Vox Romanica
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Francke Verlag Tübingen
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1993
521
Kristol De StefaniL’énonciation grammaticale au XVIie siècle
121
1993
Marc Bonhomme
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L' enonciation grammaticale au XVIi e siecle Menage critique de Vaugelas S'il est une epoque ou l'enonciation grammaticale constitue un sujet interessant pour la recherche linguistique, c'est bien le xvn e siede fran�ais avec l'elaboration du «bon usage». Celui-ci voit en effet le jour a travers une grammaire en acte, polarisee autour de multiples debats, revirements ou productions contradictoires qui attestent autant de fluctuations dans la selection des pratiques langagieres a eliminer et des constantes a instituer en regles. Cette grammaire en acte se double d'une grammaire sociale et mondaine avec l'importance des discussions des Salons et des cerdes philologiques dans la genese d'un fran�ais standard. De la sorte, predomine alors moins la grammaire comme produit fini que comme production, avec les inevitables problemes poses par le statut enonciatif des grammairiens et la validite de leurs decisions. La reference de cette grammaire en gestation est fournie par les Remarques sur La Langue fran<; aise de VAUGELAS qui sont publiees en 1647 et qui fonctionnent comme le premier maillon d'une chaine intertextuelle composee de nombreux ouvrages critiques echelonnes sur une quarantaine d'annees, dont les auteurs sont le plus souvent laudatifs, parfois reserves ou meme hostiles envers les positions de leur celebre predecesseur: La Liberte de La Langue franr;aise dans sa purete de DuPLEIX (1651), les Doutes sur La Langue franr;aise (1674) et les Remarques nouvelles sur La Langue franr;aise (1675) de BouHOURS, les Remarques sur La Langue franr;aise de Monsieur de VaugeLas (1687) de CoRNEILLE, les Reflexions sur l'usage present de La Langue franr;aise (1688) de BoISREGARD ... Mais la contribution la plus dense et la plus caracteristique dans ce dialogisme grammatical est celle de MENAGE qui fait paraitre en 1672 ses Observations sur La Langue franr;aise 1 • On retrouve chez Menage la meme orientation globale que chez Vaugelas: une visee theorique consistant a fixer le meilleur usage synchronique possible de la langue; une methodologie fragmentee, faite de remarques desordonnees, ponctuelles, plus portees sur la micro-grammaire que sur les grandes regularites de la langue ... Par-dela ce mimetisme entre l'initiateur et l'un de ses continuateurs, les Observations de Menage forment l'un des jalons les plus importants pour le debat du XVII e siede sur l'usage, non seulement parce qu'elles revelent un grammairien incisif et talentueux, aux orientations conceptuelles et culturelles fre- 1 En 1676, Menage ajoutera un second tome a ses Observations, principalement consacre a sa polemique contre Bouhours. Notre etude concerne principalement le premier tome qui porte sur l'exegese de Vaugelas. L'enonciation grammaticale au XVII e siede 209 quemment en porte-a-faux avec ses contemporains, mais surtout en ce qu'elles montrent les veritables enjeux de la construction du bon usage, a partir des variantes lectales heritees de la Renaissance. A cet egard, l'ouvrage de Menage d'ordinaire sous-estime 2 peut etre apprehende comme un cas exemplaire d'enonciation grammaticale, a travers les deux problemes qu'il pose: comment se comporte un grammairien vis-a-vis d'un discours grammatical qu'il cite? En quoi cette mention d'un discours grammatical autre fonctionne comme revelateur pour sa propre ideologie sur la langue? Notre propos est d'examiner quelques aspects saillants de cette edification d'une norme a deux voix, fragile et imperfective. 1. La responsabilisation du discours-source de Vaugelas Pres du quart des observations de Menage consistent en des commentaires sur les Remarques de Vaugelas, lesquels suivent le processus de la reprise citationnelle, saus la forme du discours indirect ou du discours resume. Or la plupart des remarques de Vaugelas emanent d'une source enonciative flaue et difficile a identifier. Cette incertitude est due a plusieurs facteurs. Elle s'explique d'abord par le caractere meme de Vaugelas dont la timidite, la prudence et l'attachement scrupuleux a la bienseance empechent les prises de position trop tranchees. Interviennent ensuite les conditions de redaction des Remarques, d'inspiration heterogene en ce qu'elles sont couramment l'echo de debats anterieurs, a l'Academie ou dans les assemblees lettrees, dont Vaugelas se fait le catalyseur. A cela s'ajoutent les contradictions memes de Vaugelas dans sa production grammaticale, puisqu'il hesite entre le statut de grammairien-miroir, «temoin» ou «greffier» de l'usage, et celui de grammairien-decideur aux positions parfois tranchees 3 • Or retraite dans l'enonciation citante de Menage, un tel discours eclate et polymorphe subit une modification radicale, perceptible tant sur le plan de la mise en scene enonciative de Vaugelas que sur celui des verbes de locution qui l'introduisent. 2 BouvrnR 1970: 57 resume bien Je discredit qui frappe ! es Observations: «On comprend que cet ouvrage, ou l'auteur songeait moins a perfectionner Ja langue qu'a etaler ses vastes connaissances, n'eftt guere eu d'influence, si Menage n'eftt pas ete tant en vogue et tant en renom parmi ! es beaux esprits». Ace reproche s'ajoutent ! es difficultes de lecture de l'ouvrage («his prose heavy and difficult to read», comme Je note AYRES-BENNETT 1987: 208), Menage n'ayant «ni le tact ni l'elegance de Vaugelas» aux dires de STREICHER 1970: XXIX. 3 Cf. a ce propos notre contribution presentee aux quatriemes Rencontres regionales linguistiques de Bäle en septembre 1992: «Les Remarques de Vaugelas sont-elles polyphoniques? » et a paraitre dans ! es Actes de ce colloque. 210 Marc Bonhomme 1.1. Les transformations de la voix enonciative de Vaugelas On releve dans les Remarques de Vaugelas au moins trois modalites enonciatives qui, prises en charge par Menage, sont simplifiees et filtrees selon une attribution uniforme et partiale. De temps a autre, Vaugelas developpe dans ses Remarques un discours monophonique (RouLET 1985: 72), non seulement redige, mais encore pris en charge par son auteur. Dans ce cas, l'enonciation de Vaugelas se trouve taut normalement reprise par une attribution monophonique de Menage, le «j'ecris et j'assume» du premier se convertissant en un «il ecrit et il assume» dans le discours citant du second. Cela peut se faire par le biais d'une reformulation au style indirect, la remarque de Vaugelas «Precipitement, ou precipitamment» (164): Precipitement est bon, mais precipitamment est beaucoup meilleur, et j'en voudrois tousjours user devenant dans l'observation correspondante de Menage (252): «Monsieur de Vaugelas dit que precipitement est bon». La reformulation peut aussi adopter le procede du discours resume, lorsque Menage rapporte la remarque «Gracieux» (526) de Vaugelas: «Ce mot ne me semble point bon quelque signification qu'on luy donne (...)» avec la tournure reduite (272): «Monsieur de Vaugelas a condamne ce mot en toutes ses significations». Mais le plus souvent, loin d'endosser isolement son discours grammatical, Vaugelas le construit avec d'autres enonciateurs, transcrivant leurs decisions dans un enonce polyphonique 4 , taut en prenant egalement parti vis-a-vis d'eux avec une attitude de confirmation, de circonspection ou de dementi. 