Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2018
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Présentation
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Julien Perrier-Chartrand
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PFSCL XLV, 89 (2018) Présentation J ULIEN P ERRIER -C HARTRAND (U NIVERSITY OF C HICAGO ) Le présent numéro des Papers on French Seventeenth Century Literature trouve son origine dans une journée d’étude qui eut lieu le 16 mars 2018 au Center in Paris de l’Université de Chicago. Cette rencontre, intitulée Duels et duellistes sur la scène française au XVII e siècle, avait un double objectif. Dans un premier temps, elle se proposait d’établir une passerelle entre des chercheurs de différentes nationalités consacrant leurs travaux à la littérature française. Dans un deuxième temps, elle se présentait comme le lieu où ces chercheurs partageraient leurs plus récentes découvertes sur la question du duel et de ses représentations au théâtre. Or, nous osons ici l’affirmer en toute modestie, l’événement fut un succès sur ces deux fronts. Non seulement la journée nous permit de mettre en relation des intervenants de France, des États-Unis, du Canada, de Hongrie et du Japon, mais elle nous permit aussi de produire la première réflexion collective sur le duel dramatique dans la France du XVII e siècle 1 . Pour mettre cette réflexion en contexte, nous dirons, d’abord, que le duel clandestin de point d’honneur 2 a soulevé les passions dès son origine. Au XVII e siècle, le duel n’est pas, bien sûr, une pratique neuve 3 : les Francs, les Lombards et les Germains ont introduit la coutume du combat singulier 1 Jusqu’à présent, à peine quelques monographies historiques et quelques articles de critique littéraire se sont penchés sur la question. L’ouvrage de Norman A. Bennetton (Social Significance of the Duel in Seventeenth Century French Drama, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1938) demeure le seul travail littéraire substantiel traitant des représentations dramatiques du duel. 2 Nous utilisons ici l’expression « duel clandestin de point d’honneur » pour désigner les combats illégaux qui ont remplacé le duel judiciaire médiéval. Dans ces duels d’inspiration italienne, les combattants s’affrontaient à la rapière, après s’être prêtés à un processus d’appel strictement codifié (envoi d’un cartel fixant les modalités de l’affrontement). 3 Le duel ne disparaît pas non plus avec la fin du XVII e siècle. Le dernier duel officiellement répertorié en France eut lieu en 1967. Julien Perrier-Chartrand 248 sur le territoire français dès la chute de l’Empire romain. Ce qui est inédit, toutefois, c’est qu’à partir du règne d’Henri II, le duel, qui avait jusque-là pris la forme d’une pratique judiciaire réglée par l’autorité royale, ne sera plus légalement accordé. Les affrontements quittent l’arène officielle du champ clos pour gagner la clandestinité des prés, des cours et des venelles. De 1550 à 1650, les combats se multiplient à un rythme si soutenu que de nombreux contemporains n’hésitent pas à affirmer que duel et duellistes sont devenus « la maladie qui affecte les parties nobles du corps 4 » de l'État et la « peste ambulatoire 5 » de France. Conséquemment, les représentations de duels deviennent l’une des topiques les plus communes de la production écrite du XVII e siècle. Les poètes dramatiques, surtout, trouvent dans le combat singulier un élément de suspense adapté à l’impératif spectaculaire de la scène. Dans les années 1620-1640, alors que le théâtre n’est pas encore totalement assujetti à l’esthétique classique, le motif du duel devient une marque distinctive de la tragi-comédie, dont les formes et les thèmes se communiquent à tous les autres genres. Au fil du siècle, la fréquence des représentations physiques de duels diminuera progressivement, mais le combat et les valeurs chevaleresques qui le suscitent laisseront une empreinte indélébile sur le théâtre et la littérature de