri IV, op. cit., p. 249 : « L’accord est à peu près unanime sur les fins assignées à l’oraison funèbre : deuil, consolation, éloge du défunt, prière. Les Natacha Salliot 156 mis sur la déploration, comme le suggère le titre, alors que la Harangue de Provanchères se dit, dès son épître liminaire, incapable d’assurer une réelle consolation, et préfère insister sur la louange du défunt. Cette captatio benevolentiae qui dessine un éthos de modestie permet surtout de magnifier l’image du défunt et d’accentuer ainsi l’importance de la perte subie avec sa disparition. Dans ce discours, la déploration sert la louange et le registre pathétique est particulièrement présent, renforcé par les nombreux ornements rhétoriques : [...] c’est pour mesler mes larmes, avec les vostres, pour joindre ma tristesse avec celle que je lis sur vos visages, & avec la commune douleur, qui je recueille de ces paremens funebres, qui nous environnent, & qui m’advertissent, que non seulement le subject est digne de plaintes, mais qu’il porte avec soy, des causes singulieres de tristesse & de douleur. Serions nous insensibles a un si cruel accident, serions nous si endurcis & stupides, que nous puissions voir sans larmes, un tel Soleil s’eclipser au monde, une si grande lumiere s’esteindre pour la France, une si ferme colonne s’abbatre pour l’Église ? Et vous petit troupeau vous verrez vous abandonnes de vostre Pasteur, Enfans serez vous delaissez de vostre Pere, le corps demeurera il sans chef, la maison sans conducteur, l’Église sans Prelat, & vous serriez alors sans douleur, sans souspirs, & sans larmes 55 ? Si l’on retrouve également ce motif de l’orateur muet dans les Souspirs, c’est alors pour marquer, au terme du discours, le point culminant d’une douleur devenue indicible : « Quant à moy la voix me manque, le courage me faut, les larmes m’aveuglent, les souspirs m’empeschent, les sanglois m’estouffent, je suis contraint de finir, & faire entendre à la postérité que je me suis forcé de dire, & si je n’ay rien dict 56 . » Ici encore, les passages pathétiques consacrés à la déploration reçoivent les ornements rhétoriques susceptibles de rehausser le ton de la lamentation à la hauteur de la perte subie. Comment, cependant, concilier les pleurs avec la constance qui doit être celle du chrétien quand il est confronté à la mort ? En cela, l’omniprésence de la figure du frère de Du Perron dans les discours funèbres qui sont consacrés au défunt prélat facilite l’union de l’épidictique et de la déploration. Les larmes, qui relèvent de la nature, trouvent leur place dans ces discours sans être incompatibles avec la fermeté et la maîtrise raisonnable différences viennent de ce que les orateurs mettent l’accent, plus particulièrement sur l’une ou l’autre. » 55 B. de Provanchères, op. cit., pp. 6-7. 56 Le père Georges, op. cit., p. 32. Les oraisons funèbres sur la mort du cardinal Du Perron 157 des passions 57 . Ainsi, la constance du frère est généralement mise en avant dans les discours, mais sans occulter la douleur naturelle, comme dans l’oraison de De Neuville, qui expose la douleur ressentie par celui-ci en rappelant la force du lien qui unissait Jacques et Jean. L’oraison funèbre est alors justifiée comme discours de louange destiné à se substituer, dans une certaine mesure, au prélat disparu, dont la vive image survit dans le frère, nouvel objet de louange 58 . L’idée est reprise par Pelletier : le discours qui permet de se souvenir du prélat en énonçant ses vertus et ses actions comble dans une certaine mesure le vide laissé par sa disparition, il devient une vive image du défunt, tout comme l’est le frère, appelé à se substituer à sa personne et à ses fonctions. Bien davantage que l’oraison funèbre, pour Pelletier, ce sont les écrits de Du Perron, appelés à être rassemblés et publiés dans une édition posthume, qui assureront la survie du personnage et sa gloire pour la postérité 59 , comme il l’expose en ces termes : « De mesme ce miracle du siècle peut dire qu’il laisse à la France le fruict de ses labeurs, comme des images vivantes qui conserveront éternellement sa mémoire parmy nous. C’est ce sacré depost (Monsieur) qu’il a consigné en vos mains pour en servir l’Église, & pour en honorer vostre Patrie […] 60 . » La renommée du prélat est donc appelée à se perpétuer bien au-delà de l’oraison funèbre, cette dernière paraissant bien faible par rapport à l’image conservée vivante dans les écrits du cardinal et la personne de son frère. 