Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2015
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Les Faux Moscovites: ouverture intellectuelle ou quasi-turquerie?
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2015
James F. Gaines
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PFSCL XLII, 82 (2015) Les Faux Moscovites : ouverture intellectuelle ou quasi-turquerie ? J AMES F. G AINES (U NIVERSITY OF M ARY W ASHINGTON ) Vers le début d’octobre 1668 apparut à l’Hôtel de Bourgogne une nouvelle pièce intitulée Les Faux Moscovites, un des tout premiers ouvrages artistiques français à prendre conscience des habitants du vaste pays qui s’étend à l’est de la Pologne. Elle fut inspirée par le passage à Paris de l’ambassade russe menée par Pyotr Ivanovich Potemkin aux cours espagnole et française selon les ordres du nouveau tsar Alexei Michailovich Romanov, et plus spécifiquement par l’absence de ces Moscovites à une soirée théâtrale organisée en leur honneur par les comédiens de la troupe. L’embarras causé par cette affaire a sans doute donné naissance à l’idée de regagner les sous perdus dans l’occasion en se moquant des visiteurs, d’ailleurs déjà repartis pour Moscou. Raymond Poisson, auteur comique et acteur de l’Hôtel de Bourgogne, se chargea de la composition d’une pièce en un acte, qui fut publiée l’année suivante. Ayant déjà examiné les aspects généraux de cette comédie dans un article du recueil Le Même et l’autre : regards européens, 1 je propose ici d’offrir une analyse plus profonde de son architecture afin de revenir à la question de son identité : s’agit-il simplement d’une espèce de gaie turquerie qui se contente de provoquer le franc rire ou bien y a-t-il dans le texte des éléments d’une plus grande portée pour le développement de la conscience internationale française au début de l’époque moderne ? La présence sur scène pendant presque toute l’action d’un groupe de Français déguisés dans des vêtements russes, jugés très bizarres par les Parisiens, nous invite à accepter la première interprétation. Les amples robes et manteaux, les chapeaux garnis de peau de martre et de zibeline, et les barbes fleuries des 1 Gaines, James F., « Les Faux Moscovites et les vrais » dans Le Même et l’autre : regards européens, éd. Alain Montandon. Clermont-Ferrand : Association des Publications de la Faculté, 1997, pp. 19-28. James F. Gaines 188 Moscovites de 1668 ont suscité beaucoup de gravures, conservées dans les collections de la Bibliothèque Nationale, qui attestent de la curiosité des Parisiens pour les nouveaux venus. Mais revenons à la première scène de la comédie avant de conclure trop promptement. Là, on nous présente un couple parisien dysfonctionnel, Lubin et Lubine, le mari ivrogne et crieur de noir à noircir par profession, sa femme mécontente d’un époux qui a gaspillé leur bien. Il faut avouer que Lubin ne se conforme que trop au stéréotype de son métier, car Paul Lacroix, dans son livre sur les cris de Paris, révèle que la publicité orale des crieurs de noir à noircir faisait référence explicitement à leur soif inassouvie. 2 C’est ce Lubin qui sera choisi par une bande de voyous pour jouer le rôle d’un grand seigneur, chef de l’ambassade russe. Qui pourrait s’en acquitter mieux, car le goût des Moscovites pour leur eau-de-vie était bien connu à cause d’un célèbre livre de voyage. Adam Olearius, Hambourgeois au service du duc de Holstein, avait publié au siècle précédent la meilleure source d’observations sur la Moscovie. Il n’y a point de lieu au monde où l’ivrognerie soit aussi commune qu’en Moscovie. Toutes les personnes, de quelque condition ou qualité qu’elles soient, ecclésiastiques et laïcs, hommes et femmes, jeunes et