Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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«L’ami - un autre soi-même», un lieu commun critiqué dans Le Traité de l’Amitié de Louis de Sacy, la réplique fénelonienne et la doctrine de Madame de Lambert
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Volker Kapp
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PFSCL XLIV, 87 (2017) « L’ami - un autre soi-même », un lieu commun critiqué dans Le Traité de l’Amitié de Louis de Sacy, la réplique fénelonienne et la doctrine de Madame de Lambert V OLKER K APP (C HRISTIAN -A LBRECHTS -U NIVERSITÄT ZU K IEL ) Eugène Levesque, bibliothécaire de Saint-Sulpice et grand spécialiste de Bossuet, a découvert au début du XX e siècle dans une vente publique la copie d’une lettre, jusqu’alors inconnue et maintenant introuvable, de Fénelon à Louis de Sacy où il critique Le Traité de l’Amitié de cet auteur (Paris, Jean Moreau, 1703 1 ). Publiée sous le titre « Un cas de conscience résolu par Fénelon » 2 , elle est reproduite dans la Correspondance de Fénelon 3 . Les commentateurs de cette lettre renvoient à la présentation de Levesque d’après laquelle Fénelon y adopte une solution contraire à celle de « Suarez (De Juramento promissorio), de Liguori (t. III, n o 970) et de Lehmkuhl (Theologia moralis, t. I, n o 1196) 4 ». Sans vouloir contester la compétence de Levesque en théologie morale, il faut substituer au terme « cas de conscience », provenant de la théologie, la notion de « lieu commun » afin de cerner les spécificités littéraires de ce texte. Faute de document à l’appui, le critique littéraire hésite à reconnaître l’hypothèse d’après laquelle le juriste avait sollicité de l’archevêque « une opinion motivée sur le cas de conscience qui est exposé ici 5 ». Le mot « question » de la première phrase : « […] je ne puis refuser une réponse à la question que vous me faites avec 1 L’ouvrage est également publié en 1703 à La Haye par l’éditeur van Dole. Nous le citons d’après la seconde édition Paris, Vve de Claude Barbin, 1704. 2 Revue des Facultés catholiques de l’ouest XI, 1901-1902, pp. 512-526. 3 Correspondance de Fénelon tome XII. Les nouvelles controverses 1703-1707. Commentaire de Jean Orcibal avec la collaboration de Jacques Le Brun et Irénée Noye, Genève, Droz, 1990, pp.16-23. 4 Corr. Fénelon tome XIII, p. 19. 5 Corr. Fénelon tome XIII, p. 19. Volker Kapp 324 une déférence si obligeante 6 » ne renvoie pas forcément au domaine des casuistes, il peut se référer aussi bien à la sollicitation d’un jugement détaillé que nous reconnaissons dans cette lettre. Si l’on veut saisir les présupposés et les implications idéologiques et oratoires du débat entre le juriste et l’ecclésiastique, il importe de cerner la motivation de cette réaction de notre épistolier. Il aurait pu se complaire dans les analogies entre Le Traité de l’Amitié et certaines de ses idées chères. L’intérêt de cette controverse se révèle dans une optique littéraire qui permettra d’identifier quelques facettes du changement de la mentalité du XVII e au XVIII e siècle. Il y a deux éléments surprenants dans cette controverse. Le premier : Louis de Sacy, personnage connecté aussi bien avec la sphère du pouvoir royal qu’avec la bonne société parisienne, envoie son Traité de l’Amitié à un ecclésiastique banni de la Cour et humilié par la censure romaine de sa doctrine du pur amour. Ensuite, le comportement de l’archevêque de Cambrai qui le remercie immédiatement en le complimentant dans sa lettre du 26 janvier 1703 : Le livre ne saurait mieux expliquer l’amitié, que la lettre la fait sentir. Après avoir lu la lettre avec grand plaisir, je me promets d’en goûter un nouveau en lisant le livre 7 . La lecture du livre est promise, mais rien ne prouve qu’elle ait eu lieu. Aussi l’auteur du Traité ne se contente-t-il ni de la flatterie ni de la promesse. Il semble avoir demandé un jugement plus détaillé, mais nous ne connaissons pas sa lettre à Fénelon, dont la longue réponse, datée du 23 mars 1703, note : « Vous ne me connaissez point, et vous connaissez d’autres personnes plus propres à décider 8 ». Probablement à la grande surprise du destinataire, l’épistolier combat alors un point de la deuxième partie, qui à juste titre lui semble central : le raisonnement sur la validité d’un engagement ratifié par serment de garder un silence qui risque de coûter la vie à un ami innocent du dépositaire du secret confié à lui par une personne, qui a commis un meurtre. Un point crucial de l’argumentation du juriste est la critique du lieu commun indiqué dans notre intitulé. Fénelon semble rester indifférent quant à cette évaluation du lieu commun, mais il s’attaque à un élément névralgique de la « subordination » de l’amitié « aux devoirs naturels ». Aussi délaisse-t-il l’habitude qu’il soigne à cette époque de renoncer le plus possible à la correspondance. Confiné dans son diocèse de Cambrai, il se garde d’écrire des lettres et ne confie quasi rien à la poste puisque tout risque d’être intercepté. 6 Corr. Fénelon tome XII, p. 16. 7 Corr. Fénelon tome XII, p. 8. 8 Corr. Fénelon tome XII, p. 16. « L’ami - un autre soi-même » 325 La structure oratoire de la partie finale de ses deux lettres à l’auteur du Traité de l’Amitié est révélatrice. Il termine son exposé en admettant « sans peine » qu’il se trompe, mais affirmant également avoir soutenu « ce qui [lui] paraît le plus conforme aux principes ». Il recourt d’une part à un geste d’humilité en invitant l’auteur à l’aider à se corriger « par quelque éclaircissement », il le complimente d’autre part en assurant avoir « le cœur attendri » parce qu’il trouve dans son livre « de la délicatesse, du goût, de la connaissance des bons auteurs 9 », et ce jugement mérite d’être confirmé. Puisqu’il « ne convient pas que le public entende parler de [lui] en cette occasion », il « conjure » le destinataire de « supprimer cette lettre, après [qu’il l’aura] examinée par rapport à la question de [son] livre 10 ». Heureusement pour nous, celui-ci n’a pas respecté l’invitation de l’épistolier puisque cet écrit nous est parvenu dans une transcription ancienne. Toutefois, les deux opposants ont persisté dans leurs opinions respectives puisque, dans sa lettre du 10 octobre 1703, Fénelon assure à l’auteur ne voir « aucune raison qui [l’] oblige à changer ce [que celui-ci a] mis de bonne foi dans [son] livre ». Restant lui-même fidèle à ses propres convictions, il l’exhorte « à demeurer dans la même liberté 11 ». C’est donc un dialogue de sourds dont il faudra éclaircir le différend véritable. Une donnée essentielle du débat nous échappe dès que nous focalisons l’attention sur le « cas de conscience » au lieu de réfléchir sur le procédé littéraire du Traité de l’Amitié consistant à attaquer un lieu commun provenant de Cicéron en prétextant que le prestige de Montaigne, inspiré de Cicéron, lui semble nécessiter cette réaction. Ce subterfuge semble être inspiré par une stratégie oratoire visant à se positionner par rapport au dialogue cicéronien De amicitia, un côté biographique n’étant toutefois pas à exclure. Louis de Sacy est lié d’amitié avec une admiratrice de Montaigne, Madame de Lambert, dont il partage ou qui lui inspire même l’admiration pour Fénelon. Nous verrons par la suite que ce n’est pas l’unique raison pour laquelle il faudra inclure la marquise dans notre analyse. Par ailleurs, Fénelon s’inspire à plusieurs reprises du Romain, tandis que sa réplique au Traité de l’Amitié ne mentionne pas Montaigne. Est-ce que leur lecture différente de Cicéron est le point de dispute ? On verra que c’est peu probable. Nous allons d’abord analyser l’utilisation et la critique de ce lieu commun dans Le Traité de l’Amitié et ensuite les arguments que Fénelon oppose à ce Traité. Dès lors qu’on cherche à évaluer la part de Madame de 9 Corr. Fénelon tome XII, p. 23. 