Vox Romanica
vox
0042-899X
2941-0916
Francke Verlag Tübingen
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1999
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Kristol De StefaniLe pronom ça en français vaudois
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1999
Anne Bürgi
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Le pronom ça en français vaudois 1 1. La notion de variation régionale En matière de variation régionale, deux perspectives sont en concurrence: l’approche différentielle, dont le but est de relever les particularités; l’approche non-différentielle, considérant l’idiome comme un ensemble structuré, contenant une grande partie partagée avec d’autres idiomes, en même temps que des particularités. Il va de soi que les travaux lexicographiques entrepris en Suisse romande sont généralement réalisés dans une approche différentielle. Le Dictionnaire suisse romand (Thibault/ Knecht 1997) s’inscrit dans cette tradition. Dans le domaine lexical, une telle approche se justifie et ne pose pas de difficultés majeures. Par contre, il en va tout autrement de la zone grammaticale, constituée d’unités en nombre fermé. La présence ou l’absence d’un élément met en cause directement la valeur et le comportement des éléments du paradigme. On ne peut traiter une unité grammaticale hors de son paradigme, cela résulte tout simplement des contraintes inhérentes à la notion de structure et de système (Moignet 1965). Considérons le cas du pronom ça en français vaudois: si l’on ne tient compte que de [1], sans le comparer réellement à [2], il est tentant de postuler une équivalence sémantique entre [1] et [2] et d’y voir un simple phénomène superficiel d’ordre distributionnel, lié à une variation sociale. Il serait tout aussi tentant de n’y voir qu’une alternance entre le et ça sans différence majeure. Cela empêcherait toute analyse, car l’usage de ça objet non-autonome ne peut être expliqué que si ce pronom est opposé à ses concurrents immédiats, le pronom ça autonome en [2] et le pronom le non autonome en [3]. 1 Je ça regarde. 2 Je regarde ça. 3 Je le regarde. Les études sur le français québécois le démontrent également (Léard 1995). Le pronom a(l) en [4] n’est pas une variante québécoise pouvant remplacer indifféremment tous les pronoms elle. Au contraire, a(l) est utilisé comme pronom non-autonome, par opposition à ELLE autonome [5]. Considérer que seul a(l) est québécois occulterait le fait que le système pronominal du français québécois 1 Nous remercions vivement M. Andres Kristol, directeur du Centre de dialectologie de l’Université de Neuchâtel, d’avoir accepté de lire cet article et de le commenter. établit là une distinction, marquée morphologiquement ailleurs entre pronoms autonomes et pronoms non autonomes (Léard 1995: 71ss.). 4 A parle. / Al arrive. (Léard 1995: 79) 5 Elle, a veut pas. / Al est chez Elle. (Léard 1995: 84) Par conséquent, le terme français vaudois (FV) dans cet article s’inscrit dans une approche non différentielle, et désigne l’ensemble du système français parlé dans le canton de Vaud. Sa grammaire se distingue du français standard (le français normatif, tel qu’enseigné à l’école) par de nombreuses constructions intéressantes, comme par exemple 2 : Il veut venir neiger (pers.) ( il semble qu’il va neiger ) I fallait loin direct. (pers.) ( il fallait partir immédiatement ) Elle est dévouée qu’un diable. (En ça: 283) ( comme un diable ) C’est tout que beau. (pers.) ( tout sauf beau ) On n’a pas plus rien de pain. (J. L.: 39) Le John apportait rude de lait. (4 d’H: 63) ( beaucoup de lait ) Pi, tes douleurs à la poitrine, t’as re-eu? (pers.) ( t’as de nouveau eu ) Le voilà re-fin prêt pour partir. (pers.) ( à nouveau tout à fait prêt ) Des fois y a de la drogue à la place, que c’est pas bien mieux. (pers.) Ces arbres, ils sont foutus ou tant qu’à peu près. (4 d’H: 21) J’pouvais pas leur obliger à faire ce travail. (pers.) Il était le défenseur des gamins . . . Un bon type, oui bien. (4 d’H: 28) Et si ça ne va pas mieux . . . refaites-moi venir. (4 d’H: 87) . . . avec des tortillements d’estra-suggestifs . . . (4 d’H: 98) ( très ) En ce qui concerne les pronoms, le FV diffère en quelques points du français standard (FS). Quatre faits principaux peuvent être retenus: On rencontre des cas de distribution très variée, par exemple avec l’auxiliaire vouloir [1a-c] 3 ; le pronom ça objet peut être utilisé comme pronom non-autonome et sa distribution est 150 Anne Bürgi 2 Cf. à la fin de l’article pour la signification des abréviations du corpus. Lors de la rédaction de notre mémoire de maîtrise (avril 1998), auquel cet article fait suite, la constitution du corpus a été réalisée par le dépouillement de textes vaudois, par la consultation du corpus de Destraz 1990 et d’un extrait du fichier du Centre de dialectologie de l’Université de Neuchâtel, ainsi que par l’établissement d’un corpus personnel (énoncés relevés personnellement dans le discours de Vaudois et Vaudoises). Ces données ont été complétées par notre connaissance du FV. Les exemples construits ont été vérifiés auprès d’une quinzaines de locutrices et locuteurs vaudois. Ces personnes viennent des localités suivantes: Orbe, Palézieux, Villarzel, Villeneuve, Cheseaux, Morge, Bussigny. Leurs activités professionnelles se situent dans le commerce, l’artisanat, l’agriculture, ainsi que l’enseignement (3 institutrices) et la santé (1 infirmière). Leur âge varie entre 30 et 75 ans. En ce qui concerne le corpus de Destraz 1990, il provient du Nord Vaudois (Yverdon, Essertine, Chavornay, Grandson), et l’âge des personnes interrogées varie de 13 à 80 ans. L’usage du pronom ça comme pronom objet non autonome est encore courant dans le canton de Vaud. 3 La structure en [1c] est un cas de distribution répartitive, c’est à dire que les objets directs et indirects sont répartis de part et d’autre de l’auxiliaire. singulière [2a-c]; quelques constructions du français standard (FS) sont agrammaticales en français vaudois (FV), ce sont les constructions en ça, que P; ça N; ça INF [3a-c]; le pronom ça peut redoubler un autre pronom objet [4]: 1a Je veux te ça montrer. 