Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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Sublime de la dignité, sublime de l’indignité. Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine
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Jérôme Lecompte
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PFSCL XLV, 88 (2018) Sublime de la dignité, sublime de l’indignité. Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine J ÉRÔME L ECOMPTE (T OURS / P ARIS III - S ORBONNE N OUVELLE (IRET)) Pourriez-vous n’être plus ce superbe Hippolyte, Implacable ennemi des amoureuses lois, Et d’un joug que Thésée a subi tant de fois ? Vénus par votre orgueil si longtemps méprisée, Voudrait-elle à la fin justifier Thésée ? Et vous mettant au rang du reste des mortels, Vous a-t-elle forcé d’encenser ses autels ? Aimeriez-vous, Seigneur ? Phèdre, I, 1, v. 58-65 Quand Thèramène découvre quel trouble agite le fils de Thésée, il anticipe un peu trop la fin de « ce superbe Hippolyte ». Aussitôt, le soupçon d’un extraordinaire arrachement à soi motive une tirade indignée, où le prince rappelle sa longue habitude de la vertu, et la prouve, en voulant résister à une passion naissante par respect filial. En tragédie, la dignité condense l’ethos des grands personnages. Elle est leur mode de rayonnement propre : pour assurer la bienséance de leur caractère, elle les fait entrer dans leur rang. Mais donner à travers cet aplomb l’image d’une grande âme demande un style juste. À ce niveau d’« excellence éthique », en effet, la qualité du caractère doit répondre à cette « élévation d’esprit naturelle » que Longin désigne comme la première des cinq sources du sublime 1 . Dans la Rhétorique, Aristote observe que le genre épidictique est l’un des moyens de l’ethos puisque, par là, l’orateur témoigne de ses valeurs et sou- 1 Longin. Traité sur le sublime, trad. Boileau, éd. Fr. Goyet, Paris, LGF, 1995, p. 84 (abrégé TS). Jérôme Lecompte 126 tient la confiance que lui accorde son auditoire 2 . La déclaration de soi d’Hippolyte repose ainsi sur les premiers récits de Théramène, qu’il écoutait jadis avec admiration quand ils portaient sur les exploits de son père, mais à regret quand on ne voulait pas lui dissimuler ses écarts 3 . Tout en servant de preuve éthique, ce souvenir de la réception des récits fonde l’axiologie du personnage et structure son ethos. Selon la Poétique, un caractère se constitue à partir d’un « choix déterminé », la proairesis 4 . Or Hippolyte se déclare à travers les valeurs qu’il choisit : Heureux ! si j’avais pu ravir à la Mémoire Cette indigne moitié d’une si belle Histoire. Et moi-même à mon tour je me verrais lié ? Et les Dieux jusque-là m’auraient humilié 5 ? Cet aveu d’impuissance contre les mythographes à venir dit le poids d’un tel héritage pour un fils qui préfère aux images d’un plaisir indigne la vertu magnifiée en « belle Histoire », et ne veut voir en son père que … ce Héros intrépide Consolant les Mortels de l’absence d’Alcide 6 . Ce n’est peut-être pas un hasard si la mémoire de ce nom hante à ce point les vers de Phèdre 7 . Dans le traité Des Devoirs, quand il en vient à dire l’importance du choix de vie, Cicéron juge que pour être en mesure de reconnaître ce qui convient (quid deceat), il faut d’abord, à l’exemple d’Hercule, « définir qui nous voulons et quels nous voulons être et en quel 2 En traitant de la vertu et du vice, du beau et du laid, « nous mettrons en évidence par la même occasion les éléments permettant qu’on nous reconnaisse telle ou telle qualité de caractère (ethos), ce qui constitue, rappelons-le, le second moyen de persuasion » (Rhét., I, 9, 1366 a 25 sqq., trad. P. Chiron, Paris, GF, 2007). 3 Sur la déclaration de soi, étudiée comme manifestation volontaire de l’image de soi, nous renvoyons à notre article, « Formes de l’ethos héroïque : l’exemple de Cinna », Colloque international Corneille : la parole et les vers, dir. M. Dufour- Maître, Université de Rouen, juin 2017 (à paraître). Cette analogie avec la présentation de soi étudiée par Ruth Amossy (La Présentation de soi. Ethos et identité verbale, Paris, PUF, 2010) souligne le caractère régulièrement explicite que revêt le phénomène dans la tragédie ; elle permet aussi de croiser les approches de la rhétorique et de l’analyse du discours. 4 Poétique, XV, 1454 a 17-19, éd. R. Dupont-Roc, J. Lallot, Paris, Seuil, 1980, p. 85. 5 Phèdre, I, 1, v. 93-96. Toutes les références à Racine sont données d’après l’éd. G. Forestier, Paris, Gallimard, 1999. 6 Phèdre, I, 1, v. 77-78. 7 Hercule, ou Alcide, est mentionné aux v. 122, 454, 470 et 943, sans oublier les « colonnes d’Alcide », v. 1141. Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine 127 genre de vie » 8 . Dans sa jeunesse, en effet, le héros s’était retiré pour délibérer s’il suivrait la Vertu ou le Plaisir 9 . Avec Hippolyte, on voit l’éthique reliée à la poétique : le choix des valeurs héroïques le constitue bel et bien comme caractère. Insensible et farouche, il l’est devenu dès cet épisode inaugural. Si l’amour le rend « un peu coupable », cette passion l’éloigne de son insensibilité chez Euripide, mais sans l’identifier à l’intempérance de son père ; elle le pousse donc vers sa médiété, qui selon Aristote procède d’une « excellence éthique » 10 . Contre ce qu’il pourrait devenir, Hippolyte veut traduire ses valeurs fondatrices en actions héroïques. Fidèle à son ethos, il ne s’abaisse pas à révéler la vérité : Mais je supprime un secret qui vous touche. Approuvez le respect qui me ferme la bouche […] 11 . Le fils ménage la honte et la douleur d’un père : tenu par un sens de la dignité qui facilite le succès de la calomnie, Hippolyte prouve son excellence éthique en choisissant de confirmer son caractère dans une véritable profession de soi. Loin d’avoir « l’esprit rampant » 12 , ne porte-t-il pas plutôt la dignité jusqu’au sublime ? Le choix d’une attitude conforme à ce qui convient révèle un mode de construction du caractère articulant la poétique, l’éthique, la rhétorique. Pour cette étude du rôle de la bienséance dans le fonctionnement du caractère, nous retiendrons les quatre dernières pièces de Racine, en posant pour hypothèse que la recherche du sublime s’y accompagne d’une accentuation de la dignité (Iphigénie, Hippolyte, Esther, Joad), voire d’une indignité à proportion (Phèdre, Athalie), ou de la difficulté pour un roi d’être parfaitement digne (Agamemnon, Assuérus). 