Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2018
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«Nous ne pensons ici qu’à vaguer deçà et delà: le voyage en Italie dans les Mémoires et lettres de voyage de Sophie de Hanovre
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2018
Christine McCall Probes
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PFSCL XLV, 88 (2018) « Nous ne pensons ici qu’à vaguer deçà et delà » 1 : le voyage en Italie dans les Mémoires et lettres de voyage de Sophie de Hanovre C HRISTINE M C C ALL P ROBES (U NIVERSITY OF S OUTH F LORIDA ) La phrase citée dans le titre de mon étude transmet le caractère errant du voyage en Italie (1664-1665) entrepris ostensiblement par cette princesse allemande, parente par alliance de Louis XIV, pour expérimenter le carnaval à Venise. Cette remarque à son frère, pourtant, s’achève sur une construction qui avoue une intention complémentaire liée à l’épanouissement de son « moi » et qui nous rappelle que Sophie « se délectait de Montaigne » 2 : « afin que je devienne eine bereiste Dame » (une dame qui a vu du pays). La critique moderne est redevable à Dirk Van der Cruysse pour l’édition moderne (Fayard, 1990) des Mémoires et lettres de voyage de Sophie de Hanovre, mère du futur George Ier d’Angleterre et tante adorée d’Elisabeth Charlotte, duchesse d’Orléans, Madame Palatine. Van der Cruysse nous rappelle que le seul manuscrit fiable de ce texte est de la main de Leibniz qui en admirait le style en signalant sa « force merveilleuse » et son caractère « que Longin appelle sublime » (cité dans l’introduction, 19). Les Mémoires furent composés entre la mi-octobre 1680 et le 15/ 25 de février 1681 pour divertir Sophie pendant l’absence de son mari à Venise, et selon les dires de l’auteure, pour « éviter la mélancolie et [...] conserver mon humeur dans une bonne assiette » (35). La qualité thérapeutique de l’entreprise des mémoires est amplifiée par la tristesse que Sophie a éprouvée 1 Lettre du 12 septembre 1664 écrite de Venise à son frère Karl Ludwig. Sophie de Hanovre, Mémoires et lettres de voyage, éd. Dirk Van der Cruysse, Paris : Fayard, 1990. 209. Désormais, les indications de page(s) seront faites au fil du texte. La présente étude est une révision d’une communication donnée au 45 e Congrès de la NASSCFL. 2 Dirk Van der Cruysse, Madame Palatine, Paris : Fayard, 1988. 92. Christine McCall Probes 184 pendant cette période, ayant perdu trois de ses proches : son beau-frère Johann Friedrich von Braunschweig-Lüneburg, duc de Hanovre, en décembre 1679 ; sa sœur aînée Elisabeth, abbesse de Herford, en février 1680 ; et son frère tant aimé, Karl Ludwig, électeur palatin, en septembre 1680 (introduction, 22 et Repères chronologiques, 281). Si le divertissement personnel est mis de l’avant comme motif de la composition de ses mémoires, son âge ne joue pas moins un rôle. Dans mon article « Au Cours de la route : un voyage de Sophie de Hanovre à la cour de France », j’ai suggéré que « l’on pourrait considérer l’âge de Sophie comme agissant aussi bien en catalyseur qu’en encadrement du récit » 3 : Allégué au début et de nouveau à la fin de l’ouvrage, l’âge où Sophie se trouve est lié à l’occupation de « se souvenir du temps passé » (35) ainsi qu’aux réflexions sur sa mort. Bien que Sophie jouira d’une santé robuste jusqu’à l’âge de 84 ans, son décès subit survenu au cours d’une promenade, 4 ses cinquante ans lui pèsent pendant la période de la composition de ses mémoires, notamment vers la fin. Songeant aux pertes toutes récentes de sa sœur et de son frère, elle présume qu’elle ne tardera pas longtemps à les suivre et forme l’espoir que le retour de son mari la remettra, « pour n’aller pas si tôt le chemin de tous les mortels ». 5 (173) Bien que dans une de ses lettres à son frère aîné, l’électeur palatin Karl Ludwig, Sophie déprécie son talent épistolaire avouant ainsi : « ma plume ne va pas si bien que ma langue » (264), elle lui consacre 32 lettres pendant le voyage en Italie, lesquelles servent de complément aux Mémoires. 