11 est alors possible de parler de polyphonie partagee, paraphrasable en un «j'assume avec d'autres». Or quand Menage mentionne de telles remarques, il omet la contribution des autres enonciateurs, pla�ant celles-ci saus la responsabilite exclusive de Vaugelas. Transposant la voix plurielle du discours cite en une voix unique, cette ellipse de la multiplicite enonciatrice caracterise plusieurs commentaires de Menage, a l'exemple de l'observation «A travers: au travers» (112) dont le but est le reexamen de la remarque de Vaugelas du meme titre (250).La plus grande partie de cette derniere consiste en une synthese resultant du consensus de diverses sources grammaticales et approuvant au travers, a laquelle Vaugelas mele sa voix, notamment lorsqu'il fait une restriction finale sur la variante de cette tournure: Tous deux sont bons, mais au travers est beaucoup meilleur, et plus usite ... C'est l'opinion commune et ancienne, mais depuis peu il y en a et des Maistres, qui commencent a dire a travers de ... Pour moy je ne Je voudrois pas faire. 4 Ce terme est a prendre dans son acception usuelle de discours eclate, issu de plusieurs voix enonciatives. Cf. MAINGUENEAU 1987: 54. L'enonciation grammaticale au XVII 0 siecle 211 Cette polyphonie partagee se reduit en monophonie stricte dans le retraitement de Menage qui transforme la construction collective de la regle en decision unilaterale de Vaugelas: «M. de Vaugelas a decide qu'au travers estoit beaucoup meilleur et plus usite qu'a travers». Ce parti-pris de Menage est davantage revelateur lorsqu'il affecte chez Vaugelas une polyphonie partagee qui cesse d'etre explicitee par le deictique personnel «je» suivi d'un verbe comportatif pour se voir suggeree par des morphemes subjectifs plus diffus. C'est ainsi que Vaugelas dissout volontiers son engagement personnel dans un «on» ou un «nous» davantage distancies, ces enallages ambigus le mettant en connivence avec d'autres instigateurs de l'usage, taut en preservant sa contribution enonciative. On releve entre autres ce type de polyphonie partagee et ambivalente dans la remarque «Ordres pour un Sacrement» (367): On demande s'il Je faut faire masculin ou feminin. On respond qu'il est l'un et l'autre, non pas indifferemment, mais selon la situation oii il est. Par exemple, M. Coeffeteau et tous ! es bons Autheurs escrivent les sainctes Ordres, et cependant tout Je monde dit, et escrit les Ordres sacrez, et non pas sacrees. Retraite par Menage (obs. «Ordre», 158), le «on» en demi-teinte formule par Vaugelas s'estompe pour laisser place a la pleine personne de ce dernier formellement mise en relief en position de sujet: «M. de Vaugelas veut qu'on dise les Saintes Ordres, et les Ordres sacrez». Parallelement, au terme d'une manipulation qui ne manque pas d'aplomb, l'usage attribue par le redacteur de la remarque a «M. Coeffeteau», a «tous les bons autheurs» ou a «taut le monde» disparait completement, une telle omission faisant eclater la polyphonie initiale du texte-source. Le deplacement de la source discursive effectue par Menage est encore plus net quand il tauche des remarques de Vaugelas qui se developpent selon le principe de la polyphonie stricte. Par ce terme, nous entendons les cas ou Vaugelas se contente de mettre en scene un ou plusieurs enonciateurs, lui-meme s'abstenant de prendre position et se comportant en locuteur au sens de DucRoT 1980: 38-44, c'est-a-dire en transcripteur d'une «an-regle» arretee par d'autres. Une telle attitude qui repond aux intentions affichees dans la preface des Remarques et qui fait de Vaugelas un spectateur plus ou moins distant du debat grammatical se rencontre dans une remarque comme «Epitaphe» (32): «Les uns font Epitaphe masculin, les autres feminin; mais la plus commune opinion est qu'il est feminin». La encore, filtres a travers le discours citant de Menage, le «X enoncent» et le «�a decide» de l'usage se convertissent en un «il enonce», a savoir en un discours cite a nouveau monophonique qui focalise et interiorise la responsabilite collective sur Vaugelas. Translation de voix dont temoigne l'observation «Epitaphe» (146): «M. de Vaugelas veut qu'il ne soit plus presentement que feminin». 212 Marc Bonhomme Enfin, il arrive frequemment que dans le discours de Vaugelas la source de la regle exposee soit indecidable du fait de son caractere implicite. Considerons la remarque «Promener» (20): 11 faut dire et escrire,promener, et non pas pourmener. Tantost il est neutre ...Tantost neutrepassif ... Et tantost actif ... Qui est a la base de cet enonce? L'usage, la Cour, tel ecrivain, Vaugelas lui-meme? Il est impossible de le dire, son support enonciatif restant dans l'ombre et laissant libre cours a toutes les hypotheses. Pourtant, dans son observation «Promener» (366 ), le doute n'effleure pas l'esprit de Menage, puisqu'il explicite la voix du seul Vaugelas, lui pretant ! 'initiative de la regle: «Monsieur de Vaugelas ... dit que ce mot est quelquefois neutre. » 1.2. Le jeu sur les verbes de locution On releve ainsi toute une convergence dans le rapport citationnel de Menage envers Vaugelas.Alors que les Remarques sur la langue franraise sont disparates et eclatees au niveau enonciatif, Menage les recentre invariablement sur l'autorite etroite de leur auteur en les mentionnant comme monophoniques. Une telle attribution restrictive de l'acte grammatical se confirme lorsqu'on examine les verbes de locution qui introduisent, dans les Observations, le discours rapporte des Remarques. L'attitude pretee a Vaugelas y est rarement neutre. Dans ce cas, le discours citant de Menage se borne a developper des verbes objectifs, enregistreurs de l'enonce transcrit, en general de type declaratif. Ces derniers peuvent faire etat d'un acte assertif global: «M. de Vaugelas dit » (obs. «Pleurs», 159s.). Ils peuvent aussi decomposer l'acte locutoire de Vaugelas en ses differentes phases, additives: «Il ajoute » (obs. «Quanta moi», 426s.) ou conclusives: «Il conclut » (obs. «Fond», 172s.). Le cas echeant, le comportement confere a Vaugelas se specifie en un acte intellectuel plus precis: «M. de Vaugelas a remarque » (obs. «Possible», 497); «M. de Vaugelas a observe » (obs. «Recouvert», 463ss.). Mais ordinairement la conduite supposee de Vaugelas se charge d'une forte dose de personnalisation, avec une mutation subjective de l'enonciation citee. C'est ainsi que Menage assigne deux grands actes de langage a Vaugelas: - Secondairement des actes pathemiques selon la terminologie de GREIMAS- CouRTES 1986: 165, la grammaire devenant pour celui-ci une affaire d'appreciation, a resonance caracterielle ou instinctive. L'auteur des Remarques y est alors presente comme un decideur capricieux, filtrant le bon usage selon ses humeurs du moment. Les actes pathemiques attribues a Vaugelas dans les Observations sont tantöt globaux: «M. de Vaugelas ne peut souffrir » (obs. «Superbe», 122 ); L'enonciation grammaticale au XVII 0 siede 213 tantöt disjonctifs, avec une orientation vers le pöle positif: «M. de Vaugelas prefere» (obs. «S'il faut dire vieil, ou vieux», 42) ou vers le pöle negatif: «Ce mot deplait a M. de Vaugelas» (obs. «Ambitionner», II: 475). - Principalement des actes directifs au sens de SEARLE 1982: 53, Vaugelas etant depeint sous les traits d'un potentat grammatical, a l'autorite imperieuse et aux decisions peremptoires. La encore, l'acte directif presume par Menage chez Vaugelas peut etre global, occasionnellement conciliant: «M. de Vaugelas permet de dire» (obs. «Philippes», 413), mais dans la majorite des cas tyrannique, avec une profusion de «M. de Vaugelas veut», introduction locutive de loin la plus frequente dans les mentions du discours vaugelasien (obs. «Epigramme», 145 - «N'ont-ils pas fait? », 383). L'acte directif se fait egalement selectif, Vaugelas etant des lors dote d'un comportement verdictif dans l'acception d'AusTIN 1970: 153, refusant ou acceptant tel tour langagier. A