1. Le « choix prémédité » et la dignité des Grands : proairesis et semnotès Pour Hippolyte comme pour Hercule, le choix entre le Plaisir et la Vertu fixe une ligne de conduite. Présente dans la Poétique, la Rhétorique, l’Éthique à Nicomaque et l’Éthique à Eudème, la proairesis est, avec l’ethos, une notion transversale du corpus aristotélicien. L’état incomplet de la restitution de la bibliothèque de Racine ne permet d’attester formellement que la lecture de 8 De Off., I, § 117. Les textes de Cicéron et Quintilien sont donnés d’après la collection CUF. 9 Ibid., § 118. 10 Éthique à Eudème, II, 3, trad. C. Dalimier, Paris, GF, 2013, p. 93 (abrégé EE). 11 Phèdre, IV, 2, v. 1089-1090. Sur le rôle de l’aposiopèse pour la dignité du locuteur, voir Rhét. à Her., IV, 44. 12 TS, p. 84. Jérôme Lecompte 128 la première et de la troisième de ces œuvres. Quelques marginales peuvent néanmoins s’avérer utiles 13 . Dans les marges de l’Éthique à Nicomaque, Racine définit le terme de proairesis à deux reprises, comme « un choix prémédité » 14 qui « permet de juger de traits du caractère, mieux que ne le peuvent les actions » 15 , puis comme un « choix avec délibération » portant sur « des choses qui dépendent de nous » 16 , en quoi il diffère du consentement. Mais ce choix est plus explicitement rapporté à la vertu dans l’Éthique à Eudème, car « nécessairement l’excellence éthique est un état permettant de choisir une médiété qui nous est relative » 17 . Puisque « le propre de l’homme de bien est d’agir par choix délibéré », peut-on lire dans la Rhétorique, son éloge montrera que cette proairesis a présidé à ses actions 18 . Or les mœurs des puissants se caractérisent selon Aristote par la recherche d’actions dignes d’eux. La dignité (semnotès), ce milieu entre l’arrogance et la complaisance, deux excès dans la relation à autrui, est l’attitude conforme à leur caractère 19 : Car les puissants sont plus ambitieux et plus virils de caractère que les riches, en ce qu’ils ont un vif désir de toutes les actions que leur puissance leur donne la possibilité d’accomplir. Ils sont plus appliqués, en raison de leur responsabilité, car ils doivent veiller à ce qui relève de leur charge. Ils sont plus graves (semnoteroi) qu’autoritaires, car leur position les expose davantage aux regards, d’où cette tendance à la modération : la gravité (semnotès) est une autorité empreinte de douceur et de respect des formes. S’ils commettent l’injustice, alors ce ne sont pas des petits délinquants mais de grands criminels 20 . 13 Dans son édition de Racine (t. 2, Paris, Gallimard, 1966), Raymond Picard a reproduit les annotations recueillies par Paul Mesnard, Paris, Hachette, t. 6, 1865, reprenant ainsi les « Annotations de la Poétique d’Aristote », entretemps éditées par Eugène Vinaver (Manchester, 1944), et « Quelques annotations de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote », qui demanderaient à être complétées. 14 Éthique à Nicomaque, III, XI, § 2, 1111 b 5, éd. R. Bodeüs, Paris, GF, 2004, p. 140 (abrégé EN) ; voir t. II, éd. R. Picard, p. 933. Richard Bodeüs traduit proairesis par « décision » plutôt que « choix ». La traduction de Racine restitue la valeur d’antériorité du préfixe. 15 EN, III, XI, § 2, 1111 b 6, p. 140. 16 EN, III, XI, § 17, 1112 a 15, p. 142 ; voir ibid. 17 EE, II, X, 1227 b 8-9, p. 139. Voir Aristote, Magna moralia, I, XXVI, 1192 b 30-38 : est estimé celui qui garde le milieu entre les excès. 18 Rhét., I, IX, 1367 b 21-22, p. 199. 19 EE, II, 3, p. 95. 20 Rhét., pp. 343-344. François Cassandre traduisait la définition de la semnotès par « une certaine gravité qui sied bien à la personne en qui elle est, et qui ne sent Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine 129 Adapté au rang de la personne, la gravité (semnotès ou grauitas) est le style propre à conférer cet air de dignité. Par l’action ou par le discours, manquer à la dignité emporte des conséquences d’autant plus graves que le rang est élevé : noblesse oblige. C’est au moyen d’une conformité entre la personne, les circonstances et le style que le discours doit donc produire l’ethos comme image de soi. Quoique Longin n’utilise pas les termes de semnotès et proairesis, il n’en prolonge pas moins la réflexion avec le chapitre VII du Traité sur le sublime, à propos de « la sublimité dans les pensées ». Digne des dieux et des héros, le sublime requiert une « élévation d’esprit naturelle », « image de la grandeur d’âme » qui s’entretient par une aspiration au grand et « une certaine fierté noble et généreuse » 21 . L’ethos doit donc parfaitement répondre au rang. « Pour s’élever au sublime, le noble ne doit pas déroger », résume Francis Goyet 22 . Sans surprise, l’Iliade fournit les plus nombreux exemples. Il est remarquable que, pour Cicéron, la poésie d’Homère serve à la réflexion morale. Ses héros n’ont-ils pas pris les décisions qui correspondaient à leur caractère propre ? Ulysse ne se conduit pas comme Ajax. Rien n’est convenable inuita Minerua, c’est-à-dire en contradiction avec la nature, ce qui implique la constance de soi-même 23 : Alors en effet qu’en toutes les actions, nous recherchons ce qui est convenable (quid deceat) d’après le genre de nature avec lequel chacun est né […], quand il s’agit de l’établissement de toute une vie, c’est un soin beaucoup plus grand qu’il faut y apporter, en sorte que tout au long de la vie nous puissions rester constants avec nous-mêmes (constare in perpetuitate vitæ), sans boiter en aucun devoir 24 . point son affectation » (Aristote. Rhétorique, Paris, Chamhoudry, 1654, II, XVII, pp. 310-311). Au XIX e siècle, l’héritage classique du vocabulaire cicéronien se perçoit encore dans la traduction de Norbert Bonafous : l’homme puissant « a plus de dignité que de hauteur ; car l’éclat de son rang le mettant en lumière, il évite les excès ; or, la dignité est une gravité douce et bienséante » (Durant, 1856, p. 221). 21 Ibid., VII, p. 84. 22 TS, préface, p. 44. 23 De Off., I, XXXI, § 110. 