10 Corr. Fénelon tome XII, p. 23. Soulignons qu’il s’agit de la « question » de son « livre » et non d’un cas de conscience qui concerne également son Traité. 11 Corr. Fénelon tome XII, p. 72. Volker Kapp 326 Lambert dans ce contexte, on peut tirer différentes conclusions : sur les rapports entre les Traités de l’Amitié du juriste et de la marquise, sur la vénération de la grande Dame et du cercle réuni dans son salon pour les idées énoncées dans De l’éduction des filles et le Télémaque, sur sa correspondance avec Fénelon due à une initiative de Louis de Sacy. Celui-ci prononcera son éloge funèbre à l’Académie française et écrira en 1716 dans son approbation de la première édition autorisée du Télémaque : « Trop heureuse la nation pour qui cet ouvrage pourra former quelque jour un Télémaque et un Mentor 12 ». Nous espérons identifier quelques-uns des motifs qui poussent les deux opposants à se positionner ainsi dans cette dispute. I Le Traité de l’Amitié est divisé en trois parties, intitulées « livres ». La première parle « de la nature de l’Amitié », la deuxième présente « les devoirs de l’Amitié ; leurs justes bornes, leur subordination aux devoirs naturels » pour aboutir dans la troisième partie à la réflexion sur les « ruptures » (IX). Aux yeux de Louis de Sacy, l’amitié en tant que lien le plus intime entre les hommes a autant à faire avec la société civile qu’avec la sphère privée des personnes concernées. C’est pourquoi il intègre dans ses développements la doctrine philosophique, la civilité, le point de vue des moralistes et des traités politiques sans mettre au premier plan les théologiens et leurs évaluations des « cas de conscience ». Son point de vue ressemble plutôt à celui de la littérature galante 13 qui vise la vie des salons qu’à un ouvrage de théologie morale ou d’un casuiste. Le livre second rappelle une figure de pensée chère à la littérature des décennies précédentes en situant l’amitié dans l’optique de la « gloire » en tant que « récompense » des actions humaines : La gloire qui naît de la vertu & qui se forme de ce témoignage que tous les hommes sont forcez de lui rendre, doit donc avoir la préference, & être regardée comme le plus honnête de tous les objets, que l’amour propre puisse se proposer. (93) Cette présentation n’a rien d’une nostalgie de la gloire érigée en suprême qualité d’un grand mais elle sert d’introduction à une anthropologie basée sur des fondements moraux. La vraie gloire présuppose « la vertu » et 12 Fénelon, Œuvres complètes, Paris, Leroux et Jouby etc., 1852, tome X, p. 160. 13 Voir Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVII e siècle, Paris, Champion, 2001. Ni Louis de Sacy ni Fénelon ne recourent toutefois à cette catégorie. « L’ami - un autre soi-même » 327 nécessite le « témoignage » de « tous les hommes », par conséquent, sa description débouche sur l’évaluation de la « louange » (95) et de son rôle dans l’amitié. « Il n’est donc pas moins utile aux amis de se loüer avec plaisir, que de se blâmer avec franchise » (97). Le « discernement » étant « le partage de l’amitié » (119), Louis de Sacy établit des règles à respecter quand on parle en public d’un ami ou avec lui. Il rappelle les trois obligations de l’homme : à Dieu, à la patrie, à notre famille et souligne que l’amitié ne peut « jamais autoriser à manquer à Dieu » (138). Dans ce contexte, il propose « une question fort propre à embarrasser, & qui souvent a partagé de bons esprits » (139) : Quelqu’un vous a confié un secret, & en vous le confiant il vous a engagé par serment à ne le reveler jamais. Il y va de la vie pour votre ami, d’avoir connaissance de ce secret. Violerez-vous vos sermens pour le lui reveler ? (139 14 ) La réponse vise un principe juridique dont le bien-fondé est prouvé par une réfutation, basée sur un grand nombre d’exemples tirés du patrimoine culturel, de toutes les objections à première vue légitimes qu’on pourrait avancer contre ce principe. Livrer un secret qu’on a juré de garder, est un problème des rapports entre les hommes aussi bien que de l’honneur aristocratique ou militaire et, à l’époque, un cas juridique plus qu’un cas de la vie politique peu accessible au grand public. Tous ces domaines concernent le projet de cet ouvrage que Louis de Sacy explicite de la manière suivante : Je ne propose pas mes reflexions, à des hommes qui vivent separés des autres, & hors des Republiques etablies. J’écris pour ceux qui vivent dans la société civile & qui jouïssent de tous ses avantages. (179) Sa présentation situe l’amitié dans le domaine publique auquel il rattache les salons du grand monde aussi bien que la sécurité juridique des relations entre les hommes. Ses réflexions relèvent de ce qu’on appelle alors ‘la morale’ dont l’orientation religieuse reste incontestée. L’humanisme chrétien fournit le cadre pour détailler cette problématique de l’amitié grâce au témoignage des literae. Selon l’auteur, l’amitié est un des centres d’intérêt du monde gréco-romain : Il n’y a rien que les Anciens ayent plus recommandé par leurs écrits, rien que les grands hommes des siécles heroïques ayent mieux établi par leurs exemples. (165) L’exemplarité se trouve dans « les Ouvrages des Philosophes, des Orateurs, & des Poëtes de ce tems » et les histoires documentent que « les Heros ont 14 Cette phrase est citée par Fénelon (Corr. Fénelon tome XII, p. 16). Volker Kapp 328 sur cette matiére enchéri sur les Poëtes, sur les Orateurs, & sur les Philosophes » (165). Bien que contestée par La Rochefoucauld et les moralistes 15 , l’exemplarité nourrit la réflexion du juriste et fournit l’art de faire valoir un problème juridique pour le grand monde qui autrement perdrait le courage de suivre les méandres d’un raisonnement abstrait. La question est discutée sur le plan du concret. Avant de « l’éclaircir davantage », l’auteur propose « un exemple » afin de la rendre « sensible » (139). Il s’agit d’un homicide dont le coupable n’est pas un « de vos amis particuliers » mais chargé d’« une nombreuse famille » et qui « vous croit homme capable de le conseiller & de le consoler » (140). Il voudrait se sauver en faisant soupçonner l’ami innocent. Notre juriste détaille les circonstances qui rendent suspect son ami innocent afin de rendre plausible que le détenteur du secret n’a qu’une possibilité de le sauver : « trahir le secret qu’on [lui] a confié » (141). Il allègue même une loi d’après laquelle « le consentement de ceux qui errent n’est point un consentement legitime » (143). Fénelon cite à ce propos la question énoncée dans Le Traité de l’Amitié : […] ne vaut-il pas infiniment mieux, relâcher quelque chose d’une cruelle sévérité, pour sauver un ami innocent, que d’outrer cette sévérité, pour le perdre, & pour favoriser un homme, qui abuse injustement de la surprise qu’il nous a faite ? (144 16 ) Les deux tournures « cruelle sévérité » et « abuser injustement » caractérisent le nœud du débat sur la nature de l’amitié. Louis de Sacy n’admet ni l’une ni l’autre et leur oppose « la vraïe raison du relâchement auquel le cœur vous porte » (147) à savoir « perdre un bien, qui vous est si précieux » (147). D’après lui, l’apologie de la rupture d’un serment déguise les vrais motifs des discours et qualifie les autres de « prétextes que l’amour propre toûjours ingénieux vous a suggerez » (147). C’est dans ce contexte qu’il utilise pour la première fois le lieu commun : votre « ami est un autre vousmême » (146) sans se référer à Cicéron. Quelques pages plus tard, il reprend ce lieu commun en l’attribuant cette fois-ci à Montaigne. Pourquoi avance-til le nom de l’auteur des Essais ? Il justifie sa démarche en constant que Montaigne est « entre les mains de tout le monde ». Il détient le statut d’une autorité, que notre juriste lui atteste aussi bien en raison des qualités de sa philosophique que de sa perfection littéraire. C’est précisément ce rang qui lui semble nécessiter la 15 Nous nous permettons de renvoyer à notre étude « Critiques et modifications de l’exemplarité chez La Rochefoucauld », dans : XVII e siècle n o 267, 67 e année (2015), pp. 319-332. 16 Corr. Fénelon tome XII, p. 16. « L’ami - un autre soi-même » 329 réfutation d’une « opinion » qu’il juge « dangereuse » à savoir « qu’on n’est point obligé de garder le secret promis, quand il importe à notre ami le savoir » (149). Cette thèse des Essais se base sur un principe condensé dans la remarque qu’il cite littéralement : Le secret […] que j’ai juré de ne déceler à un autre, je le puis sans parjure communiquer à celui qui n’est pas autre, c’est moi. (150) 17 Cette affirmation présuppose la conviction d’une quasi identité de l’ami et de soi-même. Elle dérive de l’axiome devenu célèbre par le dialogue De amicitia de Cicéron : « le véritable ami est comme un autre soi-même » 18 . Le commentateur du dialogue cicéronien renvoie à Aristote 19 , ceux de Montaigne au début des Adages (I, 1) d’Erasme grâce auquel il est « devenu fameux 20 » aux temps modernes. Louis de Sacy récuse donc un lieu commun antique dérivé de Cicéron en attraquant Montaigne. Est-ce qu’il veut frapper Cicéron en s’en prenant à son émule français ? C’est peu probable puisque son Traité de l’amitié rend hommage au Romain. La « préface » énumère plusieurs philosophes ayant déjà parlé de l’amitié : Aristote (Éthique à Nicomaque), Plutarque (Opuscules), Lucien (Dialogues) et loue Cicéron d’être « le seul qu’ait fait par un traité exprés » (V), et l’auteur en entonne l’éloge : Veritablement il est plein de maximes dignes de n’être jamais oubliées. Ce puissant génie n’approche de rien qu’il ne l’éclaire ; il ne touche rien qu’il ne l’embellisse ; & tout ce qui est sorti de sa plume, porte un caractere de grandeur & de sublimité, qui n’est propre qu’à lui. (V-VI) Attester « un caractère de grandeur et de sublimité » à tous les écrits de Cicéron, c’est un hommage extraordinaire et en même temps le signal d’une lecture intense de ses œuvres. Le traducteur de Pline le jeune est un juriste maîtrisant le latin et donc capable de lire De amicitia, le seul traité antique consacré à l’amitié et il nous faut l’ajouter que Madame de Lambert 17 Louis de Sacy cite cette phrase tirée de I, XXVII (Les Essais. Édition établie par Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin. Édition des « Notes de lecture » et des « Sentences peintes » par Alain Legros, Paris, Pléiade, 2007, p.198) sans alléguer ce qui précède : « Si l’on commettoit à votre silence chose qui fust utile à l’autre de sçavoir, comment vous demeleriez-vous ? L’unique et principal amitié decoust toutes autres obligations » (Les Essais, p. 198). 18 […] « est enim is qui est tamquam alter idem » (XXI, 80, traduction de L. Laurand, Cicéron, L’Amitié. Texte établi et traduit par L. Laurand, Paris, Belles Lettres, 4 o éd. 1961, p. 43). 19 Éthique à Nicomaque IX, VIII, 2, 1168b. 20 Les Essais, p. 1415. Volker Kapp 330 « imite » 21 dans son Traité de l’amitié. Cicéron est mentionné trois fois dans son Traité, dont celle du dialogue dans la « préface » est révélatrice. Son auteur y note que Cicéron « n’a pas épuisé son sujet » (VI), il y a donc des idées qu’on peut ajouter à son dialogue. Louis de Sacy s’adresse à un lectorat du grand monde qu’il ne veut pas dégoûter par la moindre teinture d’érudition. Aussi poursuit-il dans sa « préface » : Je n’examine point si ce qu’il en a écrit, a l’ordre, la force & la beauté qui enchantent dans ses autres ouvrages. Content de l’admirer, je laisse cette examen à ceux qui croyent avoir assez de lumiére, de goût, & de science, pour de telles décisions. Je n’entreprends pas de juger les maîtres ; trop heureux, si je pouvois les entendre assez bien, pour les imiter. (VI-VII) Deux points semblent importants dans ce passage : l’auteur préfère admirer au lieu d’examiner et il est heureux de comprendre le dialogue cicéronien pour pouvoir l’imiter. Les règles de la conversation respectées par le cercle de Madame de Lambert lui importent en vue d’éviter l’ennui des livres et des gens qualifiés de pédants parce qu’ils « moralisent dans les conversations » (II). Selon sa « préface », ce serait « une entreprise temeraire, que de jouter contre de si grands hommes » (III), à savoir Cicéron, Sénèque, Plutarque 22 . Il met donc lui-même le Traité de l’Amitié sous les auspices de Cicéron, et on comprend maintenant pourquoi il se garde de le critiquer ouvertement. Il ambitionne d’être son imitateur selon la doctrine humaniste, chère au siècle de Louis XIV, de l’imitatio en tant qu’aemulatio. C’est une manière élégante de suggérer que son Traité de l’Amitié voudrait être un supplément à l’ouvrage latin qui le précède. Sous ces prémisses, il est probable que Louis de Sacy mette au premier plan un Montaigne s’appropriant un lieu commun de Cicéron afin d’éviter une critique directe du modèle commun à lui et à l’auteur des Essais. Notons que Fénelon évite d’avertir Louis de Sacy que le lieu commun critiqué provient du dialogue de Cicéron qui lui est familier. Sa lettre cite le lieu commun : Il est vrai que selon Cicéron notre ami est un autre nous-même. Est enim is amicus quidem, qui est tanquam alter idem 23 . Il garnit cette citation en en alléguant deux autres. Il l’invoque plusieurs fois dans ses écrits en tant qu’autorité. Son opuscule spirituel Sur le pur amour 21 Roger Marchal, Madame de Lambert et son milieu, Oxford, The Voltaire Fondation, 1991, p. 160. 