eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 44/87

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2017
4487

Le Parnasse au féminin dans les Nouvelles nouvelles de Donneau de Visé

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2017
Deborah Steinberger
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PFSCL XLIV, 87 (2017) Le Parnasse au féminin dans les Nouvelles nouvelles de Donneau de Visé D EBORAH S TEINBERGER (U NIVERSITY OF D ELAWARE ) « On aura grande estime et grande vénération pour les femmes qui seront reçues du nombre des auteurs et l’on ne croira point, parce qu’elles sont femmes, que leurs ouvrages ne doivent être ni forts ni achevés ». Ce précepte paraît à la fin d’un texte initulé l’Extrait d'une Lettre écrite du Parnasse touchant les trente-et-un nouveaux règlements qui ont été depuis peu faits dans le conseil d'Apollon et des Muses extraordinairement assemblé, qui se trouve au milieu du troisième tome des Nouvelles nouvelles de Jean Donneau de Visé, parues en 1663. 1 Certains critiques, notamment Pierre Mélèse (Mélèse 23) et plus récemment Claude Bourqui, Christophe Schuwey (Bourqui et Schuwey, « Des Nouvelles nouvelles » 25) et Sara Harvey (Harvey 64) ont vu dans ce recueil littéraire entremêlé de dialogues et de débats un précurseur du Mercure Galant que Donneau de Visé fondera presque dix ans plus tard. L’Extrait, une nouveauté que l’un des interlocuteurs de l’épisode, un nouvelliste, sort de sa poche et partage avec la compagnie, prône une professionnalisation du métier d’écrivain, tout en soulignant et en approuvant l’influence des femmes dans le monde de la publication. L’ensemble des règlements énumérés dans la lettre dépassent les louanges habituelles de la délicatesse et du bon goût féminins. Il est vrai 1 Jean Donneau de Visé, Les Nouvelles nouvelles, t. III (Paris : Pierre Bienfaict, 1663). En préparant cet article je me suis référée à l’édition critique de cette œuvre, mise en ligne par Claude Bourqui et Christophe Schuwey en 2014, qui conserve la pagination de l’édition originale : http: / / www.unifr.ch/ nouvellesnouvelles/ . Le travail de MM. Bourqui et Schuwey a inspiré et facilité la présente étude. J’exprime ici ma reconnaissance à ces deux collègues, et je remercie M. Bourqui d’avoir partagé avec moi ses commentaires sur une version préliminaire de cet article. Je le remercie également de m’avoir signalé la thèse de Master de son étudiante Donna Bezat, qui porte sur la Lettre écrite du Parnasse. Son travail impressionnant et bien documenté enrichira bientôt le site des Nouvelles nouvelles. Deborah Steinberger 268 que l’article II répète ce lieu commun (« Les ouvrages qui seront plus approuvés des femmes que des hommes seront tenus pour être pleins d'esprit et, surtout, pour être naturellement écrits », 136-137), mais dans ses considérations d’ordre pratique, la Lettre écrite du Parnasse dépeint une scène littéraire où les femmes sont non seulement les arbitres du goût mais aussi et surtout des praticiennes actives et impliquées du métier. On les voit composer et perfectionner leurs œuvres, par exemple dans l’article VIII : Les femmes seront beaucoup plus tôt reçues que les hommes dans le corps des auteurs et elles auront permission de faire imprimer après avoir composé deux mille vers et écrit une rame de papier de prose et, par un privilège tout particulier, ces premiers ouvrages auront de l’estime parmi le monde et seront conservés, parce que le beau sexe ne fait rien qu’avec application… (139-140) On propose dans l’article X de protéger leur vocation par des règles concernant le mariage qui prennent en compte l’incompatibilité du métier d’écrivain avec les soins du ménage et les devoirs du mariage : Il est