Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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Molière et le corps du Christ. L’éloge du tabac comme critique dissimulée de la fréquente communion
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Joachim Wink
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PFSCL XLIII, 84 (2016) Molière et le corps du Christ L’éloge du tabac comme critique dissimulée de la fréquente communion J OACHIM W INK On a souvent répété, ces dernières décennies, que le Dom Juan de Molière est une œuvre hautement ambivalente, contradictoire, paradoxale, sans véritable unité, et que pour cette raison c’était bien normal que sur le marché des interprétations on n’y trouve pas - et n’y trouvera jamais - d’explication vraiment convaincante de cette pièce. 1 Il semble, toutefois, que certains contemporains de Molière du nom de Rochemont, Conti, Bossuet, d’Aubignac ou Baillet n’ont pas eu, quant à eux, trop de difficulté d’en déceler l’unité tout simplement dans le blasphème. 2 Ceci pourrait expliquer, d’ailleurs, la très intéressante censure à laquelle la pièce a été 1 René Pommier a récemment écrit : « [...] je pense que, lorsque l’on se risque encore à écrire sur Dom Juan, il faut commencer par reconnaître qu’il est impossible d’en donner une interprétation véritablement cohérente. Comment ne pas se dire, en effet, que, si cela avait été possible, ce serait fait depuis longtemps ? Certes ! il est très légitime et même hautement louable de commencer par supposer qu’une œuvre littéraire a une véritable unité, même si elle n’apparaît pas immédiatement, surtout quand il s’agit d’un chef-d’œuvre tel que Dom Juan. Mais, quand, depuis trois siècles, malgré une littérature critique surabondante, personne n’a jamais pu proposer une explication susceptible de conférer à une œuvre une unité claire et indiscutable, il est permis d’en conclure que la chose est impossible et qu’il vaut mieux renoncer à chercher ce qui n’est pas. » - Études sur Dom Juan de Molière, Paris 2008, p. 7. 2 Cf. Comédies et pamphlets sur Molière, p. p. Georges Mongrédien, Paris 1986, pp. 83-95 (Rochemont) ; Recueil des textes et des documents du 17 e siècle relatifs à Molière, p. p. Georges Mongrédien, Paris 1973 (¹1965), p. 232 (Conti), p. 676 (Bossuet) ; François Hédelin d’Aubignac, La Pratique du Théâtre, p. p. Pierre Martino, Genève 1996 (¹Paris 1927), p. 330 ; Adrien Baillet, Jugemens des sçavans sur les principaux ouvrages des auteurs, t. 4 ème contenant les poetes, à Paris, chez Antoine Dezallier, ruë S. Jacques, à la Couronne d’Or, 1686, pp. 112, 119. Joachim Wink 84 soumise. On sait que le « Ciel » y est évoqué à plus d’une cinquantaine de reprises d’une manière plutôt moqueuse. Puis il y a le « moine bourru », le « vin émétique », le « je crois que deux et deux font quatre et que quatre et quatre font huit », le « va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal », le Louis d’or donné « pour l’amour de l’humanité », « mes gages ! mes gages ! » demandés au Ciel, et maintes autres endroits plus ou moins connus où tout le monde peut aisément s’apercevoir que c’est bien évidemment la religion chrétienne qui, dans cette comédie, fait l’objet d’une raillerie. Il suffit de tenir compte, en cas de doute, premièrement de la version épurée par censure, 3 deuxièmement de la version versifiée et en même temps édulcorée par Thomas Corneille, 4 et troisièmement des changements et écarts entrepris par Molière lui-même par rapport aux textes de ses prédécesseurs. 5 Le problème, c’est que la plupart de ceux qui, ces dernières décennies, ont proposé leur interprétation ont trouvé inacceptable l’idée d’un Molière blasphémateur. Aujourd’hui, semblerait-il, on estime normal que les censeurs de la police, ainsi que Thomas Corneille et le Sieur de Rochemont - pour ne surtout pas parler des théologues de la Sorbonne 6 - se soient trompés sur les intentions de Molière. Et si les chercheurs du dix-neuvième et du début du vingtième siècle portaient des regards très différents sur cette question, 7 ce n’est guère gênant, étant donné que nos bibliographies 3 Un exemplaire complètement cartonné de l’édition de Paris de 1682 a été mis en ligne, dès 2007, par la BNF (Réserve Yf 3161). 4 Cf. Thomas Corneille, Le Festin de Pierre, p. p. Alain Niderst, Paris 2000. 5 Cf. Le Festin de Pierre avant Molière. Dorimon, De Villiers, Scénario des Italiens, p. p. Georges Gendarme de Bévotte, nouv. éd. mise à jour par R. Guichemerre, Paris 1988 (¹1907). 6 Il y a douze ans que Claude Bourqui a découvert une condamnation du Dom Juan de la part de la Sorbonne, de la date du 13 décembre 1678, contenue dans un Dictionnaire des cas de conscience imprimé en 1733. Ce qui surprend, c’est que, il y a cinq ans, le même Bourqui, lors d’une notice à Dom Juan écrite ensemble avec Georges Forestier, n’en souffle plus mot. - Cf. « Un document inédit de 1678 sur la réception du Festin de Pierre», dans : Gabriel Conesa/ Jean Emelina (éds.), Molière et le jeu. Actes du deuxième colloque international de Pézenas 7-8 juin 2003, Pézenas 2005, pp. 319-335 ; Molière, Œuvres complètes, p. p. Georges Forestier et Claude Bourqui, Paris (« La Pléiade »), t. 2, 2010, pp. 1619-1650 (si à la page 1645 on parle du jugement de la Sorbonne, ce n’est que dans le cadre d’une hypothèse sur la diffusion du texte de Molière avant sa première impression en 1682 ; de ce que dit en effet ce « jugement », il n’est nulle part question). 7 Cf. surtout Raoul Allier, La cabale des dévots 1627-1666, Genève 1970 (¹Paris 1902) ; Ferdinand Brunetière, « Études sur le 17 e siècle. Quatrième Partie. La philosophie de Molière », dans : Revue des Deux Mondes, 100, 1890, pp. 649-687 ; Félix Gaiffe, Don Juan de Molière, Paris, Centre de documentation universitaire Molière et le corps du Christ 85 sur le Dom Juan ne remontent pas plus loin que Gustave Michaut tout au plus. C’est ainsi que, de nos temps, le foudre céleste qui « tombe avec un grand bruit & de grands éclairs sur D. Juan » (comme on peut lire dans l’édition de Paris de 1682) a dû se changer en un foudre transmis par la main de la statue ; et que le cri de Sganarelle pour ses gages a dû changer de direction, n’étant plus adressé au « Ciel », mais aux enfers, où son maître vient de disparaître : graves erreurs de lecture, causées par la confusion du Dom Juan avec d’autres pièces de la même tradition, notamment le Burlador de Sevilla de Tirso de Molina et le Don Giovanni de Mozart/ Da Ponte, pièces où, il est vrai, le blasphème est tout à fait absent. S’il y a donc eu, chez la critique ancienne, quelque perception du caractère blasphématoire du Dom Juan de Molière, il semble bien qu’elle a dû se perdre au cours du vingtième siècle, 8 faisant en même temps disparaître de la pièce ce qui, peut-être, constituait son unité. C’est dans cette perspective qu’il m’a semblé capital de procéder à un nouvel examen du Dom Juan, lequel a abouti, après cinq ans d’étude, à un ouvrage qui vient de paraître en Allemagne, 9 et dont la principale découverte sera présentée ici. Il s’agit notamment de l’éloge du tabac adressé au public par Molière-Sganarelle tout au début de la pièce. Molière y fait allusion à l’Eucharistie : c’est l’hostie consommée par les fidèles lors de la messe, c’est « ce qu’il y a de plus saint et de plus sacré dans la religion » 10 qui fait les frais de sa raillerie. Cela me semble assez évident, compte tenu des réalités religieuses de son siècle. (« Les cours de Sorbonne »), 1935 ; Wilhelm Mangold, Molière’s Tartuffe. Geschichte und Kritik, Oppeln 1881 ; Alfred Rébelliau, « Deux ennemis de la Compagnie du Saint-Sacrement. Molière et Port-Royal », dans : Revue des Deux Mondes, 53, 1909, pp. 892-923 ; Eugène Rigal, Molière, Paris 1908. 