ce moment, le champ metaphorique du pouvoir laisse la place a celui de la justice. Dans le cadre de l'exclusion de la non-regle, cela peut aller du simple bläme («Il a repris un de nos plus fameux auteurs» [obs. «Jaillir», 124]) a la sentence radicale («M. de Vaugelas a condamne» [obs. «A present», 389s.]). Dans celui de la preconisation de la regle, Menage octroie a Vaugelas toute la palette des actes judicatoires qui oscillent entre la sentence banale («M. de Vaugelas a decide» [obs. «S'il faut dire trouver, ou treuver», 380ss.]), la resolution audacieuse («M. de Vaugelas a prononce hardiment» [obs. «Si l'on peut dire jusque et jusques», 81ss.]) ou le couperet sans appel («Il a tranche net» [obs. «S'il faut dire cueillera et recueillera, ou cueillira et recueillira», 174]). Au bout du compte, reinterpretee par le discours citant de Menage, l'attitude enonciative de Vaugelas dans ses Remarques conjugue les traits de la responsabilite maximale et de la subjectivite dominante, ce qui est a l'oppose du titre de l'ouvrage, le terme de «remarques» affichant une distanciation et une neutralisation de son locuteur. Habituellement situee dans la premiere partie des observations de Menage, cette systematisation partiale de l'enonciation-source projette au premier plan la personnalite de son devancier et confere une autorite renforcee a ses enonces. Une telle mise en exergue va permettre a Menage de mieux cibler et de manipuler le contenu meme des remarques, selon deux traitements inegaux qui occupent en principe la seconde partie des observations. 2. L'approbation du discours-source de Vaugelas Il arrive a Menage d'enteriner la teneur des remarques de Vaugelas, le discours citant du premier epousant le discours cite du second dans un mouvement de coenonciation. Dans ce cas, le processus de responsabilisation de Vaugelas que nous venons de constater le transforme en garant incontestable de l'usage, ses jugements 214 Marc Bonhomme fonctionnant comme autant d'arguments d'autorite auxquels Menage se plie de banne grace. Pleinement conforme avec la reputation qu'avait Vaugelas dans les annees 1650-1680, sa validation comme grammairien-oracle suit deux modalites inegales. 2.1. L'approbation non argumentee dominante La plupart du temps, lorsque Menage admet les considerations de Vaugelas, il n'en dit pas les motifs. La raison en est que l'argumentation se trouve deja generalement dans les Remarques et qu'il suffit de s'y referer par un simple renvoi. Ce defaut d'explication est aussi justifie par le fait que ce processus d'adhesion concerne prioritairement des problemes lexicaux peripheriques portant sur la prononciation, le genre ou le nombre de divers vocables et ne necessitant pas de longs developpements. Au degre minimal, Menage se contente de corroborer par une formule confirmative le discours cite de Vaugelas. Elle peut etre phrastique, comme dans l'observation «Relasche» (164): «M. de Vaugelas veut qu'il soit tousjours masculin. Je suis de son avis»; ou adverbiale, a l'exemple de l'observation «S'il faut dire naviger, ou naviguer» (391): «Monsieur de Vaugelas a fort bien decide qu'il faloit dire naviger». A un degre intermediaire, Menage co-asserte la position de Vaugelas en la restituant dans son cadre dialogique, elargissant le debat et dynamisant l'arriereplan interactif de la regle en formation. D'une part, Menage renforce assez souvent la formulation de Vaugelas en la completant par la confirmation d'une autre source: Anagramme: M.de Vaugelas veut qu'il soit tousjours feminin; et je suis de son avis. C'est aussi de ce genre que l'a fait M.Volletet dans ! 'Epigramme contre ! es Anagrammatistes qu'il m'a fait l'honneur de m'adresser. (138) D'autre part, il peut approuver Vaugelas, tout en mentionnant la contre-attestation minoritaire de tel ou tel auteur: Exemple: M.de Vaugelas a fort bien decide qu'il estoit feminin en Ja signification de patron ...; et que dans l'autre signification il estoit masculin (...). Renier l'a pourtant fait aussi feminin dans cette derniere signification. (149) Parfois, la contextualisation dialogique se fait plus ample, pour peu que Menage abonde dans le sens de Vaugelas en reactualisant l'extension et la complexite du debat sur la variation langagiere de certains termes. Cette fluctuation entre plusieurs usages possibles caracterise entre autres l'observation «Equivoque» (147): L'enonciation grammaticale au XVII e siede 215 Le mesme M. de Vaugelas veut qu'il soit tousjours feminin [DECISION CITEE]; et je suis en cela de son avis [CO-ASSERTION DE MENAGE], quoyque Du Bellay ... l'ait fait masculin [ANTI-USAGE DE DU BELLAY].Le Pere Chiflet l'aime mieux aussi feminin [CO-ASSER- TION CONFIRMATRICE]. De temps a autre, Menage ne se contente pas de retablir les entrelacements enonciatifs des remarques ponctuelles de Vaugelas qu'il approuve, mais il leur ajoute un complement de contenu, participant a la construction de la regle en train de s'elaborer et la regenerant quelque vingt-cinq annees apres sa premiere formulation. Soit l'observation «Gens» (60). La premiere partie de celle-ci consiste en une reprise filee au style indirect de la remarque de Vaugelas du meme titre (462). La matrice explicative fournie par ce dernier est alors endossee par Menage, son discours s'entremelant, dans une fusion etroite, avec le discours rapporte de la remarque. Concordance des deux assertions que nous figurons en caracteres gras: Monsieur de Vaugelas a remarque que gens estoit tonsjonrs mascnJin dans tontes ses significations; excepte dans celle de personnes, dans laquelle il est feminin, si l'adjectif Je precede; et mascnlin si l'adjectif Je snit. Ainsi on dit: J'ay vu des gens bien faits; bien resolus. On dit an contraire, Voila de bei/ es gens; Ce sont de softes gens, de fines gens; de bonnes gens. 11 a aussi remarque que cette reigle souffroit nne exception, qui est qu'apres l'adjectif tout, ce mot de gens estoit tonsjonrs mascnlin, comme il paroist par ces exemples, Tous les gens de bien; Tous Jes honnestes gens et que Menage lui-meme explicite dans un mouvement conclusif: «Ces choses sont tres bien remarquees. » Mais l'observation de Menage se poursuit par une relance exegetique qui relativise la regle co-enoncee a l'aide d'eclairages complementaires, de nature diachronique: «J'ajoute aux Remarques de M. de Vaugelas que ce mot, en la signification de nation, se disoit autrefois au singulier » , litteraire: «Mais aujourd'huy, il n'est plus guere en usage qu'au plurier; si ce n'est en vers burlesques » , ou semantique: «J'ajoute encore aux Remarques de M. de Vaugelas que gens ne se dit point d'un nombre precis » . Enfin, l'adhesion de Menage aux Remarques de Vaugelas peut se faire d'une fas;on plus diffuse, non plus sur leur contenu meme, mais par mimetisme methodologique. On connait la remarque «Terroir, terrain, territoire» (74) de Vaugelas, dans laquelle il essaie de fixer les spheres d'emploi de ces parasynonymes selon des criteres pragmatiques. Sur ce modele taxinomique dont il felicite Vaugelas, Menage construit par analogie l'observation «Taux, taxe, taxation» (507): «Monsieur de Vaugelas a fait une banne remarque sur ces trois mots ... On en peut faire une semblable sur ces trois autres, taux, taxe, et taxation». S'appuyant sur la ressemblance phonetique et rythmique de ces deux series qui commencent par le meme phoneme et qui reposent sur un canevas ternaire, Menage se livre a une analyse comparative de ces nouveaux vocables, pratiquant comme en osmose une demarche distributionnelle identique a celle de Vaugelas en ventilant leur specificite respective dans le langage commercial. 