vieux, boivent de l’eau de vie à toute heure, devant, pendant et après le repas… Les gens de basse condition, les paysans et les esclaves ne refusent point des tasses d’eau de vie qu’une personne de condition leur présente, mais ils en prennent jusqu’à ce qu’ils demeurent couchés, et même souvent morts sur la place… J’en vis un entr’autres qui en sortit premièrement sans kaftan et en chemise, mais ayant rencontré un de ses amis qui prenait le chemin du cabaret, il y retourna avec lui et n’en sortit point qu’il n’y eût aussi laissé la chemise. Je l’appelai et lui demandai ce qu’il avait fait de sa chemise et s’il avait été volé. Il me répondit avec la civilité ordinaire des Moscovites, Ja but fui matir, va te promener ; c’est le cabaretier et son vin qui m’ont mis en état, mais puisque la chemise y est demeurée, j’y veux aussi laisser les caleçons. Il ne me l’eût pas sitôt dit qu’il retourna au cabaret, d’où je le vis incontinent sortir nu comme la main, couvrant ses parties honteuses d’une poignée de fleurs qu’il avait cueillies auprès de la porte du cabaret, et s’en alla ainsi gai et content chez lui. 3 2 « J’ai de la bonne pierre noire, / Pour pantoufles, souliers noircir, / Si j’avais vendu, j’irais boire, / Je ne serais plus guère ici ! » Brebiette, P., « Cris de Paris », Paris, 1640, dans Paris ridicule et burlesque au 17 e siècle, éd. P. Lacroix. Paris : Delahaye, 1859, p. 302. 3 Adam Olearius, Relation du voyage d’Adam Olearius en Moscovie, Tartarie et Perse. Traduit par A. de Wicquefort. Tome premier. Paris : J. Du Puis, 1666, I, pp. 153-54. Les Faux Moscovites : ouverture intellectuelle ou quasi-turquerie ? 189 « Les grands seigneurs mêmes ne sont point exempts de ce vice, » 4 affirme l’observateur allemand, et il cite l’exemple d’un ambassadeur russe envoyé en Suède qui avait tant bu la veille de son audience avec le roi qu’on a été obligé de l’amener le matin prochain au cimetière au lieu de le présenter au monarque. En ce qui concerne les prêtres orthodoxes, leur comportement n’est guère plus décent : Etant [à] Novgorod, j’y vis un prêtre sortir du cabaret, lequel en approchant de notre logis voulut donner la bénédiction aux Strelitz qui étaient en garde à la porte ; mais en levant la main et en faisant l’inclination la tête qui était chargée des fumées du vin se trouva si pesante qu’elle apporte le reste du corps et fit tomber le Pope dans la boue. » 5 Un peu plus loin, sous la rubrique de l’église russe, il ajoute « Le prêtre… prend ordinairement si bien sa part du vin de la noce qu’il le faut tenir à deux, tant à cheval qu’à l’église pendant qu’il bénit le mariage. » 6 Lubin n’hésite pas à confirmer son association avec le stéréotype russe de l’ivrogne. Ses premiers mots, exprimés en titubant, sont « Ce n’était pas du vin, c’était de l’ambroisie » ! 7 Le crieur de noir à noircir répète le commencement de son cri trois fois dans la première scène. Le cri entier, cité par Fournel, se vante de l’inclination pour l’alcool, habituelle chez ces colporteurs. Lubin est si intoxiqué qu’il ne s’aperçoit pas de ne pas porter sa boîte de produits sur le dos. Lubine, pour sa part, est exaspérée par ses dépenses à la taverne : « Puisque tu manges tout avecque cent vauriens, / Je vais me séparer et de corps et de biens. / Tu ne trouveras rien que les quatre murailles ». Les querelles de ce couple rappellent exactement les observations d’Olearius sur beaucoup de ménages moscovites. Si fréquents sont les mariages mal assortis qu’on ne s’étonne pas que les maris et les femmes y vivent ensemble comme des chiens et des chats, et que l’abus des épouses est si commun en Russie. Le voyageur allemand impute volontiers aux épouses russes la culpabilité principale de cette situation, disant : Il ne faut pas s’étonner du mauvais traitement qu’elles reçoivent souvent de leurs maris, parce qu’elles ont la plupart une méchante langue, qu’elles sont 4 Olearius, 153. 