1b J’te ça veux montrer. 1c J’te veux ça montrer. 2a Elle ça prend. 2b Elle a ça pris. 2c Elle peut ça prendre. 3a Elle adore ça, qu’on lui offre des fleurs. (FS/ *FV) 3b Elle adore ça, les fleurs. (FS/ *FV) 3c Elle adore ça, recevoir des fleurs. (FS/ *FV) 4a Tu pourrais les lui ça faire? Dans une perspective diachronique, on se demandera quelle est l’origine de ses particularités, alors qu’en synchronie, il faut rechercher la valeur du pronom ça par rapport à ses concurrents immédiats, et la différence qu’il y a, par exemple, entre Tu ça ranges et Tu le ranges, ainsi qu’entre On ça jettera et On jettera ça. Pour répondre à ces questions, il s’agit d’abord de décrire la distribution des pronoms, notamment celle du pronom ça. Ensuite, les aspects diachroniques seront examinés: des études en diachronie structurale (Moignet 1965, Léard 1978, Léard, 1982) ont montré que les systèmes pronominaux ont évolué selon leur propre logique interne. Celle-ci peut avoir été orientée ou renforcée par des heurts entre systèmes voisins ou superposés, un substrat pouvant influencer un système nouveau qui est imposé. Le point trois de cet article traite de l’influence du francoprovençal sur l’évolution du système pronominal en FV. Finalement une dernière rubrique expliquera le statut sémantique du pronom ça. 2. Description de la distribution La distribution du pronom ça varie en fonction des formes verbales simples ou complexes, des auxiliaires et des types de verbes, selon leur structure argumentale. Les règles de distribution seront données sous forme d’une phrase modèle numérotée par un indice (P mod x ), et qui comporte en plus du pronom ça, un pronom objet indirect. 2.1 Ça + formes verbales simples et composées avec avoir Avec les formes verbales simples, le pronom ça occupe la même position que les autres pronoms non autonomes, devant le verbe fléchi [5]. 5 P mod 1 : Il me ça donne aussi. 151 Le pronom ça en français vaudois Pour les interrogatives, le FV utilise soit le «gallicisme» est-ce que soit une intonation de voix plus élevée. L’inversion du pronom sujet n’est pas une construction vaudoise. Dans les interrogatives, la distribution du pronom ça est par conséquent la même que celle des affirmatives [6]. 6a On te ça garde aussi. 6b P mod 2 interrogatives: Est-ce qu’on te ça garde aussi? / On te ça garde aussi? En ce qui concerne les phrases négatives, la particule ne est généralement omise. Toutefois, lorsqu’elle est utilisée, elle quantifie l’assertion, et elle porte une accentuation. 7 - Est-ce que Patrick viendra? - J’sais pas . . . peut-être. - Et Corinne, est-ce qu’elle a pu obtenir un congé spécial? - Alors là! Je n’en sais rien! Le fait que le FV puisse utiliser la particule ne, lui permet de construire des impératives négatives avec un pronom non autonome précédant le verbe [8a], donc également avec le pronom ça [8b]. Par contre, il est impossible de le faire avec les impératives positives, qui n’acceptent pas que l’énoncé commence par une forme pronominale non autonome [8c]. 8a Touche-le pas . . . eh! Ne le touche pas, j’t’ai dit! 8b Ne ça laisse pas là, voyons! 8c *Ça laisse pas là! 8d P mod 3 de l’imp. négatif: Ne lui ça donne pas, j’t’ai dit! Dans les formes verbales composées avec l’auxiliaire avoir, le pronom ça occupe une position originale, qui le démarque des autres pronoms: il se place généralement devant le participe passé, plutôt que devant la forme fléchie [9]. 9 P mod 4 : Je t’ai ça donné. / Je t’avais ça donné. / Je t’aurai ça donné. / Je t’aurais ça donné. On rencontre aussi des énoncés où le pronom ça est antéposé à l’auxiliaire, mais ce sont des constructions plus rares. La suite N sujet + ça a/ avait est la moins fréquente. Même si le FV accepte bien les hiatus, lorsque deux voyelles de même qualité se rencontrent, une autre construction est privilégiée. 10 P mod 5 : On lui ça aura donné. / On lui ça aurait donné. Aux temps surcomposés, le pronom ça se place soit entre les deux auxiliaires, soit devant le participe passé du verbe [11]. 11 P mod 6 : On nous a ça eu dit. / On nous a eu ça dit. 152 Anne Bürgi Vu le sémantisme du surcomposé (procès accompli, par rapport à un autre accompli, ou insistance sur le caractère définitivement clos du procès), l’usage de la négation est plus difficile. Les formes surcomposées sont essentiellement utilisées pour des assertions affirmatives. 2.2 Ça + auxilaires aspectuels et modaux Avec les formes verbales simples, les règles distributionnelles sont les mêmes pour tous les auxilaires modaux et aspectuels [12]. Cependant les auxiliaires vouloir et falloir permettent des constructions plus variées. En FV, l’auxiliaire vouloir est utilisé à la fois comme auxiliaire modal et comme auxiliaire aspectuel. L’énoncé [13a] signifie soit [13b] soit [13c]. Avec cet auxiliaire, les pronoms ont une distribution très riche [14a-c]. 12 P mod 7 : Elle peut aussi me ça donner. / Il te faut aussi lui ça donner. / Elle veut aussi me ça donner. 13a Nicolas veut partir. 13b 1 ère interprétation: Nicolas à l’intention, le désir de partir . 13c 2 ème interprétation: Nicolas va partir (est sur le point de partir) . 14a P mod 7 : Elle veut me ça donner. 14b P mod 8 : Elle me ça veut donner. 14c P mod 9 : Elle me veut ça donner. L’auxiliaire falloir a une structure argumentale particulière: Il appelle souvent un pronom animé de type «destinataire» qui n’a pas d’équivalent lexical [15a]. De ce fait, bien que l’on puisse antéposer le pronom ça à l’auxiliaire [15b], il est impossible de rajouter un autre pronom indirect devant cet auxiliaire, en plus du pronom de type destinataire [15c]. La construction en [16] est donc valable pour les énoncés qui n’ont pas d’objet indirect sous forme pronominale. 