57 Voir, par exemple, B. de Provanchères, op. cit., p. 9. 58 De Neuville, op. cit., pp. 3-4 : « Monseigneur, / Voyant que vous demeuriez tousjours vaincu avec les armes de la raison, soubs la pesanteur du faix des extremes douleurs, qui vous saisirent à l’heure du deces de ce grand Cardinal du Perron vostre frere (la mort duquel est comme l’assoupissement des beaux esprits, & la ruine du theatre de la gloire de l’univers) : Et que toutes les consolations que se sont forcez de vous y apporter les plus grands & les plus doctes de ce royaume, n’ont eu non plus d’effect qu’eurent celles des Grecs envers Achille, attristé de la mort de son favori Patrocle ; Je me suis resolu, ne scachant trouver autre moyen de charmer vos souspirs, ny de tarir vos pleurs & vos larmes, dans lesquelles il semble que vous vous en alliez noyant, que de vous presenter cette harangue funebre faitte en sa loüange. Où je croy veritablement, que quand j’ay parlé des perfections & des advantages qu’il avoit pardessus le reste des hommes, j’ay dit aussi les vostres. Car tandis qu’il plaira à Dieu de continuer vos jours, son esprit & son image respireront en vous, comme au vray & legitime heritier de ses merites & de ses illustres vertus. » 59 Du Perron, Jacques Davy. Les diverses œuvres de l’Illustrissime cardinal Du Perron, […] contenant plusieurs livres [...] non encore vus, ni publiés. Ensemble tous les écrits mis au jour de son vivant, et maintenant réimprimés sur ses exemplaires laissez, reveus, corrigez et augmentez de sa main. Paris : A. Estienne, 1622. 60 Th. Pelletier, op. cit., p. 16. Natacha Salliot 158 Quels sont donc les enjeux profonds des oraisons funèbres consacrées à Du Perron ? La lecture de ces discours montre bien que leur propos ne se limite pas à dresser un portrait idéal du prélat. Les qualités qui le définissent comme tel sont largement exhibées : Du Perron se distingue par sa modestie et son humilité, en cela il dépasserait même Origène, dont il se rapproche naturellement par les capacités intellectuelles 61 . Néanmoins, même si les vertus propres à un ecclésiastique sont souvent mises en évidence (la modestie et l’humilité cohabitent avec la sagesse, la science et la piété qui habitent le cardinal, qualités que la mort édifiante de Du Perron ne fait que confirmer 62 ), la valeur de Du Perron demeure essentiellement liée à ses talents de controversiste et au rôle politique qu’il joua. Ces discours présentent ainsi de nombreux points communs avec la visée épidictique des oraisons consacrées à Henri IV : le prélat, comme jadis le roi, est associé à certaines figures privilégiées car ce sont l’unité du royaume et l’unité religieuse qui sont les véritables objets de ces discours, le cardinal ayant lutté contre la Réforme tel un Hercule chrétien contre l’Hydre de l’hérésie 63 . Tous les discours abordent ce point, à l’aide d’analogies récurrentes et élogieuses, par exemple avec le Soleil 64 , Moïse, Hercule, David 65 , ou encore Judas Macchabée. Les discours composés à l’occasion de la mort de Du Perron s’inscrivent donc dans un contexte précis, celui de la restauration du catholicisme en France. Du Perron apparaît en effet comme un être providentiel qui a sauvé le royaume, d’abord en permettant la conversion du roi Henri IV, puis en œuvrant continuellement à l’unité de ce royaume, voire de la chrétienté toute entière. Du Perron est pleuré comme un héros, les discours déplorant essentiellement la perte du « fléau des hérétiques 66 », selon l’expression de Barthélemy de Provanchères. Ce dernier rappelle que l’action politique et diplomatique du prélat a permis d’empêcher de nouvelles divisions au sein du catholicisme (entre dominicains et jésuites) et de conserver un front uni contre les protestants, car : « […] pour l’honneur de la France, & le bien de l’Église, il porta toute son industrie a esteindre le 61 B. de Provanchères, op. cit., pp. 20-23. Voir aussi la présence de cette vertu chez De Neuville (p. 26). 