8 Parmi les derniers critiques qui y voient encore le blasphème, il faut d’abord nommer : Antoine Adam, Histoire de la littérature française au 17 e siècle, t. 3, Paris 1962 (¹1952) (voir en particulier p. 334) ; John Cairncross, « Molière subversif », dans : XVII e Siècle, 157, 1987, pp. 403-413 (parmi les diverses publications de Cairncross, c’est celle-là la plus concise) ; Claude Bourqui, Polémique et srtatégies dans le « Dom Juan » de Molière, Paris - Seattle - Tübingen 1992 (il semble toutefois que Bourqui, entretemps, a changé d’opinion : voir note 6). 9 Cf. Joachim Wink, Die Himmel sind leer. Der Dom Juan von Molière im Kontext frühneuzeitlicher Religions- und Herrschaftskritik, Frankfurt am Main 2015. 10 L’expression est de Rochemont, on y reviendra. Joachim Wink 86 L’éloge du tabac est moins paradoxal que l’on aurait pu penser Revoyons d’abord le fameux éloge du tabac. Patrick Dandrey y a vu un « éloge paradoxal », figure rhétorique, selon lui, très présente dans le Dom Juan. 11 Opinion à juste titre contestée par René Pommier, qui peine à voir cet « éloge paradoxal » et reproche à Dandrey « un usage tout à fait abusif de cette notion ». 12 En fait, la tendance à voir dans les comédies de Molière des « paradoxes » partout est devenue, ces derniers temps, assez courante : Robert McBride l’a inaugurée il y a quarante ans, 13 épaulé plus récemment par James F. Gaines. 14 On pourrait citer aussi Giovanni Dotoli qui, à l’instar de Dandrey, a affirmé tout rondement que « Molière paradoxal est au centre de la structure paradoxale de Dom Juan, où toute ambiguïté se fonde sur le paradoxe ». 15 Il me semble, néanmoins, que l’éloge du tabac paraît nettement moins paradoxal dès lors qu’on commence à réfléchir sur le possible sens allégorique contenu dans le mot de « tabac ». Or, c’est précisément cette réflexion qui est étrangement absente dans la critique du Dom Juan. Sont abondantes les réflexions où l’on voit dans le tabac un symbole, mais ce n’est pas la même chose. 16 11 Cf. « Le Dom Juan de Molière et la tradition de l’éloge paradoxal », dans : XVII e Siècle, 172, 1991, pp. 211-228 ; Dom Juan ou la critique de la raison comique, Paris 1993. 12 Cf. Pommier, op. cit., pp. 14-24. - Selon Pommier, il n’y a dans tout le Dom Juan qu’un seul « éloge paradoxal » au sens propre du terme : le « discours d’Alexandre », Acte I, scène 2. 13 The Sceptical Vision of Molière. A Study in Paradox, London 1977 (pour le Dom Juan voir pp. 79-106). 14 Molière and Paradox. Skepticism and Theater in Early Modern Age, Tübingen 2010. 15 « Le jeu de Dom Juan », dans : G. Conesa/ J. Emelina (éds.), op. cit., pp. 124-166, ici p. 140. 16 « Il tabacco diventa il simbolo della sedentaria e pacifica vita domestica, quella che Sganarello sogna e non può fare. » - Giovanni Macchia, Vita, avventure e morte di Don Giovanni, Torino 1978, p. 28. - « Sganarelle discourant sur le tabac, c’est le calme avant la tempête, le trou dans les nuages par lequel en aperçoit un ciel paisible (même s’il est caricaturé), un monde de valeurs stables et acceptées sur lequel va déferler le désordre donjuanesque. » - Jacques Guicharnaud, Molière, une aventure théâtrale. Tartuffe - Dom Juan - Le Misanthrope, Paris 1963, p. 184. - « Avec cet éloge du tabac [...] il pose, au seuil de la pièce, un symbole d’échange universel peu suspect de conformisme dogmatique, inspiré, plutôt, de bon épicurisme, et cependant suffisant à condamner d’avance tout le comportement social de son maître. » - Molière, Théâtre complet, p. p. Pierre Malandain, t. 3, Paris 1997, p. 503. Molière et le corps du Christ 87 Avant de citer le texte de Molière, je voudrais rappeler que le mot « tabac », dans l’édition de Paris de 1682, s’écrit constamment avec la majuscule : détail que laisse tomber l’édition d’Amsterdam de 1683 (édition où la précipitation et l’incurie des imprimeurs sautent aux yeux) et, ce qui est plus grave, que laissent tomber toutes les éditions modernes. 17 Voici le texte authentique que je reproduis suivant l’exemplaire Yf 3161 qui, pour ce qui est de cette page, ne diffère en rien des exemplaires non-cartonnés. J’ai mis en relief ce ou Celui qui se trouve - peut-être beaucoup moins paradoxalement que l’on aurait pu croire - au centre du débat du rhéteur : SGANARELLE tenant une Tabatiere. Quoy que puisse dire Aristote, & toute la Philosophie, il n’est rien d’égal au Tabac, c’est la passion des honnestes gens ; & qui vit sans Tabac, n’est pas digne de vivre ; non seulement il réjoüit, & purge les cerveaux humains ; mais encore il instruit les ames à la vertu, & l’on apprend avec luy à devenir honneste homme. Ne voyez-vous pas bien dés qu’on en prend, de quelle maniere obligeante on en use avec tout le monde, & comme on est ravy d’en donner, à droit, & à gauche, par tout où l’on se trouve ? On n’attend pas mesme qu’on en demande, & l’on court au devant du soûhait des gens : tant il est vray, que le Tabac inspire des sentimens d’honneur, & de vertu, à tous ceux qui en prennent. Le « Tabac » nous est présenté comme une substance médicale-miraculeuse qui agit non pas sur le corps, mais sur l’âme : si tout le monde en prenait, l’humanité irait mieux. Soulignons la personification très nette de ce « Tabac » en majuscule : « il réjoüit », « il purge », « il instruit », « il apprend », « il inspire des sentiments ». N’est-ce pas une espèce de Sauveur, de Rédempteur ? Si l’on prenait la liberté de le substituer par le Christ, cela donnerait : Quoy que puisse dire Aristote, & toute la Philosophie, il n’est rien d’égal au Christ, c’est la passion des honnestes gens ; & qui vit sans Christ, n’est pas digne de vivre ; non seulement Il réjoüit, & purge les cerveaux humains ; mais encore Il instruit les ames à la vertu, & l’on apprend avec Luy à devenir honneste homme. Puis, en se rapportant précisément à l’hostie offerte aux croyants lors de la sainte communion : 17 Je ne donne point ici la liste trop longue : il suffit d’en faire la preuve avec son propre exemplaire en main. Même cas, d’ailleurs, pour « l’Hipocrisie » au cinquième acte (celle qui « de sa main ferme la bouche à tout le monde »), jamais écrit avec la majuscule dans nos éditions modernes. Il y en a où on ne respecte même pas la majuscule du « Ciel ». Joachim Wink 88 Ne voyez-vous pas bien dés qu’on En prend, de quelle maniere obligeante on en use avec tout le monde, & comme on est ravy d’En donner, à droit, & à gauche, par tout où l’on se trouve ? On n’attend pas mesme qu’on En demande, & l’on court au devant du soûhait des gens : tant il est vray, que le Christ inspire des sentimens d’honneur, & de vertu, à tous ceux qui En prennent. La possibilité d’une telle lecture reste pour l’heure absente d’une littérature critique pourtant surabondante. 18 Toutefois, il suffit de considérer la « fréquente communion » - problème de première importance pour les croyants à l’époque de Molière et discuté dans de nombreux livres théologiques, dont certains portent cette expression jusque dans leurs titres - pour reconnaître que le sens allégorique que je propose est parfaitement fondé et découle, de manière directe, des réalités historiques. Mais avant d’examiner de plus près - en s’appuyant principalement sur le traité De la fréquente Communion d’Antoine Arnauld - ce qu’implique un tel sens allégorique, il importe de prendre un temps de recul, d’abord pour considérer les origines et motifs de cette lecture, ensuite pour mettre en exergue la notion de la « sainte Eucharistie », pratique religieuse qui fut au temps de Molière une véritable pomme de discorde non seulement entre protestants et catholiques, mais aussi entre catholiques traditionalistes (parmi lesquels ledit Arnauld) et catholiques réformateurs (notamment les jésuites). L’influence du Parasite Mormon La recherche sur Dom Juan, contrairement à ce que l’on a souvent supposé, me semble loin d’être exhaustive. La toute première phrase de la pièce en est preuve. La concordance évidente avec le « Quoy qu’en veuille dire Aristote, la mort n’est pas la plus terrible de toutes les choses terribles, puisque c’est la faim » (page 25 du Parasite Mormon, œuvre satirique et blasphématoire de 1650 communément attribuée à l’Abbé de La Mothe Le Vayer, dont la mort précoce, en septembre 1664, donna lieu à un sonnet de Molière dédié à La Mothe Le Vayer père 19 ) passe inaperçue. Il n’existe pas d’édition moderne de ce livre rare, mais on peut aisément consulter l’exemplaire Z 39080, mis en ligne par la Bibliothèque nationale en 2010. 