22 Il nomme Plutarque qui reste toujours un des inspirateurs de l’exemplarité. 23 Corr. Fénelon tome XII, p. 23. Il modifie légèrement le texte de De amicitia XXI, 80. « L’ami - un autre soi-même » 331 contient un chapitre « Témoignages des païens » où il cite Cicéron, Horace, Platon. Il y évoque Pythias et Damon chez Denys le tyran qui sont un des exemples illustrant « l’idée de l’amitié chez les païens 24 ». Un de ses Dialogues des morts (n o XXI) met en scène « Denys, Pythias et Damon » auxquels Cicéron faisait allusion et dont, selon Jacques Le Brun, « il ne christianise pas 25 » les héros. François Trémolières remarque que, dans Sur le pur amour, Fénelon passe « sans transition 26 » de cet exemplum au thème de l’amitié. On pourrait ajouter la Troisième lettre à M. l’archevêque de Paris sur son Instruction pastorale où Fénelon cite la phrase du chapitre XXI 27 de De amicitia en soutenant : Cicéron veut que l’honnête homme aime son ami, sans songer au bien qu’il en peut recevoir, et que l’amour dont il s’aime lui-même soit le modèle de l’amitié qu’il doit à son ami. […] Selon la règle de Cicéron, il faut aimer son ami comme soi-même, sans prétention, sans désir pour nous, et tournant tout notre désir pour le bien de celui que nous aimons 28 . Quoique ce passage ne reproduise pas littéralement le lieu commun attaqué par Louis de Sacy, il ne documente pas seulement que Fénelon connaît bien ce chapitre du dialogue cicéronien mais qu’il l’évoque pour préciser et défendre sa doctrine du pur amour. Ce n’est donc pas un débat sur Cicéron mais sur cette idée centrale de l’homme d’Église qui inspire sa réplique au Traité de l’Amitié de Louis de Sacy. II Se proposant de prouver dans son Traité de l’Amitié « que jamais l’amitié ne peut autoriser à manquer à Dieu » (151), Louis de Sacy pouvait s’attendre à ce que l’archevêque de Cambrai s’enthousiasme de ce projet. Il insiste sur l’importance du serment en prétendant que le défenseur de 24 Fénelon, Œuvres I. Édition établie par Jacques Le Brun, Paris, Pléiade, 1983, p. 668. 25 Fénelon, Œuvres I, p. 1361 26 Fénelon et le sublime. Littérature, anthropologie, spiritualité, Paris, Champion, 2009, p. 559. Trémolières y renvoie à l’étude de Gérard Freyburger, « De l’amicitia païenne aux vertus chrétiennes : Damon et Phintias », dans : Gérard Freyburger - Laurent Pernot (éd.), Du héros païen au saint chrétien, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1997. 27 « […] per se sibi quisquis carus est » (XXI, 80) modifié en : « Per se quisque sibi charus est » (Œuvres complètes, tome II, p. 496). 28 Fénelon, Œuvres complètes, tome II, pp. 496-497. Volker Kapp 332 l’opinion contraire à la sienne est d’accord avec lui sur la nécessité de rester fidèle à ce qu’on a juré : Vous dites que vous avez juré de ne point reveler le secret à un autre ; que lorsque vous revelez ce secret à vôtre ami, vous ne le revelez point à un autre, parce que vôtre ami est vous-même. (152) La reprise du lieu commun sert ici à encourager à abandonner le silence prudent. Pourquoi le juriste se croit-il forcé à se distancier de l’axiome que l’ami est un autre soi-même ? Il admet que l’amitié doit « tellement unir les amis qu’ils ne soient plus qu’un » mais il riposte que « cette union ne se fait qu’en idée, & qu’elle n’a rien de réel » (153). D’après lui, celui qui a confié son secret, « n’a pas pensé à ces unions métaphoriques » (153). Les partisans de l’opinion contraire lui semblent compter « sur la bonté de Dieu » en en abusant ou « en lui attribuant des défauts » (154). Il allègue ensuite trois exemples de l’Antiquité, qui confirment sa thèse, et compare le secret à un « dépôt » qu’on doit « garder sans pouvoir en faire aucun usage » (160). L’avocat au Conseil statue avec assurance : Le dépositaire doit posseder à la maniére du coffre, tout son office est de renfermer. Il ne doit s’ouvrir que pour celui qui a la clef […]. En un mot, il n’y a qu’une bonne maniere de posseder le dépôt ; c’est d’oublier qu’on l’ait, pour ne s’en souvenir que lors qu’il s’agit de le rendre. (161) L’image du coffre renvoie à un deuxième exemple introduit pour illustrer le dilemme de la personne concernée : elle a un ami qui risque de mourir de faim si le dépositaire ne le nourrit pas en détournant une partie de la somme qu’on lui a remis. Tant l’argent que le secret confiés pourraient décider de la vie ou de la mort de l’ami, dès qu’on refuse de prêter le secours dépendant du dépôt soustrait toutefois à la libre décision de celui qui ne doit pas contrevenir à un engagement donné. Du côté juridique, tout semble être évident tandis que le côté humain exige un grand effort oratoire pour rendre plausible cette solution juridique. Louis de Sacy prête beaucoup d’attention à la conjoncture malheureuse en admettant que la personne concernée ne pouvait pas prévoir les complications : Loin que vôtre intention ait été de promettre rien contre vôtre ami, vous n’avez pas seulement soupçonné, que ce qu’on exigeoit de vous, le pût interesser. (141) Ce dilemme d’une personne liée par un serment qui l’empêche de sauver son meilleur ami, est présenté d’une manière plausible, et l’adage de Cicéron évoqué par Montaigne se prête à sortir de l’impasse. Notre avocat au Conseil reconnaît les circonstances atténuantes : « L’ami - un autre soi-même » 333 On ne peut lui reprocher, d’avoir sçû ce qu’il promettoit. Il ne sçavoit pas, que la vie de son ami dépendroit de violer son serment. C’est donc avec justice qu’on soûtient, qu’il n’a point parfaitement consenti. Si les Loix décident, que le consentement de ceux qui errent n’est point un consentement légitime ; comment pourra-t-on se persuader, que le serment de celui qui a erré sur les personnes contre qui on le doit appliquer, soit un veritable serment ? (143 29 ) En bon rhétoricien, il rend plausible le point de vue qu’il voudrait rendre caduque. Il nomme le principe d’ignorance de celui qui s’est engagé par serment et allègue la loi qui rejette un consentement basé sur une erreur. Sa conclusion semble donc irrécusable : « Sacrifier la vie de son ami à de tels scrupules, ce n’est pas religion, c’est ferocité » (143 30 ). Le lecteur s’imagine difficilement qu’on pourra défendre cette « férocité », position dont l’auteur s’efforcera