6 Un voyage en Italie, selon Pierre Duval, géographe ordinaire du roi, « est [...] préféré à tous les autres et toutes les Nations de l’Europe tombent d’accord que l’on n’a pas vu de beau pays, si l’on n’a pas vu l’Italie ». 7 Pour l’étude 3 Dans La France et l’Europe du Nord au XVIIe siècle : de l’Irlande à la Russie, éd. Richard Maber, Tübingen : Narr, 2017. Biblio 17 : 214. 97-109. 4 Pour un témoignage oculaire de la promenade, voir la lettre de la comtesse de Buckebourg à Louise, raugrave palatine, écrite de Herrenhausen le 12 juillet 1714 (Correspondance de Leibniz avec l’électrice Sophie de Brunswick-Lünebourg, éd. Onno Klopp, 3 vol., Paris : Klincksieck, 1874. Ici 457-462). 5 La France et l’Europe du Nord au XVII e siècle, éd. Maber, 98-99. 6 Les relations affectueuses entre Sophie qui, à l’âge de deux ans, avait perdu son père, l’électeur Friedrich V, et son frère, aîné de treize ans, transparaîssent dans ces lettres où elle l’appelle « mon cher Papa » et l’adresse par la formule « C.V.C.S. » (cum veneratio cum servitudine). Voir le livre récent de Sophie Ruppel, Verbündete Rivalen : Geschwisterbeziehungen im Hochadel des 17. Jahrhunderts. Köln : Böhlau, 2006, 148, n. 259. Je remercie mon collègue Stephan Schindler de m’avoir signalé cette précieuse référence. 7 Description de la France et de ses provinces et de la géographie universelle, Paris : Jean Du Puis, 1658 et 1663, www.archivesdefrance. Le voyage en Italie dans les Mémoires et lettres de Sophie de Hanovre 185 présente j’ai exploité donc les parties des mémoires et les lettres écrites à son frère, lesquelles concernent le voyage en Italie. Mes recherches révèlent, pour les mémoires, un récit de voyage qui contribue grandement au caractère animé et enjoué d’un document qui s’ouvre avec la naissance de Sophie (1630) et ne se termine qu’avec le décès de son frère tant aimé (1680). Mon étude s’attachera notamment aux points suivants : le goût des réminiscences (dans les mémoires du voyage) contrasté avec la saveur actuelle (dans les lettres écrites au jour le jour) ; le « moi » du récit (Sophie se met en scène, évoquant pour le lecteur les événements et les spectacles auxquels elle s’associe) ; la structure géographique, littéraire et culturelle du récit ; la curiosité de Sophie qui peut être invoquée comme guide (« il me prit une grande curiosité de voir » (99), ou « ma curiosité me porta [...] à aller voir » (104) ; les qualités du style et du genre (les maximes, les portraits, le sensoriel - ce dernier est particulièrement remarquable dans les descriptions des jardins, par exemple) ; et ses préoccupations stylistiques (si elle peut qualifier une lettre comme étant « du stile recitativo », elle s’excuse aussitôt alléguant « le cerveau si rempli de nouveautés que je ne saurais faire autrement » et opposant d’une façon spirituelle son cerveau brouillé à son cœur rempli de respect et de devoir pour son frère (186). L’itinéraire des errances de Sophie en Italie débute de la façon suivante : départ d’Iburg en février 1664, des arrêts à Heidelberg, à Augsbourg et à Innsbruck avant le col du Brenner. Le 29 avril le mari de Sophie la rejoint à Bronzolo, accompagné entre autres « de deux nobles Vénitiens, Giovanni Morosini et Leonardo Loredan » ; les portraits de ces compagnons du voyage sont les premiers que nous trouvons dans le récit et dans les lettres. Loredan est caractérisé comme « un très honnête homme qui a bien de l’esprit » et l’un des admirateurs du frère de Sophie ; Morosini, comme « un fort bon garçon qui n’a que la beauté dont il peut faire parade » (182) et « un fort honnête homme, et cela parce qu’il a voyagé » (222). Leur importance au voyage se signale par l’intégration de leurs réactions aux spectacles et aux « raretés » dans les rapports de Sophie qui entremêle ses propres réflexions aux leurs. La relation de la visite à La Santa Casa di Loreto, par exemple, permet au lecteur d’apprécier « l’humeur [...] fort différente » des deux Vénitiens, l’un qui est ému et