5 Olearius, 155. 6 Olearius, 171. Voir également Horsey, Jerome. « Travels » dans Bond, Edward A., Russia at the Close of the Sixteenth Century. Londres: Hakluyt Society, 1856, pp. 153-266. 7 Nous citons la pièce d’après l’édition Poisson, Raymond. Œuvres. Paris : Ribou, 1679, pp. 165-191. James F. Gaines 190 fort sujettes au vin, et qu’elles ne laissent pas passer l’occasion de faire plaisir à un ami. 8 L’ivresse de Lubin dans la première scène n’est pas une exception. Il réapparaîtra dans la scène 7 tout aussi saoul qu’au début, pour chanter « En revenant des Canadas ». A cette occasion les faux Moscovites Jolicœur et La Montagne ne peuvent pas s’empêcher de se moquer de lui en louant ses exploits militaires putatifs dans deux batailles célèbres, Casales et Turin, auxquelles il n’a naturellement jamais participé et qu’il ne reconnaît même pas pour des engagements militaries. Loin de là, il les prend pour des noms de personnes ou de parties de plaisir. A peine Lubin est-il parti couver son vin après les scènes initiales que Lubine se plaint de lui auprès des deux faux Moscovites déjà installés chez l’hôtelier Gorgibus. Elle leur demande leur aide en obtenant le divorce tant désiré. Elle s’empresse de « Vous supplier, Monsieur, / Que je me prostitute [sic] aux pieds du grand seigneur / Quand il sera venu; s’il avait agréable / De me démarier avec ce misérable » (Sc. 5). Jolicœur proteste « Mais il faut des raisons ». Pourtant cela ne présente pas d’entraves pour Lubine, « Ah, Messieurs, j’en ai cent. / Pour un mari déjà, ce n’est qu’un innocent, / Jamais, au grand jamais…. » Bien qu’elle ne veuille pas expliquer trop explicitement les fautes de son conjoint, elle finit par résumer son impuissance. « Enfin », dit-elle, « c’est un infâme / Auprès de qui je n’ai que le seul nom de femme ». Comment justifier cette obsession avec l’idée d’obtenir un divorce à la russe, qui semble au premier abord si bizarre chez une Parisienne ? Or, les autorités littéraires sur la Moscovie n’ont pas oublié de documenter les conditions en ce qui concerne la fin des mariages. Le public du temps avait même à sa disposition des informations très détaillées à cet égard, grâce à Olearius. Cet ethnographe scrupuleux déclare que le divorce est facile à obtenir pour cause d’infertilité. Si on objecte qu’en France on ne demande pas cette permission aux grands seigneurs, l’Allemand ajoute qu’Ivan IV, dit le Terrible, s’est emparé de beaucoup de pouvoirs religieux qui ne rentraient pas normalement dans les compétences, d’ailleurs très larges, du tsar. Par exemple, il osait usurper les privilèges et les cérémonies du métropolitain orthodoxe et jugeait lui-même des disputes sur la vie spirituelle. Il a commis le sacrilege de célébrer lui-même la messe et d’en chanter les prières, comme s’il était un religieux légitime. 9 Ce passage chez Olearius est suivi 8 Olearius, 175. 9 Olearius, 185. Consulter aussi sur Ivan IV le livre de Poe, Marshall T. “A People Born to Slavery” : Russia in Early Modern European Ethnography, 1476-1748. Ithaca : Cornell University Press, 2000. Les Faux Moscovites : ouverture intellectuelle ou quasi-turquerie ? 191 d’une discussion des multiples femmes du tsar Ivan et de la facilité dont il les gouvernait. Ce qui est encore plus remarquable, c’est qu’il exigea qu’un représentant anglais, le Colonel Lesly, se fasse rebaptiser dans l’église russe pour continuer de jouir des terres moscovites qu’il avait acquises. 