défendu à tous les auteurs de prendre pour épouses aucunes femmes qui soient reçues dans leur corps et, à toutes celles qui en sont, de prendre aucuns auteurs pour maris, non seulement pour éviter les querelles, qui ne sont que trop fréquentes entre les gens d’esprit, mais encore parce que leur ménage n’irait pas bien et que les femmes qui écrivent ne peuvent avoir tout le soin que demande un semblable embarras. (141) Mais on peut s’interroger sur le statut et la signification de ce texte. Est-il descriptif ? prescriptif ? A-t-il une certaine valeur documentaire ? S’agit-il d’un texte parodique - une caricature des goûts littéraires contemporains - ou plutôt polémique, un plaidoyer pour certaines de ces normes, surtout celles qui concernent la place des femmes dans le monde des lettres? Nous savons que Donneau de Visé jouera à partir de 1672 avec son Mercure Galant le rôle de fournisseur aux femmes lectrices et promoteur acharné des femmes écrivains. La Lettre écrite du Parnasse semble confirmer l’engagement de Donneau de Visé dès le début de sa carrière littéraire en faveur des femmes de lettres, mais d’une façon indirecte que l’on va tenter d’exposer ici. Ce qui complique l’interprétation de ce texte est surtout la polyphonie caractéristique des Nouvelles Nouvelles. 2 La Lettre écrite du Parnasse se trouve à l’intérieur d’un ouvrage très hétéroclite en trois parties, un mélange du recueil de pièces choisies et du roman à tiroirs à plusieurs narrateurs, avec une bonne dose de critique littéraire. Le cadre narratologique des 2 J’emprunte ce terme à Christophe Schuwey et Claude Bourqui, qui se réfèrent à « l’énonciation polyphonique » du Mercure galant (« Des Nouvelles » 31). Le Parnasse au féminin dans les Nouvelles nouvelles de Donneau de Visé 269 Nouvelles nouvelles est un tour qu’on joue à un petit groupe de nouvellistes pour se moquer de leur passion pour les nouveautés, une sorte de dîner de cons auquel ils sont invités par un ami du narrateur. Les règlements du Parnasse paraissent dans la troisième partie de l’œuvre, quand le nouvelliste Straton les lit à la compagnie, mais il ne semble pas être l’auteur de l’extrait; il fait simplement circuler un texte dont le lecteur ne connaît pas le nom de l’auteur. Avec ses contradictions, et les différences de style d’un règlement à l’autre, l’extrait lui-même semble être l’œuvre de plusieurs mains, peut-être un projet collaboratif issu d’un salon. Celui qui le présente, Straton, est un nouvelliste plutôt ridicule, un vantard impoli qui interrompt sans cesse ses interlocuteurs. Mais tous les nouvellistes des Nouvelles nouvelles (Straton et ses confrères Clorante, Lisimon, et Ariste) sont risibles, car trop avides de nouvelles ; les nouvelles qu’ils débitent sont donc suspectes, ou, pour emprunter le terme employé par Abby Zanger dans son éclairant article sur les Nouvelles nouvelles, elles sont « contaminées » (Zanger 204). Pour Pierre Mélèse, auteur de l’une des premières études consacrées à l'œuvre de Donneau de Visé, la critique littéraire contenue dans les Nouvelles nouvelles (et notamment, les règlements du Parnasse), constitue « le meilleur Donneau de Visé ». Mélèse cite l’article XXIII (« Les auteurs seront regardés comme personnes de mérite, qui par leur esprit sont au-dessus du reste des hommes. Ils seront respectés de tout le monde ») pour démontrer que « dans ses Nouveaux Règlements du Parnasse, [Donneau de Visé] montre, à l’aube de sa carrière, une juste compréhension des droits de l’intelligence » (Mélèse 10). 