par la suite de prouver le bien-fondé. Mais notre juriste s’ingénie à pouvoir « établir la verité de ce principe […] dans le cas, où l’on risque la vie de son ami, si l’on ne manque à Dieu » (151). Le côté théologique du problème est donc pris au sérieux et même mis en parallèle avec le côté civil. D’après l’avocat au Conseil, l’amitié n’a pas « plus de droit sur les devoirs qui nous lient à la patrie, qu’a ceux qui nous lient à Dieu » (164). Il établit alors un principe qu’il croit inviolable : Si nos premiéres obligations nous engagent à l’Estre Souverain, nous en avons de secondes qui nous engagent inviolablement à la Republique. (164) Louis de Sacy se sert du terme d’« Etre Souverain » et évite celui plus commode et plus adapté au contexte d’« Etre suprême » qu’utilise Fénelon dans sa lettre au Duc d’Orléans Sur le culte de Dieu, l’immortalité de l’âme et le libre arbitre 31 . Ce dernier terme, dont on ne pouvait alors prévoir l’avenir funeste, aurait bien caractérisé la hiérarchie des valeurs dans laquelle l’amitié est rangée à une place à part et surtout inférieure : Ces devoirs ont leurs rangs marquez, & sont dans une telle subordination, qu’on ne peut les déplacer sans les détruire. Dans cet ordre ceux de l’amitié sont au dernier degré. Nez créature, nous appartenons au Créateur ; nez sujets, nous appartenons à l’Etat ; nez dans le sein d’une famille, nous naissons hommes. En un mot, nous naissons hommes, sujets, parents ; nous devenons amis. (138) 29 Ce passage est cité dans Corr. Fénelon tome XII, p. 19. 30 Ce passage est cité dans Corr. Fénelon tome XII, p. 18. 31 Œuvres complètes, tome I, p. 101. Volker Kapp 334 Sous ces prémisses, l’exploitation du lieu commun de l’ami en tant qu’autre soi-même devient caduque parce qu’il renverse les fondements de la hiérarchie des valeurs. La réplique de Fénelon passe ce schéma sous silence. Elle résume l’état de la question en quatre points : […] vous supposez 1 o que votre ami est innocent, 2 o que l’homme qui a exigé de vous le serment est injuste ; 3 o qu’il abuse de la surprise qu’il vous a faite ; 4 o qu’en le laissant abuser de cette surprise, vous perdez votre ami innocent 32 . Ce résumé est corrrect. L’ecclésiastique se sent amené à commencer son analyse par un premier point consacré au « serment ». D’après lui, il s’agit d’un « sermon qu’on nomme promissoire 33 », c’est-à-dire « relatif à la promesse ». La règle concernant ce type de serment statue : […] toutes les fois que la chose promise est illicite, le mal qui est dans cette chose promise annule tout ensemble la promesse et le serment 34 . Fénelon établit un parallèle avec un exemple réglé par la loi de Moïse (Nb XXX, 11) d’une femme qui désire jeûner : son vœu n’est pas ratifié par son mari mais d’après la religion juive, ce consentement est la condition préalable pour rendre légitime un tel vœu, d’où la conclusion : Dieu n’entre jamais comme garant dans aucune de ces promesses, que quand elles se trouvent entièrement dignes de son témoignage et conformes aux lois qu’il a données à la société humaine 35 . Pour notre archevêque, l’Ancien Testament est un garant suffisant pour retirer les fondements théologiques de l’argumentation juridique de Louis de Sacy. Mais il doit également servir d’appui contre l’interprétation du silence dans Le Traité de l’Amitié. Fénelon inclut dans son deuxième point de la réplique l’anthropologie chrétienne et ses conséquences pour la vie civile aussi bien que pour les bases juridiques d’une société bien organisée. Il récuse l’argumentation du juriste destinée à prouver la nécessité de se taire dans un cas pareil : Le silence […] qui ferait périr votre ami innocent est contraire à l’humanité, à la charité chrétienne, à la bonne foi, et à la sûreté des hommes dans la 32 Corr. Fénelon tome XII, p. 16. 33 Cette phrase justifie le renvoi des commentateurs à Suarez, De Juramento promissorio. 34 Corr. Fénelon tome XII, p. 16. 35 Corr. Fénelon tome XII, p. 17. « L’ami - un autre soi-même » 335 société. […] Nous sommes tous ensemble une seule famille, dont Dieu est le père 36 . Cet appel au Père divin frappe l’exemple du silence aussi bien que celui du refus de nourriture. Néanmoins l’homme d’Église ne se contente pas du terrain religieux mais débouche sur les lois fondamentales d’un État bien policé : L’obligation de sauver « un ami innocent » est un devoir naturel, fondé sur l’humanité, sur l’intérêt de tous les hommes, pour la sûreté et pour le bon ordre de la société […] 37 . L’optique civile assumée par Le Traité de l’Amitié n’autorise pas la solution juridique propagée. La hiérarchie des valeurs d’après laquelle l’ordre de la charité fonde celui du droit naturel est incompatible avec le principe propagé par l’auteur. Fénelon dissèque ensuite le concept de « promesse » utilisé par notre juriste. Il l’applique à un cas politique de première importance, « une conspiration pour tuer le prince ou pour renverser la forme du gouvernement de la république 38 ». Il souligne que « le salut du souverain ou de la Patrie » importe plus que la vie d’un ami tout en qualifiant les deux éléments de « devoir naturel aussi ancien que nous-mêmes ». La décapitation de Jean-Baptiste à la suite d’une promesse téméraire d’Hérode illustre sa conclusion qu’on « est en plein droit de prendre Dieu à témoin 39 » qu’on ne doit pas accomplir ce type de promesse. La notion de « dépôt » est ensuite disséquée et rendue caduque par quatre arguments d’une démonstration rigoureuse : 1 o Il s’agit d’un « piège » destiné à forcer quelqu’un « à être complice d’un crime », donc de « donner à cette promesse une étendue au-delà des bonnes mœurs 40 ». 2 o Si « la fidélité est une vertu », on agit contre « la sûreté de la société » quand on veut « lier les mains par ce piège d’un dépôt trompeur 41 ». 3 o Quant au dépôt d’argent, l’exemple ne prouve pas la nécessité de rester fidèle à un serment qui néglige le principe « que la vie d’un homme est préférable à l’argent ou au secret d’un autre ». Il qualifie ici l’« humanité et la charité chrétienne » de « vertus essentielles et fondamentales de toute société 42 », les deux termes d’humanité et de charité élargissant donc le terrain 36 Corr. Fénelon tome XII, p. 17. 37 Corr. Fénelon tome XII, p. 18. 38 Corr. Fénelon tome XII, p. 20. 39 Corr. Fénelon tome XII, p. 20. 40 Corr. Fénelon tome XII, p. 21. 41 Corr. Fénelon tome XII, p. 21. 42 Corr. Fénelon tome XII, p. 21. Volker Kapp 336 théologique vers l’anthropologie et le monde civil. Cet appel à « la loi fondamentale de l’humanité » lui permet de dégrader les conditions défendues par le juriste à des « conventions arbitraires 43 ». 