10 Ce tsar a donc établi le précédent important d’intervenir personnellement dans les affaires spirituelles des étrangers. Plus récemment, le soldat mercénaire, Jacques Margeret, nous apprend qu’en 1607 les Moscovites qui ont reçu l’extrême onction et qui se sont par la suite guéris entraient normalement dans la vie monacale et leurs femmes étaient libres de se remarier. 11 Margeret dit plus loin que le tsar Boris Gudonov a personnellement agi pour empêcher le mariage de beaucoup de ses courtisans. 12 Il n’est donc pas si surprenant d’apprendre que Lubine ait formé l’intention de rompre avec son ivrogne de mari en se prosternant devant le représentant du tsar. Si un tel recours prouve difficile dans le pays très catholique de la France, cela n’empêche pas à une femme maltraitée de se servir de sa curiosité pour chercher de nouveaux moyens de divorce à l’étrangère. En fait, Lubine a l’air de s’être si bien renseignée sur les visiteurs russes qu’elle affirme, à propos du mariage mal assorti « On le casse Monsieur, il n’est rien plus commun / Je dis net comme un verre, on n’en manque pas un ». Bien sûr, sous des conditions moins autoritaires, c’était autrefois le patriarche, au lieu du tsar, qui faisait valoir ses pouvoirs pour casser un mariage, comme dans le cas remarquable du Français Pierre de Remont, dont la femme, protestante anglaise incroyablement têtue, refusa de se convertir et perdit ainsi ses enfants sous prétexte de mariage illégal. Ce précédent raconté par Olearius 13 suggère non seulement que Poisson avait accès à l’édition française d’Olearius qui avait paru avec grand éclat en 1654, mais qu’il accordait au public une certaine familiarité avec les coutumes moscovites décrits par le voyageur allemand. 14 Ainsi, bien que Lubine soit loin de passer pour une personne érudite, lectrice de livres 10 Olearius, 292. 11 Margeret, Jacques. Estat de l’Empire de Russie et Grande Duché de Moscovie. Paris : 1607. Nouvelle édition. Henri Chevreul. Paris : L. Potier, 1855, p. 18. Giles Fletcher avait déjà fait cette observation dans son ouvrage de 1591, mais sans limiter aux seuls ressuscités l’accès au divorce. Voir « Of the Russe Commonwealth » dans Bond, Edward A. Russia at the Close of the Sixteenth Century, pp. 1- 152. 12 Margeret, 287. 13 Olearius, 292. 14 Si Olearius était toujours très populaire, le livre de Margeret, préparé en 1607 selon les ordres d’Henri IV, aurait été d’un accès difficile sous Louis XIV. James F. Gaines 192 obscurs, son idée de divorce à la russe n’est pas si farfelue qu’on pourrait l’imaginer. Précisons ici que c’est certainement le rapport entre Lubin et Lubine qui constitue le noyau de la pièce, et non l’enlèvement de la belle Suzon, fille de Gorgibus, qui est sensé motiver l’intrigue. Suzon et son père ne paraissent que dans quelques scènes éparses, surtout au début et à la fin de l’action, et comme simples spectateurs à la fête organisée en l’honneur du supposé grand seigneur étranger. L’auteur du complot d’enlèvement, le baron de Jonquille, n’a qu’une seule réplique de huit lignes au dénouement de la pièce. Ce sont d’autres Russes déguisés qui serviront de confidents pour l’exposition des détails relativement peu importants de la superchérie. En revanche, Lubin et sa femme sont presque continuellement présents sur scène, et celle-ci a justement le dernier mot de la pièce. D’ailleurs, le public reconnaîtrait vite ce couple déjà bien connu depuis le succès de la première comédie écrite par Poisson en 1660, Lubin, ou le sot vengé. 