Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2016
4384
Silence et parole dans Horace
61
2016
Ralph Albanese
pfscl43840007
PFSCL XLIII, 84 (2016) Silence et parole dans Horace R ALPH A LBANESE (T HE U NIVERSITY OF M EMPHIS ) Dans son Examen d’Horace, Corneille explique la fuite de Camille par « la frayeur si naturelle au sexe » au moment où elle voit son frère mettre l’épée à la main (IV, 5). 1 D’après la conception cornélienne des rôles de Camille et Sabine, celles-ci s’avèrent reléguées naturellement à une position inégale. Par conséquent, il leur est impossible de se comporter en fonction des modèles d’action masculins. En fait, la mise en opposition irréductible entre les modes de comportement féminin et masculin représente une dimension primordiale de cette tragédie romaine. 2 Témoignant avant tout de valeurs privées basées sur l’affectivité, le discours de Camille et Sabine se définit par rapport à leur opposition à l’idéologie romaine. Toutefois, il va de soi qu’elles restent impuissantes à émettre un discours susceptible d’arrêter les desseins des combattants. Marginalisées par leur « nature » même, elles se montrent assujetties aux impératifs d’une société patriarcale attentive à fixer des limites rigoureuses à leur parole. Fondé sur la répression des valeurs féminines, le pouvoir de l’Etat les oblige alors à étouffer leurs sentiments. Néanmoins, à cause de leurs plaintes irrespectueuses pour l’ordre établi, Camille et Sabine symbolisent, à des degrés divers, des forces contestataires au sein du patriarcat et cherchent à subvertir le fonctionnement du système patriarcal. C’est ainsi que, dans ses invectives contre Rome, Camille prend à partie les valeurs masculines propres à l’éthique romaine (vv. 1301-04 ; 1315-18) (Schmidt, 90). Quant à Sabine, elle se révèle insolente devant les 1 Voir G. Couton, éd., Corneille, ‘Horace’, Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1980, p. 839. 2 Une lecture féministe d’Horace met en relief les menaces des femmes qui excellent à compromettre la sûreté des hommes. Voir à cet égard M. Greenberg, « Horace, Classicism and Female Trouble, » Romanic Review, 74 (1983), pp. 271-92, J. Schmidt, If There Are No More Heroes, There Are Heroines, New York, University Press of America, 1987 et H. Verhoeff, Les Grandes Tragédies de Corneille : Une Psycholecture, Paris, Minuit, 1982. Ralph Albanese 8 quatre figures masculines de la pièce : Curiace, Horace, le Vieil Horace et Tulle. 3 Dans cette perspective, Horace ramène sa femme, Sabine, à sa condition féminine en la désignant « femme » (v. 1391), c’est-à-dire, un être qui, selon l’ordre masculin, constitue une menace réelle pour l’idéal héroїque. Incarnant la voix de Rome, le roi Tulle attribue les douleurs de Sabine à la « faiblesse » de son sexe (vv. 1767-68) ; il met en question ainsi l’authenticité de ses sentiments en tant que femme. L’entrée en scène du Vieil Horace sert, comme l’a bien fait remarquer M. Greenberg, à préserver les hommes de leur propre « moi féminin » (II, 7) (276) : Qu’est ceci, mes enfants ? écoutez-vous vos flammes, Et perdez-vous encor le temps avec des femmes ? Prêts à verser du sang, regardez-vous des pleurs ? Fuyez, et laissez-les déplorer leurs malheurs. Leurs plaintes ont pour vous trop d’art et de tendresse. (vv. 679-83) Se faisant l’apôtre de la mâle vertu, ce Romain exemplaire estime, à l’instar de Don Diègue, que l’honneur est nettement plus précieux que la vie. Il met en cause l’influence amollissante, voire délétère des larmes féminines. Par ailleurs, il rappelle aux guerriers qu’ils devraient utiliser leur temps à une fin héroїque, c’est-à-dire, en se livrant bataille. Défendre l’identité familiale, c’est, selon lui, se montrer prêt à verser du sang. Quant à sa notion du temps, il s’agit d’une entité estimable qu’il ne faut pas perdre. En plus de la parole féminine qui finit par retarder l’action, il convient de fuir l’indignité, et même la bassesse des pleurs féminins. D’après la vision misogyne du paterfamilias orgueilleux, la fuite constitue une stratégie destinée à combattre les pièges d’ordre sentimental fondé sur l’artifice des femmes. Force est, en un mot, de défendre Curiace et Horace de la faiblesse infectieuse de leurs bien-aimées. Conformément à l’intransigeance morale de son père, le jeune Horace