France. Ce sont donc, on l’aura compris, cette période d’extraordinaire effervescence - dont nous présenterons le panorama dans notre propre contribution - et ses prolongements qui se trouvent au cœur de ce volume. Dans un article intitulé « Le duel à l’épreuve du dérèglement tragique. Un motif tragi-comique emblématique du caractère problématique de l’héroïsation dans la tragédie classique », Yasmine Loraud se penche d’abord sur les significations génériques du duel. Plus précisément, elle montre de quelle façon un motif en général associé à la trame tragi-comique (un « marqueur du genre »), cristallise les enjeux se trouvant au cœur de la constitution d’un nouveau théâtre sérieux. La mise en scène du duel, plus qu’un problème dramaturgique, constituerait ainsi l’extension d’un questionnement moral sur la valeur de l’exploit individuel et de la gloire, au moment où la mise en place de la doctrine classique concoure à faire disparaître des scènes de théâtre les dernières survivances idéologiques du féodalisme. À partir de l’exemple emblématique de Corneille, elle montre de quelle façon les utilisations de la figure du combat singulier marquent le « déploiement d’un tragique de l’impuissance, auquel répond un héroïsme 4 Claude Sale, Advis sur les duels, Paris, J. Houzé, 1609, épître non paginée. 5 Guillaume Joly, La conjuration contre les duels, Paris, P. Chevalier, 1613, p. 13. Présentation 249 non plus guerrier, mais fondé sur la constance ou se prouvant par le sacrifice ». Ce nouveau tragique de l’impuissance, basé sur les mouvements de l’âme et des passions plutôt que sur l’action chevaleresque, ne sera toutefois pas dépourvu de combats. Esther Van Dyke montre dans son analyse de Bérénice (pièce emblématique, s’il en est une, de la tragédie sans tragique, inspirée par l’élégie et portée seulement par cette fameuse tristesse majestueuse) que les héroïnes raciniennes sont, à leur façon, des duellistes. Les « lames verbales » qui composent leur discours témoigneraient ainsi d’une intériorisation des modalités du combat singulier. « [Racine], écrit Van Dyke, transforme également le danger physique, et donc visible, d’une épée brandie par un adversaire, et remplace cette dernière par une chose beaucoup plus menaçante et plus dangereuse pour un personnage de théâtre : la parole ». Bérénice se structurerait donc autour de trois duels rhétoriques entre Titus et le personnage éponyme. Si les représentations de duels sont d’abord, comme l’ont montré Loraud et Van Dyke, une réalité de la scène « sérieuse », elles ne lui sont toutefois pas exclusives. Céline Candiard présente, par l’entremise des personnages de valets, trois grandes étapes de l’évolution des représentations du duel dans la comédie. Elle montre d’abord que les duellistes poltrons des pièces comiques de la première moitié du siècle proposent des images négatives des grandes figures héroïques, qu’elles contribuent, par contraste, à affermir plus qu’à tourner en dérision. Elle présente ensuite la révolution que causa Scarron, avec son Jodelet duelliste, en imposant « un nouveau paradigme [qui transforma] la valeur du duel sur la scène théâtrale : de simple représentation d’une pratique sociale polémique, il en a fait un motif comique, émancipé d’une référentialité stricte et tirant sa valeur de sa force spectaculaire ». Enfin, elle formule - avec la prudence que doit bien sûr impliquer l’analyse d’un théâtre dont on conserve peu de traces écrites - l’hypothèse que ce nouveau paradigme trouve, à la fin du siècle, une illustration chez les Italiens. Pour ceux-ci, les combats ne sont plus des éléments porteurs d’une charge politique. Ils « ne constituent ni un enjeu dramaturgique important, ni même un effet spectaculaire essentiel, mais un élément parmi d’autres permettant aux comédiens de faire démonstration de leur virtuosité et de leur agilité ». Dans le même esprit, Alex Bellemare nous invite, dans un texte intitulé « Le duel au risque du ridicule. Violence et expression de soi dans