15 Il ne reste au dramaturge que de remettre Lubin le maladroit dans le rôle déguisé du grand seigneur de l’ambassade. Ainsi sera-t-il juge et partie de sa propre affaire, sans que sa femme reconnaisse la futilité des démarches qu’elle entreprendra pour se divorcer. A la scène 6, avant de recruter Lubin dans le complot d’enlèvement, La Montagne et Jolicœur discutent les préparatifs de la mascarade et font allusion à tous les habits qu’ils ont déjà stockés chez une revendeuse de la rue aux Fers. Ils ne mentionnent guère leur idée dans la scène suivante que Lubin se montre très enthousiaste pour son role, d’autant plus qu’il a déjà assisté en témoin à quelques fêtes préparées auparavent en l’honneur des visiteurs slaves : « Je les ai vus dix fois », s’exclame-t-il, « Peste ! Nous serons donc traités comme des rois » ? Il peut déjà goûter les plats exquis qu’il va dévorer : « Les cailles, les perdrix là-dedans digérées » ! Mais ce n’est pas seulement son appétit qui est stimulé, car il tient aussi à contrefaire les manières moscovites. « Faudra-t-il faire aussi toutes leurs simagrées ? / … je les contreferai comme eux-mêmes, ma foi ». Pour éviter que Jolicœur et La Montagne ne croient pas à l’idée d’un simple crieur invité à un banquet d’état, Lubin explique les humbles raisons pour sa présence : « J’y servais d’officier, je demeurais tout proche …. Je tournais la broche ». Même de la cuisine, Lubin aurait si bien observé les manières des Russes qu’il est sûr de les imiter suffisamment bien pour tromper le crédule Gorgibus. Et s’il flaire une certaine criminalité dans ces projets clandestins, 15 Curtis, Ross. Crispin I er : la vie et l’œuvre de Raymond Poisson. Toronto : University of Toronto Press, 1972, pp. 12-13. Les Faux Moscovites : ouverture intellectuelle ou quasi-turquerie ? 193 cela ne le détournera pas de la tentation des vingt pistoles qu’on lui offre comme salaire du danger. Au contraire, il a de l’expérience dans le domaine du crime ; « J’ai dessus le Pont Neuf joué deux ou trois scènes / Dans une comédie, Le Ravissement des laines ». C’est-à-dire qu’il s’était associé avec les voleurs appelés tire-laines qui dérobaient les manteaux des riches bourgeois traversant le pont, qui sont décrits en détail dans le Francion de Charles Sorel. S’il n’était pas monté dans la stricte hierarchie criminelle jusqu’au niveau des tire-soies qui attaquaient les nobles, il avait couru néanmoins le risque d’une punition sérieuse, ce qui est arrivé à quelques-uns de ses collègues tire-laines : quatre ou cinq d’entre eux ont été appréhendés par les archers et éventuellement pendus, explique-t-il. Pour sa part, Lubin était sûr d’échapper à la justice à l’aide des ses bons amis, « M. de Sauve-toi, M. Gagne-au-pied, [et] M. Tire-de-long ». Les bonnes jambes sont en effet sa meilleure défense contre la police, et il n’a pas besoin d’autres recours légaux, car son avocat s’appelle Va-t’en et son procureur Jacques Déloge. Un Lubin aurait-il vraiment pu observer de près les Moscovites de l’ambassade de 1668 ? Certainement, car Robinet dans sa lettre en vers du 29 septembre décrit les multiples fêtes offertes aux visiteurs dans différentes parties de Paris. 16 Pour ce qui concerne la vraisemblance des costumes confectionnés par Jolicœur et La Montagne, les Parisiens avaient eu l’occasion de les observer pendant le défilé des Moscovites dans les rues étroites de la capitale, durant leurs visites aux Gobelins et aux autres sites célèbres. On sait que l’ambassadeur Potemkin ne cachait pas ses habits étranges, qu’il considérait comme ses marques de dignité. Heureusement, nous conservons de nos jours deux portraits bien connus de Potemkin dans ses longues robes d’ambassadeur, l’un par Juan Carreno de Miranda dans le Musée du Prado, exécuté en 1681, et un autre encore plus élégant par Godfried Kneller, dans l’Hermitage à Saint-Pétersbourg. La science des habits constituait pour Potemkin un aspect important du protocole diplomatique ; à Madrid il avait insisté