se trouve soumis à l’impératif de Rome : il lui faut combattre le frère d’une femme et l’amant d’une sœur. S’inscrivant dans les valeurs de la caste guerrière, il en vient à réprimer des sentiments naturels au nom de l’Etat. Face à Curiace frémissant d’horreur (v. 474), il ne démontre aucune faiblesse affective et constate : « je n’en frémis point » (v. 490). Mû par une obéissance inconditionnelle et unilatérale à Rome, Horace se sait choisi par le Destin et s’exalte de sa vertu exceptionnelle devant Curiace (vv. 443-49). Contrairement à Rodrigue, il ne se débat pas. Dans la scène d’affrontement avec Curiace (II, 3), il se livre aveuglément à son devoir et entend couper 3 A. Bouvet, « Hommage à Sabine, » Australian Journal of French Studies, I (1964), p. 131. Silence et parole dans Horace 9 court à leur entretien ; il embrasse l’échéance du combat car il tient à s’engager : Rome a choisi mon bras, je n’examine rien : Avec une allégresse aussi pleine et sincère Que j’épousai la sœur, je combattrai le frère Et, pour trancher enfin ces discours superflus, Albe vous a nommé, je ne vous connais plus. (vv. 498-502) La futilité du discours (logos) donne lieu, chez lui, à la validité de l’action (praxis). Il abolit non seulement son sentiment amical envers Curiace, mais l’identité même de son rival. Une fois la guerre déclarée entre Rome et Albe et les combattants désignés, force est de mettre fin aux rapports entre les deux villes en se montrant définitivement hostile envers son beau-frère : selon Horace, il n’y a plus rien à dire et tout discours devient nécessairement « superflu ». 4 Les finalités de l’éthique héroїque excluant toute discussion, le protagoniste se trouve obligé de passer à l’action. Remarquons en plus qu’Horace minimise le temps de l’échange discursif des fiancés en mettant une limite - « un moment » (v. 531) - à leur discours amoureux. Notons, enfin, que le protagoniste représente une absence discursive à l’Acte III, ce qui empêche le lecteur/ spectateur de connaître ses réflexions après la bataille avec les Curiaces. Quant à Curiace, il s’en prend à l’outrecuidance d’Horace et à l’étroitesse de sa vision politique, le nec plus ultra de l’idéal romain (v. 354). Il convient de faire remarquer, en plus, son trouble physique face à Flavian - « Mais pourquoi ce front triste et ces regards sévères ? » (v. 412) -, qui se méprend sur sa réaction passive au moment où il l’informe que lui et ses frères ont été choisis pour le combat contre les Horaces (II, 2). Curiace faisant figure de guerrier qui ne répugne pas à pleurer sur son destin inexorable (v. 396), Horace inscrit son discours plaintif dans le registre féminin (vv. 508-10). Face à Horace, le fiancé de Camille dénonce un combat fratricide et se livre à ses propres « imprécations » contre les forces hostiles auxquelles ils se trouvent en proie : Que désormais le ciel, les enfers et la terre Unissent leurs fureurs à nous faire la guerre ; Que les hommes, les dieux, les démons et le sort Préparent contre nous un général effort ! (vv. 423-26) 4 C’est ainsi qu’E. Tourrette caractérise la mentalité militariste du héros éponyme : « Ce mépris de la parole pour elle-même, perçu comme signe de faiblesse, ajoutée à la hâte de combattre » (« Une Syntaxe de l’héroїsme. Remarques sur la négation dans Horace, » Lettres Romanes, 61 [2007], p. 15). Ralph Albanese 10 Toutefois, sa protestation toute humaine s’avère réduite au silence en raison du code d’honneur funeste auquel il se soumet. Se résignant à son sort avec douleur, Curiace fait preuve, lui, d’une vertu moyenne (v. 480). Taxant Horace d’inhumanité, il s’engage dans une action irréversible et tragique : « J’ai pitié de moi-même, et jette un œil d’envie/ Sur ceux dont notre guerre a consumé la vie, / Sans souhait toutefois de pouvoir reculer » (vv. 475-77). L’« amollissement » d’Horace et de Curiace confrontés aux pleurs féminins (v. 663) témoigne de leur incapacité à s’adresser aux arguments proposés par Sabine et Camille. En fait, les larmes de celles-ci représentent autant de tentatives pour imposer une voix féminine susceptible d’empêcher le combat. 