216 Marc Bonhomme 2.2. L'approbation argumentee episodique Beaucoup plus rarement et lorsqu'il est question de problemes davantage grammaticaux que lexicaux, au lieu d'enteriner brievement les propositions ou la procedure grammaticale de Vaugelas, Menage donne les motifs de son approbation en developpant une argumentation qui rationalise les choix de celui-ci. Dans cette legitimation dialogique de l'enonce cite, qui fait de Menage le justificateur de l'usage pröne par Vaugelas, il faut reconnaitre que les raisons avancees par Menage sont succinctes et sommaires quant a leur force persuasive. L'approbation argumentee de Menage peut etre indirecte, a l'exemple de l'observation «Mien, tien, sien» (96) qui rend campte de la remarque correspondante de Vaugelas. Menage y approuve en premier lieu le commentaire de ce dernier, constatant la deperdition de ces formes dans le beau style. Neanmoins, il lui reproche par la suite de ne pas avoir prouve le bien-fonde de ses considerations: «Mais il n'en a pas dit la raison » . Bien-fonde que Menage releve dans une source exterieure: «Je viens de la trouver dans la Grammaire Generale et Raisonnee». Apres quoi, il se borne a reprendre la regle formulee par les grammairiens de Port- Royal sur la distribution morphosyntaxique des series Mien! Tien/ Sien et Mon/ Ton/ Son. Parfois Menage motive directement par lui-meme la pertinence de certaines remarques de Vaugelas, l'approche constative et mondaine de celui-ci se voyant enrichie par la perspective plutöt intellectuelle de celui-la. Mais a ce niveau, l'argumentation de Menage est fort discrete, se limitant a des petitions de principe banales, surtout quand il s'agit de prouver la justesse d'une remarque de Vaugelas par la doctrine dominante du bei usage, comme dans l'observation «Quasi» (491): «Je suis pour M. de Vaugelas contre M. de la Mothe-le-Vayer et contre Dupleix. Quasi n'est plus du bei usage, si ce n'est en certains endroits». D'ailleurs, de telles ebauches d'explication se situent habituellement en arriere-plan dans la structure des observations. Elles revetent alors la forme d'une proposition incidente, a l'image de l'observation «Prochain. Voisin» (518) qui approuve la construction preconisee par Vaugelas pour ces deux adjectifs et qui se poursuit par cette breve declaration : «Et pour une plus grande perfection, j'en userois toujours ainsi. » Elles prennent egalement l'aspect d'une addition argumentee, comme dans l'observation «Bestail et bestial» (581) ou, apres avoir felicite Vaugelas pour sa decision sur ces termes, Menage confirme son bon choix par une annexe syntaxique signalant la distribution BestaillBestiaux. On releve ainsi fa et 1a chez Menage une connivence envers Vaugelas dans la construction de la norme, bien qu'elle ne deborde guere le stade de la confirmation enonciative ou du complement explicatif. Cette connivence est comprehensible, vu que tous deux se placent dans la meme optique du vernaculaire tel qu'il doit etre parle et qu'ils partagent le meme goftt pour la clarte et la precision du langage. II existe du reste une certaine estime entre les deux hommes, Vaugelas demandant a L'enonciation grammaticale au XVII e siede 217 Menage son avis sur ses Remarques avant leur parution et discernant en lui «un des oracles de notre langue, aussi bien que de la grecque et de la latine» (cf. SAMFI- REsco 1971: 286). De son cöte, outre qu'il s'efforce de prendre le ton et les procedes de Vaugelas dans ses recherches grammaticales, Menage ecrit: «M. de Vaugelas estoit un fort honneste homme; ce que j'estime beaucoup plus que d'estre un savant homme» (Obs. II: 70). Mais c'est souvent chez les theoriciens integres dans le meme courant de pensee que les querelles de detail sont les plus vives. Ce qui ne manque pas de se produire entre Vaugelas et Menage dont les reproches sur les Remarques sont beaucoup plus importants que les approbations. 3. La contestation du discours-source de Vaugelas En fait, derriere les amabilites de surface, transparait un certain malaise entre Menage et Vaugelas, le premier n'hesitant pas a denigrer le second 5 et le second redoutant la «mordacite» du premier si l'on en croit TALLEMANT 1657. C'est que par-dela la difference de caractere entre le conciliant Vaugelas et le fier Menage, il existe entre eux des divergences plus profondes sur la conception meme de la norme, sur le statut de l'usage et sur le röle du grammairien. Aussi, parmi les contradicteurs de Vaugelas comme Dupleix ou La Mathe le Vayer, Menage apparait-il comme le plus critique aux yeux de STREICHER 1970: XXVI, meme si son comportement le range davantage dans la dissidence que dans la franche opposition. Cela explique l'abondance des micro-critiques qui emplissent les Observations relatives aux Remarques, leur profusion releguant en marge les approbations que l'on a pu voir. Avec elles se manifeste le Menage polemiste, dont le discours cesse d'etre compilateur ou citationnel pour exploiter la richesse de l'argumentation eristique. A ce moment, le processus de responsabilisation de Vaugelas releve precedemment ne vise plus a le transformer en autorite, mais a l'isoler comme cible, les imperfections denoncees par Menage dans ses decisions partagees avec d'autres devenant le fait de sa seule personne. On decouvre alors dans les Observations un discours anti-oriente qui se devoile a travers diverses structures oppositionnelles, elles-memes soutenues par une enonciation pamphletaire basee sur plusieurs themes refutatifs. s Vaugelas est par exemple accuse dans ! es Obs. Il: 70 d'avoir compose ses Remarques «avecque le secours de ses amis» ou, dans la Requeste des dictionnaires 1649: 479, il se voit dedaigneusement qualifie d' «estranger et Savoyard». 218 Marc Bonhomme 3.1. Quelques structures contre-argumentatives Il est interessant de relever un echantillon des schemes contre-argumentatifs qui recouvrent la variete des dissensions entre Menage et Vaugelas et qui attestent l'aisance demonstrative de l'avocat que fut celui-la.De fait, une partie des observations sont construites a la fa�on d'un plaidoyer, fondees sur des sequences refutatives tolerantes ou implacables, qui en font des textes agoniques habilement structures qu'on peut opposer au desordre de la plupart des remarques de Vaugelas. 3.1.1. La contre-argumentation tolerante On trouve chez Menage une premiere serie de mouvements contre-argumentatifs assez souples qui entrent dans une strategie de conciliation, malgre leur contestation des positions de Vaugelas. 3.1.1.1 La contre-argumentation concessive: Elle correspond a un schema textuel simple et de structure binaire: Menage presente d'abord un contre-argument hostile a Vaugelas, mais il l'attenue ensuite par une sequence concessive qui limite la portee de ses objections.Ce schema sous-tend de nombreuses observations, dont «Taute sorte» (558) constitue le prototype: ASSERTION CITEE DE VAUGELAS: CONTRE-ASSERTION DE MENAGE: CONCESSION DE MENAGE: M. de Vaugelas veut que ... on mette toute sorte avecque le singulier: comme Je vous souhaite toute sorte de bonheur et toutes sortes avecque le plurier, comme Dieu vous preserve de toutes sortes de maux. Je ne suis pas de son avis, et je soutiens qu'il est aussi elegant de dire toute sorte, avecque le singulier, comme a dit Malherbe Toute sorte d'objects ... Je veux dire dans les exemples alleguez, ou autres semblables, car il y en a d'autres ou il faut dire toutes sortes, comme II y en a de toutes sortes. 