pendant ses séances avec Philippe II que sa majesté espagnole enlève son chapeau royal chaque fois qu’on prononçait le nom du tsar ! Et pour maintenir l’honneur national et l’égalité parmi les grandes puissances, il a exigé pendant une visite chez le roi de Danemark que ce monarque malade et allité fasse apporter pour Potemkin un second lit où celui-ci pourrait se coucher afin de continuer leurs discussions. Quelques « simagrées » que puisse inventer Lubin, elles ne pourraient jamais dépasser l’extravagance de la réalité diplomatique qui figurait dans les ambassades de ce visiteur russe par trop exotique. 16 Curtis, 191. James F. Gaines 194 La fête organisée par Jolicœur, La Montagne, et leurs amis se déroule de la scène XI à la fin de la scène xiii. Lubin, à qui on avait recommandé de ne dire que « Hio » à chaque occasion, remplit si bien son rôle que sa propre femme ne le reconnaît pas sous ses robes et sa fausse barbe longue. Il est vrai que l’alcool l’incite à aller un peu trop loin parfois, quand il crie « Je bois mon vin tout pur au moins », ce qui fait observer à Gorgibus « Quand il veut franchiser on l’entend assez bien, / Mais quand il moscovise on n’y comprend plus rien ». En fait, quand il s’agit de demander des perdrix ou du cochon de lait, il glisse facilement dans sa langue natale. Pour mieux imiter l’exemple des tsars, il est probable que Lubin, dans une scène de lazzi, découpe et distribue lui-même les morceaux de viande qui arrivent devant lui, ce que suggèrent quelques répliques dans la scène XI avec le personnage de Mme Aminte. 17 En plus, les toasts qu’il propose continuellement semblent calqués très exactement sur les dîners officiels dont Olearius a laissé des témoignages précis. Il est dommage que l’édition imprimée de la pièce, parue l’année après les représentations, n’ait pas préservé les efforts de Lubin pour contrefaire la langue russe, indiquant seulement « Ici il baragouine » ou « il jargonne » (sc. XI). Une explication possible de cette omission est que Poisson s’est contenté d’improviser ces performances à son gré et selon le tempérament de ceux qui assistaient au spectacle de jour en jour. Il n’est pas impossible non plus que ces propos contiennent des équivoques à moitié submergées dans un patois quasi-slave que les libraires n’osaient pas d’imprimer de peur de compromettre leur privilège. En tout cas, le public n’imposerait pas une vraisemblance trop exiguë à cet égard, car le fidèle Olearius lui-même s’excuse parfois de raccourcir de telles paroles pour épargner à ses lecteurs la monotonie des formules ennuyeuses qu’imposait la lourde dignité tsariste. 18 Victor Fournel cite le journal du sieur de Catheux, dont le témoinage oculaire des fêtes diplomatiques à Moscou permet de vérifier le réalisme des scènes reproduites par Poisson. 19 En préparant l’enlèvement de Suzon, La Montagne et Jolicœur avaient déjà dit qu’ils comptaient, pour faire disparaître la jolie jeune femme, profiter du désordre qui régnait souvent après les dîners au Kremlin. Les toasts burlesques, les galanteries que Lubin se permet auprès de Mme 17 Toujours en citant le sieur de Catheux, Fournel suggère que l’échange entre Lubin et Mme Aminte fait explicitement référence à un incident qui se déroula à Orléans en 1668 ; Fournel, Victor. Les Contemporains de Molière, tome I, réimp. Genève : Slatkine, 1967, p. 474, n. 1. 18 Olearius, 103. 19 Fournel, 473. Les Faux Moscovites : ouverture intellectuelle ou quasi-turquerie ? 