5 Leurs larmes démontrent un comportement féminin basé sur l’affectivité. Leur parole n’ayant guère de prise sur la réalité, ces larmes constituent les principales armes discursives auxquelles elles peuvent recourir dans une société patriarcale. A cet égard, il va de soi qu’Horace met en évidence les contraintes institutionnelles imposées sur la parole féminine. Les hommes risquant d’encourir une souillure morale en entrant en contact avec les pleurs des femmes et se mettant à pleurer comme elles, tout se passe comme s’ils craignaient un effet de contagion propre à cette démesure lacrymale (Greenberg, 279). Plus précisément, le devoir oblige Horace et Curiace à se taire afin de se situer au-delà du doute. 6 Chez les femmes, le manque de pouvoir discursif est intimement lié à leur manque d’espace public. En examinant le rôle du lieu tragique dans Horace, on s’aperçoit qu’il sert à renfermer les personnages féminins, et Sabine déplore leur captivité physique : 7 Et ne savez-vous point que de cette maison Pour Camille et pour moi l’on fait une prison ? Julie, on nous renferme, on a peur de nos larmes. (vv. 773-75) Par suite d’une défense officielle d’admettre les femmes « au milieu de leurs armes » (v. 776) - Horace leur défend, en fait, d’assister au combat (III, 2) -, elles s’avèrent exclues du spectacle de la bataille. Impuissantes, elles n’ont pas le droit de participer aux événements tragiques de la pièce. Aussi Sabine 5 Voir, à cet égard, S. Toczyski, « Two Sisters’ Tears : Paralinguistic Protest in Horace, » in C. Carlin, éd., La Rochefoucauld, ‘Mithridate’, Frères et Sœurs, Les Muses sœurs, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1998, pp. 224-25. 6 R. McBride, « Quelques Réflexions sur le héros cornélien », XVII e siècle, 104 (1974), p. 52. 7 « … le décor unique, empreint de claustrophobie, où sont ‘renfermées’ les femmes, que cette ‘maison’ que Corneille fait rimer de façon significative avec prison … : la pièce est sans issue » (E. Tourrette, « Horace ou la tragédie des sens, » in J. Roummette, éd., Romain Gary, l’Ombre de l’histoire, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2007, p. 217). Silence et parole dans Horace 11 et Camille se trouvent-elles affligées et en posture d’attente puisqu’on doit leur faire part du résultat du combat de leurs bien-aimés. Bref, l’identité féminine se montre fondée sur l’espace domestique. En réprimant l’espace féminin, cette société tâche de se défendre contre l’expression inopinée d’une voix féminine refoulée. Plus précisément, il s’agit d’empêcher les femmes de faire intrusion sur l’espace masculin. Face à la volonté féminine, notamment l’exhortation de Sabine (vv. 686- 94), de s’ingérer dans le champ de bataille, lieu réservé aux combattants, Horace met en cause la démesure des femmes et insiste sur la mise en danger du combat par leurs « cris » et leurs « pleurs » : Mon père, retenez des femmes qui s’emportent, Et de grâce empêchez surtout qu’elles ne sortent. Leur amour importun viendrait avec éclat Par des cris et des pleurs troubler notre combat. (vv. 695-98) La prière de Sabine, dans une scène précédente (II, 6, v. 619), repose sur une stratégie rhétorique : utiliser le lexique du devoir pour mieux en faire ressortir les conséquences néfastes. Soucieux de discréditer les notions d’honneur et de dignité, son discours sert à faire naître, chez son mari et son frère, des doutes quant à la nécessité du combat. Sabine met en cause aussi l’hypocrisie de ces grands mots héroїques et de la pompeuse gloire des Romains. Elle va jusqu’à s’offrir en victime expiatoire pour empêcher que le combat fratricide ait lieu. Ses brusques interjections (vv. 635, 647) et sa suite de questions sans réponse (vv. 620, 650, 653) mettent en valeur le silence vacillant des guerriers/ « cœurs inhumains » (v. 657). Sabine témoigne, d’autre part, d’un discours railleur, voire impertinent face au Vieil Horace (vv. 935-44). 