3.1.1.2. La contre-argumentation en spirale: Cette structure originale forme une variante de la conciliation, avec cette fois un retour partiel au point de depart, ce qu'illustre l'observation «Gangreine» (468). Menage y rapporte en premier lieu la decision de Vaugelas: «L'auteur des Remarques veut qu'on ecrive gangreine, et qu'on prononce cangreine». Il la conteste en second lieu par une contre-proposition: «Selon moi, il faut ecrire et prononcer cangreine». Mais il acheve son texte en reconnaissant que la position de Vaugelas peut egalement etre valable si l'on adopte le point de vue de telle autorite en rhetorique, ce qui donne une legitimite relative a l'usage preconise par celui-la: «L'opinion de M. de Vaugelas pourroit cependant estre deffendue par ce passage de Quintilien ...». L'enonciation grammaticale au XVll c siede 219 3.1.1.3. La contre-argumentation avec relance: Elle consiste a neutraliser l'argument cite et le contre-argument qu'on lui objecte, puis a sortir de l'impasse produite en trouvant une echappatoire.Soit l'observation «Cupidite» (86).Menage commence par s'y faire l'echo de la resolution de Vaugelas: «M. de Vaugelas ... conclut que ce mot ne vaut rien», a laquelle il oppose un contre-usage, lui-meme nuance par une concession: «Messieurs de Port-Royal ... ont pourtant dit cupidite ... Il est vray qu'ils en ont este repris par M. Desmarets». Finalement, Menage annule son objection, en montrant le dilemme suscite par la faiblesse egale de ces deux propositions et en relan�ant le debat par une nouvelle solution non justifiee: «Et pour en parler franchement, je ne tiens pas ce mot fort bon.Mais je ne tiens pas convoitise meilleur: et je ne voudrois me servir ny de l'un ny de l'autre ... Je dirois un desir». 3.1.1.4. La contre-argumentation disjonctive: Son but est de diviser l'argument critique en deux sous-arguments dont on approuve l'un et dont on rejette l'autre. Frequente chez Menage, cette demarche sous-tend notamment l'observation «Reproche» (16 2) qui vise a examiner le genre de ce vocable.Vaugelas opte pour 1e masculin au singulier et pour 1e feminin au pluriel. Menage accepte la partie de la decision de Vaugelas concernant le singulier, mais il conteste la partie relative au pluriel, pour conclure: «Selon moi, il est toujours masculin». La contre-argumentation tolerante revele deux facettes du grammairien Menage. D'un cöte, elle montre le Menage honnete salue par les commentateurs, capable de s'opposer franchement a ses adversaires, mais qui sait aussi reconnaitre le bien-fonde de leur position et s'incliner devant elle (SAMFIREsco 197 1: 38-51). Cet aspect de la personnalite de Menage est caracteristique avec les contreargumentations concessives et disjonctives. D'un autre cöte et au desavantage de Menage, on a souvent note sa propension a l'irresolution qui le fait hesiter, malgre son caractere incisif, sur l'usage a prescrire, submerge qu'il est par son immense culture et paralyse par la variete contradictoire des attestations qu'il accumule, ce qui le conduit a un relativisme rendant toute decision malaisee (BouvrnR 1970: 57). Cette attitude de Menage est nette avec les contre-argumentations en spirale et avec relance qui temoignent d'un embarras certain et qui s'achevent par des solutions de compromis, revelatrices de la difficulte a fixer les lectes normatifs de la langue classique. 3.1.2. La contre-argumentation intransigeante Mais en general les structures contre-argumentatives des Observations sont beaucoup plus violentes, en particulier quand Menage se prevaut de sa science philologique et de sa pratique discursive pour refuter Vaugelas. Son arsenal polemique met alors en reuvre quatre realisations principales. 220 Marc Bonhomme 3.1.2.1. La contre-argumentation rencherissante: S'integrant dans un processus amplificatoire, un grand nombre d'observations se deroulent selon un double mecanisme contre-argumentatif, d'abord modere, puis tendu. Cette composition en crescendo caracterise entre autres l'observation «Navire» (155). Selon son habitude, Menage commence par y mentionner la position reinterpretee de Vaugelas: «L'Auteur des Remarques veut qu'il ne soit plus aujourd'huy que masculin». Sur ce, il se livre a une refutation mitigee, faite de concession pour la moitie de la regle de Vaugelas: «Cela est vray en prose», et de contestation pour l'autre: «mais non pas en vers: car en vers on s'en sert encore au feminin». Mais par la suite la critique prend de l'ampleur en une gradation qui corrige la concession partielle en opposition totale, laquelle bloque toute possibilite de conciliation: «Et cela n'est mesme pas tousjours vray en prose: car en parlant de la nef Argo, on peut fort bien l'appeler la navire Argo: ou plustost on la doit ainsi appeler». Un tel raisonnement exploite chez Menage les nombreuses techniques du rencherissement contrastif: jeu sur les modalites: «11 y a pourtant de certains endroits Oll non seulement on peut dire vieil, mais Oll il le faut dire» (obs. «S'il faut dire vieil, ou vieux», 43); jeu sur la tension enonciative: «Je dirois aussi ... et je le dirois mesme plustost ...» (obs. «Tandis que, alors que, lors que», 55 1); jeu sur la frequence temporelle: «On dit indifferemment sarge et serge ...; et on dit mesme serge plus souvent que sarge» (obs. «S'il faut dire sarge, ou serge», 41) ... 3.1.2.2. La contre-argumentation inversive: Quelquefois le mecanisme rhetorique des Observations devient plus expeditif en tirant parti des echelles qualitatives des arguments. De nature semantique, la methode consiste a prendre le contre-pied evaluatif de Vaugelas en inversant, dans un mouvement de sablier, son appreciation sur tel ou tel terme. Par exemple, a propos de l'adverbe precipitement (25 2), lorsque Vaugelas «dit que precipitement est bon», Menage replique aussitöt par un «il est abominable», formulation qui hyperbolise negativement l'estimation positive de celui-la.Par contre, lorsqu'il est question du verbe ambitionner (t. 2: 475), le deplacement axiologique opere un parcours oppose, puisqu'a la devalorisation de Vaugelas auquel «ce mot deplait» repond la valorisation de Menage: «Je le trouve fort beau». 3.1.2.3. La contre-argumentation totalitaire: D'essence quantitative, cette manipulation reside dans l'isolation complete de la position de Vaugelas en soulignant que la totalite des utilisateurs et des concepteurs de l'usage ont un jugement contraire au sien. Proche de la pratique de la terre bn11ee, une telle tactique transforme la «on-regle» que Vaugelas pretend instaurer en une lubie idiolectale depourvue de toute legitimite.L'observation «Gracieux» (2 7 2) est eclairante a cet egard. Apres avoir contredit Vaugelas par une inversion evaluative («M. de Vaugelas a condamne ce mot en toutes ses significations. 11 est tresbon»), Menage mentionne, morphemes emphatiques et quantificateur a l'appui, la masse unanime L'enonciation grammaticale au XVII e siede 221 de ses opposants dans toutes les spheres d'emploi: «et M. de la Mathe le Vayer et Dupleix ont raison de blamer en cela M. de Vaugelas. Tons nos bons auteurs s'en sont servis, et en prose et en vers. Malherbe ... Le pere Bouhours ...». Il finit meme par se prendre en exemple, s'erigeant, taute modestie mise a part, en caution du bon usage: «J'ay dit aussi dans man Eglogue pour la Reine de Suede . . . ». 