l’autre qui « avait de la peine à s’empêcher de rire » devant une statue vilaine de La Vierge « toute noire de fumée » et réputée être « faite de la main de saint Luc ». L’étonnement de Sophie se joint à l’émotion et aux rires ; en « bonne huguenote », elle ne donne pas de son encens à la Vierge, déclarant que si saint Luc l’avait façonnée, « il était fort méchant sculpteur! » (95, 219). Avant l’arrivée à Venise de Sophie et son équipage de « près de deux cents personnes », un train « incomparable- Christine McCall Probes 186 ment plus grand » que celui de son mari et dont elle remarque : « L’on n’a guère vu d’incognito 8 si éclatant » (98, 88), elle passe par Trente, Dolce, Vérone, et Vicence. La visite de Venise dure du 7 mai jusqu’au 20 septembre et Sophie y retourne en janvier malgré ses appréciations disparates d’une ville qu’elle juge « fort mélancolique », d’un Grand Canal dont elle goûte « de la fraîcheur en été sans être incommodé[e] de la poussière », et d’un froid hivernal « plus pénétrant qu’en Allemagne » lequel l’oblige de porter une vesta ou « robe de chambre toute fourrée avec des grandes manches qui couvrent les mains ». Elle trouve cette robe si commode qu’elle offre à son frère de la lui apporter (278-279, 89-90, 106, 240). Entre les deux séjours à Venise, le périple parcouru comprend des étapes plus ou moins longues à Brescia, Crémone, Milan, Plaisance, Parme, Modène, Ancône, Lorette, Rome, Sienne, Florence et Bologne où il a fallu abandonner les carrosses, lesquels restaient encore gelés sur la rivière un mois plus tard (279, 242). Le froid et les intempéries occasionnent des errances imprévues ; Sophie en avertit son frère, partageant la crainte qu’elle ait à « rebrousser » chemin ou à « lantern[er] encore longtemps en chemin » (244). Avant de reprendre la route de retour pour l’Allemagne, Sophie opte pour un autre moyen de transport pour un voyage à Milan, une chaise « roulante » ou « volante » (107, 246- 247). Dans une lettre à son frère, elle loue la vitesse et la commodité du véhicule, expliquant à Karl Ludwig que cette chaise « ne peut jamais verser, encore qu’une roue soit dans le fossé et l’autre sur la terre » et promettant que son mari lui fera voir cette invention (246-247). Le voyage en Italie s’effectue également dans des litières, des calèches (pour courir la bague au Campo Marzio), des chariots, des traîneaux, et à Venise, des gondoles. Si les hasards du voyage, de « forts méchants chemins », un pont « fait par le diable », reçoivent l’attention de notre auteure (103, 108), il s’avère, écritelle, que « la fatigue du voyage n’était pas aussi grande que notre curiosité » (94). La curiosité et le divertissement sont les inspirations ou principes directeurs du voyage en Italie. Sophie ne cesse d’invoquer ces deux motifs lorsqu’elle prend la décision de visiter un palais, ou de participer à un événement. Les horizons de la curiosité et des divertissements s’étendent 8 Sophie commente fréquemment la manière de voyager incognito ; il est clair que son train est reconnu comme étranger, car si beaucoup de nobles Vénitiens leur rendent visite lors du premier séjour à Venise (187), au moment du carnaval « la prohibition à ne hanter des princes étrangers [est] renouvelée et augmentée » (240). Elle commente cet incognito atténué ainsi : « Nous avons toujours passé pour incognito, mais non pas tant de ne pas demander le titre qui nous était dû de ceux qui nous venaient voir, comme du connétable Colonne et de sa femme [Marie Mancini] » (237). Le voyage en Italie dans les Mémoires et lettres de Sophie de Hanovre 187 aux personnes, par exemple, à la connétable Colonna (Marie Mancini qui avait ébloui le jeune Louis XIV et inspiré de la galanterie au mari de Sophie), aux statues, aux tableaux, aux jardins, aux fêtes, aux spectacles, et au carnaval. Mon examen des mémoires et des lettres a révélé certaines qualités stylistiques constantes malgré la différence inhérente aux genres ainsi que d’autres, distinctes, plus apparentées à l’un ou l’autre genre. Soit dans ses réminiscences rédigées seize ans après le voyage en Italie, soit dans ses lettres écrites à Karl Ludwig pendant le voyage, Sophie ne cesse de se mettre en scène au cours des aventures qu’elle dépeint. 