8 Tout se passe cependant comme si elle communiquait avec autrui par le biais de la lamentation. Ainsi, son discours improductif aboutit le plus souvent à une vaine réitération et se rapproche plutôt de celui de Chimène, marquée elle aussi par ses « impuissantes larmes » (Le Cid, v. 834). Bien que les plaintes de Sabine se révèlent inefficaces, il faut noter que des représentants des deux camps finissent par former « une 8 Il convient de se reporter ici à N. Ekstein, qui met en valeur le rôle de l’ironie en tant qu’arme discursive chez Sabine à l’égard de la configuration héroїque de l’Etat romain : « Does (Sabine’s) extensive speech in the play signal impotent selfpity, or is it a sign of her crucial role? … Or does Corneille employ her as a vehicle for her ironic denigration of heroism? … this hyperconstructed tragedy ostensibly champions the heroic establishment of the Roman state… An ironic Sabine pulls the play towards her and creates a second perspective, undermining the primary theme of patriarchal heroism. Clamoring for death in front of and from the men works to cast an ironic light on their power and violence » (Corneille’s Irony, Charlottesville, VA, Rookwood Press, 2005, p. 97). Ralph Albanese 12 voix » univoque servant à accuser leurs chefs (v. 789) ; aussi en vient-on à différer le combat. Alors que le rôle de Sabine débouche sur une protestation amère et muette, celui de Camille va de la discussion voilée à la contestation ouverte. Contrairement à sa belle-sœur, Camille ne se soucie pas de Rome en tant qu’ « espace public. » 9 L’esprit désengagé de son caractère (I, 1, 2) se manifeste d’abord par le fait qu’elle s’interroge sur son avenir mais ne croit guère au discours oraculaire (vv. 195-98). Elle vit son amour sous forme d’idéal absolu, mais son bonheur est lié à une fausse espérance de paix ; son amour avec Curiace est voué, de toute évidence, au malheur. Interprétant la fuite de son bien-aimé comme une désertion (vv. 243-46), Camille interrompt son discours et lui impute une attitude défaitiste. Ayant été victimisée par une série de faux espoirs - la trêve illusoire, la suspension du duel, le récit fallacieux de Julie, etc. - elle semble se réfugier dans un mutisme relatif dès la fin de l’Acte II jusqu’au milieu de l’Acte IV. Ainsi, elle s’entretient et écoute passivement les propos de divers personnages (Sabine, Julie, le Vieil Horace, Horace et Valère) entre les vers 831 et 1194. 10 Renfermée dans son silence et dans son immobilité, tout se passe comme si Camille avait abdiqué son droit à la parole. Le drame de son silence s’explique aussi par le fait que son père et son frère s’adressent à elle sans attendre de sa part une réponse. Elle ne répond ni à l’exhortation d’Horace à l’Acte II, 4 (vv. 516- 30) - qui lui dicte sa réponse en lui défendant de songer au mort après le combat - ni aux deux injonctions de se taire que lui fait le Vieil Horace à l’Acte IV (vv. 1055, 1071). Désireux de fixer les limites du discours féminin, 11 les Horaces se méprennent sans doute sur le silence de Camille. 12 Dans le cas du jeune Horace, sa sœur ne répondant pas à l’affirmatif à ses 9 Voir à ce propos H. Merlin-Kajman, « Réécriture cornélienne du crime : le cas d’Horace, » Littératures Classiques, 67 (2009), p. 110. 10 Se reporter à C. J. Gossip, « The Unity of Horace, » Modern Language Review, 93 (1990), pp. 352-53. 11 « L’agressivité des femmes doit être contenue, emprisonnée. Les tournures ‘unique entretien’ (v. 1277) et ‘immuable loi’ (v. 1362) esquissent un état idéal où l’adversaire suivra, sans plus s’en écarter, l’étroit chemin tracé par le héros. Sa gloire doit emprisonner, ‘revêtir’ la femme, et, par là, protéger le héros lui-même » (Verhoeff, p. 50). 12 « A l’un comme à l’autre (Horace et le Vieil Horace), la jeune fille (Camille) répond par un silence dont nous savons, nous, qu’il est ambigu et menaçant, mais qu’ils ne jugent pas, eux, inquiétant, qui les rassure plutôt. Ils la laissent, croientils raisonnablement, au seuil de la raisonnable résignation des âmes communes ; la pensée ne les affleure même pas qu’en elle la Douleur, comme une mer profonde, monte et s’apprête à déferler » (G. Poirier, Corneille et la vertu de prudence, Genève, Droz, 1984, p. 27). Silence et parole dans Horace 13 dix impératifs (vv. 516-30), il finit vraisemblablement par prendre son silence pour un signe d’acquiescement. Quasi muette pendant l’ensemble de l’Acte III, Camille n’émet qu’une seule interjection de plainte - signe d’impuissance - (« Hélas ! , » v. 1123) au moment d’apprendre la mort de Curiace. Cette annonce crée, chez elle, une impulsivité réelle. Elle va céder alors à un sentiment irrésistible qui sommeille en elle. On ne saurait trop insister sur l’ironie tragique de cette scène (IV, 2), marquée par le « silence pétrifié » de Camille en apprenant la mort de son fiancé : … l’explosion de joie du Vieil Horace, toute l’allégresse générale (servent) seulement à encadrer le silence pétrifié de la petite veuve de Curiace, à rendre sa détresse plus navrante d’être ainsi perdue, toute petite, toute seule, oubliée de tous au milieu de ce vacarme triomphal. 