3.1.2.4. La contre-argumentation presomptueuse: Semblable a la precedente pour ce qui est du mecanisme global, mais opposee a elle sur le plan de la distribution des röles, cette technique revient a montrer que l'ensemble des theoriciens et des praticiens de la langue sont du cöte de Vaugelas, Menage etant taut seul dans sa desapprobation. Cette attitude inconfortable dans laquelle on peut reconnaitre l'arrogant Menage est attestee par une observation comme «S'il faut dire cueillera ... ou cueillira» ( 17 4): M. de Vaugelas ... a tranche net qu'il faloit dire cueillira ... Le Pere Chiflet ... est du mesme avis. (:'a este aussi l'opinion de Maigret ... M. du Vair n'a jamais parle autrement ... Le Cardinal Du Perron ... a dit demesme ... Messieurs de Port-Royal ont dit aussi ... Chacun de nous recueillira ... Mais nonobstant toutes ces autoritez, je soustiens positivement qu'il faut dire cueillera et recueillera. Cependant, la faiblesse apparente de cette position est immediatement compensee et retournee par une profusion d'arguments justificatifs qui occupent plus de deux pages, un tel developpement explicatif etant destine a supplanter la sequence accumulative initiale. Cette structure est sans doute la plus tendue des Observations, puisqu'on assiste a la superiorite du «seul contre tous», avec les obligations qui en decoulent pour Menage, mais qu'il assume pleinement. 3.2. L'enonciation polemique de Menage Ces formes argumentatives a l'reuvre dans la plupart des observations se doublent frequemment d'une elocution depreciative qui corrode les Remarques de Vaugelas dans la production discursive de Menage. Une telle attitude enonciative debute avec les inevitables processus de distanciation, indiques par les notations incidentes du type «selon moi» (obs. «Monsieur, Madame,» 394) ou par l'usage des parentheses: «M. de Vaugelas veut qu'on ecrive sans dessus dessous: comme qui diroit (ce sont ses paroles) que la confusion est telle en la chose dont on parle ... qu'on n'y reconnoist plus ce qui devroit estre dessus ou dessous» (obs. «Sens dessus dessous», 27). La mise en doute se poursuit avec le procede de la modalisation, tel le verbe croire qui, applique aux opposants de Menage dans la meme observation, ebranle la solidite de leurs assertions ou le verbe pretendre qui, dans l'observation «Alors que, lorsque» (55 2), presuppose la faussete de la regle etablie par Vaugelas. Mais 222 Marc Bonhomme lorsqu'il se fait polemiste, Menage privilegie trois techniques de denigrement qui tranchent, par leur violence, avec la courtoisie supposee entre les honnetes gens dans les debats grammaticaux. Menage fait facilement appel al'accusation d'incompetence, blämant Vaugelas pour ne pas connaitre les principes elementaires de la langue. Nous sommes alors en presence du Menage savant, qui revetant les habits du maitre d'ecole, meprise la culture essentiellement mondaine de Vaugelas, traite finalement comme un mauvais eleve 6• Au degre faible, le tort de Vaugelas ne depasse pas la simple etourderie: «M. de Vaugelas s'est mepris» (obs. «Pleurs», 159)- «M. de Vaugelas ne s'est pas aperyu que ...» (obs. «Grand' au lieu de grande», 502). Plus grave, en de tres nombreuses observations, l'etourderie devient erreur: «M. de Vaugelas s'est trompe» (obs. «S'il faut dire extremement», p.4s.), reprobation que condense le terme fatidique de «faute»: «Il y a plusieurs fautes dans ces deux ou trois lignes de M. de Vaugelas» (obs. «Noms latins terminez en e», 317).A un stade superieur, on passe de la lacune occasionnelle a la deficience chronique, avec le reproche d'ignorance: «M. de Vaugelas ne savoit pas que ...» (obs. «Delices», 289). Et le discredit devient parfois redhibitoire lorsqu'il denonce le neant hyperbolique du travail de Vaugelas: «Cette remarque est nulle de toute nullite» (obs. «Player, plier», 65). L'accusation est beaucoup plus fächeuse quand elle passe du non-savoir de Vaugelas ases contradictions de raisonnement.A ce moment, Menage exploite les ressources de l'autophagie 7 dont le but est de devoiler l'incoherence de la demonstration de l'adversaire, qui s'effondre semblable aun chäteau de cartes, sans qu'il soit besoin de fournir des objections. Une telle autodestruction sape plusieurs passages de Vaugelas, comme dans l'observation «Epithete» (147). Menage commence par y exposer l'option theorique de l'auteur des Remarques apropos de ce terme: «M. de Vaugelas veut qu'il soit presentement plustost feminin que masculin». Puis apres avoir exprime sa reprobation pour cet usage, il releve perfidement le choix pratique de Vaugelas, incompatible avec sa propre regle: «M. de Vaugelas lui-mesme l'a fait masculin.Epithete mal place. C'est le titre qu'il a donne aune de ses remarques, p. 156 de la premiere edition. 11 a dit ailleurs epithetes frequens». Une meme degradation par autophagie caracterise l'observation «S'il faut dire plurier ou pluriel» (10). Menage y note une discordance flagrante entre l'usage pröne par Vaugelas (pluriel) et celui recommande par les autres grammairiens, dont lui-meme (plurier), avant d'installer le debat au creur meme de son adversaire: 6 Mauvais eleve qui connaissait pourtant bien le latin et qui traduisit brillamment Quinte- Curce! 7 Pour cette technique rhetorique repertoriee dans les traites de l'Antiquite et qui passe pour etre le summum de l'habilete en matiere d'argumentation, voir RoBRIEUX 1993: 111. L'enonciation grammaticale au XVIl 0 siecle 223 Et ce que M. de Vaugelas dit en sa remarque, que tous ! es Grammairiens generalement ont escrit plurier, suffiroit pour prouver contre lui qu'il faut ainsi parler: puisque par ses propres ma:ximes il faut parler selon l'usage, et que l'usage a l'egard de ce mot Grammatical ne peut estre contraire au sentiment de tous ! es Grammairiens. L'autophagie se degage alors de l'enthymeme qui sous-tend l'expose de Menage. Les premisses en sont pretees a Vaugelas lui-meme: MAJEURE: MINEURE: «II faut parler selon l'usage» Or on dit plurier («Tous ! es Grammairiens ... ont escrit plurier») Mais de telles premisses conduisent ineluctablement a une conclusion sous-entendue («Donc plurier est l'usage») qui contredit 1'assertion preliminaire de Vaugelas rapportee au style direct («Je mets tousjours pluriel avec une 1»), discreditant ainsi sa demarche intellectuelle 8 • Jusqu'a present, Menage employait un discours agressif assez ouvert. Mais il arrive que sa polemique se fasse davantage pernicieuse, deployant l'ironie mordante dont il etait coutumier et qui lui valut beaucoup d'ennemis. Celle-ci peut revetir la forme de l'antiphrase dans l'observation «De la prononciation du D aux mots qui commencent par ad» (287). Le texte debute par un concert de compliments a l'adresse de Vaugelas: «M. de Vaugelas a fait un chapitre particulier de la prononciation du D aux mots qui commencent par ad; ou il a donne une liste tresutile et tres curieuse de tous ces mots».Mais l'accumulation des critiques ulterieures («Il a omis en cette liste le mot d'adgencer ...I1 y a encore omis adverbe ... Et il y a mis adjoint ... II s'est trampe ...») suggere une conversion qualitative de ces compliments en reprobations, dans une inference qui se double de polyphonie.Les compliments initiaux sont en effet alors reinterpretes comme des citations du «on dit» flatteur des nombreux admirateurs de Vaugelas, Menage les rectifiant a la baisse dans son «je dis» depreciatif insinue par la precision et la meticulosite de ses objections.L'ironie peut consister a rencherir sur le discours laudatif de Vaugelas a propos de ses modeles pour le bon usage, en montrant que le contre-usage entre dans un eloge superieur, ce qui valide ce dernier et ce qui du meme coup disqualifie implicitement l'evaluation de l'auteur des Remarques. Ce processus sous-tend l'observation «Cupidite» (86): Monsieur de Vaugelas ... conclut que ce mot ne vaut rien, et qu'il faut dire convoitise avec tous ! es bons escrivains d'aujourd'huy. Messieurs de Port-Royal, a qui on ne peut disputer Ja qualite d'excellens Escrivains, ont pourtant dit cupidite dans ! 'Apologie des Religieuses de Port- Royal, s Une teile attaque contre Ja position de Vaugelas n'empeche pas Menage de se montrer beaucoup plus nuance dans Ja suite de son observation. 224 Marc Bonhomme dans laquelle le <�e dis» superlatif de Menage corrige vers le bas le «il dit» louangeur de Vaugelas, ironiquement inverse selon une mention distanciatrice. 