195 Aminte, et finalement la poursuite énergique pour punir Lubine de l’effronterie de sa demande de divorce contribuent tous à l’exécution de ce projet. Pour mieux tromper Gorgibus, les faux Moscovites lui avaient dit « C’est après le repas, l’exercice ordinaire ; / Tout sera dans l’honneur ». Les faux Moscovites conseillent à leur dupe : Ce que vous devez faire Est de vous voir d’abord sur un siège un peu haut Pour les voir ou combattre ou monter a l’assaut, Où, comme ils sont d’humeur martial et civile, Ils représenteront le sac de quelque ville, Puis chacun va dormir dans son appartement (sc. X). Cette description se trouve complètement d’accord, selon Victor Fournel, avec le comportement des ambassadeurs russes pendant leurs visites à Paris en 1655 et en 1668. 20 Les voyous incitent l’hôtelier crédule à prendre un cor pour se joindre au chaos. La Montagne lui explique « C’est pour faire exercice ; il ne faut craindre rien / Sonnez bien tantarare[,] allez, tout ira bien ». Il faut remarquer ici que la présence des voyous dans cette petite intrigue suggère aussi une certaine familiarité avec la réalité des contacts franco-russes au dix-septième siècle. Poisson prend le soin d’expliquer dans la pièce que Jolicœur, La Montagne et leurs compagnons sont des soldats professionnels récemment renvoyés par l’armée, qui se sont engagés dans le crime pour survivre. Or, c’est précisément le type d’aventurier français qui aurait visité la Moscovie à cette époque. Tandis que les Anglais, les Hollandais, les Allemands et les Autrichiens qui étaient allés jusqu’à Moscou suivaient surtout des intérêts artisanaux ou commerciels, sinon diplomatiques, les premiers Français à faire ce voyage étaient des mercénaires. On ne s’étonne pas que des soldats démobilisés aillent si loin quand la fin des guerres en Europe occidentale ne leur offrait que la disette et la misère. Le premier grand groupe de Français à entrer dans Moscou était une garnison de mercénaires capturée par l’armée russe en Lettonie sous le règne d’Ivan IV. Les interminables conflits baltes avaient créé un besoin pressant pour des soldats professionnels dans cette partie du monde. C’est dans des circonstances pareilles que Jacques Margeret entra en Russie pendant la fameuse Période de Troubles à la fin du seizième siècle. Il devint capitaine dans la garde de Boris Gudonov avant de passer au service des ennemis polonais et de protéger leur homme de paille, le faux Dimitri. Manquant de diplomates expérimentés, Henri IV n’hésita pas à demander à Margeret, 20 Fournel, p. 471, n. 2. James F. Gaines 196 unique lettré avec une expertise des affaires russes, tous les renseignements possibles sur cette partie du monde. Face à l’inertie des commerçants français, qui préféraient rester près du foyer au lieu de se risquer dans les climats inconnus, le tourbillon de la politique en pays baltes faisait des mercénaires errants les meilleurs conseillers à Paris sur les coutumes moscovites. Pourtant, c’est toujours le rapport amer entre Lubin et Lubine qui caractérise le lien entre la comédie et les vrais Moscovites du tsar Alexei. Quand la femme de l’ivrogne confronte le supposé grand seigneur pour demander son divorce, elle va directement aux arguments d’impuissance qui soutenaient le cassement des mariages en Russie contemporaine. Olearius affirme catégoriquement que « [l]a stérilité est aussi une cause suffisante de divorce en Moscovie. » 21 Lubine insiste à se séparer d’« un sac à vin, un gueux, un lâche[,] un traitre, / Bref, d’avec un mari qui ne le saurait être » (sc. XII). « C’est le plus impuissant de tous les impuissants », se plaint-elle, avant d’exprimer son désir d’avoir des enfants, « Passerai-je sans fruit les plus beaux de mes ans » ? Ce qui est plus, elle implique que l’impuissance de son mari l’a déjà poussée vers l’adultère : « C’est un sot, Monseigneur que chacun montre au doigt / Il le sait, mais il l’est encore plus qu’il ne croit ». Cet aveu un peu