9 À Vérone, par exemple, elle se trouve « charmée » de « l’esprit et de toutes [... les] manières obligeantes » des dames qui lui font voir « un très beau jardin et un amphithéâtre fort ancien » (88). En écrivant de Vérone à son frère, elle s’extasie sur « les jardins, les palais, et les villes », et surtout sur « la civilité des personnes » : « Nous allons dans un très beau jardin qui me plaisait si fort que j’aurais bien voulu y coucher toute la nuit. Ce sont des choses de l’autre monde qui ne sont jamais entrées dans mon imagination que les jardins de ce pays ici! » Si elle avance « qu’il n’y a rien qui approche de l’Italie », elle semble se souvenir aussitôt de son correspondant pour avouer qu’elle n’a « pourtant point vu de pays plus beau que le Palatinat » (182). Dans les Mémoires comme dans les Lettres, courir la bague en calèche au Lido (Venise) est évoqué d’une façon détaillée et haute en couleur. L’équipage de Sophie est caractérisé comme « le plus beau » (195) et on y applaudissait tout ce qu’elle faisait, disant « È la moda francese » (90). La scène se compose de « cent mille personnes, ajustées en brocart d’or et d’argent avec force plumes comme des comédiennes » (90). Sophie ne néglige pas de décrire l’extravagance de l’attirail de son cortège, associant le tableau de leur calèches « ornées de cuivre doré » aux portraits d’autres, notamment du chevalier Artale, 10 « Sicilien et grand poète [dont l’] habit est tout couvert de diamants qu’il avait emprunté à l’opéra », et à la représentation d’elle-même. Le récit n’omet pas une allusion « à la mode vénitienne des sigisbées » (90 et n. 13) ou chevaliers servants. Sophie en nomme 9 Voir à propos de la mise en scène du moi dans l’épistolaire, Bernard Beugnot, « De l’invention épistolaire : à la manière de soi », dans Épistolarité à travers les siècles, éds. M. Bossis et Ch. Porter, Stuttgart : Fr. Steiner, 1990. 27-38. 10 Van der Cruysse identifie ce personnage comme Guiseppe Artale (1628-1679) (90, n. 12 et 191-192, n. 3). Il est mentionné plusieurs fois dans les mémoires et dans les lettres et semble avoir accompagné les voyageurs sur plusieurs de leurs aventures, même aux couvents. Dans une lettre écrite de Milan, Sophie remarque avec humour que les religieuses « ont gratifié notre Cavalier Artale, au moins comme elles ont pu, c’est à dire montrer, voir et toucher [par le trou de leur grille], car au reste il n’y a point de remède » (212). Christine McCall Probes 188 quelques-uns attirés par ses dames et, pour qu’elle ne soit « la seule à en être exempte », son mari en choisit un pour elle, un procurateur qu’elle trouve « sans conséquence » (90-91). Les spectacles que dépeint Sophie nous permettent d’entrevoir son sens d’humour et son caractère équilibré. Ainsi celui de la course de la bague au Lido comprend un croquis dérisoire de son chariot « fait de quatre viles planches qui tremblaient à chaque pas que firent les chevaux ». Sophie écrit à son frère qu’afin de la tenir ferme « on avait mis un grand sac d’avoine » à ses pieds (195). Malgré les galanteries et « les sottises » auxquelles elle participait et dont « elle riait le soir » avec les autres de sa compagnie, elle ne peut se passer d’une conclusion révélatrice : « Les manière d’Italie ne s’accommodèrent non plus à mon humeur que l’air à mon tempérament » (91). Les mises en scène du moi et les descriptions, que ce soient des croquis rapides ou des relations qui développent plusieurs aspects des événements ou des personnages, se complètent d’autres qualités stylistiques marquantes, notamment des comparaisons et des superlatifs ou d’autres figures d’intensification. Dans les Mémoires la visite de l’église d’Ognissanti à Rome où le religieux lui montre avec fierté un portrait de la Vierge qui aurait fait gagner une grande bataille, rappelle à