3 Mais Mélèse passe sous silence le contenu indéniablement féministe des Règlements, la défense des femmes auteurs, ce qui est curieux étant donné l’incipit du texte, qui décrit la genèse de ces règlements. Il s’agit d’une dispute où il est clairement question de l’influence féminine dans le monde des lettres, dispute où les partisans des femmes auteurs vont prévaloir : « Il y eut naguère au Parnasse bien du bruit entre Apollon et les Muses, Apollon ne pouvant souffrir que les Muses fissent avoir plus de réputation dans le monde aux filles qui mettent présentement des ouvrages d’esprit au jour qu’aux auteurs les plus fameux et les plus consommés dans cet illustre et spirituel emploi » (134). Outre le statut douteux des nouvellistes, et le fait qu’ils présentent des goûts et opinions variés, les formulations hyperboliques du texte diminuent sa fiabilité et le sérieux des idées exprimées. Par exemple, l’article VIII 3 Mélèse apprécie bien moins ce qu’il appelle la « casuistique amoureuse » des nouvelles qui font partie de l’œuvre (10). Deborah Steinberger 270 déclare que « le beau sexe ne fait rien qu’avec application et où l’on ne remarque beaucoup de génie et beaucoup d’esprit » (140). Plus loin, au lieu de déclarer simplement que les femmes auteurs sont dignes d’estime, le dernier article proclame que « on aura grande estime et grande vénération pour les femmes qui seront reçues du nombre des auteurs » (155). Dans un commentaire qui suit sa lecture de ce dernier règlement, le nouvelliste Straton pousse encore plus loin sa louange des femmes écrivains : « Les femmes n’écrivent point du tout, ou elles font des chefs-d’œuvre lorsqu’elles s’en mêlent. Il y a je ne sais quoi de si galant et de si dégagé, une si grande délicatesse et un tour si spirituel dans tout ce qu’elles font, que l’on ne peut lire leurs ouvrages sans en être charmé » (156). Les énumérations présentes dans ce texte semblent elles aussi excessives, voire ridicules : l’article VIII, par exemple, précise que « les femmes seront beaucoup plus tôt reçues que les hommes dans le corps des auteurs et elles auront permission de faire imprimer après avoir composé deux mille vers et écrit une rame de papier de prose » (les hommes sont sujets à une loi plus sévère : l’article VII stipule qu’ils doivent avant de se voir imprimer « avoir composé et jeté au feu plus de dix mille vers et trois ou quatre rames de papier pleines de prose ») (139-140). Les auteurs des deux sexes appartiennent à une caste supérieure : « Tous les dieux assemblés ont reconnu et entendent que chacun reconnaisse que le corps des auteurs est le plus célèbre de tous ceux de l’univers » (157-158). Le code vestimentaire proposé (« tous les auteurs sont invités de se vêtir souvent de noir, pour mieux soutenir la gravité de leur profession »), et la proclamation de jours de fête pour les auteurs (les six jours suivant la publication de leurs œuvres, et les anniversaires des frères Corneille, de La Calpranède et de Mlle de Scudéry) ajoutent au ton plaisant de l’extrait (articles III et IV, 137-138). À côté de toutes ces précisions, on trouve une tendance opposée, un flou qui lui aussi limiterait la valeur documentaire du texte. Cette tendance n’est pas sans rapport avec ce que Myriam Maître, dans son étude magistrale sur les précieuses, a appelé « la nébuleuse des précieuses » (Maître 123-132): ces femmes auteurs si compétentes, ces « filles qui mettent présentement des ouvrages d’esprit au monde » dont il est question dans l’extrait de la Lettre écrite du Parnasse, restent largement anonymes, désincarnées. On n’y trouve (et ceci dans la discussion qui suit la lecture faite par Straton) qu’une vague référence à « plusieurs femmes [auteures] qui ne cèdent en rien aux plus grands hommes de ce siècle » (161). Mais l’extrait contient peu de noms propres. Du côté des hommes, les auteurs cités sont les frères Corneille et La Calpranède (« l’auteur de la