trop naïf fait directement allusion à la sixième scène du Sot vengé, où Lubin avait été trompé par son épouse mal satisfaite. Quel instant idéal, donc, pour Lubin de se dévoiler en réclamant sa propre identité « C’est moi-même carogne ! » Il se met tout de suite à poursuivre Lubine à travers le tréteau, ce qui distrait Gorgibus, sonnant de son cor, et permet aux conspirateurs d’enlèver subitement Suzon. La Moscovie n’offre finalement à Lubin que la rude reconnaissance de sa sottise, assaisonnée d’une poignée de pistoles. Pour leur part, les soldats voyous profitent de leurs campagnes au delà des frontières en aidant les désirs lubriques du baron de Jonquille. Gorgibus, privé de sa fille, assiste à un spectacle qui lui apprendra peut-être la prudence, sinon la diplomatie internationale. Lubine découvre que le divorce n’est pas sans risques, même sous le soleil exotique de Moscou. Mais c’est vraiment au public parisien d’affirmer un contact plus permanent avec la Russie, de recréer la nouveauté et l’atmosphère fébrile de l’ambassade de Pyotr Potemkin, en attendant une ouverture plus importante à l’avenir. Il faudra attendre la fin du règne de Louis XIV, les initiatives étrangères de Pierre le Grand, Le Siècle de Charles XII de Voltaire, l’amitié de Diderot et de l’impératrice Catherine pour que la France ne se pose plus tacitement la question « Mais comment peut-on être Russe? » et pour que l’aristocratie de Moscou et de Saint- 21 Olearius, 176. Les Faux Moscovites : ouverture intellectuelle ou quasi-turquerie ? 197 Pétersbourg s’éprenne tellement du goût français qu’ils oublient presque leur propre héritage national, ainsi que les personnages de Tolstoï qui sont surpris de redécouvrir leurs propres traditions. Il faut discerner quand même à Raymond Poisson le crédit d’avoir levé tant soit peu le voile de mystère qui entourait auparavant le pays des tsars. L’adjectif faux devrait nous avertir que sous les déguisements grotesques inspirés par la présence en France de ces diplomates d’au-delà du Dnieper, l’intrigue tourne autour d’une série de quiproquos amoureux assez conventionnels. En fait, les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne étaient plutôt hostiles aux visiteurs russes, puisque ceux-ci avaient déçu les acteurs en omettant de paraître comme prévu à leur théâtre. Un tel événement aurait sans doute permis de grossir considérablement les revenus de la troupe. Néanmoins, les faux personnages de Molière, des précieuses un peu trop bien formées, jusqu’au mort qui ressuscite au bon moment pour sauver l’avenir de sa famille, nous enseignent que la ligne entre la prétendue fausseté et les apanages du réel est souvent suspecte ou incertaine, sinon tout à fait subversive. En s’inscrivant sous l’égide d’un orientalisme nordique, cette satire des Russes remet en question la mentalité politique qui cherchait à imposer à la France une monarchie absolue où le Roi Soleil pourrait trouver bien des exemples dignes d’étude parmi les autocrates moscovites. En incitant implicitement le tsar à ouvrir son domaine hermétiquement fermé aux influences d’une culture et d’un commerce français, Poisson ne trace-t-il pas déjà le profil de plusieurs contradictions embarrassantes ? Ne suggère-t-il pas, d’une façon précoce, que dans toute rencontre internationale s’établit un universalisme qui ne peut rester un sens unique? Le spectateur est irrésistiblement tenté de lire dans la négociation amoureuse qui se développe dans la pièce une analogie à la séduction diplomatique entreprise dans les salles des palais royaux. De telles recherches ne manquent pas d’intérêt pour une époque comme la nôtre, où les problèmes des nationalités et du mondialisme resurgissent de nouveau.