13 Face à sa fille, le Vieil Horace souligne la primauté des « victoires publiques » sur les « pertes domestiques » (vv. 1175-76). La dureté injurieuse dont il lui fait preuve (« … vous ne perdez qu’un homme » [vv. 1179-80]) signale son mépris profond vis-à-vis de la « foi » amoureuse de Camille (vv. 1181-82) et évoque par là-même le paternalisme farouche de Don Diègue à l’égard de son fils (Le Cid, v. 1058). A ses yeux, les pleurs de deuil de sa fille apparaissent comme une forme de lâcheté qui ne s’excuse jamais (vv. 1191- 94). Camille prendra à partie non seulement l’insensibilité de son « impitoyable père » (v. 1201), mais aussi sa volonté de subordonner les intérêts de sa famille à l’Etat. Dans son monologue, Camille se prépare à dévoiler une transformation radicale de sa personnalité (IV, 4) : elle prend ainsi l’initiative de passer à l’action. Dès lors, l’intérêt dramatique est transmis à l’héroїne, réduite jusqu’ici à un rôle de second plan. Se révoltant contre « (les) rigueurs de (son) sort » (v. 1203), elle accuse l’injustice des dieux. Ses multiples impératifs font écho aux commandements dont elle a été l’objet. Mue par une idéologie anti-patriarcale, il ne lui reste qu’à « dégénérer, » c’est-à-dire, se dépouiller des qualités naturelles de sa race. Sa trajectoire allant de la générosité à la dégénérescence (vv. 1238-40), on a affaire à une transmutation verbale significative. A l’inhumanité s’ajoute la brutalité de son « frère ennemi » : elle s’en prend, de la sorte, aux conséquences néfastes d’un patriotisme démesuré. De plus, la profondeur de son amour empêche Camille de louer la victoire militaire de Rome. C’est ainsi qu’elle défend son droit à la passion de même que son droit d’exprimer son deuil ; elle n’entend plus, dès lors, dissimuler ses douleurs réelles. Camille s’avise donc 13 L. Herland, Horace ou la naissance de l’homme, Paris, Editions de Minuit, 1952, p. 31. Ralph Albanese 14 de provoquer, chez Horace, un sentiment de doute et peut-être même de honte quant à son héroїsme (v. 1247) car elle cherche à maudire sa victoire en la ramenant à une action ignoble. Dans une scène d’affrontement avec sa sœur, Horace témoigne de l’hybris de l’ancien guerrier et s’enorgueillit de sa triple victoire (IV, 5). Au lieu de déposer ses lauriers à la porte, comme le lui conseillera par la suite Sabine (v. 1376), il en fait un instrument de provocation auprès de Camille et cherche en quelque sorte une quatrième victime. Marquée par le débordement de tous les sentiments refoulés de Camille, notamment le passage, chez elle, du deuil à la malédiction de la patrie, cette scène illustre à merveille la prise en charge de son destin. Au lieu de garder le silence, elle lance une série d’anathèmes contre Horace et elle refuse avec éclat de s’assujettir à l’Etat et de s’installer dans une obéissance muette. Se mettant en guerre contre la romanité orgueilleuse de son frère, Camille renonce à la passivité de sa conduite et revendique une identité agressive et menaçante. S’attaquant avec furie à la morale héroїque d’Horace, elle s’aliène progressivement de son identité romaine et de son rôle familial. Elle entend, par là, entraîner la déchéance d’Horace en le rabaissant des hauteurs de sa gloire (vv. 1291-92). Par ailleurs, dans la mesure où Camille remplace son identité de sœur par celle d’amante, sa révolte se fonde sur des valeurs passionnelles. Incapable de contrôler son discours, Horace s’avère bouleversé en l’entendant évoquer son « cher Curiace » (v. 1267) qu’il ne peut désigner qu’en tant qu’« ennemi public » (v. 1268). 14 Dénonçant cette nomination audacieuse qui relève, selon lui, du rapport entre « la bouche » et « le cœur » (v. 1272), le protagoniste lui ordonne de limiter son discours à l’admiration de ses trophées fraternelles : Tes flammes désormais doivent être étouffées ; Bannis-les de ton âme, et songe à mes trophées : Qu’ils soient dorénavant ton unique entretien. (vv. 1275-77) « Amante offensée » (v. 1284), Camille s’érige alors en furie vengeresse attachée à dégrader son frère ; ses louanges sont destinées à son fiancé, son « plus unique bien » (v. 141). Notons, du reste, que l’étouffement des « flammes » de Camille s’accorde, à ses yeux, avec la répression de sa voix, puisque Horace se veut sourd aux soupirs de sa sœur. Horace refuse d’écouter « la voix du sang » (= Camille) afin de se livrer totalement à la voix de l’Etat. A l’étouffement des sentiments s’ajoute, chez lui (v. 494), la suppression de la voix féminine. 