Sophie qu’il s’agissait d’une guerre contre son père. Sophie met en contraste son estimation du portrait à celle du religieux qui lui demande de faire un don. En regardant des drapeaux et des enseignes pris dans la bataille, elle avait répliqué « qu’oui, [elle accepterait de contribuer] si la Vierge eût été de l’autre côté » (101-102). Les comparaisons que l’on relève dans les lettres sont nombreuses et mobilisent un fonds de connaissances partagées, de la nature, de la Bible, et de la littérature, par exemple. Sophie envoie à son frère des tubéreuses de Venise (196) et retrace pour lui ses promenades à Rome « parmi les orangers, citronniers, lauriers et myrtes ». Elle reprend la figure d’accumulation pour mettre en parallèle la flore préférée des jardins de Karl Ludwig, les « pommiers, poiriers [et] pruniers » (228). Un souvenir de leur jeunesse sert à amplifier la comparaison ; les arbres de son jardin ont été « plantés par les dignes mains » de leur père et de son jardinier (228). Les contraintes de la présente étude ne m’autorisent qu’une brève indication de l’importance des allusions bibliques dans les lettres, tant elles sont abondantes et diverses. Une référence rapide au « Jour du Jugement » permet à Sophie de faire revivre pour son frère des compétitions de gondoles avec « le bruit et les exclamations de tout le monde [dans] toutes les rues [et aux] balcons, fenêtres [et] ponts » (199). L’humour ironique de Sophie peut s’apercevoir dans ces allusions. L’évocation d’une fête à Milan où toutes les dames portaient des « vertugadins » ou crinolines rappelle à Sophie un portrait vu autrefois de l’enfant prodigue entouré « d’une telle Le voyage en Italie dans les Mémoires et lettres de Sophie de Hanovre 189 compagnie », ce qui amène à son esprit une réflexion qu’elle communique à Karl Ludwig : « Je pensais en moi-même que notre fin serait aussi de manger avec les pourceaux en Westphalie » (211). Dans une lettre qui mélange des références à la consécration du grand tonneau à Heidelberg, des observations sur des malades, leur tante Simmern et Liselotte, et un mort de leur connaissance, le prince Guillaume de Nassau, ainsi qu’un commentaire sur « les débauches » qu’elle témoigne à Rome, Sophie s’excuse de l’état de son écriture en employant une citation biblique : « Vous ne jugerez pas par la confusion de cette lettre que mon esprit est fort éclairé depuis que je suis à Rome, car comme la Sainte Ecriture dit : ‘Zu viel Gelehrtheit macht euch doll’ » (Se vantant d’être sages, ils sont devenus fous, Rom. 1. 22) (230). Une référence aux températures estivales de Venise s’associe à une allusion prolongée à la prière du Christ dans le jardin de Gethsémani pour représenter à force de deux comparants l’acte d’écrire de Sophie et le souci de ne pas fatiguer son correspondant : « Si [...] toute la sueur est du sang, j’en sue pour le moins autant en vous écrivant cette lettre, comme Notre Seigneur dans le jardin [...]. Ce n’est pas de peur du calice, car le souvenir de la coupe dans ces chaleurs sert de quelque soulagement, et je n’ai autre croix à craindre que celle de vous ennuyer par le récit de nos divertissements » (199). La caractérisation intensive de la visite en Italie, notamment celle des divertissements, se manifeste, dans les Mémoires comme dans les Lettres, par un emploi soutenu de superlatifs et d’autres figures ou expressions d’amplification. Sophie adopte ces éléments de style pour évoquer la noblesse d’Italie et leur façon de la recevoir, certains individus, les villes, et les attractions du voyage. À Vicence, les dames la reçoivent « toutes devant la ville avec toute la noblesse qui y est fort nombreuse et fort civile ». Les réflexions de Sophie servent à accentuer le récit de sa réception : « On n’oublia rien pour me divertir [...]