24 De Off., I, XXXIII, § 119. « C’est ainsi que généralement l’on découvrira les devoirs quand on cherchera ce qui est convenable et ce qui est approprié (quid deceat et quid aptum sit) aux personnes, aux circonstances, aux âges. Mais il n’est rien qui soit aussi convenable que d’observer, en toute entreprise et en toute décision, la constance avec soi-même » (De Off., I, XXXIV, § 125). Dans L’Éthique à Nicomaque, Aristote souligne que bien choisir la conduite à tenir ne suffit pas, mais « le faire quand on doit, pour les motifs, envers les personnes, dans le but et de la façon Jérôme Lecompte 130 Une fois choisi notre rôle sur le théâtre du monde, il nous appartient de conforter notre ethos, d’être conséquent, à moins de découvrir que l’on s’est trompé : cette constance est maxime decet, ce qui est « le plus convenable » 25 . Tout changement de vie doit donner l’impression d’être fait bono consilio. La dignité est définie par Cicéron comme un rayonnement social : elle est une autorité conférée par l’honneur 26 . Decere, decorum, dignus renvoient à une étymologie commune, liée à l’idée de convenance sociale 27 . Ainsi le decorum est-il « ce qui permet à chaque homme de s’accomplir pleinement lui-même, de répondre à son devoir, de s’adapter au monde et à la communauté en réalisant sa fonction, en jouant son rôle » 28 . Les dignités tels que le rang, les honneurs, les charges, impliquent des actions et des mots qui conviennent, de la même manière que la dignité comprise comme effet de la personne, image projetée que l’analyse du discours aborde à travers la « présentation de soi » : ces deux dimensions demandent de rester dans la bienséance de son caractère. Déroger nuirait à l’autorité de la personne, et rendrait le discours moins persuasif. Par suite, cette perfection des dieux et des héros participe à la dignité du genre épique ; la tragédie, en imitant souvent les grands poètes, s’élèvera d’après leur modèle. Pour produire le « sublime tragique » 29 , à partir d’Iphigénie, on peut penser que Racine accentue la dignité des caractères ou leur indignité. Or un caractère naît d’une proairesis, selon un passage de la Poétique d’Aristote ainsi traduit par Racine : (Un personnage) a des mœurs lorsqu’on peut reconnaître, ou par ses actions ou par ses discours, l’inclination et l’habitude qu’il a au vice ou à la vertu. (Ses mœurs seront) mauvaises si son inclination est mauvaise, et (elles seront) bonnes si cette inclination est bonne 30 . qu’on doit, constitue un milieu et une perfection ; ce qui précisément relève de la vertu » (p. 115). 25 De Off., I, XXXIII, § 120. 26 De Inv., II, § 166. 27 A. Michel, La Parole et la Beauté. Rhétorique et esthétique dans la tradition occidentale, Paris, Albin Michel, 1994, p. 10. 28 Ibid., p. 62. 29 G. Forestier, Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tragédie française, Paris, PUF, 2003, p. 181. 30 Poét., 1454 a 17-19, dans Racine, Œuvres, éd. citée, t. I, p. 927, et Principes de la tragédie, éd. E. Vinaver, Manchester, 1944, p. 27, dont nous suivons l’établissement du texte. Entre parenthèses figurent les « amplifications stylistiques », et en italique les mots ajoutés par Racine. Le passage correspondant est ainsi traduit par Dupont-Roc et Lallot : « il y aura caractère (èthos) si les paroles ou l’action révèlent Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine 131 Négligeant l’idée de choix, la traduction de proairesis par « inclination » atténue fortement la part de volonté, ce qui pour Tristan Alonge indique une « correspondance directe entre action et caractère » 31 . Encore ce choix préférentiel n’est-il pas le seul fait de la volonté ; Frédérique Woerther souligne que, tout « à la fois raisonnable et vertueux », il manifeste la « disposition subjective » de l’agent et détermine la qualité de l’ethos 32 . Amplifié par l’addition de « l’habitude qu’il a au vice et à la vertu », le terme d’inclination insiste davantage sur la part non rationnelle du choix, cependant la mise en avant de cette dimension morale n’est pas étrangère à la proairesis. Entre Vénus et Minerve, le Plaisir et la Vertu, Hippolyte fait-il plutôt son choix par inclination ou par délibération ? Brièvement évoquée à travers l’image du lait d’une « mère amazone », son enfance est derrière lui quand il écoute les récits de Théramène ; la conscience de ce qu’il est le met donc en état de reconnaître ses valeurs : Dans un âge plus mûr moi-même parvenu, Je me suis applaudi, quand je me suis connu 33 . Sa réception passionnée du récit constitue bien une preuve éthique, mais révélatrice d’une disposition naturelle à la vertu et d’un choix déjà conscient. En revanche, c’est dans un sens très littéral que la décision fonde in medias res le caractère : Le dessein en est pris, je pars, cher Théramène […]. L’inclination du prince pour la vertu est confirmée par cette décision résultant d’une délibération, ce qu’est la proairesis. En se tournant vers l’action héroïque, « en fuyant un indigne repos » 34 , Hippolyte entend se montrer digne de son père. Cette intention le constitue d’emblée comme caractère ; elle révèle un choix aux motifs complexes, qui est proprement celui d’une « disposition subjective ». D’autres choix présupposent une délibération, comme pour Agamemnon, à qui échappe à voix haute cette résolution : un choix déterminé : le caractère aura de la qualité si ce choix est de qualité » (p. 85). 31 T. Alonge, Racine et Euripide. La révolution trahie, Genève, Droz, 2017, p. 43. 32 F. Woerther, L’Èthos aristotélicien. Genèse d’une notion rhétorique, Paris, Vrin, 2007, pp. 159-162. 33 Phèdre, I, 1, v. 71-72. Voir EN, III, 2, p. 140. 34 Phèdre, III, 5, v. 935. Jérôme Lecompte 132 Non, tu ne mourras point, je n’y puis consentir 35 . Pour garantir la cohérence d’un caractère, selon Aristote, quatre propriétés doivent le fonder ; nous pouvons les relire à partir des Éthiques : 1) le « choix prémédité » détermine la qualité du caractère, bon ou mauvais, c’est-à-dire sa dignité ou son indignité, tel Hippolyte voulant suivre les traces de son père, pour le rejoindre physiquement, ou du moins, moralement ; 2) la convenance, ou bienséance, établit la conformité des mœurs avec le personnage, par des actions et des paroles adaptées à ce choix ; 3) plus énigmatique, la ressemblance est rapportée par Racine à un principe d’intertextualité, ce qui déplace la question de la dignité de l’éthique vers l’esthétique ; 4) enfin, la constance confirme le caractère en le faisant toujours agir en conformité avec son « choix prémédité », ce qui amène le poète à maintenir et à éprouver la logique de ce caractère : comme le traduit très clairement Racine, il faut en effet « que tout parte d’un même principe » 36 . Nous ne pouvons entreprendre ici une étude d’ensemble du « choix », bien présent dans les tragédies de Racine ; Néron offre à Junie un « choix digne des soins d’un prince » amoureux, et Rome attend de Titus « un choix digne d’elle » et de lui 37 . Mais dans les dernières pièces, le sublime modifie nécessairement l’économie du choix et de la dignité. À différents égards, Iphigénie, Hippolyte, Esther, Joad manifestent une « excellence éthique », caractérisée par leur style propre, et mise en tension avec l’indignité - indignité en puissance d’Agamemnon pressé par tous de décider le sacrifice de sa fille, ou d’Assuérus résolu à perpétrer le massacre des Hébreux ; indignité choisie par une Phèdre entraînée à l’aveu par sa propre passion, indignité assumée par une Athalie pourtant ébranlée dans sa décision, face à l’enfant. L’affrontement entre la dignité et l’indignité, sous ses diverses formes, est le cœur d’une action tendue vers le sublime. 