15a Il lui faut partir. *Il faut à Joël partir. 15b Il te ça faut faire. 15c *Il te ça me faut faire. 16 P mod 10 : Il te ça faut prendre. Les formes composées excluent sémantiquement certains auxiliaires aspectuels, en particulier aller et vouloir, car les formes verbales composées avec avoir expriment un accomplissement du procès, alors que les auxiliaires aller et vouloir signifient qu’un procès est sur le point de se réaliser. Bien sûr, l’auxiliaire vouloir utilisé comme auxiliaire de modalité fait également partie de cette construction. 17 P mod 11 : Elle a peut-être voulu me ça donner. / Il t’aurait peut-être fallu me ça donner. 153 Le pronom ça en français vaudois 2.3 Ça + auxiliaires de voix et verbes de perception Les auxiliaires de voix sont les verbes laisser et faire. Ces auxiliaires permettent d’ajouter des arguments qui ont des rôles particuliers dans la dynamique du procès: il y a adjonction d’un argument, et dédoublement des rôles dans la structure. Dans la phrase [18], l’argument Raphaël est à la fois patient (contrôlé par un autre agent) de laisse, et agent de préparer. 18 Je laisse Raphaël préparer le repas. De façon parallèle, les énoncés construits avec les verbes de perception présentent souvent une structure argumentale complexe et qui déborde l’analyse fonctionnelle classique des arguments dans la mesure où la perception peut concerner une entité («je vois Pierre»), un événement («j’entends chanter») ou leur combinaison («j’entends Pierre chanter»). Il en résulte que dans un énoncé comme [19], le pronom les est simultanément objet du verbe fléchi entendre, et agent de l’infinitif. 19 Je les entends souvent chanter. Ces phénomènes causés par les auxiliaires de voix et les verbes de perception ont des conséquences importantes d’un point de vue distributionnel. Les règles sont les suivantes pour le pronom ça: a) Avec les formes verbales simples, il y a deux constructions possibles [20a-b]: 20a P mod 12 : Elle me ça voit souvent faire. / Tu me ça laisses aussi faire. 20b P mod 13 : Elle me voit souvent ça faire. / Tu me laisses aussi ça prendre. b) Pour les formes composées, les constructions sont plus variées, bien que le modèle [21c] soit moins fréquent: 21a P mod 14 : Elle m’a vu ça faire. / Il m’a laissé ça faire. 21b P mod 15 : Elle m’a ça vu faire. / Il m’a ça laissé faire. 21c P mod 16 : Elle me ça aura vu faire. / Il me ça aurait laissé faire. 2.4 Préposition + ça + infinitif Le pronom ça est simplement préposé à l’infinitif [22a] et, à la forme composée, précède le participe passé mais suit l’auxiliaire infinitif [22b]. 22a P mod 17 : Il lui faut du culot pour ça prendre. 22b P mod 18 : Elle est même fière de t’avoir ça pris. 154 Anne Bürgi 2.5 Ça postposé, associé à un argument nominal, infinitival ou phrastique En FV, les constructions d’arguments objets en ça + N, ça + INF, et ça + que P [23ac] sont agrammaticales. Seule la construction ça + quand P est acceptée [24]. Pour remédier à cette situation, le FV utilise d’autres constructions équivalentes sémantiquement au français standard [25a-b]. 23a J’aime ça, le chocolat. (FS/ *FV) 23b J’aime ça, manger du chocolat. (FS/ *FV) 23c J’aime ça, que tu m’apportes du chocolat. (FS/ *FV) 24 P mod 19 : J’aime ça, quand tu chantes. 25a FS: On connaît ça, les enfants! FV: On ça connaît, les enfants! 25b FS: Si j’avais su ça, que tu partais! FV Si j’avais ça su, que tu partais! 2.6 Ça redoublant un pronom objet direct 4 La double manifestation de l’objet direct par les pronoms personnels et par le pronom ça ne se produit que si l’énoncé comprend également un pronom objet indirect [27a]. Les types sont les suivants: a) Formes verbales simples, impératif, et formes verbales composées [26a-c]. Ces règles ne sont valables que si l’objet indirect est à la troisième personne [27b]. 26a P mod 20 : On le lui ça montre. 26b P mod 21 : Ne le lui ça montre pas, voyons! 26c P mod 22 : On le lui a ça montré. 27a *On le ça montre. 27b *On le te ça montre. b) Auxiliaires de voix et verbes de perception, formes verbales simples [28a] et composées [28b]. 28a P mod 23 : Il nous laisse le lui ça donner. / Elle nous voit les leur ça donner. 28b P mod 24 : Il nous a laissé les lui ça donner. / Elle nous a vu les lui ça donner. c) Auxiliaires modaux et aspectuels, formes verbales simples [29a] et composées [29b]. Les auxiliaires, vouloir et falloir permettent une séquence de pronoms objets indirects de 1 ère et 2 ème personnes aux formes verbales simples [30]. 155 Le pronom ça en français vaudois 4 Le redoublement étant une stratégie de réparation syntaxique (cf. point 3.2), il est assez improbable d’en trouver des attestations écrites. Nous n’avons trouvé qu’une seule attestation pour une construction de même type: «Suivez le guide du redilemele version seventies» (Journal 24 H, 17.4.97). Par ailleurs, sur les quinze Vaudois et Vaudoises interrogés, dix ont accepté ces constructions de redoublement, et quatre les ont rejetées. Une personne ne pouvait se prononcer. 29a P mod 25 : On veut le lui ça donner. / Il te faut le lui ça donner. 29b P mod 26 : On aurait voulu le lui ça donner. / Il t’aurait fallu le lui ça donner. 30 P mod 27 : On ça veut te le donner. / Il te ça faut nous le donner. 2.7 Bilan de l’analyse distributionnelle Le FV présente des structures différentes du FS. Les règles distributionnelles révèlent un système complexe, où entrent en jeu divers facteurs: - présence ou absence d’auxiliaire; - type d’auxiliaires, aspectuels, modaux, de voix; - présence ou non d’un pronom de type «destinataire» avec l’auxiliaire falloir; - catégorie de verbes, en fonction de leur structure argumentale, notamment les verbes de perception; - présence ou non d’un pronom objet indirect dans les structures de redoublement. Les faits décrits exigent une explication dans une perspective diachronique et synchronique. 