62 Le père Georges, op. cit., p. 28. 63 B. de Provanchères, op. cit., p. 28. 64 De Neuville, op. cit., p. 25. 65 Voir, par exemple, B. de Provanchères, op. cit., p. 31 ou encore le père Georges, op. cit., p. 10. L’identification à David, jadis utilisée pour Henri IV, parcourt tout le texte du religieux récollet. 66 B. de Provanchères, op. cit., p. 8. Les oraisons funèbres sur la mort du cardinal Du Perron 159 feu qui s’allumoit, & qui sembloit menacer toute la Chrestienté de Schisme & de division. […] il servit à apaiser les contentions & différents, qui estoient entre le sainct Siege & la Seignerie de Venise […] 67 . » Le Discours funèbre met lui aussi l’accent sur cet aspect en faisant du prélat l’artisan du salut de la France car il fut « la principale cause de la conversion d’un grand Roy, & par ce moyen de sa réunion avec ses subjets, le rétablissement d’un Estat, & l’entier salut du plus grand peuple de l’Europe, ce sont merites qui ne se peuvent qu’admirer […] 68 . » Le rôle joué par le cardinal dans la lutte contre la Réforme est largement rappelé dans les discours qui lui sont consacrés. L’activité de controversiste du prélat est particulièrement soulignée et magnifiée, par exemple dans la Harangue de Barthélemy de Provanchères, qui la présente en ces termes : « Cette lumière donc, mise sur le chandelier pour luire à toute l’Église, jetta incontinent des rayons admirables, qui servirent aux uns de lumière pour se convertir, esblouïrent les autres & couvrirent leurs visages de honte & de confusion 69 . » C’est donc la force persuasive de l’éloquence de Du Perron, associée à la douceur de sa parole, qui réalise ces prodiges et ramène de nombreux protestants dans le giron de l’Église catholique. L’idée est présente dans les autres discours funèbres, par exemple la composition de Condential, qui s’ouvre sur le rappel de l’activité de controversiste et de convertisseur du prélat en recourant à un lexique guerrier, Du Perron apparaissant « […] comme un Boulevar fort & asseuré au devant de l’Église, tant pour soustenir les assauts des impies, & renvoyer les dards des Heretiques contre leurs propres poitrines, que pour maintenir en son entier la pureté de la Foy & de la Doctrine que nos Peres anciens nous ont laissé 70 ». Ainsi, derrière l’éloge et l’hyperbole, c’est plus largement l’entreprise de restauration catholique, débutée sous Henri IV et favorisée par Du Perron, qui se donne à voir, comme le résume De Neuville dans son discours : Mais quel haut style pourroit assez déclarer la lumière dont il éclaira lors, non seulement son Évesché mais aussi toute la Chrestienté : comme il reforma la discipline Ecclesiastique, les abus qu’il osta, les disputes qu’il eut contre les hérétiques, les victoires qu’il gaigna sur eux, les triomphes qu’en a remporté l’Église soubs la conduite d’un si brave Chef 71 . Si les grandes étapes de la carrière du prélat et ses succès majeurs sont toujours mentionnés, comme dans les autres discours (la conférence de Mantes, 67 Ibid., pp. 36-37. 68 Discours funèbre, pp. 11-12. 69 B. de Provanchères, op. cit., p. 12. 70 J. Condential, op. cit., p. 2. 