2. Le sens de la dignité Par l’élévation qu’elle demande, la tragédie implique de la part des personnages un sens aigu de la dignité. Cette preuve d’une grande âme devient 35 Iphigénie, I, 1, v. 40. Sur le lien entre choix et délibération, voir Woerther, ouvr. cité, p. 163. 36 Racine, Principes de la tragédie, éd. citée, p. 28. 37 Britannicus, II, 3, v. 600-602 (avec une amplification par anaphore qui renforce un style vicieux, au sens de Démétrios) ; Bérénice, II, 2, v. 418. Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine 133 majesté pour les rois. À des degrés divers, le rayonnement de l’ethos impose une image de respectabilité, mais le sublime en renforce considérablement l’enjeu dans les tragédies à partir d’Iphigénie. Un sublime de la dignité Dans sa préface à Longin, Boileau précise que le sublime ne se réduit pas au style sublime des rhétoriciens, il est plutôt « cet extraordinaire et ce merveilleux qui frappe dans le discours, et qui fait qu’un ouvrage, enlève, ravit, transporte » 38 . Or, à reprendre l’exorde de Joad cité dans la Réflexion XII pour attester la présence du sublime chez Racine, il apparaît en effet que la dignité ne se réduit pas à la grauitas, ce style propre à représenter la grandeur romaine chez Corneille : Celui qui met un frein à la fureur des flots Sait aussi des Méchants arrêter les complots. Soumis avec respect à sa volonté sainte, Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte 39 . Pour Boileau, ces vers concentrent le sublime longinien et constituent la preuve suffisante qu’en la matière Racine a surpassé Corneille. Sans plus expliquer à quoi tiennent la « magnificence des paroles » et l’« harmonie de l’expression », il préfère insister sur l’image « de la parfaite confiance en Dieu de ce véritablement pieux, grand, sage et courageux Israëlite » 40 : l’ethos du grand-prêtre passe la mesure du sublime cornélien. La grandeur de la pensée tient ici à l’évocation fulgurante de la puissance de Dieu dans une périphrase qui donne à voir qu’il sait suspendre les lois de la nature, mais cette diatypose prouve la noblesse du sentiment. Sans arrogance ni complaisance, Joad se tient dans la médiété qui lui est relative, la semnotès, en se déclarant indissociable de sa foi. Avec le polyptote du verbe craindre et une apostrophe en incise faite pour ralentir le rythme, l’isotopie de la soumission à Dieu et la simplicité du fidèle exprimée dans le dernier vers traduisent la tranquillité de son âme face au péril extraordinaire 41 . L’excellence éthique élève ici la dignité jusqu’au sublime, qui cependant touchera moins Abner que le public chrétien. Ces paroles indiquent très clairement quelle est la nature de la proairesis ; elles autorisent le discours parénétique qui exerce sur l’officier 38 TS, préface, p. 70. 39 Athalie, I, 1, v. 61-64. 40 TS, « Réflexion XII », p. 156. 41 Sur les pauses nécessaires, voir ibid., ch. XXXII, « De l’arrangement des paroles », p. 131. Jérôme Lecompte 134 une forte pression délibérative 42 . Quand il reparaît à l’acte V, après avoir connu « l’horreur d’un cachot », en proie aux images de la ruine inévitable de son peuple 43 , sa décision a été prise. Face à Josabet et Joad, son éloquence passionnée prouve que sa vie compte désormais moins que sa dignité 44 . D’autres décisions majeures procèdent ainsi d’une délibération, parfois restituée dans un récit, comme celui d’Agamemnon dans l’exposition d’Iphigénie, ou représentée si besoin dans une scène délibérative. Fortement troublée d’avoir reconnu en Éliacin l’enfant vu en songe, Athalie cherche conseil auprès de Mathan et Abner : « Pourquoi délibérer ? » Le prêtre de Baal écarte l’éventualité d’une compassion qui affleurera pourtant 45 . Mais l’ellipse de la délibération peut être suggérée au poète par souci d’efficacité dramatique. Clytemnestre annonce à Iphigénie sa décision de quitter les rivages d’Aulide, car il en va de leur « gloire » 46 ; Hippolyte, résolu à partir à la recherche de Thésée, veut assumer le « devoir » d’un fils pour échapper à l’amour 47 ; Assuérus, qui n’aspire à rien d’autre qu’à être un roi magnanime, éprouve le besoin de s’isoler quand il découvre à quelle indignité le portaient les manœuvres d’Aman 48 . La simplicité de cette dernière ellipse a quelque chose du silence d’Ajax ou du voile d’Agamemnon 49 . Induit par la logique du caractère, le choix est un révélateur de l’ethos. Pour Aricie, la décision d’Hippolyte de lui céder le trône confirme largement sa « gloire ». Cette admiration fait glisser l’échange du politique vers l’affectif, pour aboutir à l’aveu du prince, dont les motifs de magnanimité relèvent à part indistincte de l’ethos et du pathos, au point qu’il ne se reconnaît plus : 42 Athalie, I, 1, v. 67-71. 43 Athalie, V, 2, v. 1569 et suiv. 44 Athalie, V, 2, v. 1641-1646. 45 Voir Athalie, II, 7, v. 651-654 et V, 2, v. 1613-1619. 46 Iphigénie, II, 4, v. 626 et 633. 47 Phèdre, I, 1, v. 27. 48 Esther, III, 4, v. 1138-1139. 49 Devant peindre le sacrifice d’Iphigénie, Timanthe avait représenté « Calchas triste, Ulysse encore plus triste, et donné à Ménélas le maximum d’affliction que pouvait rendre l’art ; ayant épuisé tous les signes d’émotion, ne sachant pas comment rendre convenablement (digne modo) l’expression du père, il lui voila la tête et laissa à chacun le soin de l’imaginer à son gré » (Inst. orat., II, XIII, § 13 ; voir Iphigénie, V, dern., v. 1708-1710). Voir Forestier, Passions tragiques et règles classiques, ouvr. cité, p. 178. Voir G. Declercq, « Aux confins de la rhétorique : sublime et ineffable dans le classicisme français », Dire l’Évidence. Philosophie et rhétorique antiques, dir. C. Lévy, L. Pernot, Paris, Montréal, L’Harmattan, 1997, pp. 403-435. Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine 135 Asservi maintenant sous la commune loi, Par quel trouble me vois-je emporté loin de moi 50 ! Hippolyte se reproche d’avoir obéi à un « téméraire orgueil », à une « audace imprudente » 51 qui altérait sa capacité de délibération. La découverte de la passion lui inspire la pensée d’une inadéquation à soi de l’être présent, qui rend caduc son choix de vie : Moi-même pour tout fruit de mes soins superflus, Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus. Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune. Je ne me souviens plus des leçons de Neptune 52 . Ce qui est importun trahit l’effet de la passion : les habitudes ne sont plus adaptées au caractère, vacillement sublime de la dignité devant l’ignorance du quid deceat qui s’impose désormais. Phèdre, quant à elle, s’emporte contre une « importune main » 53 ; sa coiffure de reine offre aux regards une image qui ne convient plus à ce que la passion a fait d’elle, en l’éloignant de son rang. L’ordre couvrirait le désordre, la dignité dissimulerait l’indignité ? La corporalité de l’ethos autorise une sémiotique de la dignité. Dans Esther, quand Aman choisit pour Assuérus les honneurs susceptibles de « récompenser le mérite et la foi » 54 , il ne pense qu’à rendre la dignité visible par les attributs mêmes de la majesté : la pourpre et le train royal révèlent un choix indigne, fait pour impressionner le peuple, bon pour un sophiste, et même accepté par un roi magnanime. Les grands personnages, cependant, ont à faire de grands choix. Gravité des choix Pour Cicéron, le genre délibératif demande un discours « empreint de dignité », mais surtout, l’approfondissement moral de l’ethos à Rome implique une éloquence fondée sur la dignité de l’orateur : conseiller ou dissuader demande une autorité morale 55 . Plutôt que l’utile, le genre délibératif doit viser l’honnête, la dignitas 56 . Cette revalorisation morale de 50 Phèdre, II, 2, v. 535-536. 51 Phèdre, II, 2, v. 530 et 537. 52 Phèdre, II, 2, v. 547-550. 53 Phèdre, I, 3, v. 159. 54 Esther, II, 5, v. 588. 55 De Orat., II, IX, § 35 et LXXXII, § 333. 56 De Orat., II, LXXXII, § 334 ; Inst. orat., III, VIII, § 1. Jérôme Lecompte 136 l’orateur élève l’éloquence. Dans les tragédies de Racine considérées, la gravité des choix ne regarde pas tant l’utilité que la dignité, de sorte que chacune se laisse ressaisir sous cet angle. Agamemnon doit-il agir en père, ou comme roi des rois ? La gravité du choix s’éprouve dans l’alternative qui met en balance deux dignités égales mais inconciliables. Cette situation apparaît d’autant plus difficile que le système des personnages est organisé selon une polarisation des valeurs : ce qui est digne pour les uns se trouve indigne pour les autres. Le choix de Phèdre demeure en suspens, car la passion affaiblit sa capacité de délibération et la rend vulnérable à la sophistique. La parole défaite par la langueur montre combien cette capacité de proairesis se meurt avec elle ; l’absence de péroraison à la fin de sa tirade d’aveu à Œnone dit l’absence de toute portée pragmatique de nature délibérative 57 . L’indignité de Phèdre tend au sublime car elle choisit ainsi malgré elle, avec la conscience de ce qu’elle ne peut empêcher 58 . Pour Esther, en revanche, le choix s’impose immédiatement après que Mardochée lui a demandé de ne pas considérer que sa vie lui appartenait : S’immoler pour son nom, et pour son héritage, D’un enfant d’Israël voilà le vrai partage 59 . Mais déjà elle méprisait sa dignité de reine, foulant le bandeau « dans le secret » 60 ; elle remercie Dieu du signe adressé. « Ce moment est venu », « C’est pour toi que je marche » 61 : la dignité sublime de cette péroraison s’apprécie en particulier par la simplicité de ces deux phrases réduites à un hémistiche, pour rendre le choix dans toute sa grandeur biblique. Enfin, le grave péril exposé par Abner amène Joad à décider que le moment est également venu de révéler l’identité de l’enfant. Mais la foi de Joas est d’abord mise à l’épreuve par Athalie, puis par le grand-prêtre lui-même, avant cette conclusion : Je vous rends le respect que je dois à mon Roi. De votre aïeul David, Joas, rendez-vous digne 62 . Cette appartenance à une grande lignée oblige l’enfant qui, plus loin, prête serment de respecter la Loi 63 . Dans Athalie, la gravité de la situation tient à l’affrontement de choix contraires, celui de Dieu, celui de Baal : la dignité 57 Voir Phèdre, I, 3, v. 269-316. 58 Phèdre, II, 5, v. 670-676. 59 Esther, I, 3, v. 217-218. 60 Esther, I, 4, v. 280. 61 Esther, I, 4, v. 283-292. 62 Athalie, IV, 2, v. 1292-1293. 63 Athalie, IV, 4, v. 1409-1410. Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine 137 de la « foi sincère » s’oppose à l’indignité de l’« encens idolâtre » 64 . Mais qu’Athalie ou Mathan évoquent leur choix, et ils le rapportent à une passion sans délibération, « juste fureur » de la vengeance pour l’une, « querelle » avec Joad pour l’autre 65 : l’oubli de la raison précipite l’indignité, loin de toute excellence éthique. Héritage et dignité En tragédie, ce sens de la dignité est ostensiblement rattaché à un rang. La conscience d’appartenir à une lignée détermine une double incidence temporelle. Héritage reçu, héritage laissé, il faut toujours être digne de son sang et digne de la postérité, ce qui concerne à la fois la convenance et la constance du caractère 66 . Ainsi, contre le soupçon de l’inconstance de Thésée, Hippolyte est prompt à défendre son père : Par un indigne obstacle il n’est point retenu 67 . Plusieurs fois évoqué pour préparer l’action et le dénouement, le besoin d’héroïsme signifie de la part du jeune homme la recherche d’une élévation digne de ce père. L’isotopie de la dignité construit dans les textes un réseau important, dont témoignent les mots de la famille dérivationnelle d’héritage et le nom sang, complémenté quelquefois par un nom illustre. Dans la scène d’exposition d’Iphigénie, le topos encomiastique de la généalogie désigne Agamemnon comme le plus grand roi, mais cette accumulation de dignités, acquises ou transmises, et ces liens pluriels avec les dieux obligent à proportion : Roi, Père, Époux heureux, Fils du puissant Atrée Vous possédez des Grecs la plus riche Contrée. Du sang de Jupiter issu de tous côtés, L’hymen vous lie encore aux Dieux dont vous sortez 68 . Prise à rebours, la filiation sert de fondement aux imprécations de Clytemnestre contre son époux : 64 Athalie, I, 2, v. 71 et 172. 