l’histoire comique du XVII e siècle », à quitter la scène pour examiner les représentations de combats singuliers dans quelques ouvrages emblématiques de la production narrative burlesque. Plus précisément, son article présente les trois différentes configurations textuelles qu’utilisent Onésime de Clairville, Julien Perrier-Chartrand 250 Tristan, Scarron, Cyrano et Furetière pour représenter le duel. Bellemare met ainsi au jour un ensemble de procédés permettant aux auteurs de désacraliser l’honneur aristocratique et de mettre en scène l’affirmation de l’individu « déclassé ». En d’autres termes, il montre que le duel, par la voix spécifique de l’histoire comique, peut exprimer une volonté de reconnaissance sociale nouvelle, fondée notamment sur des valeurs étrangères à la tradition d’héroïsme nobiliaire. « À la façon du carnaval et du motif du mundus inversus, écrit-il, les bagarres sont, dans une perspective sociale, politique et anthropologique, un désordre qui crée un ordre nouveau ». Enfin, les deux articles qui viennent clore ce recueil ne quittent l’aspect théâtral du duel que pour mieux y revenir. Ils nous révèlent, en effet, que le combat, tout en conservant une dimension intrinsèquement dramatique, ressortit, au cours du XVII e siècle, à ce que Marcel Mauss nomme un « fait social total 6 ». C’est ainsi qu’Helga Zsak montre qu’en fonction de son traitement dans la fiction la figure du duel peut constituer une illustration privilégiée du passage de la justice féodale, basée sur la vengeance et l’intransigeance de l’honneur, à la justice systématique et institutionalisée. Après une scrupuleuse analyse de l’importance des passions et des enjeux de leur contrôle au début de l’Ancien Régime, elle évoque l’exemple du Cid pour montrer de quelle façon l’opposition entre diverses formes de combats cristallise le processus d’appropriation de la « violence légitime » par un pouvoir politique qui met en place, en se centralisant et en disciplinarisant la noblesse, une version initiale de l’État moderne. Patrick Rebollar se propose, finalement, d’examiner la place qu'occupe le duel dans le corpus de Mazarinades appartenant à l'Université de Tokyo. Il présente d’abord cette étonnante collection japonaise de pamphlets, son histoire, sa provenance, sa composition, puis il se livre à une soigneuse recherche lexicale, qui lui permet de souligner la « théâtralité textuelle du mot “duel » dans cet ensemble de textes. Il montre ainsi que le duel, ses modalités et les valeurs qui le sous-tendent, occupe une place de première 6 « Les faits que nous avons étudiés sont tous, qu’on nous permette l’expression, des faits sociaux totaux ou, si l’on veut - mais nous aimons moins le mot -, généraux : c’est-à-dire qu’ils mettent en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions (potlatch, clans affrontés, tribus se visitant, etc.) et dans d’autres cas seulement un très grand nombre d’institutions, en particulier lorsque ces échanges et ces contrats concernent plutôt des individus. » Marcel Mauss. Essai sur le don. Paris, Presses universitaires de France, 2007, p. 234. C’est aussi à cette conclusion qu’en venait François Billacois dans son étude de la réalité historique et psychosociologique du duel aux XVI e et XVII e siècles. François Billacois, Le duel dans la société française des XVI e et XVII e siècles. Essai de psychosociologie historique, Paris, EHESS, 1986. Présentation 251 importance dans les configurations intellectuelles de la culture frondeuse. « Sur ce champ clos de la Fronde, […] se déroule une succession ou une superposition de duels qui ne se résument pas seulement au duel caricatural entre le frondeur et Mazarin ni au duel socio-économique entre les officiers royaux et la noblesse d’épée », mais qui constituent aussi des duels éminemment poétiques, adoptant, dans l'arène polémique, la forme des combats se déroulant dans la rue. Ce sont donc, présentés de manière synthétique, les enjeux des contributions que nous retrouvons