18 C’est en réponse à René Pommier (voir note 1) que j’offre ces réflexions. Si je peux exclure pour la recherche du vingtième siècle que cette thèse a déjà été émise, je ne m’aventurerais point à en affirmer autant pour le dix-neuvième siècle, dont la littérature scientifique aujourd’hui complètement oubliée pourrait peut-être bien réserver quelques surprises. 19 Cf. Œuvres complètes, op. cit., t. 1, pp. 843-844. Molière et le corps du Christ 89 On a parlé du Parasite Mormon déjà en 1943, mais brièvement et avec un certain dédain ; 20 seul Robert McBride, en 1983, jette un rayon de lumière sur cette « satire trop longtemps oubliée » dont il entend « relever les nombreuses ressemblances qu’elle offre avec les comédies de Molière ». 21 Or, parmi les comédies qu’il étudie, on cherche en vain celle qui, sans conteste, offre les plus fortes ressemblances avec le Parasite Mormon. Aussi curieux que cela puisse paraître, McBride ne consacre pas la moindre attention au Dom Juan. Ceux qui, depuis, ont consulté son article, n’y trouvant que des informations sur des ressemblances peu convaincantes, 22 ont dû en tirer la conclusion que tout, voire trop, aurait été dit. C’est ainsi que ce petit livre est tombé une seconde fois dans l’oubli, et que personne ne s’est encore rendu compte, jusqu’aujourd’hui, que la même raillerie sur laquelle le Dom Juan s’ouvre - raillerie dirigée contre un certain artistotélisme stérile, cher aux théologues de la Sorbonne - on la retrouve dans les premières pages du Parasite Mormon. On peut relever encore d’autres ressemblances frappantes avec le Dom Juan, 23 ce qui nous incite à remettre en question l’extrême prudence qu’exerce McBride lorsqu’il se demande si Molière connaissait le texte du Parasite Mormon. 24 Tout bien considéré : l’idée d’un « paradoxe » n’est-elle pas née de certaines erreurs ou négligences scientifiques ? 25 20 Cf. Daniel Mornet, Molière, Paris 1958 (¹1943), pp. 9-10. 21 Robert McBride, « Molière et une satire oubliée - Le Parasite Mormon », dans : Studi Francesi, 80, 1983, pp. 269-279. 22 McBride insiste surtout sur une « ressemblance » du personnage de Tartuffe avec le personnage de Mormon, ce qui me semble assez invraisemblable. 23 Dans l’un et dans l’autre texte on a mis du patois dans les bouches des personnages, quelque fois les mêmes mots (Parasite Mormon, p. 25 : « boutez-don fain à vostre harangle, car palsangué, ça n’est ny biau ny honeste de se gausser ainsin du patient » - Dom Juan, II, 1 : « vois-tu, ça ny biau ny honeste de naimer pas les gens qui nous aimont ») ; évidement c’est aussi la présence de jurements qui contribue à la ressemblance entre les deux textes. 24 « Certes, nous n’irons pas jusqu’à prétendre que Molière a dû feuilleter les pages de cette petite satire faite à la bonne franquette pour en sucer ‹ la substantifique moelle › ! Une telle affirmation nous paraîtrait osée, voire oiseuse. Mais nous croyons que la comédie de Molière s’éclaire dès qu’on la replace dans l’atmosphère de franche gauloiserie et de moquerie dont elle ne cesse de s’alimenter, et que l’on a peut-être tendance à reléguer au second plan. » - op. cit., p. 269. 25 J’ai rencontré des cas semblables dans la recherche sur l’œuvre de l’Arioste, qui a été vu, lui aussi, comme un auteur fort paradoxal juste pour ne pas devoir admettre le blasphème. Voir mon livre Glaube und Fiktion im « Orlando Furioso ». Auskultation eines einbalsamierten Korpus’ und Rekonstruktion blasphemischen Lachens, Frankfurt am Main 2009, pp. 15-17, 58-61. - En effet, c’est presque une Joachim Wink 90 Il faut reconnaître que Molière avait pleinement connaissance du Parasite Mormon. Or, dans cette histoire comique, il n’est pas seulement question d’Aristote, mais aussi du « corps du Christ ». Il faut savoir que Mormon, l’anti-héro de l’histoire, a toujours faim. Lorsqu’il était enfant, un certain prêtre « luy voulut apprendre [...] à servir la Messe : Mais il eut beau faire, il ne pût jamais empescher Mormon de vuider la boëte de Corpus, & d’avaller le vin des burettes » (p. 15) ; parvenu à l’âge de raison, il « alloit tous les Dimanches à deux ou trois grandes Messes de suite, pour avoir du Pain benist », ce qu’il aurait appelé « courir la Messe » (p. 27). Voilà ce qui faisait rire au siècle de Molière, avec un sarcasme tout particulier, vu qu’au nord de la France les années 1645-1651 furent particulièrement touchées par la famine. 26 Ce n’est donc pas autrement étrange que ce pauvre diable du nom de Mormon - dont la carrière finira Place de Grève, au gibet - cherche de se remplir l’estomac en avalant des hosties. Image blasphématoire, bien sûr, dans la mesure où l’on confond pain spirituel et pain matériel, et où le premier a une importance tout à fait relative. 27 La « présence réelle » du Christ et le rire des protestants N’oublions pas qu’en France, au 17 e siècle, on a vu naître une littérature vaste et très controversée sur l’Eucharistie et son emploi. La bibliographie de Remi Snoeks 28 nous donne près de 300 titres d’ouvrages imprimés, presque tous écrits en français et traitant exclusivement de l’Eucharistie ; ces titres sont - selon la coutume de l’époque - fort longs et annoncent déjà règle : si on rencontre, dans un contexte d’analyse littéraire, le mot « paradoxe », il s’agit souvent d’une grave incompréhension ou d’un habile tour de passe-passe qui se cache derrière. Si après de sérieuses analyses on arrive à la conclusion que tel ou tel état de choses est paradoxal, soit ; mais le plus souvent on préfère, dès le début, considérer le paradoxe comme un fait établi, afin de pouvoir mieux « jouer » avec son sujet, ce qui paraît toujours intelligent et semble mériter aujourd’hui tous les applaudissements. 26 Cf. Georges Duby/ Armand Wallon (éds.), Histoire de la France rurale, Paris, t. 2, 1975, pp. 204-205. 27 Déjà l’auteur du Morgante, deux siècles plus tôt, fait répondre un de ses paladins fanfarons au salut de « Ave Maria ! » - salut en usage parmi les pèlerins - non pas par la formule obligatoire « benedetta sia ! », mais par la phrase ironique « Se del pan ci fia ! » : condition essentielle, soulignée encore au vingtième siècle par le fameux « Erst kommt das Fressen, dann kommt die Moral ! » de Brecht. - Cf. Morgante, XXIII, 42. 28 L’argument de tradition dans la controverse eucharistique entre catholiques et réformés français au 17 e siècle, Louvain 1951, pp. XIII-XL. Molière et le corps du Christ 91 tout un programme. Considérons, par exemple, un livre apparu en 1671, à Sedan, de la plume d’un certain J. Adam, membre de la Société de Jésus : Le triomphe de la très-sainte Eucharistie, ou la présence réelle du corps et du sang de Jésus-Christ dans cet adorable sacrement, prouvée par l’Escriture sainte, et par témoignages des Pères des premiers siècles pour faire voir jusques où est montée la hardiesse de M. Claude, ministre de Charenton, qui soutient que les Évangélistes et les Apostres ne se sont pas souvenus d’en rien laisser dans leurs écrits : que les matyres et les saints de l’ancienne Église ne l’ont ny connue, ny crue, ni professée, et que jusqu’au sixième siècle inclusivement les Docteurs ont communément parlé de ce mystère dans les mêmes termes, et dans les mêmes sentimens, que font aujourd’huy les protestants, avec des réflexions sur ces témoignages, qui doit toucher le cœur de ceux, qui n’ont point d’autre intérest que celuy de leur salut. Ce titre nous fait déjà comprendre que c’est d’abord le concept d’une prétendue « présence réelle » du Christ dans l’hostie qui différencie les catholiques des protestants français. 