3. Explications diachroniques Le canton de Vaud occupe la partie orientale du territoire qui était autrefois francoprovençal. À partir du xiii e siècle, le français a progressivement remplacé le latin comme langue de l’écrit; mais le francoprovençal a été la langue d’usage parlée par la majorité de la population jusqu’au milieu du XIX e siècle. C’est l’arrêté du 26 octobre 1806 qui a provoqué son déclin rapide: «Les régents interdiront à leurs écoliers, et s’interdiront absolument à eux-mêmes, l’usage du patois, dans les heures de l’Ecole, et, en général, dans tout le cours de l’enseignement.» (Reymond/ Bossard 1979: 13). Aujourd’hui, rares sont les personnes qui parlent encore patois (francoprovençal), bien qu’il existe toujours une association de patoisant et patoisantes vaudois. Pour cette étude, nous retiendrons donc que le xix e siècle est un siècle où se confrontent de manière particulière le français et le francoprovençal. 3.1 Le pronom cein (ça) en francoprovençal En ce qui concerne les pronoms, le substrat francoprovençal explique essentiellement la distribution particulière du pronom ça, la distribution répartitive, ainsi que l’agrammaticalité des constructions en ça, que P. 156 Anne Bürgi 3.1.1 La distribution du pronom cein en francoprovençal Le pronom cein se place selon les règles suivantes (Reymond/ Bossard 1979: 95): Devant le participe passé [1]; devant l’infinitif [2]; et devant le participe présent [3]. 1 On m’a cein contâ. ( on m’a ça raconté ) 2 On pâo pas cein dèvortolyî. ( on peut pas ça détortiller ) 3 Ein cein deseint. ( en ça disant ) Le FV suit les mêmes règles. Cependant, en francoprovençal, le pronom cein n’apparaît jamais devant le verbe fléchi à une forme verbale simple [4a] mais seulement devant le participe passé dans les formes composées [4b]. Par contre, en FV, le pronom ça peut se placer devant le verbe fléchi [5a]. La règle distributionnelle en FV a donc été généralisée sur le modèle des autres pronoms non autonomes objets [5b] dans les structures comprenant un verbe conjugué à un temps simple. Cette généralisation permet de conserver à toutes les formes verbales l’opposition sémantique ça/ le, ces deux pronoms étant en concurrence. 4a *Vo cein lyède. ( vous ça lisez ) 4b Vo z’âi cein lyè. ( vous avez ça lu ) 5a Je ça regarde. 5b Je le regarde. 3.1.2 La distribution répartitive Ces constructions sont typiques du francoprovençal. Contrairement au FV, la distribution des pronoms est libre: on peut commencer soit par l’objet direct devant l’auxiliaire [6a], soit par l’objet indirect [6b]. Le FV n’autorise qu’un seul ordre: objet indirect devant l’auxiliaire, puis objet direct devant l’infinitif [7a-b]. 6a Vo vu lo dere. [(Je) vous veux le dire.] 6b Lo vu vo dere. [(Je) le veux vous dire.] 7a I me veut ça donner. 7b *I ça veut me donner. 3.1.3 Le pronom cein comme antécédent du relatif indéfini que Outre son emploi anaphorique, le pronom cein était utilisé comme antécédent du relatif indéfini que [8a-b]. En FV, on trouve encore des relatives construites sur le modèle francoprovençal [9a-b]. 8a Cein que vo crâide. ( ça que vous croyez ) (Reymond/ Bossard 1979: 85) 8b Vâitcé dan cein que y’einteindrâi. ( voici donc ça que j’envisagerais ) (Reymond/ Bossard 1979: 235) 9a J’comprends pas ça que ça veut dire. 9b Je fais ça que j’avais déjà fait avant. (Destraz: 67, n o 32) 157 Le pronom ça en français vaudois Bien que les constructions relatives en ça que P du FV aient été généralement remplacées par ce que P [10a], on peut poser l’hypothèse que l’ancienne forme a bloqué la construction de complétives en ça que P connues en FS [10b], mais exclues du FV, qui réservait cette construction aux relatives: 10a J’comprends pas ce que ça veut dire. (FS/ FV) 10b Je sais ça, qu’il pense partir. (FS/ *FV) Ce blocage structural permet par ailleurs d’exclure l’ambiguïté que provoquerait en FV un énoncé du FS comme [11a], qui serait interprété comme une relative [11b]. 11a J’aime ça, qu’il chante. (FS) 11b J’aime ce qu’il chante. (FV) 3.2 Rencontre de règles et stratégies de réparation 5 En ce qui concerne la grammaire des langues, la rencontre de deux systèmes crée parfois des structures ambiguës, ou un sentiment de vide, d’où l’utilisation de stratégies de réparation 6 . Le FV, en fixant petit à petit sa grammaire, et notamment le système pronominal, rencontre certaines zones floues, ce qui provoque des hésitations. Les cas de redoublements de pronoms (P mod 20 à P mod 27 ) sont un exemple de ce qu’entraînent ces zones floues: la nécessité de réparer la structure hésitante ou ambiguë. Les redoublements de pronoms constituent une stratégie de réparation de nature syntaxique 7 . Ces stratégies de réparation sont causées soit par une différence dans l’ordre des pronoms du francoprovençal (qui est celui de l’ancien français) et du français au xix e siècle, soit par un conflit entre la riche distribution permise par vouloir et falloir, et par la règle de distribution répartitive. 158 Anne Bürgi 5 Le terme «stratégie de réparation» est emprunté à la phonologie (Paradis 1988). Celle-ci a mis en évidence que les langues utilisent des stratégies de réparations phonologiques lorsque la rencontre de phonèmes provoque une suite incompatible avec les lois phonologiques. 6 Tuaillon 1977, 1983 a montré que le français lyonnais a détourné l’usage français du pronom y (complément indirect) pour lui faire porter le trait neutre et maintenir une opposition disparue dans les pronoms objets de troisième personne en FS. En effet, le francoprovençal lyonnais marquait clairement cette opposition (o, ou, étant des objets directs neutres), alors que le FS ne le fait pas. Pour réparer cette carence sémantique, le français lyonnais a donc dévié de son usage initial le complément d’objet indirect y, souvent inanimé, et en a fait un pronom objet neutre, p. ex.: «Pour faire ce métier, il faut y aimer.» (Tuaillon 1983: 368). 