4 o Pour terminer, l’archevêque cherche une voie permettant de trouver une solution inspirée des principes chrétiens pour rendre justice aux deux adversaires. Il s’évertue à empêcher tout acte de vengeance de la part de l’ami sauvé. Cette volteface finale honore l’homme de l’Église, mais elle se distingue par le recours à la charité chrétienne et par le souci d’une réconciliation des adversaires. N’est-pas une stratégie oratoire virtuose que l’épistolier réserve l’évocation de Cicéron au cinquième et dernier point de sa lettre et qu’il ne la focalise pas sur le refus de l’interprétation du lieu commun attribué par Louis de Sacy à Montaigne ? III Dans l’Œuvre fénelonienne, Cicéron est plus présent que Montaigne auquel sont pardonnées les « expressions gasconnes 44 ». Son concept de l’amitié l’occupe depuis De l’éducation des filles, et cette donnée n’importe pas seulement pour le débat avec Louis de Sacy, mais également pour ses rapports avec Madame de Lambert. Nous devons nous libérer de l’objectif d’identifier des emprunts plus ou moins littéraux d’un écrit de Cicéron ou de Fénelon. Nous préférons nous pencher sur les relations intellectuelles et sociales entre l’archevêque de Cambrai, l’avocat au Conseil et la marquise, difficiles à cerner dans les détails mais plus faciles à déduire des documents attestant leurs échanges. Dans cette troisième partie, nous nous efforcerons d’envisager le débat entre le juriste et l’archevêque à l’intérieur de ce réseau social et des affinités d’idées qui le détermine en focalisant l’attention sur le concept de l’amitié et ses implications anthropologiques et théologiques. Parmi les nombreuses personnes, qui s’inspirent de De l’éducation des filles, figure Madame de Lambert, dont le nom se trouve en tête du Traité de l’amitié de Louis de Sacy. L’auteur y déclare dans sa dédicace qu’il doit à cette marquise « les principales idées. J’ai bien trouvé autant de Philosophie dans vos conversations, que dans les meilleurs livres 45 ». Cet éloge correspond aux habitudes oratoires du genre épidictique, mais il se transforme en problème de philologie dès lors qu’on tient compte du fait que la date de la composition du Traité de l’amitié de Madame de Lambert, publié trois ans après sa mort dans le Recueil de divers écrits sur l’amour et 43 Corr. Fénelon tome XII, p. 21. 44 Lettre à l’Académie, dans : Œuvres I, p. 1154. 45 La dédicace n’est pas paginée. « L’ami - un autre soi-même » 337 l’amitié, la politesse, la volupté, les sentiments agréables, l’esprit et le cœur (Bruxelles, F. Foppens - Paris, veuve Pissot, 1736), est incertaine. Les spécialistes avancent différentes hypothèses. Robert Granderoute pense que Louis de Sacy « avoue regretter ne pouvoir parler publiquement de ce que Madame de Lambert n’écrit que pour elle […]. Il est donc probable qu’en 1703 Madame de Lambert n’a pas encore rédigé son Traité 46 ». Roger Marchal soutient au contraire que les deux Traités de l’amitié « étaient le fruit d’une heureuse émulation, et il est logique de les tenir pour contemporains 47 ». Cette dernière hypothèse a l’avantage de relier les deux Traités à la vie salonnière et aux conversations des deux auteurs. Elle attire donc l’attention sur leurs présupposés non-littéraires aussi bien que littéraires qui pouvaient influencer l’élaboration des deux textes et leur manière d’envisager le lectorat. On pourrait qualifier ces données de Sitz im Leben, c’est-àdire d’imbrication de la réflexion théorique dans une pratique salonnière. Les deux ouvrages sont d’une étendue différente. Le Traité de l’avocat au Conseil a plus de 200 pages, celui de la marquise une vingtaine seulement. L’un développe son argument avec abondance, l’autre se contente d’aperçus succincts 48 . Cette disproportion de volume pourrait décider en faveur du livre publié en 1703, mais on néglige alors la structure oratoire d’un éloge funèbre de Louis de Sacy qui mérite notre attention. L’Éloge de Sacy, écrit par Madame de Lambert 49 , nous aide à mieux saisir ces présupposés. On obtient une information pertinente, dès qu’on prend au sérieux la manière dont cet éloge commente les liens entre l’auteur et son Traité : Ses mœurs étoient douces & égaux ; il étoit ami constant & genereux ; son cœur lui fournissoit plus de sentiments qu’il n’en avoit pû étaler dans son Traité de l’Amitié 50 . 46 Madame de Lambert, Œuvres. Texte établi et présenté par Robert Granderoute, Paris, Champion, 1990, p. 151. 47 Marchal, Madame de Lambert et son milieu, p. 192. René de Ceccatty s’incline devant l’opinion contraire des deux érudits : « Selon Robert Granderoute, qui daterait la rédaction de 1710, tout indique que Louis de Sacy a plutôt entendu que lu les propos de Mme Lambert sur l’amitié. Mais cela ne signifie pas que Mme de Lambert n’ait pas, en secret, déjà rédigé son essai, que Roger Marchal, lui, date plutôt de la période 1695-1702 » (Madame de Lambert, De l’amitié suivi de Traité de la vieillesse. Préface de René de Ceccatty, Paris, Payot & Rivages, 1999, p. 27). 48 L. Laurand note : « Le prolixe Traité de l’Amitié dû à Louis de Sacy a beaucoup plus vieilli, M me de Lambert, à qui l’ouvrage est dédié, en écrit un autre sur le même sujet ; il a, du moins, l’avantage d’être plus court » (Cicéron, L’Amitié, p. XI). 49 Marchal, Madame de Lambert et son milieu, p. 196. 50 Mercure de France octobre 1727, p. 2354. Volker Kapp 338 Cette remarque interprète les développements du Traité selon le portrait idéal de son auteur, démarche due aux principes oratoires de l’éloge funèbre. Elle situe sa conception de l’amitié dans le cadre de ses rapports avec la personne à laquelle le liait une amitié intime et un échange intense sur ses lectures aussi bien qu’une sociabilité érigeant son salon en centre attirant pour la noblesse et les gens de lettres. Les spécialistes qui n’ont pas manqué de souligner les analogies avec la préciosité ont toujours déduit des deux Traités les principes réglant le comportement dans le salon de la marquise. La critique ne s’est pas occupée du fait curieux que D’Alembert a tourné dans les Éloges historiques cette commémoration funèbre en reproche, bien qu’elle lui serve d’hommage à Madame de Lambert : Le Traité de l’Amitié, par la peinture que l’auteur y fait de ce sentiment qu’il connaissait si bien, par l’intérêt avec lequel il en trace les devoirs, par les consolations qu’il sait en tirer pour adoucir les maux de la vie, prouve combien M. de Sacy était digne de la préférence que madame de Lambert lui avait accordée. Cependant, s’il nous est permis de le dire, ce livre paraît avoir un défaut qui refroidit un peu ses lecteurs ; c’est que l’auteur en parlant de l’amitié, a voulu être tout à la fois sensible et philosophe, deux qualités qui peut-être ne sont guère compatible dans un ouvrage de cette espèce […] 51 . Avec une délicatesse indéniable et une prudence affichée, D’Alembert reproche à Louis de Sacy d’avoir négligé l’incompatibilité entre philosophie et sensibilité. Elle lui semble être un principe incontestable à l’appui duquel il invoque un témoin prestigieux : Montaigne, « cet écrivain partout ailleurs si penseur et si profond [qui] n’est plus tendre et sensible, quand il parle de son amitié pour La Boétie 52 ». Le panégyriste poursuit l’explication de sa théorie philosophique sans revenir à Madame de Lambert influencée profondément par l’auteur des Essais. Cette assimilation de Montaigne par la grande Dame est prouvée par Robert Granderoute 53 dont l’analyse nous semble plus pertinente que celle de l’auteur des Éloges historiques. Faut-il en déduire que le Traité de la grande Dame du monde se détache de celui du juriste par l’hommage à Montaigne ? Rien n’est moins certain ! 