29 En effet, selon ces derniers (qu’il ne faut pas confondre avec les luthériens allemands, qui, en ce qui concerne l’Eucharistie, finirent par se rapprocher à l’Église romaine), l’hostie ne peut être qu’un symbole : les mêmes textes évangéliques ne permettraient pas d’y voir un sens plus profond, et la fameuse « transsubstantiation », point culminant de la messe catholique, ne serait qu’une « invention barbare » ! C’est Philippe du Plessis-Mornay (1549-1623), principal théoricien du camp protestant, qui ose s’exprimer ainsi dans son De l’institution, usage, et doctrine du Sainct Sacrement de l’Eucharistie en l’Église ancienne, traité de quelques 900 pages qui, imprimé pour la première fois en 1598, se trouve à l’origine de cette longue querelle entre les deux confessions à propos de l’Eucharistie, querelle qui a traversé une grande partie du dix-septième siècle avant de prendre fin en 1685 avec la révocation de l’édit de Nantes et la fuite de près de 200.000 protestants à l’étranger. 30 Or, selon du Plessis-Mornay, cette « invention barbare » d’une présence réelle du Christ dans l’hostie portait 29 Voilà ce qu’en dit un des plus éminents experts : « La croyance à l’Eucharistie, telle que l’exigeait la doctrine catholique, était [...] celle qui répugnait le plus à la foi et à la piété protestante. Dans le dogme de la Transsubstantiation, le Protestantisme a toujours trouvé un excès d’abnégation de l’intelligence et de confiance aux merveilles de l’amour divin, qu’il se refuse invinciblement à consentir. » - Alfred Rébelliau, Bossuet historien du protestantisme. Étude sur « L’Histoire des variations » et sur la controverse entre les protestants et les catholiques au dix-septième siècle, Paris 1892, p. 32s. 30 Pour les détails de cette querelle on consultera, outre les ouvrages de Remi Snoeks et Alfred Rébelliau déjà cités : Jean Orcibal, Louis XIV et les protestants, Paris 1951. Joachim Wink 92 préjudice à l’Église en incitant les hommes raisonnables à se poser toutes sortes de « questions blasphématoires, non que barbares », comme par exemple : Si nostre Seigneur part du Ciel pour venir en la place du pain ? Si en y venant il passe par l’air ? S’il s’en va dés que l’espece est atteinte de la dent, ou s’il va en l’estomach ? Et en l’estomach, s’il y demeure du tout & combien ? Demeurant en l’estomach, s’il y attend au moins jusques à ce que la forme du pain soit digeree ? S’il se convertit alors en l’ame ou au corps du communiquant ? Ou bien, s’il va à neant ou retourne au Ciel ? Si les accidens du pain & du vin lui adherent, ou s’ils pendent en l’air ? Si le Prestre, en remuant l’hostie, remue le corps de Christ ou les accidens seulement ? Ou bien, si le Prestre, remuant les accidens, Dieu accomode à ce mouvement le corps de Christ ? Item, ce que ces accidens nourissent, ains empoisonnent, comme il s’est veu ? Si c’est une nouvelle substance que Dieu cree en l’estomach, à laquelle ils s’attachent ? Si le corps de Christ est tout entier en chascune partie de l’hostie, au moins en celles qui sont visibles à une veuë mediocre, le sang aussi en la moindre goutte ? S’il y est tous-jours debout, la teste tournee vers le Prestre, &c. ? Ou bien en la mesme posture qu’il est au Ciel ? assis, ou autrement ? & s’il y est vestu, ou nud ? Si le Prestre peut consacrer tout le pain, & tout le vin du monde, ou seulement ce qui est devant lui ? Et si ce qu’il voit seulement, ou mesmes ce qu’il ne voit point, pourvueu qu’il soit en mesme distance ? Si pour consacrer plusieurs hosties, les paroles suffisent prononcees une fois, ou plusieurs ? Et quelles paroles ? Ou celles que profera nostre Seigneur, en benissant, que nous ne sçavons point ? Ou ces quatre, Hoc est corpus meum ? Ou si Enim y est necessaire ? Ou mesmes, Quod pro vobis datur, &c. ? Si l’intention du Prestre est requise, sinon actuelle, au moins habituelle ? Si Christ entre au pain, dés que Hoc est prononcé, ou Est ? Ou toutes les cinq paroles ? S’il y entre, voiant, oiant, parlant, faisant tout ce qu’il voit, oit, &c. au Ciel ? ou bien, aveugle, sourd, muet, &c. ? & mille semblables que nous verrons ci-apres. 31 Existe-il d’autres sources où l’on trouve si bien alignées toutes les questions moitié naïves, moitié ironiques que le dogme d’une « présence réele » du Seigneur dans l’hostie - dogme réaffirmé par le Concile de Trente 32 - a dû 31 De l’institution, usage, et doctrine du Sainct Sacrement de l’Eucharistie en l’Église ancienne. Comment, quand, et par quels degrez la Messe s’est introduite en sa place. Le tout en quatre livres, La Rochelle, par Hierosme Haultin, 1598, pp. 838-39. - J’ai substitué les points-virgules du texte original par des points d’interrogation. 32 Cf. le « Décret sur le très saint sacrement de l’Ecucharistie » du 11 octobre 1551, où on affirme une « vere, realiter ac substantialiter [...] praesentia Domini nostri Iesu Christi in sanctissimo Eucharistiae sacramento ». - Heinrich Denzinger (éd.) : Enchiridion symbolorum definitionum et declarationum de rebus fidei et morum/ Molière et le corps du Christ 93 soulever dans les têtes des gens ? Lisons aussi ce que Edme Aubertin (1595- 1652), autre protestant éminent, nous offre comme résumé de son grand traité en trois livres, imprimé pour la première fois en 1626 : Au premier livre nous avons monstré que l’Eglise ancienne du temps de sainct Augustin exposoit ces paroles du Fils de Dieu, Cecy est mon corps, en ceste façon, Ce pain que je vous donne est signe & figure de mon corps ; & que tant s’en faut qu’elle creust que le corps de nostre Seigneur fust caché & deguisé soubs des couleurs & dimensions imaginaires de pain sans pain, pour y estre touché & manié des mains ; qu’au contraire elle protestoit qu’il n’estoit plus icy, mais au ciel, & ne se peut plus toucher de la main ; ains seulement de la foy. Au second [livre], qu’en la participation du Sacrement on mange le pain du Seigneur & boit-on la couppe d’iceluy pour signe & gage de la vraye & reelle communication qu’il nous donne de son corps & de son sang. Communication que nous recevons non avec les dents, mais avec le cœur, non en mordant, mais en croyant, propre aux fideles & non aux impies. Au troisiesme [livre] finalement, que la transsubstantiation des signes, & la presence charnelle du corps de Christ, telles que se les imaginent nos adversaires, est contraire, & à la nature du corps du Seigneur, qui estant un vray corps ne peut estre sans occuper lieu, ny en plusieurs lieux distants & esloignez tout ensemble ; & à la nature des signes, qui ne sont pas de simples accidents, qui ne pourront subsister sans leurs subjects. 33 Il serait donc erroné de croire que seuls les « esprits forts » osaient remettre en cause la présence réelle du Christ dans l’hostie ; il suffisait d’être membre de la « religion prétendu réformée » pour être parfaitement « incroyant » vis-à-vis de certains dogmes très chers à l’Église romaine. Or, au temps de Molière en France on dénombrait près d’un million de protestants, et leurs pasteurs tonnaient sans cesse contre « l’idolâtrie romaine ». On raconte même que lors de la Fête-Dieu, dans certaines régions où le catholicisme était minoritaire, la sainte Eucharistie aurait fait l’objet de certains « gestes d’irréverence ». 34 Kompendium der Glaubensbekenntnisse und kirchlichen Lehrentscheidungen, Lateinisch u. Deutsch, 38. Auflage, Freiburg im Breisgau 1999, No. 1660. 33 Conformité de la créance de l’Église [réformée] et de S. Augustin sur le sacrement de l’Eucharistie, opposée à la réfutation des cardinaux du Perron, Bellarmin et autres, divisée en trois livres, s. l., 1626, pp. 515-516. 