14 Il importe de noter qu’Horace ne désigne Curiace par son nom pour lui vouer un malheur infernal qu’au moment de tuer sa sœur (v. 1320). Silence et parole dans Horace 15 Dans son délire de rage, Camille va du rabaissement d’Horace au dénigrement systématique de Rome. Selon sa double malédiction, la chute du héros laisse transparaître celle de Rome. Se montrant volontairement séditieuse, elle se mue en ennemie de l’Etat. Frisant la trahison, ses imprécations constituent donc un danger réel pour le bien-être de Rome. Face à Horace, qui en vient à incarner la voix romaine officielle en jouant le rôle de l’Etat (vv. 1295-1300), 15 Camille projette l’anéantissement de la Cité et, dans une image apocalyptique, souhaite annihiler les lauriers d’Horace (v. 1311). Dans sa fureur suicidaire, elle n’envisage d’autre option que la mort pour entacher la gloire de son frère et ainsi celle de Rome. Sa malédiction de Rome constitue, en fait, un acte d’immolation. Poussé à la limite par les imprécations transgressives et blasphématoires de Camille, Horace se voit mû par la nécessité de faire taire cette voix protestataire : la seule façon de mettre fin à l’opposition de sa sœur, c‘est de la réduire à un silence définitif. 16 Après le meurtre, il finit par rejeter Curiace dans l’anonymat de la multitude, le traitant de nouveau d’« ennemi romain » (v. 1322). Au lieu de raisonner avec Camille, le héros finit par lui imposer sa « raison, » c’està-dire, son sentiment profond de droiture morale : « C’est trop, ma patience à la raison fait place » (v. 1319). 17 Plus précisément, la « raison » d’Horace se ramène à une droiture qu’il s’est bel et bien appropriée. A la différence de Camille, Horace, lui, ne se livre à aucun monologue, et l’on peut regretter le manque de contextes discursifs dans lesquels se trouve le héros éponyme. En fait, il existe une lacune troublante dans notre connaissance de son état d’âme dès sa victoire militaire jusqu’à son retour à l’Acte IV, 5 (Herland, 156). 18 Bien qu’il rejette toute idée de division intérieure, on aurait préféré voir, chez lui, à l’instar de Rodrigue, une dimension réflexive qui l’aurait amené à examiner ses actes. De toute évidence, le protagoniste témoigne d’un statut moral problématique. Sa gloire irrémé- 15 Il convient de se reporter ici à M. J. Muratore, « The Sanctioning Power of Theatricality in Horace, » Degré Second, 12 (1989), p. 15. Voir aussi Greenberg (288). 16 Voir A. Tait, « Family Model and Mystical Body : Witnessing Gender Through Political Metaphor in the Early Modern Nation-State, » Women’s Studies Quarterly, 36 (2008), p. 80. A en croire S. Doubrovsky, « Camille ne meurt point éplorée et désespérée, contrairement à l’imagerie traditionnelle, mais ricanante et triomphante face à Horace » (Corneille et la dialectique du héros, Paris, Gallimard, 1963, p. 167). 17 Voir sur ce point le propos de J. Brody, cité par R. Knight in Corneille. ‘Horace’, London, Grant & Cutler, 1981, p. 42. 18 L. Herland estime, en effet, que le dramaturge aurait dû nous livrer, par le biais d’un monologue, l’état d’esprit du protagoniste à la suite du combat (p. 156). Ralph Albanese 16 diablement souillée par son crime fratricide, il s’aperçoit peut-être de la fragilité de sa renommée. Au sommet de son triomphe, Horace dégénère par suite de son meurtre (IV, 5), et sa chute se ramène à sa dégradation ultime. Aucun sentiment d’anagnorisis ne se produit chez lui : il ne reconnaît ni faute, ni remords. Bien qu’il se trouve dégagé, et même aliéné lors de son procès, il s’avère avant tout soucieux de mourir héroїquement (V, 2). Dans la mesure où il se montre figé dans un silence inquiétant pendant la dernière scène de la pièce (V, 3), il convient de s’interroger brièvement, et en guise de conclusion, sur la dialectique silence/ parole telle qu’elle se manifeste dans le dénouement. Fondé