7 Le FV connaît également une stratégie de réparation avec le pronom y redoublant un pronom indirect de 3 e personne (J’y veux lui dire. J’veux leur z’y dire). Cette stratégie est de type morphologique et vise à marquer le statut non autonome du pronom leur (Bürgi 1998). a) Conflit de distribution des pronoms: - En francoprovençal, l’ordre canonique des pronoms est régulier à toutes les personnes. [12a-d]: objet direct + objet indirect (Reymond/ Bossard 1979: 93). 12a Lo vo dio. ( je le vous dis ) 12b Lo mè refuse. ( il le me refuse ) 12c Lo tè balyo. ( je le te donne ) 12d Lo lâi desé bin. ( je le lui disais bien ) - En FS, l’ordre des pronoms est irrégulier: l objet indirect des deux premières personnes précède l objet direct [13a-b], alors que l’ordre s’inverse pour la troisième personne non réfléchie [13c]. 13a Lukas me le dit. / Lukas nous le dit. 13b Lukas te le dit. / Lukas vous le dit. 13c Lukas le lui dit. / Lukas le leur dit. - En FV, l’ordre canonique des pronoms a évolué. Néanmoins, au départ, le FV a puisé à ses deux sources: du FS il a pris l’ordre objet indirect + objet direct; du francoprovençal, il a pris la régularité du système à toutes les personnes [14a-d], ordre que l’on retrouve aussi à l’impératif [15]. 14a Lukas me le dit. / Lukas nous le dit. 14b Lukas te le dit. / Lukas vous le dit. 14c Lukas lui ça dit. / Lukas leur ça dit. 14d Lukas lui le dit. (Reymond/ Bossard 1979: 92) 15 Donne-me-le! (pers.) / Garde-te-le! (pers.) Toutefois, l’influence du FS fait évoluer le système du FV et la troisième personne se présente peu à peu dans l’ordre objet direct + objet indirect. 16 Lukas lui le donne. Lukas le lui donne. Le pronom ça résiste néanmoins fortement à cette tendance, puisqu’il ne fait pas partie du système des pronoms non-autonomes objets du FS. Cette résistance crée une zone floue, où se rencontrent deux règles différentes pour la même personne, le lui et lui ça. Il y a alors télescopage des deux systèmes FS/ FV. Face à l’hésitation provoquée par le lui, le rajout du pronom ça rétablit la régularité de l’ancien système. Schématiquement: OD OI OD le lui lui ça le lui ça 17 Bien sûr, j’pourrais le lui ça donner 8 . 159 Le pronom ça en français vaudois b) Conflit avec la règle de distribution répartitive: La règle de distribution répartitive en FV exige que ce soit le pronom indirect qui précède l’auxiliaire, le pronom direct étant placé devant l’infinitif. Dès lors, une personne qui a commencé son énoncé par «I ça veut . . . », ne peut ajouter un pronom objet indirect, ce qui formerait une distribution répartitive agrammaticale. La stratégie de réparation consiste donc à redoubler l’objet direct pour former un groupe de deux objets précédant l’infinitif, comme en [18a-b]. 18a On ça veut le lui envoyer illico! 18b I ça veulent me les rapporter. Schématiquement: veut me le * ça veut me - * ça veut me le L’auxiliaire falloir connaît ce même type de stratégie de réparation, non seulement à cause de la règle de distribution répartitive, mais parce que l’auxiliaire falloir a un pronom indirect de type destinataire qui fait partie de sa structure et qui exclut le regroupement de deux pronoms indirects devant l’auxiliaire. De ce fait, si un énoncé commence par «il me ça faut . . . », la suite de l’énoncé doit comporter un redoublement du pronom objet direct, si l’on veut ajouter le pronom objet indirect [19a], car la règle de distribution répartitive n’autorise pas l’objet indirect à se trouver devant l’infinitif [19b]. 19a I me ça faut le lui donner. / I me ça faut te le donner. 19b *I me ça faut lui donner. / * I me ça faut te donner. Schématiquement: * ca me faut le lui * me ça faut - lui * me ça faut le lui 4. Statut sémantique en synchronie Le comportement du vocable ou du mot ça (lemme) en français standard est complexe dans sa syntaxe, et son analyse sémantique est difficile. Cela est sans doute dû au fait qu’il existe en réalité deux emplois bien distincts de ça, l’un autonome, noté ÇA , l’autre non autonome, noté ça, et que les traits sémantiques abstraits comme inanimé, neutre (Kristol 1990), non discriminé, massif, non individué ou indistinct 160 Anne Bürgi 8 Le même phénomène se retrouve à l’impératif, dans des constructions utilisées actuellement par dérision (Redis-le-me-le! Donne-le-me-le! ), où le FS (Redis-le-moi! ) confronte le FV (Redisme-le! ) (Bürgi 1998). sont visiblement en cause. Ces traits, malaisés à cerner, peuvent être envisagés, soit sous forme de traits distinctifs qui opposent dans ces cas ÇA autonome et ça non autonome, soit sous forme de traits hiérarchisés.Nous adoptons le principe général suivant: dans le passage d’une forme autonome à une forme non autonome, il y a un changement de plan,mais un lien entre le sens lexical et le sens pronominal demeure. QUI animé qui agent, sujet QUOI inanimé que patient, objet CELUI animé, non anaphorique ce non individué, non classifié 9 ce qui non individué, non classifié celui qui animé, individué, anaphorique LUI animé il, lui, le individué, animé, classifié ÇA inanimé ça non individué, massifiant, plutôt inanimé Le pronom ça en français standard peut être décrit très sommairement ainsi: en tant que pronom autonome, ÇA est déictique ou anaphorique. On le trouve comme argument du verbe en position objet [1a] mais, en position sujet, il ne peut apparaître que comme forme disloquée, associée à ça ou ce non autonome [1b]. 