34 Cf. Orcibal, op. cit., p. 25. Joachim Wink 94 Un défenseur du corps du Christ : la Compagnie du Saint-Sacrement De telles « irrévérences » sont constatées également à Paris. Dans les Annales de la Compagnie du Saint-Sacrement on trouve, pour les années 1637 et 1638, un rapport détaillé sur les diverses initiatives entreprises par celle-ci « pour rendre et de faire rendre au très saint Sacrement l’honneur qui lui est dû ». On déplore que les gens dans la rue ne sont pas en adoration devant « le saint Viatique lorsqu’on le porte aux malades » et propose l’instauration d’une indulgence pour tous ceux qui le suivent en chantant et en priant ; on fait des collectes, afin que jusque dans les paroisses les plus pauvres les hosties consacrées puissent être gardées et transportées dans des châsses d’argent, conformément « au respect qui est dû à Notre-Seigneur en cet auguste Sacrement » ; on exige que le corps du Christ soit voilé, exception faite du moment de son élévation, pour ne pas être exposé aux « indécences » d’un peuple souvent distrait ; des accidents qui font subir à l’hostie quelque « profanation » sont vus comme une catastrophe, réparable seulement par les prières de la paroisse tout entière. 35 La vraie signification pour tout catholique qui se respecte, nous est offerte de ce petit biscuit rond par Jean-Jacques Olier, membre de ladite compagnie et ennemi juré de Molière de longue date. Dans son Catéchisme chrétien pour la vie intérieure, imprimé pour la première fois en 1650, on peut lire à propos du bien connu « qui manducat meam carnem, et bibit meum sanguinem, in me manet, et ego in illo » du sixième chapitre de l’Évangile de Jean : Voilà des paroles d’une grande consolation pour toute l’Eglise, et pour chaque particulier qui communie. Elles expliquent bien les intentions principales de Notre-Seigneur dans son banquet nuptial, où il festine l’ame et la traite comme son épouse, témoignant qu’il entre par la sainte Communion dans toutes les intentions de son Epouse, comme aussi elle, de son côté, entre dans toutes celles de Jésus-Christ son époux. C’est là le point parfait du mariage de Notre-Seigneur avec l’ame, où il se fait parfaitement un avec elle, et où il la fait être une même chose avec lui ; de même qu’il est un avec son Père, et que son Pere est un avec lui. 36 Manger le corps du Christ, c’est donc marier son âme au Seigneur, ce qui, peut-être, nous laisse mieux comprendre le fétichisme de l’hostie pratiqué 35 Cf. René de Voyer d’Argenson, Annales de la Compagnie du Saint-Sacrement, p. p. Henri Beauchet-Filleau, Marseille 1900, pp. 71-74, ainsi que le commentaire de ces pages offert par Raoul Allier dans La cabale des dévots 1627-1666, Genève 1970 (¹Paris 1902), pp. 130-132. 36 Jean-Jacques Olier, Catéchisme chrétien pour la vie intérieure, Lyon 1822, p. 128. Molière et le corps du Christ 95 par cette « Compagnie du Saint-Sacrement » et dont le nom, bien sûr, a été choisi en tout état de cause. Voilà ce qui se lit dans les Annales sur une des premières assemblées vers la fin de 1630 : [...] après avoir bien concerté et bien examiné quelle dénomination convenoit le mieux à cette Assemblée naissante, on la nomma la Compagnie du Saint-Sacrement. Ce fut avec beaucoup de raison qu’une Assemblée si secrète et si cachée, voulut se revêtir des livrées d’un Dieu véritablement caché. Elle prit donc pour ses armes une figure de la sainte Hostie dans un soleil, et pour mot de ralliement : Loué soit le Très-Saint-Sacrement de l’Autel. Tous les confrères en mirent des tableaux ou des images dans leurs oratoires pour se souvenir de l’engagement qu’ils avoient d’honorer et d’adorer particulièrement ce sacré Mystère. 37 Il n’est pas infondé que de supposer que si Molière avait voulu tourner en dérision cette adoration pieuse dans son éloge du tabac, ces augustes messieurs ne le lui auraient jamais pardonné. N’est-ce pas que leur extrême hostilité envers Molière, que la recherche d’antan a si bien démontrée, 38 se comprend encore mieux si l’on ajoute à l’offense faite aux dévots par le Tartuffe celle faite au Saint-Sacrement lui même ? Une forte demande pour la libéralisation de la sainte communion Il paraît que l’ancien règle de ne donner au peuple le « corps du Christ » qu’à Pacques, l’invitant, pour le reste de l’année, à « communier en esprit » (ce qui se fait au moment de l’élévation de l’hostie), avait cédé la place, dès le début du siècle, à une pratique plus libérale issue du protestantisme. Philippe du Plessis-Mornay, dans le traité déjà cité, critique durement la messe de l’Église romaine... [...] où les assistans ne mangent ni boivent ; ni corporellement, ni spirituellement ; où pour tout, ils sont spectateurs ocieux d’un Prestre, qui mange & boit ; d’un pretendu mystere sourd & muet ; où il n’y a, en 37 Annales, op. cit., p. 17. 38 Cf. notre note no. 7. - Aujourd’hui on a tendance à défendre la Compagnie en mettant un bémol sur ses actes les plus répréhensibles. Alain Tallon, par exemple, va jusqu’à affirmer qu’elle n’aurait rien fait « pour obtenir l’abolition de l’édit de Nantes »; il suffit de relire les pp. 34-35, 39, 141-143, 151 et 154 des Annales pour démontrer l’absurdité de cette affirmation qui se veut le fruit d’une « analyse dépassionée ». - Cf. La Compagnie du Saint-Sacrement (1629-1667). Spiritualité et société, Paris 1990, p. 59, p. 11. Joachim Wink 96 somme, ni action qui excite leur conscience, ni instruction aucune qui adjouste à leur science. 39 Manifestement, la « présence réelle » du Seigneur, article de foi chez les catholiques, fait de l’hostie quelque chose de trop précieux pour être distribuée au peuple tous les dimanches. Toutefois, la « fréquente communion » étant une pratique religieuse capable de séduire, l’Église romaine, pour se défendre contre le protestantisme, se l’est entièrement appropriée en l’associant, le mieux possible, au vieux concept de la pénitence. Voici un document qui illustre avec éloquence la nécessité de cette réforme. Dans un Traité du Saint-Sacrement de l’Autel, imprimé en 1595, un père jésuite du nom d’Emery de Bonis se plaint d’une demande très forte pour la sainte communion venant du peuple qui basculait souvent, selon lui, dans l’effronterie : Et néanmoins, il se trouve des personnes si hardies, ou pour mieux dire, si effrontées & si impudentes, qu’elles n’ont point de honte de communier souvent, sans aucun changement de vie. Que s’il arrive que le Confesseur les veuille séparer de la communion, comme il est véritablement obligé de le faire, ils se mettront en colere, & diront qu’il est un scrupuleux, & entreprendront de disputer avec lui, en disant, qu’il y a d’autres Confesseurs, qui sont dans une pratique contraire, & qui permettent de communier, & que, s’ils faisoient mal de communier dans la disposition en laquelle ils sont, Dieu ne leur donneroit pas les goûts & consolations spirituelles qu’il leur donne. Et enfin, que s’ils ne communioient point, ils tomberoient plus souvent en péché qu’ils ne font. Tellement qu’à leur dire, ils tirent au moins cet avantage de la communion, qu’ils pechent plus rarement. 40 Ce père jésuite, on le voit clairement, est peu convaincu de l’utilité d’une fréquente communion pour tous. Il est issu de la première génération nettement plus intégriste de cet ordre nouvellement fondé. Au cours du siècle suivant, les jésuites auront moins de scrupules à distribuer à droite et à gauche, sans se faire trop demander, le « corps du Christ ». Du moins, c’est ce que leur reprochent, vers 1640, les Messieurs de Port-Royal, leurs adversaires les plus acharnés. 39 De l’institution..., op. cit., p. 883. 