sur de longs plaidoyers et d’harangues, le dernier acte d’Horace est caractérisé par une dimension rhétorique, chacun adoptant une stratégie discursive particulière. Notons d’abord que le meurtre de Camille est l’objet d’une condamnation collective : Procule (v. 1325), Sabine (vv. 1367-76), Valère (vv. 1405-10) et Tulle (vv. 1414-18). Force est de reconnaître, malgré le rôle considérable du Vieil Horace (V, 2, 3), la primauté du discours royal de Tulle, instrument de la légalité romaine. C’est lui qui détermine les conditions du discours et celles du combat fratricide (III, 2). Par ailleurs, à l’instar de Don Fernand, c’est lui qui met fin au débat, ou plutôt à la série de plaidoyers afin de donner son jugement sur Horace. C’est lui, enfin, qui jouit du privilège de prononcer le dernier mot de la pièce. Il va de soi que le protagoniste se fait à la fois objet de louange et de réprobation lors des discours de l’Acte V. S’érigeant en porte-parole de tous les Romains (vv. 1727-28) et plaidant en faveur de l’immunité de son fils, le Vieil Horace ne manque pas de présenter des arguments de casuiste (vv. 1654-64). Bref, il se veut la voix légitime des Romains, à l’encontre de Valère, qui représente « tous les gens de bien » (v. 1482). 19 Plaidant au nom des valeurs normatives, Valère accuse Horace de démesure et le condamne systématiquement. Toujours est-il que Tulle coupe court à l‘objection de Valère et l’empêche de reprendre la parole (v. 1729). Bien que Tulle mette en évidence la culpabilité d’Horace - il traite son crime de « grand, énorme, inexcusable » (v. 1740) -, il finit paradoxalement par le pardonner. C’est par le biais d’un impératif réitéré que le Roi ordonne au héros de rester vivant (vv. 1759, 1763). Disposant de son droit discré- 19 Notons également que le Vieil Horace se rend compte de la nécessité d’ « imposer silence » à son amour paternel (v. 1431). De plus, on peut discerner, chez ce père de famille mû par un patriotisme farouche, le passage de la voix paternelle à la Loi paternelle. Voir sur ce point J. Garagnan, « Corneille et la naissance du héros : une relecture des stances de Rodrigue, » Studi Francesi, 28 (1984) : « Le choix féodal est … dramatiquement marqué comme d’origine paternelle : il est la voix du père, dont il emprunte jusqu’aux mots, il est la loi du père » (p. 449). Silence et parole dans Horace 17 tionnaire, il recourt à cette mesure judiciaire qu’est l’amnistie. Dans la mesure où le crime est « aboli, » il constitue, à proprement parler, un « non lieu. » 20 Selon Tulle, l’Etat doit son existence même à la bravoure exemplaire d’Horace. On ne peut donc éviter de récupérer le sauveur de la patrie en l’inscrivant au service de l’Etat. Le dénouement valorise, de ce fait, la continuité du service royal. Tulle et le Vieil Horace s’appliquent alors à réconcilier le héros guerrier avec l’Etat. Le Roi reconnaît le crime d’Horace pour qu’il soit supprimé dans la mémoire historique. A cet égard, l’oubli volontaire du fratricide d’Horace exigé par la raison d’Etat laisse pressentir l’oubli magnanime d’Auguste dans Cinna. 21 Tout se passe comme si le meurtre de Camille servait à préparer la suppression de la Loi. Dans un geste suprême d’occultation, Tulle impose silence aux lois afin de les rendre inefficaces : Qu’elles se taisent donc : que Rome dissimule Ce que dès sa naissance elle vit en Romule. Elle peut bien souffrir en son libérateur Ce qu’elle a bien souffert en son premier auteur. (vv. 1755-58) Il clôt formellement le débat en réinstaurant le silence à la fin de sa délibération. En opérant une sorte de mutisme institutionnel, le Roi entend non seulement protéger ce serviteur exceptionnel de l’Etat, mais aussi dissimuler la fondation parricide de Rome. 22 Le triomphe de la Cité laisse transparaître, de toute évidence, le sacrifice premier de Rémus. On s’aperçoit, en fin de compte, que le geste royal de duplicité a bel et bien abouti à la mise 20 Voir J.-M. Apostolidès, « Corneille, Tite-Live et la fondation de Rome, » Poétique, 82 (1990), p. 217. 21 Se reporter ici à M. Keller, « L’Ethnicité fictive mise en scène : l’idée d’une communauté nationale dans Le Cid et Horace, » in H. Merlin-Kajman, éd., La Littérature, le XVII e siècle et nous : dialogue transatlantique, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2008, p. 171. 