1a Je veux ça. 1b ça, c’est bon / ça, ça m’étonne. Le pronom ça non autonome a des emplois variés: - sujet anaphorique [2a]; - sujet d’un verbe impersonnel. Dans ce cas, il est fréquent avec les verbes évaluant l’orientation d’une situation, et la structure accepte un SN lexical [2b]. Pour les 161 Le pronom ça en français vaudois 9 Nous retenons pour individué la définition suivante: « . . . quelles que soient les caractéristiques objectives d’une entité, nous décidons couramment que telle occurrence est un individu , c’est-à-dire qu’elle est distinguable d’autres occurrences . . . Cette notion subjective d’individuation est de nature contrastive, puisqu’elle invoque la distinction d’une entité parmi toutes les entités potentielles qui lui sont comparables.» (Lebas 1997: 41). L’équivalence des termes n’étant pas assurée, nous ajoutons le trait classifié, car il pourrait mieux convenir à l’opposition ce/ il [a-b]. a Il est médecin. b C’est un médecin. En [b], c’est le prédicat qui classifie l’élément sujet. Ce est un pronom anaphorique qui présente la source comme non adéquatement classifiée, et qui la soumet à une opération de classification au moyen de la prédication. Ce type de prédication avec être est habituel et insère dans une classe (La rose est une fleur). En [a], le SN est déjà classé et peut être qualifié. Cela explique [c-d]. c *C’est médecin. *Il est un médecin. d Ce médecin, il est savant. *Ce médecin, c’est savant. verbes atmosphériques, on attend généralement le pronom il, mais ça peut être utilisé et il porte le trait intensité, situation actuelle [2c]; - opérateur du générique [3a]. Il est alors anaphorique ou cataphorique dans le cadre phrastique, car un élément lexical détaché est présent. Le rôle de ça est de massifier et de faire en sorte que les unités visées sur le plan de la référence ne soient pas discriminées et correspondent à l’ensemble des dénotés 10 . Cette massification est surtout possible avec l’inanimé, mais peut aussi concerner l’animé. Dans ce cas, la massification n’est possible qu’avec certains prédicats [3b] et cela entraîne un effet évaluatif négatif [3b]; - argument phrastique, associé à le fait de, le fait que [4]. 2a Ne touche pas à ces choses, ça lui appartient. 2b Ça avance. / Ça va le travail. 2c Ça gèle. / Il gèle. 3a Les chats, ça miaule. 3b Les Français, ça boit. / *Les Français, ça boit du bon vin. 4 Elle aime ça, que tu lui racontes des histoires. Avec son pronom ça non autonome objet, le FV complexifie encore la situation. Le premier problème à résoudre est celui de la valeur en système de ce pronom ça non-autonome, dans ses rapports d’opposition avec le/ les et de polysémie avec ÇA autonome (je ça regarde / je le regarde; je ça regarde / je regarde ÇA ). Par la suite, l’extension de l’agrammaticalité de ça, que P à ça + nom et ça + infinitif sera examinée à la lumière des données du FS. Dans une perspective synchronique, une comparaison avec le FS permet de mieux caractériser le FV. 4.1 L’opposition des pronoms objets non autonomes ça/ le, la, les 4.1.1 Le trait massifiant (ça/ les) Les pronoms ça et les s’opposent par leurs traits sémantiques de base. Ça porte fondamentalement le trait massifiant. Or, ce trait est associé normalement au trait inanimé, de sorte que si le pronom ça a comme source sémantique un référent animé humain, l’énoncé est péjoratif, car le référent se trouve «chosifié», comme en [5]. 5 On ça connaît, les hommes! 162 Anne Bürgi 10 Le N a un signifié (une intension) qui crée une classe de dénotés. Ceux-ci deviennent en discours des référents. La référence (ou référence actuelle, extensité) concerne les objets dans le monde. Un élément nominal n’a de référence actuelle qu’en emploi, dans un SN. La dénotation (ou référence virtuelle) est l’ensemble des objets (compréhension/ extension) qui correspond à la notion, au concept (intension/ signifié) dans le cas de N. Les termes référence actuelle et référence virtuelle sont de Milner 1982. La relation massifiant-inanimé se vérifie encore dans le fait que, selon le type de prédicats, le pronom ça exclut l’animé [6a-b], alors que le pronom les est neutre à cet égard 7a-b. 6a Les plans, je vous ça présenterai demain. 6b *Mes amis, je vous ça présenterai demain. 7a Les plans, je vous les présenterai demain. 7b Mes amis, je vous les présenterai demain. Cependant, l’opposition essentielle qui distingue ça et les réside dans le trait massifiant, et cela explique la différence de sens entre [8] et [9]. 8 Ces livres, je vais les mettre là-bas. 9 Ces livres, je vais ça mettre là-bas. Trois tests mettent en évidence le trait massifiant de ça: a) Le test avec sauf celui là; 10 Ces livres, je vais les mettre là-bas, sauf celui-là, qui est trop encombrant. 11 *Ces livres, je vais ça mettre là-bas, sauf celui-là qui est trop encombrant. À cause de son trait massifiant, le pronom ça non-autonome ne permet pas l’exception, ni une sélection à l’intérieur de l’ensemble. b) Le test avec un à un; 12 Il les a pris un à un. 13 *Il a ça pris un à un. Le trait massifiant de ça ne permet pas l’individuation. c) Le test avec tous / tus/ et tout / tu/ . 14 Ces livres, je vais tous les mettre là-bas. 15a *Ces livres, je vais tous ça mettre là-bas. 15b Ces livres, je vais tout ça mettre là-bas. Le trait massifiant ne permet pas d’associer ça à un élément à parcours de valeurs comme tous, alors qu’il autorise l’association de ça avec un autre élément massifiant, comme tout. 4.1.2 Le renvoi à la dénotation Le trait massifiant du pronom ça peut se manifester autrement et favoriser un renvoi à la dénotation, ce qui permet d’opérer une distinction très marquée entre ça et le/ les, comme en [16] et [17]: 163 Le pronom ça en français vaudois 16 C’est bizarre, Florian a vendu tous ses meubles antiques, lui qui les aimait tant. 17 C’est bizarre, Florian a vendu tous ses meubles antiques, lui qui ça aimait tant. En [16], le pronom les est anaphorique de «tous ses meubles antiques», donc à la référence actuelle (trait discriminé). En [17], le pronom ça renvoie à la dénotation et évoque tous les meubles antiques, de façon non discriminée. Certains énoncés sont cependant ambigus et permettent deux interprétations de la source sémantique de ça [19]. Toutefois, ça se distingue toujours de son concurrent le par son trait massifiant, comme le montre la différence de sens entre les phrases [18] et [19]. 