51 Éloge de Sacy, dans : D’Alembert, Œuvres complètes, Genève, Slatkine, 1967, tome III, 1, p. 68. 52 Œuvres complètes, tome III, 1, p. 68. Voir aussi les études sur ce thème citées dans : Montaigne, Les Essais, pp. 1410-1411. 53 « Madame de Lambert et Montaigne », dans : Bulletin de la Société des amis de Montaigne, 6 ème série, 7/ 8 (1981), pp. 97-106. Marchal approuve cette analyse (Madame de Lambert et son milieu, pp. 140-141). « L’ami - un autre soi-même » 339 Nous avons déjà constaté que Louis de Sacy reconnaît la renommée de Montaigne et s’incline devant le rang des Essais en écrivant : Comme ses ouvrages composez en notre langue sont entre les mains de tout le monde ; & que la varieté, l’érudition, le feu, la hardiesse des expressions, la fermeté des raisonnemens qui les soutiennent, les fera subsister longtems malgré le dérangement que chacun y reconnoit : je n’ai pas crû me pouvoir dispenser de combattre une opinion si dangereuse, & qui a pour elle une autorité capable d’entraîner. (149-150) Cette critique est aussi bien un hommage à Montaigne que le renoncement à disséquer le dialogue cicéronien De amicitia dont nous avons parlé dans la première partie de notre article. Fénelon se contente de discuter de l’amitié en se référant à Cicéron parce qu’il peut ainsi attirer l’attention sur des aspects philosophiques de l’amitié qui importent pour sa doctrine du pur amour. La partie finale de sa lettre du 23 mars 1703 est révélatrice sur ce point. Fénelon y renvoie « à certains exemples » évoqués par Socrate « avec admiration », particulièrement celui d’Alceste et cite alors les « belles paroles de Cicéron » selon lequel on enlève au monde le soleil en supprimant l’amitié, et il commente ainsi cette remarque : Ce n’est point l’amour-propre qu’on cherche à contenter sous le nom d’amitié, quand l’amitié est pure et sincère. […] Mais ce n’est pas qu’on doive n’aimer un ami que pour s’aimer soi-même dans cette personne. C’est au contraire, dit Cicéron, qu’il faut aimer un véritable ami sans espérance et sans intérêt, comme on s’aime soi-même sans attendre de soi aucune récompense de son amour-propre 54 . Nous avons vu que Louis de Sacy accuse le lieu commun de l’ami qui un autre soi-même de servir de prétexte à l’amour-propre. Fénelon préfère la doctrine cicéronienne qu’il oppose ici au Traité de l’Amitié. Il introduit ce développement sur la philosophie cicéronienne avec une formule analogue à celle qu’on lit dans l’opuscule spirituel Sur le pur amour : Les Païens qui ont eu une si haute idée des devoirs de la société, et qui ont cru que l’homme ne naissait, ne vivait et ne mourait point pour lui-même, mais pour la République à qui il appartenait tout entier, comme un membre au corps, n’ont pas laissé de regarder l’amitié, quand elle est pure, comme quelque chose de divin 55 . 54 Corr. Fénelon tome XII, pp. 22-23. L’épistolier y cite De amicitia XIII, 47 ; XVI, 58 ; XXI, 80. 55 Corr. Fénelon tome XII, p 22. Volker Kapp 340 Cette évocation des « Païens » ratifie la base aussi bien que les coordonnées du Traité de l’Amitié de Louis de Sacy. L’homme de l’Église n’éprouve donc aucune difficulté à argumenter sur le plan assumé par l’homme du monde. Cependant, il introduit cette évocation par deux exemples tirés de l’Ancien et du Nouveau Testament : le Christ « n’a pas dédaigné d’être ami de Lazare » et David est l’ami de Jonathas, argument de six pièces du théâtre jésuite entre 1635 et 1688, date de la création de l’opéra David et Jonathas de Charpentier au théâtre du collège Louis le Grand, sans parler de l’oratorio Saul (1739) d’Haendel. Fénelon ne mentionne pas le théâtre jésuite mais le fait que cette amitié « est louée par le S. Esprit 56 », inspirateur de l’Écriture sainte. Il souligne ainsi la concordance entre la sagesse des païens et la révélation chrétienne. Tout ce développement est précédé d’une remarque révélatrice qui ne renvoie pas à Le Traité de l’Amitié : Agréez que je vous représente qu’il faudrait faire pour un chinois ce que je vous propose de faire pour un ami 57 . Cette invitation ne provient pas d’une prédilection pour les Chinois, mais elle rappelle que le christianisme considère tous les hommes comme des frères et que tout le débat sur l’amitié doit impliquer cette base de l’amour pour tous les hommes. Sur l’arrière-fond de cette remarque, on évalue que Fénelon devait être particulièrement touché, ou même révolté, si l’on prétend de réduire le lieu commun de l’ami un autre soi-même au prétexte de l’amour-propre. Ce soupçon renverse son projet visant à surmonter l’amitié purement humaine au nom de l’amour de Dieu dans lequel on la retrouve purifiée de tout égoïsme. Dans ses Instructions sur la morale et la perfection chrétienne, il décrit la conduite de Dieu sur l’âme qui, en se donnant entièrement à Dieu, doit retrancher même l’amitié « parce qu’elle y ressent l’impureté de l’amourpropre qui rapporte les amis à soi ». Il s’agit de l’état de sécheresse dans lequel « Dieu arrache tout, et le goût de l’amitié comme tout le reste. […] Alors ne parlez point d’amitié ; le nom même est affligeant 58 ». Cette expérience spirituelle est toutefois passagère : Dieu rend l’amitié avec tous les autres dons jusqu’au centuple. On sent renaître au-dedans de soi ses anciennes inclinations pour les vrais amis : on ne les aime plus en soi et pour soi ; on les aime en Dieu et pour Dieu, mais 56 Corr. Fénelon tome XII, p 22. 57 Corr. Fénelon tome XII, p 22. 