dans ce volume. Celles-ci, nous le soulignons à nouveau, fournissent certaines des premières analyses du motif du duel dans le théâtre (et plus largement la production écrite) du XVII e siècle. Or, ces analyses, tant par les modèles qu’elles proposent que par les questions qu’elles soulèvent, mettent en évidence que la question du duel se trouve à la fois au centre de la matière dramatique et de la vie littéraire. Fontenelle n’affirmait-il pas, en effet, que l’histoire des deux Bérénice était, à l’image de la vie théâtrale du XVII e siècle, « un duel dont tout le monde connaît l’histoire 7 » ? En adoptant le lexique du combat singulier et de l’escrime dans la mise en scène de leurs querelles, les acteurs du champ littéraire nous invitent à nous pencher avec une attention redoublée sur un fait social dont les modalités et la « liturgie » contaminent toutes les étapes de la vie théâtrale et intellectuelle. Les réflexions composant ce volume sont donc, sans aucun doute, d’un intérêt significatif pour les historiens de la littérature, mais aussi, plus généralement, pour les chercheurs - sociologues, ethnologues politicologues ou historiens des idées, pour ne nommer qu’eux - des autres disciplines des sciences humaines qui s’intéressent aux configurations intellectuelles du siècle de Corneille et Racine. Nous espérons donc, humblement, que les textes de nos contributeurs pourront servir à bâtir des ponts entre ces savoirs. Avant de céder la place à nos contributeurs, toutefois, nous désirons remercier tous ceux qui ont rendu possible la création et la publication de ce volume. Nous voudrions remercier les membres du personnel du University of Chicago Center in Paris et du France Chicago Center pour 7 Fontenelle écrivait : « Bérénice est un duel dont tout le monde sait l’histoire ». Bernard de Fontenelle. « Vie de M. Corneille, avec l’histoire du théâtre français jusqu’à lui, et des réflexions sur la poétique », éd. Alain Niderst, dans Œuvres complètes t. III, Paris, Fayard et CNRS, 1989, p. 103. Plus récemment, c’est aussi le lexique du duel qu’adopte Sandrine Blondet pour aborder la concurrence théâtrale dans la première moitié du XVII e siècle. Voir à ce propos : Sandrine Blondet, Les pièces rivales des répertoires de l’Hôtel de Bourgogne, du Théâtre du Marais et de l’Illustre Théâtre. Deux décennies de concurrence théâtrale parisienne (1629-1647), Paris, Honoré Champion, 2018, p. 11. Julien Perrier-Chartrand 252 l’aide précieuse qu’ils nous ont apportée dans l’organisation de notre journée d’étude. Nous désirons aussi offrir nos plus sincères remerciements à M. Rainer Zaiser qui a accepté de recevoir nos contributions dans Papers on French Seventeenth Century Literature. Sans plus tarder, nous vous présentons ce numéro intitulé Duels et duellistes sur la scène française au XVII e siècle, résultat des réflexions de chercheurs d’horizons divers qui, à l’instar des duellistes, ont partagé par le biais du combat (mais sans violence ni véhémence) le plaisir de la fraternité et de la connivence. Bibliographie Sources Fontenelle, Bernard de. « Vie de M. Corneille, avec l’histoire du théâtre français jusqu’à lui, et des réflexions sur la poétique », éd. Alain Niderst, dans Œuvres complètes t. III. Paris, Fayard et CNRS, 1989. Joly, Guillaume. La conjuration contre les duels. Paris, P. Chevalier, 1613. Sale, Claude. Advis sur les duels. Paris, J. Houzé, 1609. Études Bennetton, Norman A. Social Significance of the Duel in Seventeenth Century French Drama. Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1938. Billacois, François. Le duel dans la société française des XVI e et XVII e siècles. Essai de psychosociologie historique. Paris, EHESS, 1986. Blondet, Sandrine. Les pièces rivales des répertoires de l’Hôtel de Bourgogne, du Théâtre du Marais et de l’Illustre Théâtre. Deux décennies de concurrence théâtrale parisienne (1629-1647). Paris, Honoré Champion, 2018. Mauss, Marcel. Essai sur le don. Paris, Presses universitaires de France, 2007.