18 C’est bizarre, Florian a vendu toutes ses pommes à la coopérative, pourtant il avait dit qu’il les garderait pour faire du vin cuit. 19 C’est bizarre, Florian a vendu toutes ses pommes à la coopérative, pourtant il avait dit qu’il ça garderait pour faire du vin cuit. En [18], le pronom les est anaphorique de «toutes ses pommes», donc à la référence actuelle. En [19], le pronom ça peut avoir deux interprétations: a) Il renvoie à la référence actuelle, mais avec le trait massifiant; b) Il renvoie à la dénotation: Florian voulait garder «des pommes» pour faire du vin cuit, peu importe la quantité. 4.1.3 Le renvoi à une source sémantique de nature phrastique (ça/ le) Le pronom ça peut avoir également une source sémantique représentant un fait, un événement, une situation. La catégorie syntaxique de la source est phrastique [20]. 20 Christa jouait de nouveau du violon dans l’orchestre, et je ça trouvais merveilleux. Cette propriété permet également d’opposer ça à le, comme dans les exemples [21a] et [21b]: 21a Toutes les rues d’Olhao étaient décorées pour la fête, et on ça regardait avec émerveillement. 21b Toutes les rues d’Olhao étaient décorées pour la fête, et on les regardait avec émerveillement. En [21b], le pronom les a pour source sémantique le SN «toutes les rues d’Olhao», alors qu’en [21a], le pronom ça anaphorise toute la phrase précédente, c’est-à-dire la situation exprimée par «toutes les rues d’Olhao étaient décorées pour la fête». 164 Anne Bürgi 4.1.4 Restriction sur l’usage du pronom ça non autonome Le pronom ça a des propriétés d’anaphore qui sont inévitablement différentes des pronoms personnels et des relatifs. Il peut reprendre des SN génériques [22]; définis [23]; indéfinis [24a-b]; démonstratifs [25a-b]. 22a Ruines et décombres, on y regarde à soixante fois avant de ça provoquer. (fich. Vall. M.: 342) 23 Elle avait étendu son linge derrière la cure, dans le pré . . . Et nous on ça regardait . . . (4 d’H: 40) 24a Veille-toi, Jacques-Emiles, il y a une goutte qui est tombée par terre, ramasse-la vite, du trois francs cinquante [du vin à 3 fr. 50/ litre], il ne faut pas ça laisser perdre! (4 d’H: 82) 24b Ça, c’est des choses qu’on n’avait jamais ça vu depuis le Déluge. (4 d’H: 80) 25a Il faudrait, ces vieux garçons et ces vieilles filles, ça ramasser et mener baïonnette au canon à l’Etat civil. (4 d’H: 36) 25b C’est tout de même rude beau, ce ciel et ce chenit d’étoiles. Ils ont ça rudement bien piqueté, les géomètres de par là-haut! (4 d’H: 145) L’usage du pronom ça non autonome n’est donc pas restreint par la nature générale des SN. Par contre, c’est le trait massifiant de ce pronom qui impose des restrictions à son usage, car ce trait doit être compatible: - Avec le sémantisme du N. Par exemple, ça massifiant ne pourrait pas anaphoriser un nom propre, mais il peut le faire avec un nom de lieu [26 a-b]. 26a *Carmen, je ça trouve intelligent. 26b Lausanne, je ça trouve sympa, comme ville. - Avec le sémantisme du prédicat. En effet, les prédicats sélectionnent sémantiquement leurs arguments, et par conséquent ils sélectionnent aussi les pronoms selon leurs traits sémantiques. Ainsi, le trait massifiant du pronom ça n’est pas compatible avec certains verbes, comme par exemple les verbes d’engagement, promettre, jurer, garantir, certifier, assurer, ou préciser, spécifier . . . [27]. 27 *Elle ça jure / *tu ça certifies / *il ça spécifie / *je ça promets . . . - Avec le contexte de la phrase. Par exemple, le contexte dans lequel se trouve le SN ce vin-là en [28] n’est pas compatible avec le trait massifiant, alors qu’il l’est en [29]. 28a Ce vin-là, c’est celui qu’il préférait, je le gardais juste pour lui, et on le buvait ensemble. 28b *Ce vin-là, c’est celui qu’il préférait, je ça gardais juste pour lui, et on ça buvait ensemble. 29 Ce vin-là, c’est de la vraie piquette, je ça trouve imbuvable. 165 Le pronom ça en français vaudois 4.2 L’opposition des pronoms objets ça/ ÇA en FV 4.2.1 Le trait déjà sélectionné Ces deux pronoms s’opposent en particulier par le fait que ça non autonome porte le trait déjà sélectionné et que ÇA autonome porte le trait sélectionnant. Dans l’exemple [30], le premier ÇA est déictique, il sélectionne dans le contexte spatial l’entité visée. Dès lors, les autres phrases sont construites avec le pronom anaphorique ça portant le trait déjà sélectionné. 30 Regarde voir, comme i-z’ont laissé ÇA en chenit. C’est incroyable! I z’auraient quand même pu ça ramasser, pi ça entasser là, au lieu de ça laisser pourrir dans la forêt. (pers.) D’ailleurs, la source sémantique étant déjà sélectionnée, elle ne pourrait pas être reprise par le pronom ÇA autonome, ce qui serait une répétition de l’opération de sélection qui donnerait un effet d’insistance étrange [31]: 31 *Regarde voir, comme i-z’ont laissé ÇA en chenit. C’est incroyable! I z’auraient quand même pu ramasser ÇA , pi entasser ÇA là, au lieu de laisser pourrir ÇA dans la forêt. De même, l’énoncé [32a] est grammatical, alors que [32b] ne l’est pas: 32a . . . avec ce chenit de grammaire, ces propositions conjonctives, ces passés du conditionnel deuxième et troisième formes, ces plus-que-parfait du subjonctif, et tout ce tremblement du diable, j’aurais cru qu’ils avaient depuis longtemps ça réduit . . . (4 d’H: 137) 32b *avec ce chenit de grammaire, ces propositions conjonctives, ces passés du conditionnel deuxième et troisième formes, ces plus-que-parfait du subjonctif, et tout ce tremblement du diable, j’aurais cru qu’ils avaient depuis longtemps réduit ÇA . 