58 Œuvres complètes, tome VI, p. 126. « L’ami - un autre soi-même » 341 d’un amour vif, tendre, accompagné de goût et de sensibilité ; car Dieu sait bien rendre la sensibilité pure 59 . Cette description de la transformation de l’amitié en Dieu qui importe pour la doctrine fénelonienne du pur amour, forme une espèce d’arrière-fond de sa réplique au Traité de l’Amitié. L’archevêque de Cambrai se garde de l’intégrer dans sa lettre à Louis de Sacy où il s’efforce de défendre le lieu commun provenant de Cicéron aussi bien que l’évaluation positive de l’amitié par la sagesse des Anciens. Il y tient d’autant plus qu’il retrouve à l’intérieur de sa doctrine spirituelle « la sensibilité » que la civilisation salonnière du début du XVIII e siècle va léguer aux philosophes 60 . Si, pour des raisons de prudence compréhensibles face au conflit théologique avec Bossuet, il se retient d’aborder dans sa réplique cette idée centrale de sa spiritualité, rien ne nous interdit de situer le débat sur l’amitié dans cette optique et de juger ses rapports avec Louis de Sacy et Madame de Lambert sur la base de ce volet de sa théologie. Cette manière de pratiquer l’amitié s’accorde avec l’attitude de notre épistolier chez lequel il est « souvent malaisé de distinguer les principes théoriques de l’amitié telle que la définit Fénelon et l’expression du sentiment amical 61 ». Pour exclure tout malentendu, nous soulignons qu’il ne s’agit ni de récupérer les deux interlocuteurs de l’archevêque pour sa spiritualité ni de marginaliser l’impact des philosophes qui est documenté par la présence de Fontenelle dans le salon de la marquise. Un fait est incontestable : Mme de Lambert et son cercle vénèrent l’archevêque de Cambrai et ses écrits. Ce n’est qu’en janvier 1710 que la grande Dame peut nouer un rapport épistolier avec Fénelon après que Louis de Sacy avait confié à l’archevêque un « manuscrit de madame la marquise de Lambert 62 ». Celui-ci affirme dans sa réponse l’avoir lu avec plaisir et en être enchanté : Tout m’y paraît exprimé noblement et avec beaucoup de délicatesse : ce qu’on nomme esprit y brille partout ; mais ce n’est pas ce qui me touche le plus. On y trouve du sentiment avec des principes ; j’y vois un cœur de mère sans faiblesse 63 . 59 Œuvres complètes, tome VI, p. 126. 60 Robert Spaemann a mis en évidence le mal-entendu de ceux qui confondent le concept fénelonien de sensibilité avec le culte de la sensibilité (Fénelon. Reflexion und Spontaneität. Studien über Fénelon, 2. erweiterte Auflage, Stuttgart, Klett-Cotta, 1990, pp. 117-147). 61 Pauline Chaduc, Fénelon, direction spirituelle et littérature, Paris, Champion, p. 359. 62 Corr. Fénelon tome XIV, p. 193. 63 Corr. Fénelon tome XIV, pp. 193-194. Volker Kapp 342 L’archevêque remarque le rang littéraire de l’Avis d’une mère à ses enfants 64 qui ne paraîtra qu’en 1726 et il est encore plus touché du sentiment et des principes d’une mère. Les idées du texte conviennent aux convictions du théologien et le style l’enchante en tant qu’homme de lettres. A la fin de sa lettre, il invite Louis de Sacy à dire à la marquise combien il est « reconnaissant de la bonté qu’elle a eue d’agréer 65 » que celui-ci lui confie cet écrit. Ce compliment autorisera la réaction de la marquise qui s’excuse auprès de l’archevêque d’avoir mis sous ses yeux « les occupations de mon loisir » qui ne reproduisent que « vos principes, et les sentiments que j’ai pris dans vos ouvrages. […] Nous sommes ici dans une société très unie sur la sorte d’admiration que nous avons pour vous 66 ». Elle insiste sur la part de l’emprunt que son manuscrit fait à ses idées et complète cet hommage par l’affirmation que le cercle qui fréquente son salon est marqué d’une admiration unanime pour cet homme de l’Église. Est-ce une flagornerie ou un aveu sincère ? Il faut sans aucun doute distinguer les convictions d’un auteur de ce qu’il exprime véritablement dans un ouvrage. À en croire Robert Granderoute, Madame de Lambert s’est adonnée à la flagornerie, si elle ne s’est pas trompée : Loin d’être ici influencée par Fénelon, Madame de Lambert se montre proche de la pensée des philosophes stoïciens de l’Antiquité, Marc Aurèle, Sénèque […], et évidemment Montaigne. […]. Ainsi, à l’écoute de Dieu, à laquelle exhorte Fénelon, se substitue l’exercice d’une réflexion personnelle éclairée et fortifiée par la lecture des œuvres de la littérature antique 67 . Vu dans l’optique rétrospective du XVIII e siècle, cette conclusion semble pertinente. Mais au moment où Louis de Sacy et Madame de Lambert tiennent à entretenir des rapports avec Fénelon, les affinités entre les idées de l’Antiquité sur l’amitié et la spiritualité fénelonienne sont au premier plan. Rien de surprenant, dès lors que le dialogue entre l’archevêque et ces deux représentants du grand monde se noue sur la base de ces affinités et que la dispute sur le lieu commun rejeté par Le Traité de l’Amitié de Louis de Sacy n’aboutit pas à une rupture des échanges de lettres. 64 C’est le titre que Marchal indique (Madame de Lambert et son milieu, p. 150) tandis que les commentateurs de la Correspondance de Fénelon affirment : « Il s’agit du manuscrit des Advis d’une mère à son fils sur la vraie gloire » (Corr. Fénelon tome XV, p. 149). 65 Corr. Fénelon tome XIV, p. 194. 66 Corr. Fénelon tome XIV, pp. 194-195. 67 Robert Granderoute, « De L’Éduction des filles aux Avis d’une mère à sa fille. Fénelon et Mme de Lambert », dans : Revue d’histoire littéraire de la France 87 (1987), p. 25. « L’ami - un autre soi-même » 343 En signalant la gratitude vis-à-vis de M. de Sacy, Fénelon remercie la marquise de « la très obligeante lettre » qu’elle lui a « fait l’honneur » de lui écrire - tournures relevant du registre oratoire et de la politesse qu’il dépasse en demandant « la lecture du second ouvrage 68 » et en l’invitant à venir le voir. La réponse de la grande Dame rend hommage à l’archevêque de Cambrai en recourant aux formules oratoires de la modestie qu’elle transforme en aveu de respect envers l’épistolier : […] je sais que vous louez en moi, non ce qui y est, mais ce qui devrait y être. […] Si j’avais quelque chose de bon, quelque tour dans l’esprit, quelque sentiment dans le cœur, c’est vous qui m’avez montré la vertu aimable, et qui m’avez appris à l’aimer. Pénétrée de vos bontés et d’admiration pour vos vertus, combien de fois dans la calamité publique, dans de si grands malheurs si bien sentis, et d’autres justement appréhendés, avonsnous dit avec de vos amis : Nous avons un sage dont les conseils pourraient nous aider ; pourquoi faut-il que tant de mérite et tant de talent soit inutile à sa patrie ? Ce ne sont pas des louanges, Monseigneur, c’est un sentiment : ce sont les expressions d’un cœur qui vous est respectueusement dévoué 69 . Cet hommage renferme déjà les éléments centraux de la transformation de Fénelon en mythe au siècle des Lumières. Il documente que la marquise reconnaît dans les écrits et le personnage de Fénelon des dimensions qui s’accordent parfaitement avec ses propres visées et les idées exprimées dans ses ouvrages. Nous pouvons en conclure que les affinités humaines et celles de leurs concepts de l’amitié sont pour Madame de Lambert, Louis de Sacy et Fénelon une réalité dont l’héritage de l’Antiquité, le christianisme et les conventions de la vie sociale sont les bases incontestées. Comme l’avocat au Conseil et la grande Dame développent leurs visions de l’amitié dans des entretiens se prolongeant dans la conversation du salon, ils trouvent ainsi un appui de leurs idées dans ce qu’ils croient reconnaître dans la personnalité et les doctrines de l’archevêque de Cambrai. 68 Corr. Fénelon tome XIV, p. 203. 69 Corr. Fénelon tome XIV, pp. 203-204.