40 Je cite cette source d’après : Œuvres de Messire Antoine Arnauld, docteur de la maison et société de Sorbonne, p. p. Gabriel du Pac de Bellegarde/ Jean Hautefage, 43 vols., Paris et Lausanne 1775-1783, vol. 28, p. 495-496. Molière et le corps du Christ 97 De la fréquente Communion Examinons maintenant notre source principale, l’ouvrage De la fréquente Communion d’Antoine Arnauld, traité théologique parmi les plus célèbres du siècle, imprimé en 1643 avec l’approbation d’un grand nombre d’évêques et de docteurs de la Sorbonne. Ce traité de presque mille pages se présente comme une réponse tout à fait accablante à un petit écrit inédit intitulé Question s’il est meilleur de communier souvent que rarement, dont l’auteur jésuite, amplement cité par Arnauld tout en le laissant dans l’anonymat (« un Jésuite, que je ne veux pas nommer »), plaide en faveur d’une communion fréquente : N’est-ce pas que Saint Augustin a dit « Le Pain est quotidien, prenez-le donc tous les jours, afin qu’il vous profite tous les jours » ? Et n’est-ce pas que l’Évangile est « plein de lieux [...] où Nostre Seigneur nous fait assez entendre, que son intention est que nous recevions souvent le très aguste Sacrement » ? Le jésuite demande encore : « Tandis que nostre Sauveur a conversé en vie parmy les hommes, a-t-il jamais esloigné de soy les Pecheurs ? » Il va jusqu’à affirmer que, si Jésus-Christ a voulu être donné « sous l’espèce de pain », il le fit « afin que la necessité de manger nous apprist celle que nous avons de cette celeste nourriture, et que nostre profit nous oblige à le manger souvent ». 41 Tout pour déplaire, en somme, au catholique traditionaliste, soit-il de Port-Royal, ou de la Sorbonne (de laquelle Arnauld n’est exclu qu’en 1656), ou de la Compagnie du Saint-Sacrement. Arnauld, fort de l’approbation de cinq archevêques, douze évêques et plus de vingt docteurs, reproche à son jésuite anonyme tout d’abord une « profanation » de l’Eucharistie : Avant que d’avoir dit un seul mot de la preparation necessaire pour recevoir l’Eucharistie, comme s’il n’en estoit besoin d’aucune : vous portez indifferemment toute sorte de personnes à Communier tous les huict jours, & sans leur prescrire en façon quelconque, quelle doit estre la pureté de leur cœur, & la sainteté de leur vie, pour approcher si souvent d’un Autel redoutable aux Saints, & aux Anges mesmes [...] vous les y envoyez, ou plustost vous les y poussez avec moins de consideration, que s’il s’agissoit d’une action toute prophane. 42 41 Cf. De la fréquente Communion où les sentimens des Pères, des Papes, et des Conciles, touchant l’usage des Sacremens de Pénitence et d’Eucharistie sont fidèlement exposés, pour servir d’adresse aux personnes qui pensent sérieusement à se convertir à Dieu, et aux pasteurs et confesseurs zelés pour le bien des âmes, à Paris, chez Antoine Vitré, 1643, pp. 64, 118, 647, 724. 42 Ib., p. 172. Joachim Wink 98 Après avoir cité une lettre de François de Sales, dans laquelle ce grand religieux mort en 1622 recommande à une dame dévote, avec de très bonnes raisons, de ne faire communier sa fille adolescente qu’une fois par mois (et non pas tous les huit jours), l’auteur pose la question : Eust-il poussé à cette Communion de toutes les Semaines ces demy- Chrestiens de nostre temps, qui pretendent se sanctifier en Communiant souvent, & en menant une vie toute Payenne ; qui s’imaginent avoir trouvé un nouveau chemin pour aller au Ciel, qui est tout couvert de fleurs & bien different de la voye estroitte de l’Evangile ; qui pensent payer Dieu d’un Acte imaginaire de Contrition, lors que leur cœur est tout bruslant d’ambition & d’avarice ; & qui voudroient bien trouver leur salut dans les souffrances du Sauveur du monde, mais à la charge de n’y prendre point de part, & de passer toute leur vie dans les plaisirs & dans les delices ? 43 Inviter à la fréquente communion, c’est donc faire miroiter aux yeux des pécheurs un chemin tout facile pour rejoindre le Ciel, très différent de celui que le Christ, lui, avec son mot sur la « porte étroite » nous avait annoncé ! 44 Certes, c’est un christianisme bien spécial, celui de passer sa vie dans tous les agréments en s’imaginant que le Christ, par sa crucifixion, aurait déjà expié tous nos péchés et que nous irons automatiquement au paradis, pourvu que l’on fasse assez fréquemment la communion ! Voici un deuxième extrait où Arnauld se scandalise de la trop grande libéralité des jésuites en voulant donner le corps du Christ : Quoy ? Vous vous imaginez que toute la preparation pour recevoir l’Eucharistie, ne consiste qu’à dire quelques prieres avant que de Communier, & que l’on merite de le faire toutes les fois que l’on peut prendre ce temps ? 45 Il est vrai, lit-on plus loin, que Jésus-Christ « nous appelle à soi » : Mais s’ensuit-il de là qu’il faille contre sa propre parole jetter le Saint aux Chiens, & les Diamans aux pourceaux, & pousser par une facilité indiscrette toutes sortes de personnes à la frequente participation des Mysteres ? 46 On aura reconnu Mt 7,6 : pour « diamants » ou (selon la traduction de Calvin) « perles » il faut lire la parole du Christ. 47 Ici on les identifie - chose 43 Ib., p. 183s. 44 Cf. Lc 13,22. 45 Ib., p. 189. 46 Ib., pp. 647-648. 47 Voir par exemple la préface du De Christiana Religione de Marcile Ficin, où, un demi-siècle avant les thèses de Luther, on s’était déjà plaint : « Quel malheur de voir donner en pâture aux chiens, qui le déchirent, tout ce qui est saint. En grande partie la doctrine est en effet passée aux mains des profanes, si bien que le plus souvent elle est devenue un instrument d’injustice et de licence et qu’au lieu de Molière et le corps du Christ 99 inouïe - au corps du Christ : les hosties consacrées, données en pâture aux cochons ! L’image est vraiment forte et témoigne de l’extrême indignation que la nouvelle pratique d’une communion facile, plus ou moins affranchie de la confession et de la pénitence, a dû susciter chez les catholiques traditionalistes. Qu’on écoute le profond sarcasme dont Arnauld se sert pour proposer une augmentation ultérieure de la « fréquente communion » : Puis donc que vous jugez si bien disposez pour recevoir l’Eucharistie, ceux qui sont remplis de l’amour d’eux mesmes, puis que vous leur asseurez, qu’ils font tres-bien de Communier souvent, & qu’ils rendent par ce moyen un grand honneur au Fils de Dieu ; augmentez ce grand honneur que Dieu reçoit par ces Communions frequentes ; ne separez point les branches du tronc ; joignez les ruisseaux à la source : Poussez à Communier tous les jours, si ce n’est assez de tous les huict jours, tous ceux qui se trouveront remplis d’avarice, de vanité, d’orgueil, de perfidie, d’impieté, d’incontinence, & de ces autres belles qualitez, que Saint Paul nous propose comme la suite de cét amour de soy-mesme. 48 L’idée qu’à force de faire plus fréquemment la communion le monde peut devenir meilleur est repoussée avec véhémence : Aussi est-ce une chose horrible, que l’on n’ait jamais veu d’avantage de Confessions & de Communions, & jamais plus de desordre, & plus de corruption. On se presse autour des Confessionaux, les Autels sont environnez de Communians, les Paroisses, & principalement les Monasteres en sont pleins : Et cependant, qui peut ignorer ce que les Seculiers ne sçavent que trop, par la connoissance qu’ils ont du monde, ce que les Confesseurs connoissent encore d’avantage par la necessité de leur fonction, & ce que les Predicateurs font retentir si hautement dans les Chaires, pour exciter les Pecheurs à la Penitence, Que toutes les veritables marques du Christianisme sont presque aujourdhuy esteintes dans les mœurs des Chrestiens ? 49 On nie tout effet positif de la « fréquente communion », soit par rapport au moral de l’individu, soit par rapport à l’ordre publique. En se moquant des réformateurs jésuites : Ce sont des personnes qui s’imaginent avoir fait changer de face à toute une Ville, & l’avoir fait devenir toute Chrestienne, sans qu’il y soit arrivé d’autre changement, sinon que ceux qui n’y Communioient que tous les ans, y l’appeler science on devrait plutôt l’appeler malice. C’est ainsi que les perles les plus précieuses de la religion sont traitées par des ignorants et piétinées par eux comme par des pourceaux. » - J’ai donné une traduction de Raymond Marcel (Marsile Ficin, Paris 1958, p. 420). 48 De la fréquente Communion, op. cit., pp. 711-712. 