. J’avais le plaisir de me voir comparée à tous les astres » (89). À Milan, « toute la noblesse » et « toutes les dames » sont distinguées par Sophie ; la première comme étant « extrêmement civile et obligeante », n’oubliant rien pour lui plaire (94), et les secondes par leurs soins prodigués, la « consolant par mille douceurs, [l’] appellant ‘cara gioia, cara cosa, angela’, [et murmurant] toutes les mignardises qu’on peut exprimer dans leur langue », à une Sophie souffrante (107). Polyglotte, l’auteure émaille ses textes d’expressions dans d’autres langues, la sienne mais aussi l’italien, le hollandais, et l’anglais. Dans sa lettre du 8 octobre 1664 écrite de Milan, par exemple, elle intensifie le rapport des dames de Milan en se servant d’anglais : « Les dames kill me with kindness » (me tuent à force de gentillesse) (213). Christine McCall Probes 190 Sophie peut mettre en valeur un personnage par les procédés d’intensification. Ainsi sont dépeints le grand-duc de Toscane, Ferdinando II de Medici, et son frère cadet, Leopoldo ; celui-là « a fait traiter [Sophie] fort magnifiquement par tout son pays » (235), et celui-ci, reconnu « à ces manières » que Sophie trouve « les plus honnêtes du monde », est décrit dans le détail et par une suite de vocables intensifs : « Il avait infiniment de l’esprit et du mérite, et n’oublia rien pour m’obliger. Je ne trouvai rien de trop grave ni de trop familier en tout ce qu’il faisait, et il vivait fort agréablement avec sa noblesse » (104). Bien qu’elle se trouve à Venise en janvier 1665, Sophie ne cesse de relater pour son frère ses aventures à Florence et les manières du grand-duc et de Léopold. Elle trouve ce dernier « fort affable [et] fort judicieux », les dames de sa cour « fort belles et bien nourries » (éduquées) et les hommes « fort libres et fort respectueux » (239). Les attentions des deux princes et de leurs cours produisent en Sophie tant de plaisir qu’elle se prononce, en quittant Florence, « la plus satisfaite du monde » et déclare la ville « le lieu le plus agréable que j’avais vu en Italie » (105). Venise et Rome sont les autres villes que Sophie signale d’une manière accentuée. Quoique les températures à Venise en mai soient si froides qu’elle ne sort pas de la maison les trois premiers jours de sa visite, elle proclame Venise « une des plus belles villes du monde » (183). Rome est apprécié comme ayant « le plus beau climat du monde pour l’hiver » (228) ; en revanche, Sophie qui souhaitait en vain y voir la reine Christine de Suède, estime qu’« il n’y a point de lieu au monde plus importun pour la cérémonie que celui-ci » (220). Sophie fait revivre à ses lecteurs, par moyen de formules redondantes dans l’intensité, les palais, les galeries, et les églises qu’elle visite ainsi que les jardins où elle se promène. Ceux de Rome, désignés « les plus beaux jardins du monde », lui donnent du plaisir et dissipe son ennui pendant que son mari joue tous les soirs à la bassette [un jeu de cartes] chez la connétable Colonna » (99). Après avoir jugé l’église de Saint-Pierre « la chose du monde la plus merveilleuse pour toute chose », Sophie revigore sa description de l’église, s’exclamant : « Il y a trop de choses admirables pour être vues en une fois, et je la trouve inimitable » (220). En arrivant à Venise, Sophie évoque pour son frère ses rues « les plus belles [...] avec une suite infinie de carrosses », ses tableaux « les plus beaux [...] du monde » et « un amphithéâtre fort antique et fort beau » (181). Que conclure de cet examen de deux exemples ostensiblement disparates de narration par la main de Sophie de Hanovre? Si l’auteure qui trace dans les Mémoires sa vie depuis sa naissance à La Haye en 1630 jusqu’en 1681 avant le retour d’Ernst August de son hiver passé habituellement à Venise, n’envisageait que « donner quelque occupation à [son] esprit » (173), elle Le voyage en Italie dans les Mémoires et lettres de Sophie de Hanovre 191 nous fournit néanmoins un texte riche en événements, en portraits, et en coutumes où elle joue à la fois le rôle de témoin et d’acteur central. Son éditeur moderne, Dirk Van der Cruysse, souligne l’importance de ces Mémoires, en en signalant notamment la relation du voyage en Italie, un chapitre qu’il considère « particulièrement coloré [et] qui réjouira les historiens des mentalités » (11). Organisés chronologiquement d’après les étapes du voyage, les Mémoires présentent des tableaux grâces auxquels le lecteur moderne peut expérimenter les errances géographiques et culturelles d’une princesse allemande qui s’aventure dans un milieu distinct du sien. Si son récit vivant organise la pérégrination au gré de sa curiosité ou des divertissements observés auxquels Sophie a pris plaisir, son auteure ne néglige pas pour autant de nous transmettre des réflexions qui nous permettent un aperçu de son for intérieur : « On peut s’imaginer comme une Allemande comme moi se trouvait dépaysée dans un pays où l’on ne pense qu’à faire l’amour, et où les dames se croiraient déshonorées si elles n’ont des galants » (93). Dans les lettres écrites à son frère aîné, son « cher papa », le récit ou discours de Sophie s’accompagne d’une dimension intime et affective. Dès le début de la correspondance jusqu’à la fin, de l’avril 1664 au mars 1665, Sophie entremêle l’art du récit avec l’art de la conversation, parsemant sa relation au jour le jour des « raretés » (179) de l’Italie, et d’allusions aux personnes et aux lieux chers à Karl Ludwig. La dimension référentielle de ces lettres fait valoir le fonds de connaissances communes entre frère et sœur ainsi que des expressions constantes de reconnaissance de la part de Sophie qui avait laissé ses fils à la garde de Karl Ludwig. La première lettre offre un exemple des bouquets variés que constituent les paroles de Sophie : Nous irons voir les merveilles de ce lieu comme les reigers [hérons] de Hollande, mais le beau jardin de Heidelberg n’y sera pas, ni la conversation de mon cher Papa que j’y ai laissé, ni la petite légion de nos poupons s’embrassant et sautant par la verdure [...]. Mais on ne peut avoir tous les biens de ce monde à la fois. (178) Les deux dernières lettres mettent en valeur la culture biblique et littéraire partagée entre les correspondants. Dans l’une Sophie applique le passage biblique « die Jüngelein werden dein Lob aufbreiten » (246) (Math. 21.16) (Tu as tiré des louanges de la bouche des enfants) à l’un de ses fils envers qui Karl Ludwig avait été particulièrement attentif. Dans l’autre, écrite lors du voyage de retour, Sophie émet un souhait final concernant ses discours narratifs, soutenant le vœu d’une allusion littéraire qui prend en compte les températures rencontrées en traversant les Alpes : « J’espère me dégeler si bien sur votre Parnasse que mes relations vous paraîtront aussi mer- Christine McCall Probes 192 veilleuses que les paroles qui se dégelèrent dans l’île dont Rabelais parle très doctement » (248). 11 J’espère par cet examen des Mémoires et lettres de voyage de Sophie, une œuvre dont la première partie n’a été publiée qu’au XIXe siècle et qui doit sa préservation à Leibniz qui a copié le manuscrit de Sophie en estimant son style comme ayant « une force merveilleuse » (introduction 19), avoir apporté des réflexions valables sur les pratiques de genre au XVIIe siècle ainsi que sur la place narrative du « moi » dans les Mémoires comme dans les Lettres. 12 Ma démonstration de la mise en scène centrale du moi dans les deux genres peut offrir une modeste confirmation des propos de Marc Fumaroli qui conçoit « le moi méditant et central [comme] le seul principe d’unité au milieu de cette diversité capricieuse » qu’était la lettre humaniste laquelle il rapproche à l’essai montaignien. 13 11 Voir le chapitre 55 du Quart Livre. Œuvres complètes, éd. Jacques Boulenger. Bibliothèque de la Pléiade. Paris : Gallimard, 1955. 689-698. 12 Je tiens à remercier François Pichette pour ses précieux conseils linguistiques. 13 Voir son essai « Genèse de l’épistolographie classique : rhétorique humaniste de la lettre, de Pétrarque à Juste Lipse », Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1978, no. 6, 886-905. Ici, 888. Cité par Gérard Ferreyrolles dans « L’épistolaire, à la lettre », Littératures classiques 71 (2010) : 5-27. Ici, 9.