Cléopâtre et du Faramond », 138), et ailleurs dans les Nouvelles nouvelles, une longue discussion est consacrée à Molière ; la seule femme auteure nommée est Madeleine de Scudéry (sous le nom de Le Parnasse au féminin dans les Nouvelles nouvelles de Donneau de Visé 271 Sapho, 138). Il est vrai que dans la discussion qui suit la lecture de l’extrait, Straton fait aussi référence à une certaine Mlle D… « qui écrit très bien » et qui pourrait être Marie-Catherine Desjardins (« […] ses vers sont partout également forts, et ce n’est point une marchandise mêlée » 172), mais aucune autre femme vivante n’est citée. L’identité de ces femmes si douées et si considérables évoquées dans l’extrait n’est pas révélée, et le lecteur de l’extrait ignore la forme et le titre des leurs écrits et le lieu de leur publication, les noms de leurs éditeurs, et leurs modes de travail. Un dernier aspect du texte qui empêche de prendre à la lettre ses revendications féministes et ses louanges des femmes écrivains, c’est son caractère carnavalesque. L’extrait évoque un Parnasse tombé en quenouille, un monde à l’envers. La querelle entre Apollon et les Muses qui mène à la création de ces règlements est décrite comme un épisode de la guerre des sexes : « Il y eut naguère au Parnasse bien du bruit entre Apollon et les Muses, Apollon ne pouvant souffrir que les Muses fissent avoir plus de réputation dans le monde aux filles qui mettent présentement des ouvrages d’esprit au jour qu’aux auteurs les plus fameux et les plus consommés dans cet illustre et spirituel emploi » (134). Les Muses réclament et obtiennent une plus grande autorité : [E]lles obligèrent Apollon (qui jusqu’ici avait eu sur elles toute l’autorité qu’un prince a sur ses sujets) de faire un accommodement qui lui sera toujours honteux, puisqu’il fut arrêté qu'il présiderait au Parnasse, qu'il aurait deux voix et qu'il aurait la gloire de prononcer ce qui serait arrêté au Conseil des Muses, mais qu'elles [les Muses] auraient chacune leur voix et qu'il ne serait rien conclu sans qu'elles donnassent toutes leur opinion. (135) L’extrait a donc une dimension politique : il s’agit d’un changement de régime où Apollon est privé de son pouvoir suprême. Dès le premier règlement on apprend que sous ce nouveau régime, ce ne sera pas le mérite qui mènera au succès, mais plutôt l’approbation du plus grand nombre : « Pour s’accommoder aux temps, […] les ouvrages d’esprit ne seront plus jugés bons selon leurs mérites, mais selon le nombre de leurs approbateurs […] de quelque qualité et de quelque sexe qu’ils soient » (136). Même le roi devra se plier à l’avis des juges nommés par les Muses. En ce cas - et cela peut sembler un peu paradoxal étant donné l’insistance sur le goût du plus grand nombre - il s’agit des membres de l’Académie : « [L]es auteurs seront obligés d’avoir une approbation des seigneurs de l’Académie française, sans laquelle le roi sera prié de ne plus accorder de privilège » (138-139). Mais parmi les paradoxes de ce texte est le fait que l’on passe rapidement du monde carnavalesque, fantaisiste, à une vision bien plus réaliste et Deborah Steinberger 272 terre à terre des conditions économiques de la vie des auteurs. On reconnaît le fait que le besoin pousse certains à s’abaisser à une flatterie outrée : on condamne particulièrement la vénalité de ces auteurs nécessiteux qui ont recours à la composition d’épîtres liminaires mensongères, et l’article XVIII proclame que « L’on ne recevra plus d’auteurs qui n’aient de quoi vivre honorablement, sachant bien que le désir d’avoir de l’argent les fait souvent parler contre la vérité » (146). On s’intéresse aux auteurs endettés, et dans l’article XX on propose un système où leurs confrères