49 Ib., pp. 759-760. Joachim Wink 100 Communient tous les mois, & encore plus souvent, & ceux qui y Communient tous les mois, y Communient tous les Dimanches. Ils vous avoüeront que les mœurs n’y sont pas moins corrompuës qu’auparavant, que les hommes n’y sont pas moins avares, moins ambitieux, moins enflez d’orgueil, moins attachez à leurs plaisirs, à l’incontinence, à l’yvrognerie, moins fourbes, moins perfides, moins médisans, moins blasphemateurs, & enfin pour prendre les choses à la racine, d’où les prend Saint Paul, moins Amateurs du monde & d’eux-mesme : Et neantmoins, ils vous soustiendront qu’ils sont en beaucoup meilleur estat qu’ils n’estoient, parce qu’ils racontent tous les huict jours à un Prestre ce qu’ils ne racontoient que tous les mois, & qu’ils adjoûtent tous les huit jours deux Sacrileges à leurs autres crimes. 50 Pas le moindre succès donc pour un si beau programme, à en croire Arnauld. Molière, pour ce qui regarde non pas la fréquente communion mais la fréquente consommation de tabac, affirme exactement le contraire, ne serait-ce que ironiquement. Le sens allégorique de l’éloge du tabac Pour Molière et son public, me semble-t-il, le rapport entre « Tabac » et « corps du Christ » était évident. Les deux sont porteurs d’une force qui travaille sur les « âmes » en les rendant vertueuses. Ceux qui en doutent encore, je les invite à continuer de feuilleter le traité d’Arnauld, riche d’autres passages suggéstifs ; ou, mieux encore, de choisir, parmi les centaines de titres proposés par Remi Snoeks, quelque autre ouvrage traitant cette même question. On pourrait observer que Molière, en ridiculisant la prodigalité et non pas la parcimonie de ceux qui prisent le tabac, s’est formellement rangé du côté des traditionalistes. Il semble toutefois que ces derniers ne lui furent pas pour autant reconnaissants. Le seul parallèle entre le corps du Christ et le tabac rabaisse le premier car, au fond, ce parallèle est assez dévastateur. Voilà ce que, à mon avis, le public de Molière aurait saisi immédiatement : concernant le Christ, qui après plus de 1600 ans, contrairement à ce qui avait été annoncé, n’était toujours pas revenu sur terre, les hommes se sont lassés d’y croire et ont fini par consacrer leur espérance à un succédané, à savoir le tabac, substance magique mais dont la force ne dépend pas du Ciel cette fois-ci. Ce n’est pas non plus pour se trouver mieux loti dans l’autre vie qu’on en prend, mais pour se trouver mieux loti ici-bas. 50 Ib., pp. 762-763. Molière et le corps du Christ 101 À en croire Sganarelle - qui, il est vrai, ne fait pas autorité, et dont les raisonnements ont le plus souvent « le nez cassé » -, ce n’est pas uniquement le tabac qui est doté d’une force intérieure magique. On voit dans les conversations avec son maître que, selon lui, l’homme est entouré d’objets qui, en quelque sorte, agissent sur lui. Une perruque blonde, ne rend-t-elle pas tout homme qui la met plus arrogant ? Le costume d’un médecin, ne confère-t-il pas, on ne sait pas comment, une intelligence scholastique ? Et si ce n’est pas le cas (quod erat demonstrandum), n’est-ce pas vrai que ce même costume produit tout au moins un effet diarrhéique ? Cette croyance barbare de Sganarelle dans les forces magiques émanant des choses, est-elle plus bête, finalement, que cette autre croyance barbare si bien bafouée par les protestants, c’est-à-dire l’idée d’une présence réelle du Christ dans l’hostie qui, si l’on en mange assez souvent, nous donnera, le grand jour venu, accès au Ciel ? Le vin émétique La passerelle entre ces deux croyances, l’une tout aussi ridicule que l’autre, c’est le vin émétique. Si le tabac fait éternuer, le vin émétique fait vomir. Voilà donc une grande force qu’il contient. Or, dans le cadre du grand parallèle médecine-religion, parallèle sous-jacent à la dispute entre Sganarelle et son maître pendant la première scène du troisième acte, ce vin émétique rappelle précisément le « viatique », c’est-à-dire le corps du Christ administré aux malades en danger de mort. Regardons de plus près. En discutant avec son maître de l’utilité de la médecine, Sganarelle demande : « Quoi ? vous ne croyez pas au séné, ni à la casse, ni au vin émétique ? » - Ayant reçu une réponse affirmative, il commence à faire l’éloge du dernier, le plus fort de ces trois remèdes, à savoir le vin émétique, dont les « miracles ont converti les plus incrédules esprits ». En fait, Sganarelle prétend avoir assisté lui-même à un événement où ce vin émétique aurait produit « un effet merveilleux » : celui de faire mourir « tout d’un coup » le patient. Voilà encore un grand paradoxe, selon ceux qui ne voient que le côté « médecine » de la chose. 51 En réalité, les mots de Sganarelle sont moins paradoxaux que ce qu’on aurait pu croire. Le vin émétique a vraiment produit un effet merveilleux, dans la mesure où il a aidé une âme à rejoindre le paradis ! Ce qui est un échec pour la médecine ne l’est pas pour la religion, où c’est bien l’autre vie qui compte. Il faut donc reconnaître que le corps du Christ n’est pas seulement thématisé au tout début de la pièce ; le même Sganarelle en parle aussi au 51 Cf. Dandrey, Dom Juan ou la critique de la raison comique, op. cit., p. 61. Joachim Wink 102 troisième acte. Cette fois, il n’y a pas à se tromper, le parallèle étant trop évident : dans la médecine, il y a des potions qui ont des « effets merveilleux », dans la religion, il y a le corps du Christ qui a des effets plus merveilleux encore ! On voit ici une mise en parallèle d’une chose profane (tabac, vin émétique), dotée, selon Sganarelle, d’une force intérieure magique, avec la chose la plus sacrée du monde, l’hostie, dotée, nous dit-on, d’une « vere, realiter ac substantialiter [...] praesentia Domini nostri Iesu Christi ». 52 Ce que Thomas Corneille a fait de l’éloge du tabac « Un coup de ciseaux aussi comporte un enseignement » écrit Georges Couton dans une de ses notes sur Dom Juan, en défendant son choix de publier aussi les variantes du texte cartonné. 53 Ce mot vaut aussi pour le texte versifié qui, à la Comédie Française, était le seul à être interprété jusqu’en 1847. En fait, si on met côte à côte l’éloge du tabac de la plume de Molière et celui de la plume de son versificateur, on peut observer de sérieuses modifications. Pour ce qui est de l’allusion faite par Molière au corps du Christ, on peut même parler d’une censure très accusée : Quoi qu’en dise Aristote et sa docte cabale, Le tabac est divin, il n’est rien qui l’égale, Et par les fainéans, pour fuir l’oisiveté, Jamais amusement ne fut mieux inventé. Ne sauroit-on que dire? on prend la tabatiere, Soudain à gauche, à droit, par devant, par derriere, Gens de toutes façons, connus et non connus, Pour y demander part, sont les très-bien venus. Mais c’est peu qu’à donner instruisant la jeunesse Le tabac l’accoutume à faire ainsi largesse, C’est dans la médecine un remede nouveau: Il purge, réjouit, conforte le cerveau, De toute noire humeur promptement le délivre; Et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. O tabac ! ô tabac! mes plus cheres amours...! Mais reprenons un peu notre premier discours. Relevons les modifications suivantes : (1) Alors que chez Molière la divinité du tabac est implicite, ce qui le rendrait susceptible de blasphème, Thomas 52 Cf. notre note no. 32. 53 Molière, Œuvres complètes, p. p. Georges Couton, Paris (« La Pléiade »), t. 2, 1971, p. 1291. Molière et le corps du Christ 103 Corneille s’empresse d’accorder explicitement une qualité « divine » au tabac, mais ce n’est qu’au sens figuré. 