65 Athalie, v. 709 et 928. 66 « Mais le meilleur héritage que transmettent les parents à leurs enfants et qui l’emporte sur tout patrimoine, c’est la gloire de leur vertu et de leurs entreprises : la déshonorer (cui dedecori) doit être jugé comme un sacrilège et une tare » (De Off., § 121). 67 Phèdre, I, 1, v. 24. 68 Iphigénie, I, 1, v. 17-20. Jérôme Lecompte 138 Et toi, Soleil, et toi, qui dans cette contrée Reconnais l’héritier, et le vrai Fils d’Atrée, Toi, qui n’osas du Père éclairer le festin, Recule, ils t’ont appris ce funeste chemin 69 . Et, tandis que Phèdre repousse « les honneurs » 70 , en proie à la honte que lui cause son indignité, Œnone lui conseille de se montrer « digne sang de Minos » en choisissant la voie politique, c’est-à-dire de retrouver sa dignité de reine 71 . Plus tard, Phèdre ne pourra s’empêcher de songer à sa postérité : Je ne crains que le nom que je laisse après moi. Pour mes tristes Enfants quel affreux héritage ! Le sang de Jupiter doit enfler leur courage. Mais quelque juste orgueil qu’inspire un sang si beau, Le crime d’une Mère est un pesant fardeau 72 . La prestigieuse lignée commande une attitude qui convienne. Déroger, ce serait entacher l’orgueil familial, - menace exprimée par le verbe démentir, que les personnages utilisent pour attaquer l’ethos d’autrui, ou pour la défense du leur. Aux yeux de Clytemnestre, le soudain refus d’Achille d’épouser Iphigénie Dément le sang des Dieux, dont on le fait sortir 73 , reproche dont elle accable plus tard son époux : Vous ne démentez point une Race funeste 74 . Mais Hippolyte s’appuie sur la négation de cette idée pour soutenir avec force sa dignité : Élevé dans le sein d’une chaste Héroïne, Je n’ai point de son sang démenti l’origine 75 . Dans Athalie, l’inquiétude autour de la dignité en puissance de Joas figure l’ombre portée d’un épisode biblique à venir. Si l’enfant devait se montrer « indigne de sa race », il ne mériterait que la destruction 76 . Joad lui rappelle ainsi « à quelles étroites lois » se soumet « un roi digne du 69 Iphigénie, V, 4, v. 1689-1692. 70 Phèdre, III, 1, v. 737. 71 Phèdre, III, 1, v. 755 et suiv. 72 Phèdre, III, 3, v. 860-864. 73 Iphigénie, II, 4, v. 644. 74 Iphigénie, IV, 4, v. 1249. 75 Phèdre, IV, 2, v. 1101-1102. 76 Athalie, I, 2, v. 283-286. Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine 139 diadème » 77 , et la révélation spectaculaire prend appui sur une coréférence entre l’apostrophe et la périphrase, autant déclarative que performative : Paraissez, cher Enfant, digne sang de nos Rois 78 . Quelque temps auparavant, Athalie, troublée par l’enfant, lui a offert de devenir son « héritier » et son « propre fils » 79 . Le silence de Joas disloque l’échange, et dans cette antilabe la réponse se place en contre-rejet pour dire l’épouvante, la fin de phrase étant elle-même rejetée en fin de vers par suspension : J OAS . - Quel Père Je quitterais ! Et pour… A THALIE . - Eh bien ? J OAS . - … Pour quelle Mère 80 ! Le déterminant exclamatif signale un conflit de qualité : Joas sent combien il dérogerait s’il acceptait la proposition, et prouve là son excellence éthique. Ce moment de confrontation sublime apparaît décisif pour la proairesis de l’enfant ; son serment solennel en tiendra lieu 81 . Parce qu’ils respectent une filiation, un rang, une charge, et qu’ils tentent de s’y conformer en tout point, ces caractères se constituent à partir de ce sens de la dignité. 3. Caractère, bienséance et choix rhétoriques En contraste avec l’indignité de Phèdre ou d’Athalie, le sublime de la dignité apporte la preuve de l’excellence éthique des personnages qui leur sont opposés. Se montrer digne, c’est dire et faire ce qui convient à ce que l’on est dans une situation donnée. La convenance du caractère oblige ainsi le poète à relier le discours par toutes ses fibres à cette dignité, pour rendre vraisemblable l’énonciation de mots ou de pensées sublimes. Ainsi reconnaît-on le choix prémédité d’une qualité, bonne ou mauvaise, à travers l’inventio, la dispositio, l’elocutio, selon ce qui convient à ce qu’il est, trois niveaux de la présentation de soi, trois aspects de la bienséance interne du caractère que nous aborderons très logiquement dans l’ordre inverse, à 77 Athalie, IV, 2, v. 1277. 78 Athalie, V, 5, v. 1718. 79 Athalie, II, 7, v. 693-698. Dans le récit du songe, Athalie est apostrophée par sa mère au moyen de la périphrase « fille digne de moi » (II, 5, v. 497). 80 Athalie, II, 7, v. 699-700. 81 Athalie, IV, 3, v. 1409-1410. Jérôme Lecompte 140 partir d’exemples qui souligneront, pour le personnage, la difficulté de la dignité. Elocutio : imitation et dignité du style Dans la Rhétorique d’Aristote, le concept de convenance (prepon) ne vaut que pour le style, quoique l’analogie employée présuppose une dimension sémiotique : d’une métaphore, on dira qu’elle convient, tout comme, selon l’âge, une couleur de vêtement sied mieux aux uns qu’aux autres (1405 a). Une juste proportion entre les mots et les choses garantit la conformité du style au genre (1407 b 14-16), elle conforte la crédibilité de l’orateur (1407 b 19-23). Il y a convenance quand le style « exprime passions et caractères non sans être proportionné aux affaires traitées » (1408 a 10-11) 82 . Afin d’élever le style jusqu’au sublime, Longin recommande l’imitation des meilleurs auteurs 83 . Dans Iphigénie, deux emprunts successifs à Euripide et Homère donnent à l’échange entre Agamemnon et Ulysse toute sa dignité sublime. Il fallait d’abord peindre avec justesse la douleur d’un père qui n’en reste pas moins grand monarque : Triste destin des Rois ! Esclaves que nous sommes Et des rigueurs du Sort, et des discours des Hommes. Nous nous voyons sans cesse assiégés de témoins, Et les plus malheureux osent pleurer le moins 84 . Tandis que l’amertume de la plainte, chez Euripide, passait par l’exclamation 85 , Racine choisit l’apostrophe, ou plutôt une métabase, qui tire sa force du décrochage énonciatif 86 . Dans cette pensée pour lui-même, en effet, Agamemnon se détourne d’Ulysse, ou du moins modifie le niveau énonciatif de leur échange en le portant à un niveau supérieur, celui d’une abstraction qui les concerne tous deux, puisqu’ils sont rois, mais qui affaiblit la portée pragmatique. Le sublime du lieu commun ne relève pas seulement 82 Pour une étude de la bienséance du style et de ses enjeux, nous renvoyons à notre article « Le génie de Néron : l’hypotypose comme subversion de la rhétorique dans Britannicus de Racine ». L’Hypotypose. Théorie et pratique de l’Antiquité à nos jours, dir. W. Konstanty Pietrzak, Folia Litteraria Romanica, 11 (2018), pp. 175- 185. 