s’organisent pour payer leurs dettes (148). Grâce à l’article XXVII, ceux qui auraient du mal à se payer une place de théâtre pourront profiter d’un « privilège de bel esprit » qui permet aux auteurs d’entrer à la comédie gratuitement (152- 153). L’extrait vacille entre la méritocratie et une vision plus démocratique : ce sont les lecteurs, « de quelque qualité et de quelque sexe qu’ils soient », qui déterminent la valeur d’une œuvre (136). C’est le capitalisme qui règne; le prestige est lié à l’argent, et l’argent fait tourner le monde : l’article XXIII précise que « les auteurs seront respectés des libraires, parce qu’ils les font gagner » (150). Il est significatif que dans l’extrait, la première fois qu’on mentionne les auteurs eux-mêmes, au lieu de glorifier la création littéraire en soi, il s’agit de célébrer la vente de leurs œuvres: ainsi, dans l’article III, qui fixe les jours de fête du corps des écrivains, « Les auteurs seront tenus de fêter les six premiers jours de la vente des ouvrages de leur composition et seront obligés d’être plus propres ces jours-là que les autres » (137). 4 Pour résumer, les Muses dépeintes dans la Lettre écrite du Parnasse sont les chantres du best-seller. Il faut plaire avant tout, et c’est là que nous rejoignons les femmes auteurs et lectrices, car ce sont leurs goûts qui règnent au Parnasse : l’article II déclare que « Les ouvrages qui seront plus approuvés des femmes que des hommes seront tenus pour être pleins d'esprit et, surtout, pour être naturellement écrits » (136-137), et l’article V proclame: « Les livres de galanterie et les bagatelles auront plus de cours que les grands et solides ouvrages » (138). Selon le nouvelliste Ariste, « Si l’on n’a l’approbation des femmes, on a beau travailler et se donner de la peine, on ne réussira jamais » (165). Ce même sentiment, ce respect pour le jugement littéraire des femmes, s’exprimera presque mot pour mot dix années plus tard dans l’un des premiers numéros du Mercure Galant : 4 On remarque ici une ressemblance avec le monde des comédies de Donneau de Visé, très liées à l’actualité et aux réalités économiques de la vie quotidienne - La Veuve à la mode, Les Intrigues de la loterie, La Devineresse. Dans sa thèse de doctorat, Jean Donneau de Visé, « Fripier du Parnasse », Christophe Schuwey examine les stratégies qu’emploie Donneau de Visé pour « rendre proches » des lecteurs ses textes, notamment en leur donnant « l’apparence du temps » (341-342). Le Parnasse au féminin dans les Nouvelles nouvelles de Donneau de Visé 273 “[C]omme ce sont elles [les femmes] qui font réüssir les ouvrages, ceux qui ne trouverront (sic) point le secret de leur plaire, ne réüssiront jamais” (t. IV, 1673, 266). La structure même des Nouvelles nouvelles a été conçue pour refléter ce principe : Octavie, un personnage qui paraît au début de l’œuvre, jeune femme réputée pour son goût littéraire et qui, selon ses amis, « a toujours quelque chose de nouveau », représente dans un sens la source du deux-tiers des Nouvelles nouvelles, car à la fin de la première partie du recueil, elle propose à son ami Théodate une lecture, et le livre qu’elle lui prête contient le texte des 2 e et 3 e parties des Nouvelles nouvelles. L’extrait se termine par une espèce de palinodie : le nouvelliste qui s’appelle Ariste conclut que tout ce discours du conseil des Muses n’est qu’une fiction - il l’appelle un « discours inventé » - pour représenter les normes littéraires déjà en vigueur, et pour affirmer les goûts littéraires du jour: « L’on voit bien qu’ils [Apollon et les Muses] ont été contraints de s’accommoder au temps et qu’ils n’ont fait la plupart de ces règlements que parce que l’on les avait déjà faits par toute la France et qu’il leur était impossible d’empêcher qu’ils ne fussent suivis » (159-160). 