54 (2) Il estime que la consommation de tabac est particulier aux fainéants et aux constipés du verbe ; rien de cela chez Molière où ce sont les « honnêtes hommes » - et ceux qui veulent le devenir - qui prisent. (3) La consommation du tabac serait apte à enseigner aux jeunes gens la libéralité ; ceci n’est qu’une banalisation, alors que chez Molière c’est l’humanité toute entière qui mérite cet enseignement. (4) L’utilisation à des fins médicales se voit banalisée aussi ; il est vrai que Molière en parle, mais ce n’est que pour passer à quelque chose de plus précieux encore, « d’instruire les âmes à la vertu », cette qualité étant effacée par Thomas Corneille. (5) En général, ce n’est que chez Thomas Corneille que Sganarelle se plaît dans une attitude ironique ; chez Molière, au contraire, il cherche à se convaincre lui-même de sa belle idée ; en tout cas il ne raille pas les priseurs, il les admire ! (6) Le « qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre », bien que pris au pied de la lettre de Molière, paraît, eu égard aux banalisations antérieures, l’éloge ironique ou sarcastique d’une nouvelle mode jugée complètement futile ; alors que dans l’original le tabac - qu’on veuille y voir une allusion au corps du Christ ou non - est un antidote contre tous les maux sociaux, vivement recherché par les hommes depuis que le monde est monde. La trahison de Thomas Corneille est patente, et cela dès le début de la comédie ! 55 On ne peut que spéculer quant à ses raisons de vouloir faire du tabac, qui, selon le Sganarelle de l’original, a pour vocation de sauver l’humanité, un simple article de mode ou, tout au plus, un remède qui n’agit que sur le corps. Ou bien peut-être que la raison de cette trahison est par trop évidente : la déconcertante proximité idéologique du tabac qui « instruit les âmes à la vertu » au corps du Christ était sûre de scandaliser les dévots catholiques. 54 « DIVIN, au sens figuré, signifie excellent, extraordinaire, au-dessus de la force de la nature, ou de la capacité des hommes. La boussole, les lunettes, les horloges sont des inventions divines. » - Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant generalement tous les mots françois tant vieux que modernes, & les termes des sciences et des arts [...] Seconde Edition, à La Haye et à Rotterdam, chez Arnoud et Reinier Leers, 1701. 55 Alain Niderst, dans l’introduction de son édition, donne une liste complète de tous les adoucissements opérés par Th. Corneille. N’ayant pas pris en considération que dans l’éloge du tabac il y a une allusion à l’Eucharistie, c’est normal qu’il a jugé ce premier adoucissement beaucoup moins grave que nous. - Cf. Niderst, op. cit., p. 21. Joachim Wink 104 Le témoignage de Rochemont On pourrait citer également, en guise de pièce à conviction, les célèbres Observations sur une comédie de Molière intitulée Le Festin de Pierre du Sieur de Rochemont. Si Molière avait bel et bien en tête le corps du Christ, et si son public avait saisi cette allusion, on pourrait s’attendre à ce qu’il y en ait un écho dans cette longue polémique imprimée peu de temps après la représentation de la pièce. Certes, il ne faut pas s’attendre à trop : les défenseurs de la foi, depuis toujours, connaissent la prudence de ne pas entrer dans les détails du blasphème. 56 Rochemont, quant à lui, critique longuement le foudre final en exposant toutes ses raisons ; du début de la pièce, cependant, il n’en dit rien. Il y a quand même quelques propos intéressants. Déjà dans le premier paragraphe on lit : il [Molière] ne doit pas trouver mauvais que l’on defende publiquement les interests de Dieu, qu’il attaque ouvertement, et qu’un Chrestien témoigne de la douleur en voyant le Theatre revolté contre l’Autel, la Farce aux prises avec l’Evangile, un Comedien qui se jouë des Mysteres, & qui fait raillerie de ce qu’il y a de plus sainct & de plus sacré dans la Religion. 57 Où Molière se joue-t-il des Mystères ? Et de quel Mystère en particulier ? Qu’est-ce qui est au juste « le plus saint et le plus sacré » dans la religion ? Et où Molière l’a-t-il raillé ? - On pourrait penser, il est vrai, au « moine bourru » en faveur duquel Sganarelle semble tout prêt à faire une profession de foi. Rochemont, un peu plus loin, reproche en effet à Molière « de confondre la creance des Mysteres avec celle du Moine-Bourru ». 58 Il semble toutefois - comme j’ai expliqué ci-dessus - que pour les catholiques de l’époque « le plus saint et le plus sacré » c’était bien le corps du Christ, comme en témoignent le nom et les armes d’une certaine compagnie très hostile à Molière. Or, je ne vois pas ce même corps du Christ mieux attaqué que dans les toutes premières lignes de la pièce et, en plus, dans la dipute sur le vin émétique, laquelle Rochemont fait également passer - n’est-ce pas révélateur ? - sous silence. 56 Le père oratorien Jean Soanen (1647-1740), dans un des ses sermons tenus au Cour de Versailles, nous en donne la raison : « Je sais, avec le grand Apôtre, qu’il y a des choses qu’on ne doit pas même nommer parmi le peuple de Dieu, nec nominetur in vobis ; que le portrait même du vice est un objet dangereux ; & que c’est en quelque sorte participer au crime, que de le représenter avec des couleurs capables de le faire aimer. » - Sermons sur différents sujets, préchés devant le roi, par le père Soanen, prêtre de l’oratoire, à Lyon, chez Benoit Duplain, 1769, vol. 1, p. 64 ; pour le « nec nominetur in vobis » Cf. Eph 5,3. 57 Comédies et pamphlets sur Molière, op. cit., p. 83. 58 Ib., p. 91. Molière et le corps du Christ 105 Ce qui est encore plus révélateur est que Rochemont s’en prenne plus à Sganarelle qu’à Dom Juan. Rappelons qu’il parle d’un « Valet plus impie que son Maistre », 59 une opinion qui semble, de prime abord, injustifiée. Certes, il faut rappeler que c’est Molière lui-même qui joue le personnage de Sganarelle, et que Rochemont, dans son zèle, tend à confondre personnage et créateur. Il est vrai aussi qu’il tient Sganarelle pour un « malicieux » qui ne défend la Religion « que pour la détruire, ou en affoiblissant malicieusement ses preuves, ou en ravalant adroitement la dignité de ses Mystères », 60 ce qui, en effet, semble plus condamnable qu’un athéisme ouvertement déclaré. Néanmoins, j’insiste : où Molière-Sganarelle aurait-il plus adroitement ravalé la dignité du plus grand Mystère de la foi catholique que dans son éloge du tabac ? Un troisième élément se présente. Rochemont parle du Dom Juan comme d’une pièce « où la Foy est exposée aux insultes d’un Bouffon qui fait commerce de ses Mysteres, et qui en prostituë la sainteté ». 61 Il faut, à ce qu’il paraît, s’imaginer la belle Foi, gorge nue, menée en avant par Molière- Sganarelle pour la prostituer devant un public de libertins. L’image serait trop forte en l’absence du vin émétique et du tabac à priser entendus au sens que je propose. Cela vaut aussi pour la revendication finale de Rochemont, laquelle peut facilement être vue comme « exagérée », « fanatique » ou même « folle » si on ne considère pas la possibilité d’une offense faite au « Très-Saint-Sacrement de l’Autel » lui-même : Et enfin, sans m’ériger en Casuiste, je ne crois pas faire un Jugement temeraire d’avancer, qu’il n’y a point d’homme si peu éclairé des lumières de la Foi, qui ayant veuë cette Piece, ou qui sçachant ce qu’elle contient, puisse soustenir que Molière, dans le dessein de la joüer, soit capable de la participation des Sacrements, qu’il puisse estre receu à penitence sans une reparation publique, ni mesme qu’il soit digne de l’entrée de l’Eglise, apres les anathemes que les Conciles ont fulminez contre les Autheurs des Spectacles impudiques ou sacrileges, que les Peres appelent les Nauffrages de l’Innocence, et des attentats contre la Souveraineté de Dieu. 62 Molière devrait donc être exclu de l’Église : pour ce qui contient sa dernière pièce, si ce n’est déjà pour sa seule profession de commédien, anathématisée depuis toujours. En parlant de la « participation des Sacrements » dont Molière ne serait plus capable, Rochemont pense probablement à la prochaine communion pascale, obligatoire pour chaque chrétien. On sait que 59 Ib., p. 85. 60 Ib., p. 91. 61 Ib., p. 85. 62 Ib., p. 93s.