83 TS, XI et XII, pp. 94-96. 84 Iphigénie, I, 5, v. 365-368. 85 « Qu’une basse naissance est pleine d’avantages ! » (voir Racine, Œuvres, t. I, éd. citée, p. 1586). 86 Voir S. Franchet d’Espèrey, « Rhétorique et poétique chez Quintilien. À Propos de l’apostrophe ». Rhetorica, 24, 2 (2006), pp. 163-185. Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine 141 de l’inventio. En outre, sa prise en charge par l’énonciateur au moyen du pronom catégoriel nous, déjà présent chez Euripide, n’est plus suivie d’un retour au je, Racine lui préférant l’implicite par le détour d’un superlatif relatif qui crée parmi les rois une sous-catégorie, celle des « plus malheureux ». Une tirade serait trop artificielle. Par sa brièveté, la poignante méditation d’Agamemnon se concentre sur la difficile condition des souverains qui, se sachant observés, doivent dissimuler leur douleur sous le masque de la dignité royale. Quoiqu’il en coûte, Ulysse affirme la nécessité du sacrifice d’Iphigénie, substituant à l’alternative tragique celle des deux réactions possibles d’Agamemnon : Pleurez ce sang, pleurez. Ou plutôt sans pâlir, Considérez l’honneur qui doit en rejaillir 87 . Avec la forte symétrie du vers brisé, que soulignent épizeuxe, allitération et homonymie, le mouvement rhétorique de l’épanorthose vise à détourner Agamemnon de l’émotion (pathos) pour l’exhorter plutôt à se comporter en roi héroïque (ethos), c’est-à-dire à choisir une persona en accord avec la guerre à mener, option valorisée par sa place et par une hypotypose ouvrant les possibles de l’épopée, au moyen d’une imitation des chants homériques 88 . Ce style se prête parfaitement à l’ethos préconisé par Ulysse. Mais en réponse à la douleur d’un père qui ne doit pas oublier sa dignité de roi, l’élévation sublime du discours fait un peu trop valoir la beauté de la vertu héroïque pour ne pas éveiller le soupçon d’un charme sophistique 89 . Dispositio : dignité sublime de la tirade Les prises de parole les plus solennelles demandent un air de dignité que l’exorde a pour rôle d’instaurer, en montrant les bonnes dispositions du locuteur à l’égard de son auditoire. Iphigénie se présente à son père avec la modestie et la soumission d’une fille aimante : « Ma vie est votre bien » 90 . À cette place, la simplicité de l’hémistiche emprunté à Bajazet est autre chose qu’une cheville ; en posant comme établie l’acceptation du sacrifice, elle tend au sublime. Bien loin de s’interrompre sur cette décision de marcher à la mort, le discours se prolonge ; l’implication réversible en incise (« s’il le 87 Iphigénie, I, 5, v. 379-380. 88 Voir Iphigénie, I, 5, v. 381-388. 89 Achille dénoncera lui-même cette image de gloire que lui ont représentée Calchas, Nestor et Ulysse : « De leur vaine éloquence employant l’artifice » (Iphigénie, II, 7, v. 750). 90 Iphigénie, IV, 4, v. 1177, et Bajazet, II, 1, v. 519. Jérôme Lecompte 142 faut », v. 1181) puis l’adverbe d’opposition avançant une autre hypothèse (« Si pourtant », v. 1185) font entendre des réserves. Sans trahir la bienséance de son caractère, Iphigénie argumente en faveur de sa vie, non pas tant pour elle-même (v. 1207) que pour Achille et Clytemnestre. Réduite à deux vers, la péroraison ne pourrait être développée sans la portée délibérative que lui prêterait une amplificatio, voire une conquestio - une plainte 91 . Cette exténuation de la parole privilégie l’implicite et préserve la dignité du caractère. Ni aveuglément respectueuse, ni coupable à son tour d’un « artifice indigne », Iphigénie ne s’abaisse pas à supplier, mais parvient à une combinaison délicate entre la gravité et la tendresse 92 . Cependant la dignité d’Iphigénie devient proprement sublime au dernier acte. Quand elle annonce à son amant puis à sa mère qu’elle a choisi le sacrifice, elle les dissuade tour à tour de l’empêcher. Sa tirade pour Achille repose alors sur une dispositio complète, dont la grandeur vient de la pensée et du style épique ; sa mort rend possible un avenir héroïque, toujours celui de L’Iliade. Dans sa péroraison, Iphigénie exhorte son amant à se conduire comme il convient au héros : Adieu, Prince, vivez, digne Race des Dieux 93 . Mais il fallait que le héros fût ressemblant, et nécessairement Achille s’emporte, provoquant l’indignation d’Iphigénie : « Où serait le respect ! » 94 . Alors qu’il prétend même la contraindre, elle lui déclare l’indignité de ce déportement qui attente à sa gloire 95 . Un peu après, Iphigénie doit persuader sa mère de ne rien tenter, car elle ne voudrait pas la voir Par des soldats peut-être indignement traînée [...] 96 . La princesse atteint sa pleine dignité au moment de ces adieux, quand elle invite sa mère à rappeler sa « vertu sublime » 97 , laissant place, par ses 91 Sur ces aspects, nous renvoyons à notre étude « In cauda summum : péroraisons dans Esther et Athalie ». Autres regards sur Racine, dir. Françoise Poulet et Guillaume Peureux, Neuilly, Atlande, 2018, pp. 89-106. 92 Dans cette épreuve, Agamemnon encourage Iphigénie à se montrer digne de son « sang » (voir Iphigénie, IV, 4, v. 1243-1248). 93 Iphigénie, V, 2, v. 1563. 94 Iphigénie, V, 2, v. 1577. 95 Iphigénie, V, 2, v. 1589. « Et en s’indignant on donne de la dignitas à son propre discours », relève Francis Goyet, dans Le Sublime du « lieu commun ». L’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, Champion, 1996, p. 102. Les pages précédentes ont porté sur la dignité de Valère et sur les lieux de l’indignation dans Horace. 96 Iphigénie, V, 4, v. 1646. 97 Iphigénie, V, 4, v. 1665. Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine 143 derniers mots tenus en suspens, à l’ineffable de l’émotion pure : une fois encore, la péroraison est interrompue. Le choix du sacrifice n’empêche pas le trouble de la tendresse. Ailleurs, cette absence de péroraison peut caractériser l’indignité de la tirade : prisonnière en son labyrinthe, Phèdre n’a pas la force délibérative suffisante pour conclure son aveu à Œnone par une portée pragmatique 98 . Au-delà de la tirade, la dispositio mérite ainsi d’être rapportée à l’organisation poétique d’une scène ou d’un acte. Inventio : dignité et principe de réversibilité Après l’aveu de Phèdre, le départ d’Hippolyte trouve une autre raison, mais son émotion atteint une intensité si élevée que toute tirade est impossible ; il s’interrompt, et se refuse à faire de Théramène le confident de ce qui vient de se passer. Face au crime, la pudeur naturelle du jeune homme le jette dans l’effroi. Elle rend la décision immédiate, sans que la délibération puisse avoir lieu. Cependant, les menées politiques du camp adverse engagent Hippolyte à tout faire pour laisser « le sceptre aux mains dignes de le porter » 99 . Seule la calomnie rendra impuissant ce sens de la dignité, en amenant Thésée à reconnaître le contraire des valeurs présentées par son propre fils. Après avoir exposé le fonctionnement du vraisemblable logique, Quintilien souligne la réversibilité des arguments portant sur le statut de l’accusé : « en effet, le rang (dignitas) d’un accusé peut servir à le défendre et être converti parfois en argument de l’accusation, comme ayant fait espérer l’impunité […]. À vrai dire, des mœurs honnêtes et l’intégrité de la vie passée ne sont pas sans avoir toujours rendu de grands services » 100 . C’est précisément ce à quoi se livre Thésée, qui ne voit dans la probité d’Hippolyte que faux-semblants. Ni arrogant, ni complaisant, mais soucieux de tenir compte de son auditeur 101 , Hippolyte représente la médiété définie par Aristote sous le nom de dignité (semnotès), ce que l’on reconnaît dans l’effort d’adaptation d’un 98 Phèdre, I, 3. 99 Phèdre, II, 6, v. 736. 100 Inst. orat., VII, II, §§ 31-33. La dernière phrase est copiée par Racine dans ses excerpta (fr. 12888). 101 « La dignité est une médiété entre l’arrogance et la complaisance. En effet, le méprisant qui vit sans tenir aucun compte d’autrui, est un arrogant ; celui qui cherche à plaire à autrui sur tout, ou qui se comporte en inférieur avec tout le monde, est un complaisant ; celui qui se comporte ainsi dans certains cas, mais pas dans d’autres, et cela en fonction du mérite des gens, est un homme digne » (EE, p. 181). Jérôme Lecompte 144 homme digne à des circonstances indignes. Toutefois, il ne peut prévoir la pire d’entre elles, la défiance de Thésée. Pour ne pas révéler la vérité, en quoi il précipite l’action, Hippolyte fait reposer toute sa défense sur l’affirmation de sa constance dans la vertu. L’accumulation de lieux communs occupe l’essentiel de l’espace qui devrait être celui de la narration : Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes. Quiconque a pu franchir les bornes légitimes Peut violer enfin les droits les plus sacrés. Ainsi que la Vertu le Crime a ses degrés. Et jamais on n’a vu la timide Innocence Passer subitement à l’extrême licence. Un jour seul ne fait point d’un Mortel vertueux Un perfide Assassin, un lâche Incestueux. Élevé dans le sein d’une chaste Héroïne, Je n’ai point de son sang démenti l’origine 102 . La dignité de cette tirade est parfaitement conforme au caractère, si l’on considère que la sèche brièveté des phrases ne cherche pas un sublime de l’amplification, qui passerait par le choix de figures emphatiques ou par le style périodique 103 , mais confine à un sublime de l’excellence éthique, rendu par la gravité du style. Il remplit ainsi la condition d’une grande âme donnée par Longin pour la production du sublime : La première qualité donc qu’il faut supposer en un véritable orateur, c’est qu’il n’ait point l’esprit rampant. En effet, il n’est pas possible qu’un homme qui n’a toute sa vie que des sentiments et des inclinations basses et serviles, puisse jamais rien produire qui soit fort merveilleux ni digne de la postérité. Il n’y a vraisemblablement que ceux qui ont de hautes et de solides pensées qui puissent faire des discours élevés, et c’est particulièrement aux grands hommes qu’il échappe de dire des choses extraordinaires 104 . Cette vraisemblance dégagée par Longin pour dire l’impossibilité du sublime chez un homme toujours « habitué aux inclinations basses et serviles », Racine en inverse exactement la polarité pour produire l’argument éthique central du raisonnement d’Hippolyte : un caractère vertueux ne peut se rendre indigne par un si grand crime. Quoique son amour brave un interdit, Hippolyte vise à l’excellence éthique et se rend capable de l’énonciation sublime. On juge l’intention, selon Aristote, non 102 Phèdre, IV, 2, v. 1093-1102. 103 Longin, pp. 129 sqq. 104 TS, VII, p. 84. Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine 145 l’action 105 . Du reste, la fin héroïque du personnage prouve qu’il était digne de son père, et dans les derniers vers de la pièce, Thésée fait plus que lui rendre hommage, il répare un tort pour la postérité, en lui rendant « les honneurs qu’il a trop mérités » 106 . Mais, dans leur dernière confrontation, il apparaît surtout que le sublime de la dignité est accentué par son inefficacité même sur Thésée, qui se refuse à le reconnaître pour ce qu’il est, préférant interpréter a contrario la déclaration de soi comme un indigne artifice. La réversibilité de la dignité par l’interprète, déjà observée chez Clytemnestre, atteint proprement au sublime. *** Qualité, convenance et constance, pour confirmer sans cesse la proairesis à l’origine du caractère, nécessitent des choix cohérents et repérables aux différents niveaux du discours. À cette cohérence poétique s’articule donc une cohérence textuelle et rhétorique inséparable d’une dimension éthique. Pour le personnage, l’effort de dignité consiste à s’inscrire dans une lignée, à se reconnaître dans un ensemble de valeurs, tandis que le choix de l’indignité menace l’ordre de l’ethos. Avec la ressemblance, le déplacement vers l’esthétique suggère un autre mode de filiation : qu’ils soient du sang d’Homère ou du sang de David, les héros, par l’imitation des sources même du sublime, confèrent une dignité supplémentaire au poème dramatique. Si le pathos domine plus que jamais l’ethos dans une poétique racinienne ouverte au sublime longinien, il faut y reconnaître la place d’un sublime de l’excellence éthique. Certes, tous les personnages n’inclinent pas vers la médiété qui leur est relative, et quelques-uns dérogent. Du moins Iphigénie, Hippolyte, Esther, Joad, cherchent-ils à se maintenir dans cette présentation de soi profondément attachée à la vertu. Mais la polarisation avec une puissance contraire exacerbe l’intensité. C’est au moment où ils ont à faire face à l’indignité, de l’hésitation humaine d’Agamemnon à l’inhumanité d’Athalie, que leur dignité mise en péril s’élève au sublime tragique. 105 EN, 1106 b 24-28, p. 115. 106 Phèdre, V, dern., v. 1651-1654.