5 Ce qui reste, quand on écarte ce discours en retard sur son temps, cette fable des Muses et d’Apollon, c’est un hymne à la nouveauté, une célébration d’un canon en évolution, où l’actualité et l’innovation sont les valeurs souveraines. Selon l’article XIV, « Les auteurs qui pourront trouver quelque chose de si nouveau que chacun demeure d’accord de n’avoir jamais rien vu de semblable seront les plus estimés, quand même leurs ouvrages n’auraient pas la dernière perfection » : on y reconnaît facilement le programme du Mercure Galant. Or, le parangon qui selon les Nouvelles nouvelles personnifie l’air du temps n’est autre que l’illustre Sapho, Madeleine de Scudéry. Le nouvelliste Straton souligne surtout l’actualité de ses écrits en expliquant leur attrait: Que c’est une admirable fille que l’illustre Sapho, je ne crois que l’on puisse jamais écrire si délicatement qu’elle ! Sa Clélie a plu à tout le monde, parce qu’elle a si bien su parler dans ses conversations des choses du temps et qu’elle a si bien décrit nos mœurs et nos coutumes, ce qui se dit et ce qui se fait dans ce siècle, que ceux-là mêmes dont elle n’avait pas dessein de parler y ont trouvé leur portrait. Ce n’est que par-là que l’on réussit présentement : décrire ce qui se dit et ce qui se fait tous les jours, et le bien représenter, c’est avoir trouvé l’unique et véritable moyen de plaire. (169) 5 Donna Bezat résume ainsi cette intervention d’Ariste : « Le triomphe n’est plus seulement celui des femmes auteures et des Muses, mais celui de la mode : le règlement nouveau n’est plus imposé par des déesses victorieuses, il est en grande partie un simple enregistrement de ce qui est déjà effectif. L’allégorie retombe un peu comme un soufflé […] » (9). Deborah Steinberger 274 Madeleine de Scudéry, cette Muse en chair et en os qui chante « les choses du temps » - et qui deviendra plus tard une contributrice importante au Mercure Galant - rejoint ainsi, par un chemin un peu détourné, les principes de l’auteur des Nouvelles nouvelles, le proto-journaliste Donneau de Visé. 6 Ouvrages cités B EZAT , Donna. « Les femmes dans la Lettre écrite du Parnasse de Donneau de Visé ». Thèse de Master non publiée, Université de Fribourg, 2016. B OURQUI , Claude et Christophe Schuwey. « Des Nouvelles Nouvelles au Mercure galant : les nouvellistes comme stratégie d’énonciation ». XVIIe Siècle 68 : 1 (janvier 2016) 23-33. D ONNEAU DE V ISÉ , Jean. Le Mercure Galant. T. I-VI. Paris : Barbin, 1672-1673. D ONNEAU DE V ISÉ , Jean. Les Nouvelles nouvelles. 3 vols. Paris : Bienfaict, 1663. Édition critique en ligne, Éds. Claude Bourqui et Christophe Schuwey, http: / / www.unifr.ch/ nouvellesnouvelles/ , 2014. H ARVEY , Sara. « ‘Qu’y a-t-il de nouveau aujourd’hui ? ’ : La Présence des nouvellistes dans la première œuvre de Donneau de Visé ». Littératures classiques 78 (2012) 49-64. M AÎTRE , Myriam. Les Précieuses, Naissance des femmes de lettres en France au XVII e siècle. Paris : Honoré Champion, 1999. M ELÈSE , Pierre. Un homme de lettres au temps du Grand Roi : Donneau de Visé, auteur du Mercure Galant. Paris : Droz, 1936. S CHUWEY , Christophe. Jean Donneau de Visé, « Fripier du Parnasse ». Thèse de doctorat soutenue le 7 juillet 2017 à Paris-Sorbonne. Z ANGER , Abby. « Le Nouvelliste et son public : La contestation du corps et du corpus en 1663 ». Ordre et contestation au temps des classiques : Actes du 21 e Colloque du Centre méridional de rencontres sur le XVIIe. Eds. Roger Duchêne et Pierre Ronzeaud. Paris, Seattle : Biblio17, 1992. 197-206. 6 Cette étude a été menée à bien grâce à une bourse « General University Research » de l’Université du Delaware.