22 En plus de son effort pour mettre en évidence la valeur fondatrice de l’héroїsme d’Horace, Tulle parvient à imposer le silence aux deux armées, ce qui va permettre aux dieux d’approuver ou bien de rejeter le combat. Cette décision sera imputable à la seule volonté divine, car on a affaire à un mécanisme institutionnel servant à innocenter les hommes et les rois : « Une fois que les dieux se seront prononcé, et par le moyen du sacrifice, le choix des victimes pourra désormais être imputé aux dieux : hommes et rois seront innocentés…. La faute n’en incombera plus aux mortels et les hostilités pourront débuter, cette fois-ci, en toute légitimité » (G. Wagener, « Horace ou la pièce cornélienne des fondations : la guerre entre Albe et Rome aura bien lieu, » Papers on French Seventeenth Century Literature, 14 [1987], p. 770). Ainsi, alors que la voix du peuple refuse le combat, la voix divine y consent. Ralph Albanese 18 en place fondatrice de l’Etat, 23 qui peut, dès lors, se permettre d’institutionnaliser la violence. On met par écrit la loi (parole royale) mais on fait silence sur le crime. La parole multiple devient alors une et officielle à la fin d’Horace : la Parole de Tulle fait taire la Vérité et condamne au silence les adversaires de l’Etat qu’il veut instaurer. 24 Ouvrages cités Apostolidès, Jean-Marie. « Corneille, Tite-Live et la fondation de Rome », Poétique 82 (1990), pp. 203-222. Bouvet, Alphonse. « Hommage à Sabine », Australian Journal of French Studies 1 (1964), pp. 119-133. Couton, Georges, éd. Corneille, ‘Horace’, Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1980. Doubrovsky, Serge. Corneille et la dialectique du héros, Paris, Gallimard, 1963. Ekstein, Nina. Corneille’s Irony, Charlottesville, VA, Rookwood Press, 2005. Garagnan, Jean. « Corneille et la naissance du héros : une relecture des stances de Rodrigue », Studi Francesi 28 (1984), pp. 437-453. Gossip, Christopher J. « The Unity of Horace », Modern Language Review 93 (1998), pp. 345-355. Greenberg, Mitchell. « Horace, Classicism and Female Trouble », Romanic Review 74 (1983), pp. 271-292. Herland, Louis. Horace ou la naissance de l’homme, Paris : Editions de Minuit, 1952. Keller, Marcus. « L’Ethnicité fictive mise en scène : l’idée d’une communauté nationale dans Le Cid et Horace. » Hélène Merlin-Kajman, éd. La Littérature, le XVII e siècle et nous : dialogue transatlantique, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle (2008), pp. 163-172. Knight, Roy. Corneille. ‘Horace’, London, Grant & Cutler, 1981. McBride, Robert. « Quelques Réflexions sur le héros cornélien », XVII e siècle 104 (1974), pp. 45-60. Merlin-Kajman, Hélène. « Réécriture cornélienne du crime : le cas d’Horace », Littératures Classiques 67 (2009), pp. 101-114. Muratore, Mary Jo. « The Sanctioning Power of Theatricality in Horace », Degré Second 12 (1989), pp. 61-67. Poirier, Germain. Corneille et la vertu de prudence, Genève, Droz, 1984. Schmidt, Josephine. If There Are No More Heroes, There Are Heroines, New York, University Press of America, 1987. Tait, Allison. « Family Model and Mystical Body : Witnessing Gender Through Political Metaphor in the Early Modern Nation-State », Women’s Studies Quarterly 36 (2008), pp. 76-91. 23 C’est ainsi que G. Wagener soutient qu’Horace jouit du rôle privilégié de fondateur unique de Rome (p. 746). 24 Je tiens à remercier Nina Ekstein et Denis Grélé de leurs excellentes suggestions lors de l’élaboration de cet essai. Silence et parole dans Horace 19 Toczyski, Suzanne. « Two Sisters’ Tears : Paralinguistic Protest in Horace », Claire Carlin, éd. La Rochefoucauld, ‘Mithridate’, Frères et Sœurs, Les Muses sœurs. Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1998, pp. 221-229. Tourrette, Eric. « Une Syntaxe de l’héroїsme. Remarques sur la négation dans Horace », Lettres Romanes 61 (2007), pp. 15-22. « Horace ou la tragédie des sens », Julien Roummette, éd. Romain Gary, l’Ombre de l’histoire, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2007, pp. 211-222. Verhoeff, Han. Les Grandes Tragédies de Corneille : Une Psycholecture, Paris, Minuit, 1982. Wagener, Guy. « Horace ou la pièce cornélienne des fondations : la guerre entre Albe et Rome aura bien lieu », Papers on French Seventeenth Century Literature 14 (1987), pp. 745-780.