71 De Neuville, pp. 16-17. Natacha Salliot 160 la victoire sur Tilenus, la conférence de Fontainebleau et le triomphe sur Duplessis-Mornay, l’action diplomatique à Rome, le rôle joué lors de la crise vénitienne, ou encore l’efficacité de la harangue prononcée devant le Tiers États), c’est ici l’action locale du « restaurateur de l’Église romaine » qui est largement mise en valeur. Le prélat est glorifié pour avoir favorisé la réorganisation du clergé à tous les niveaux ; selon De Neuville : « […] sa maison ressembloit mieux à un monastère de Religieux reformez, qu’à la maison d’un grand seigneur comme il estoit 72 . » Or, l’établissement en France d’ordres réformés ou importés d’Italie est une arme de la reconquête catholique. Les oraisons funèbres offertes à Jean Du Perron permettent de mesurer l’influence exercée par le défunt cardinal dans ce domaine. La péroraison du père Georges, à la tonalité fortement pathétique, fait part des angoisses des religieux récollets qui se retrouvent privés de leur soutien alors même que s’organisait l’établissement de cet ordre franciscain réformé : Et vous ô mes frères, ne disputez vous pas de vos douleurs avec qui que ce soit qui y ait de l’interest ? sans doute vous ne cederez à personne, si ce n’est à son proche, encore le respect vous fera-il dire peut-estre ce que les sanglots opugneroient volontiers. Vous en avez sujet. Nostre pauvre reforme sainctement instituées. Ha ! je ne puis passer outre ! J’ay grand peur, qu’elle ne soit comme une belle vigne, mais las toute épamprée ! celuy qui prenoit une telle part, au désir de voir ce grand corps de sainct François florir un jour en une saincte reformation de Religion & des mœurs qui y pouvoit beaucoup. Las il est mort ! Ah souvenir fascheux ! Ah rude atteinte ! Ah rigoureux Calice ! parmy ses amertumes mes frères, sera beaucoup, si vous pouvez en regrettant vostre père, nostre protecteur, sanglotter en souspirant, & souspirer en sanglotant, ces pieus accents vrais tesmoings de vostre douleur 73 . En favorisant les récollets, Du Perron soutient un ordre régulier engagé dans la pastorale de la Contre-Réforme. Il est également à l’origine de mesures propres à soutenir les protestants convertis (par exemple les pensions, dont bénéficie Pelletier) et entreprend de réformer son propre diocèse 74 . L’action 72 Ibid., p. 27. 73 Le père Georges, op. cit., pp. 31-32. 74 Voir De Neuville qui dresse la liste des initiatives du prélat : « Dictes moy je vous prie, Messieurs, a t’on jamais veu ny oüy parler d’un Prelat qui ait tendu plus librement sa main libérale à toutes sortes de pauvres & nécessiteux, qui ait plus soulagé les pauvres Couvents Reformez, qui ait plus relevé des pauvres maisons de Noblesse ruinées, qui ait plus consolé de pauvres Anglois, lesquels à cause de la Religion estoient contraints d’abandonner & leur pays & leurs moyens, qui ait plus Les oraisons funèbres sur la mort du cardinal Du Perron 161 du prélat ne se limite donc pas à la controverse ou à la lutte contre les protestants, elle intègre aussi une démarche de reconquête et d’amélioration du catholicisme, témoignant de l’imprégnation progressive de l’esprit tridentin en France. L’oraison funèbre est donc un moyen de diffuser une nouvelle image du prélat, conforme aux idéaux de la Contre-Réforme. Elle poursuit en cela sa visée de propagande, présente dès les premières apparitions du genre au XVI e siècle. En effet, si l’oraison funèbre contribue à asseoir la réputation du défunt, cela n’est pas sa seule fin et c’est pour cela qu’elle se développe tout particulièrement avec les guerres de religion : parce qu’elle constitue une arme susceptible de défendre l’Église romaine contre la Réforme 75 . La question de la continuité entre Jacques et Jean Du Perron est essentielle car elle assure la permanence des actions mises en place par le cardinal, dans un contexte de restauration du catholicisme amorcé dès la première moitié du XVI e siècle en France par le courant de réforme gallicane, et poursuivi tout au long du règne d’Henri IV, encadré par les évêques et les autorités laïques 76 . fomenté tant de pauvres Hybernois, tant de pauvres Escoliers, tant de pauvre Ministres convertis à la foy Orthodoxe » (op. cit., pp. 27-28). 75 V. L. Saulnier, art. cit., p. 130. 76 Voir Vénard, Marc. « Henri IV et la Réforme catholique », dans Avènement d’Henri IV. Le Roi et la reconstruction du royaume. Colloque III, organisé par l’Association Henri IV à Pau-Nérac (septembre 1989). Pau : J et D éditions, 1990, pp. 301-315.