3.3. Les themes refutatifs de Menage A travers ces structures contre-argumentatives et son enonciation polemique, Menage developpe divers themes qui le font participer au debat sur la delimitation de l'usage et sur la place assignee a la grammaire au XVII e siede. Ces themes fonctionnent comme de veritables topoi: au sens aristotelicien 9 , a savoir comme des lieux argumentatifs recurrents, peu nombreux, plus ou moins stereotypes et reutilisables indefiniment dans les observations avec des variantes. Dans ce sens, Menage met en avant deux grands domaines thematiques. 3.3.1. Le theme du savoir linguistique On connait la vaste culture grammaticale de Menage dont l'erudition en fait, selon les jugements, un «pedant superlatif» pour COTIN 1666: 29 ou le «Varron du xvn e siede» pour BAYLE 1687: 54. Chez lui en effet, a la difference des autres promoteurs du bon usage, le savoir linguistique, defini comme reflexion sur la langue independamment de son enonciation, est un facteur primordial pour la codification du fran9ais. Sous cet aspect, contre la position plutöt spontaneiste de Vaugelas, Menage est le concepteur d'un determinisme de l'usage, alors cohditionne par une demarche etymologique Oll speculative. 3.3.1.1. Le savoir etymologique: Instigateur de la philologie comparee avec ses Origines de la langue franfaise publiees en 1650, connaissant le grec, l'hebreu, le latin, l'italien et l'espagnol, Menage apparait a bien des egards plus comme un continuateur des humanistes de la Renaissance que comme un grammairien de Salons. Ceci explique son souci constant d'enraciner ses decisions relatives a l'usage dans les processus transformationnels du franfais a partir de sa languesource qu'est le latin et de motiver ses choix synchroniques en fonction de leur conformite derivationnelle 10 • En cela, le topos de la filiation etymologique permet a Menage de faire obstade a Vaugelas selon plusieurs modalites. Parfois, en etymologiste savant, il rectifie les erreurs de ce dernier, pour peu qu'il se risque a 9 Pour l'essentiel, la theorie des topoi: se trouve exposee par ARISTOTE dans ses Topiques reedites en franr;ais en 1984, dans une traduction de TRICOT. 10 Cette position de principe est clairement explicitee dans les Menagiana 1693: 374: «On est toujours enfant dans sa langue, quand on ne lit que les Auteurs de son tems, et que l'on ne parle que la langue de sa nourrice. On donne un tour plus net et plus sublime a son discours quand on sait la genealogie des termes dont on se sert; et comment le saura-t-on si l'on n'a point lu les Anciens dans leur langue? » L'enonciation grammaticale au XVII e siede 225 formuler quelques derivations. Ainsi en est-il pour le terme landit (508) dont Menage corrige l'etymon «annus dictus» propose par Vaugelas en «indictum» ou pour Fond et fonds (172) dont il conteste la variante latine choisie par Vaugelas pour remonter jusqu'au grec ßv06s. Surtout, comme dans l'observation «S'il faut dire sarge, ou serge» (42), le recours a l'etymologie apporte a Menage les preuves du bien-fonde de son choix contre Vaugelas. A celui-ci qui prefere sarge, Menage y oppose serge qu'il legitime par sa source latine: «L'etymologie d'ailleurs favorise cette prononciation; ce mot ayant este fait de serica ou de sericia». Dans d'autres cas, a l'exemple de l'observation «Liberal arbitre» (504), Menage utilise le topos etymologique pour fournir une assise logique (par latin et «vieux gaulois» interposes) a un emploi oll Vaugelas ne voit qu'un caprice de la langue. Enfin, Menage fait appel a sa science etymologique pour justifier un usage a priori arbitraire. Soit l'observation «Convent, couvent» (168). Contre ceux (dont Vaugelas) qui prönent convent en raison de sa ressemblance morphologique avec le latin conventus, Menage opte pour couvent, arguant, preuves a l'appui, qu'il s'agit bien d'une forme etymologique, dont l'evolution a ete modifiee par une loi phonetique transformant le N en u. A travers toutes ses applications, le lieu argumentatif de l'etymologie a ainsi le double avantage de relativiser et de regulariser le debat sur l'usage, en depassant les apparences de l'instant pour les realites profondes de l'evolution de la langue. 3.3.1.2. Le savoir speculatif: Non plus diachronique, mais reposant sur le raisonnement in abstracto, le theme du savoir speculatif vise a legitimer ou non telle ou telle acception en la soumettant a diverses grilles analytiques. On le rencontre frequemment chez Menage, en cela proche des grammairiens de Port-Royal et en desaccord avec les declarations de Vaugelas dans la preface de ses Remarques. Alors que celui-ci pröne l'usage meme contre la raison, la position de Menage revient a assujettir l'usage a la raison, a preconiser un usage raisonne, en conformite avec les regularites globales de la langue. Si l'on considere l'observation «Grand' au lieu de grande» (502), apres avoir reproche a Vaugelas d'avoir effectue une repartition intuitive entre ces deux formes, Menage reprend la question en se livrant a une analyse distributionnelle rigoureuse Oll la selection de cette variation adjectivale se voit reglee par la possibilite ou non de l'article indefini devant eile. Dans l'observation «Sens dessus dessous» (27), Menage corrige l'option de Vaugelas pour sans dessus dessous en sens, s'appuyant pour cela sur tout un raisonnement paradigmatique («en taut sens; de ce sens-la»), confirme par l'analyse definitionnelle du terme: «Sens: cesta dire visage, situation, biais, posture». Dans l'observation «Oratoire» (157), la demonstration se fait analogique, Menage decidant pour le feminin contre le masculin voulu par Vaugelas en se prevalant de la ressemblance de ce vocable avec escritoire et armoire «qui sont aussi feminins». Dans d'autres observations comme «Asseoir» (249), Menage fonde son jugement sur la distinction claire des flexions verbales. A Vaugelas qui adopte a l'imparfait Nous nous 226 Marc Bonhomme asseions, Vous vous asseiez, Menage oppose Nous nous asseuons, Vous vous asseiiez «pour mettre de la difference entre les deux premieres personnes du plurier de l'imparfait et celles du present». Le raisonnement peut etre d'ordre phonetique, a l'image de l'observation «S'il faut dire apres soupe, ou apres souper» (368) dans laquelle Menage s'efforce d'expliquer l'opposition entre apres soupe et le souper par la non-prononciation d'une consonne finale dans le premier cas et celle d'un -r dans le second. On pourrait multiplier a loisir des exemples semblables ou a la norme empirique de Vaugelas repond chez Menage une norme soumise aux grandes lois du fran�ais. 3.3.2. Le theme de la pratique langagiere On releve chez Menage une seconde serie de lieux argumentatifs qui completent le theme du savoir et qui s'appuient non plus sur les processus abstraits de la langue, mais sur la pratique effective du discours, le faire des locuteurs selectionnant la norme. Apriori, ces topoi: lies a l'usage ne semblent etre que des variations lectales que Menage imposerait contre celles de Vaugelas. En fait, ils temoignent dans les Observations d'un double saut qualitatif par rapport aux Remarques, la theorie de l'usage exposee dans celles-ci etant profondement assouplie dans celles-la. 3.3.2.l. Le modele des praticiens du passe: Parallelement a la science etymologique, Menage fait souvent appel dans ses Observations a. l'experience diachronique des anciens locuteurs pour justifier ses positions face a Vaugelas. On assiste alors a un processus inductif a travers lequel les strates des emplois discursifs anterieurs au xvn e siede pris comme exemples fondent les regles de la langue dassique. En cela, Menage s'oppose doublement a Vaugelas et a la plupart de ses successeurs. Contre l'option d'une pratique synchronique et orale defendue par celui-ci laquelle ne remonte guere que jusqu'a Malherbe - Menage developpe une vision beaucoup plus large, puisqu'elle tient compte de la tradition ecrite depuis le xv e siede, Villon indus. Al'idee d'un usage ponctuel et libere du poids de l'histoire qu'on trouve chez Vaugelas, Menage repond par la conception d'une continuite dans l'exercice de la langue, l'usage actuel dependant de la chaine des usages ecoules 11 • Dans les faits, ce topos de la filiation de l'usage se traduit dans maints passages de Menage par de longues compilations, veritables morceaux choisis des theoriciens ou ecrivains des xv e et XVI e siedes, a l'exemple de l'observation «S'il 11 La encore dans les Menagiana (173), MENAGE est tres net sur sa pratique: «Je fais le contraire de Messieurs de l'Academie fram;;oise. Ils remplissent leur dictionnaire des mots qui sont en usage, et moi je ne mets dans mes Etymologies que ceux qui sont hors d'usage, pour tächer de faire en sorte qu'ils ne tombent pas dans l'oubli». - Ce gofit pour le passe de la langue explique encore la haute estime suspecte pour ses contemporains comme Bouhours en laquelle il tient Nicot (Obs. 11: 73): «Puisqu'on m'oblige de m'expliquer sur Nicot, j'avoue que je l'estime davantage que je n'estime M. de Vaugelas, que j'estime pourtant beaucoup». L'enonciation grammaticale au XVII e siecle 227 faut dire arondelle, herondelle ou hirondelle» (13), dans laquelle il reprend la distribution de ces trois termes operee par Vaugelas en inversant leurs degres d'acceptation qu'il juge errones. Entre autres, les temoignages de Saint-Gelais, de Rabelais et de Belon le conduisent a rehabiliter hirondelle contre herondelle prönee par Vaugelas et qui «ne vaut rien du tout», n'ayant aucune caution derriere elle, si ce n'est celle «du petit peuple de Paris». Dans certaines observations comme «S'il faut dire plurier ou pluriel» (10), on decouvre des conflits d'exemples passes resolus par la predominance statistique. Contre Vaugelas qui prefere pluriel mais que Menage ne peut valider que par quelques emplois anterieurs (Estienne et Nicot), celui-ci preconise plurier qui a l'avantage d'une riche tradition (Marot, Meigret, Ramus, Peletier, etc.). Parfois, lorsque les attestations passees ne peuvent plus orienter l'usage en cours suite a leur disparition, Menage les mentionne quand meme pour montrer le dynamisme du fran�ais, a travers la vie et la mort de ses formes. C'est ainsi que dans l'observation «Poison» (160), bien que Menage soit d'accord avec Vaugelas pour le masculin, il ne peut s'empecher d'accumuler les emplois feminins de ce terme au XVI e siede (Cretin, Ronsard, Belleau, Desportes), soucieux qu'il est d'en conserver la memoire lexicale. De la sorte, on constate chez Menage un veritable culte pour la filiation langagiere qui ancre ou qui met en perspective selon les cas la norme en cours d'elaboration. 3.3.2.2. L'elasticite de la pratique synchronique: Lorsque l'etymologie, le raisonnement ou l'exemple des siecles precedents ne parviennent pas a justifier les regles a instituer, Menage se retourne vers la pratique de ses contemporains qu'il eleve en modele. Avec le lieu argumentatif du bon usage, il rejoint apparemment Vaugelas, mais ses conceptions sur la selection du lecte synchronique ideal sont tres differentes de celles de l'auteur des Remarques, puisque contre la norme restreinte de ce dernier, il se fait le defenseur inconditionnel d'une norme extensive. II suffit de parcourir quelques observations pour s'en rendre compte. Quand Vaugelas condamne a present, Menage l'accepte en prose (389). Quand le premier voit en epithete plutöt un feminin qu'un masculin, le second admet les deux genres (147). Lorsque Vaugelas refuse lors de son election, Menage proclame cette expression «tres fran�aise» (552) . .. En particulier, cette difference de perspective est tres nette en ce qui concerne le genre poetique. D'une part, quand Vaugelas confine un terme comme mecene a. la poesie, Menage l'etend a l'ensemble de la prose (328). D'autre part, 1a ou celui-fa exclut tel ou tel terme du bon usage, celui-ci, en amoureux de la poesie, n'hesite pas a l'autoriser dans ce genre discursif. Ainsi en est-il pour poitrine (233) ou sortir de la vie (495). Non seulement Menage elargit le bon usage, mais encore il le destratifie. A la hierarchie rigoureuse instauree par Vaugelas entre la pratique superieure de la Cour et celle inferieure de la Ville, Menage replique par une neutralisation systematique du langage courtisan dont il refuse la specificite et la position dominante. La lecture des observations «Si l'on peut dire dependre, pour depenser» (247) ou «S'il faut dire aveine, ou avoine» (69) 228 Marc Bonhomme est eloquente a cet egard. En somme, dans le domaine delicat du bon usage synchronique, au topos de la fermeture et du compartimentage de Vaugelas repond le topos de l'ouverture et du decloisonnement de Menage, meme si sa tolerance ne depasse pas certaines limites 12 • * Ainsi, loin d'etre la construction lisse et limpide que suggere en 1671 1e pere Bouhours dans ses Entretiens d'Ariste et d'Eugene, le franfais classique du bon usage apparait comme un compromis et un reajustement permanent, ce qu'illustre parfaitement l'attitude critique de Menage envers Vaugelas. D'un cöte, les Observations nous montrent la finesse de la dialectique enonciative qui a preside a l'elaboration de la norme classique, avec ses phases de responsabilisation, d'approbation feutree et surtout de discussions polemiques. D'un autre cöte, elles fournissent un beau temoignage sur les fractures ideologiques au sein meme du bon usage, perfu tantöt dans son epaisseur synchronique et sa fermeture diachronique chez Vaugelas, tantöt dans son aplanissement synchronique et son ouverture diachronique chez Menage. Du reste, on ne peut s'empecher de noter un paradoxe dans 1e comportement de ce dernier. Autant il se revele cassant et partial a travers la richesse de son argumentation, autant il fait preuve d'une moderation certaine dans le contenu de ses decisions. Ce paradoxe est celui de l'homme Menage luimeme: violent 13 , mais aussi irresolu et seducteur sur le plan caracteriel; puriste a sa fafon, mais egalement rationaliste et admirateur des vieux textes dans sa demarche intellectuelle. Une telle complexite dans laquelle les contraires finissent par se neutraliser en fait finalement davantage une voix discordante dans la doctrine dominante de l'usage que l'instigateur d'une rupture ideologique avec lui. Celle-ci interviendra seulement avec la propagation du courant de Port-Royal qui va releguer a l'arriere-plan la micro-grammaire des pratiques langagieres pour imposer durant pres de deux siecles une grammaire ideale et systematique, plus stimulante conceptuellement, mais a coup sür moins interessante dans le domaine des debats enonciatifs. Berne Marc Bonhomme 12 En particulier, Menage rejoint Vaugelas dans sa condamnation des equivoques, des mots bas et populaires. On peut lire dans SAMFIRESCO 1971: 291-96 une liste entiere de mots prosa'iques qu'il rejette. 13 Par exemple, d'apres TALLEMANT 1657: «Menage», «[II] disait tout ce qui lui venait a la bouche et medisait du tiers et du quart». Selon CHAPELAIN 1672 dans sa lettre n ° 429 du 2 septembre 1640 a Balzac, «[Menage] confesse ingenieusement qu'il a l'humeur satyrique». A propos du caractere irascible de Menage, on peut rappeler ! es brouilles et ! es querelles qu'il a eues avec un grand nombre d'auteurs: Chapelain, D'Aubignac, Bouhours ... » L'enonciation grammaticale au XVII 0 siede Bibliographie AuSTIN, L. 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