4.2.2 L’adverbe tout suivi de ça non autonome objet Les constructions comportant tout ça [33a-b] pourraient laisser croire que l’adverbe tout quantifie ça. 33a J’t’ai tout ça expliqué avant. (Destraz: 66, n o 18) 33b On a eu l’idée de tout ça fusionner. (4 d’H: 58) Mais le trait déjà sélectionné de ça non autonome exclut cette interprétation. La source de ça est anaphorisée telle qu’elle, dans son entièreté, sans possibilité de modifier la sélection. Le quantifiant tout porte donc sur le prédicat, et non sur ça. Seul le pronom ÇA autonome et déictique peut être accompagné d’un quantifiant opérant avec lui une sélection au sein d’un ensemble, ce qui sous-entend qu’il peut y avoir un reste dans cet ensemble [34a-b]. 34a J’ai déjà ramassé tout ÇA , mais il reste encore beaucoup de feuilles à ramasser. 34b *J’ai déjà tout ça ramassé, mais il reste encore beaucoup de feuilles à ramasser. 166 Anne Bürgi On peut retrouver ce genre de contraintes sémantiques en FS dans certains exemples où le pronom ÇA directement précédé de tout est nettement plus déictique et moins massifiant que dans les constructions où tout précède le participe passé [35a-c]. 35a J’ai mis tout ça de côté pour toi, et je garde le reste. 35b J’ai tout mis ça de côté et je suis parti. 35c *J’ai tout mis ça de côté, et je garde le reste. Par ailleurs, d’un point de vue syntaxique, si les quantifiants se placent le plus souvent devant ça, une distribution différente est aussi admise [36a-c]. 36a Oh! Regarde voir ces feuilles, j’avais ça tout ramassé pi mis en tas, mais avec ce fichu vent, faudra tout recommencer. 36b Des mois d’avril pourris, on a ça aussi vu. (fich. RSR I) 36c Il faudrait ça un peu contrôler. (4 d’H: 197) 4.3 L’agrammaticalité de ça, que P; ça, SN; ça, INF L’extension du rejet de ça, que P à ça, SN et ça, INF doit être expliquée, notamment par le recours au FS, qui autorise ces constructions. La suite de l’analyse se base sur les articles de Boone/ Léard 1995 et Boone 1998. 4.3.1 La relation entre les arguments ça, que P et ça, SN en FS Les verbes peuvent avoir des arguments de catégories syntaxiques diverses: SN [1a], INF [1b] ou que P [1c]. 1a Je désire du chocolat. 1b Je désire acheter du chocolat. 1c Je désire que tu m’apportes du chocolat. Ces catégories correspondent à des classes sémantiques, et leur sélection est parfois contrainte: - Associées à un prédicat particulier, elles révèlent une variation des valeurs du prédicat. Ainsi, voir a deux sens différents qui se manifestent par la catégorie syntaxique des arguments sélectionnés: perception [2a] ou jugement [2b]. 2a Je vois un oiseau. 2b Je vois que tu as raison. (Exemples de Boone/ Léard 1995) - L’équivalence entre SN et que P n’est pas évidente, car certains prédicats ne sélectionnent qu’une complétive, et excluent un argument de nature SN [3a-b], ou alors l’inverse: un argument SN n’a pas d’équivalent que P [4a-b]. 167 Le pronom ça en français vaudois 3a Il est probable que Paul viendra demain. / *Il est probable SN. 3b Heureusement qu’il ne pleut pas. / *Heureusement SN. 4a Je regarde le ciel. / *Je regarde que P. 4b Je connais Jacques. / *Je connais que P. (Exemples de Boone / Léard 1995) - Un verbe comme attendre est un verbe d’événement qui sélectionne un argument sémantique de nature phrastique. L’argument que P est donc l’argument canonique du verbe attendre. Tout argument de nature SN, dérivé de que P ou non, sera interprété sémantiquement comme phrastique, événementiel [5]. Il en est de même des verbes de sentiment comme appréhender, craindre, déplorer, regretter [6] ou des verbes de volonté comme désirer, ordonner, souhaiter, vouloir, etc. [7]. 5 J’attends que le train parte. / J’attends le départ du train. / J’attends le train. 6 Je regrette que Myriam démissionne. / Je regrette la démission de Myriam. 7 Elle ordonne que l’on rassemble les soldatEs. / Elle ordonne le rassemblement des soldatEs. Une série de verbes est particulièrement intéressante, car elle touche de près la question des complétives en ça, que P, et des arguments ça, SN: la série des verbes de jugements de valeur (abhorrer, acclamer, aimer, détester, haïr, etc.). Un argument de nature que P ne peut être pronominalisé que par le pronom ça, jamais par le pronom le [8a], alors qu’un argument de nature SN peut être pronominalisé par le [8b]. 8a Marie déteste que Jean fume. / Marie déteste ça. / *Marie le déteste. (Exemple de Boone 1998) (En FV = Marie ça déteste.) 8b Adèle aime bien le chocolat. / Adèle l’aime bien. Boone ajoute que «d’une façon générale, ça semble donc plus apte que le à reprendre tout ce qui est purement événementiel. Ce pronom entretient des rapports beaucoup plus étroits avec le contenu propositionnel que le.» (Boone 1998: 110). La différence entre les pronoms ça et le est particulièrement importante, puisque l’interprétation des SN dans des phrases comme [9a-b] change selon le choix de l’un ou de l’autre: 9a Je les aime, tes cheveux. 9b J’aime ça, tes cheveux. En [9a], le pronom les anaphorise un argument sémantique nominal, alors que le pronom ça anaphorise un argument sémantique événementiel, phrastique. Par exemple, pour [9b]: «J’aime la façon dont tu t’es coiffée aujourd’hui». Par ailleurs, avec les verbes de jugements de valeur, de nombreuses complétives sont construites par ça, que P, ou ça, quand P [10a-b]. Les phrases introduites par 168 Anne Bürgi ça, quand ne sont pas des circonstancielles, mais des temporelles remplissant la fonction de complétives (Boone 1998). 10a J’aime ça, que tu me racontes des histoires. 10b J’aime ça, quand tu me racontes des histoires. 4.3.2 Application au FV Nous avons suggéré que les complétives du FV en ça, que P étaient exclues à cause de l’ambiguïté créée par les relatives francoprovençales en cein, que P. Par contre, les constructions en ça, quand P sont acceptées (P mod 29 ), puisqu’elles ne provoquent aucune ambiguïté [11a-b]. 11a J’aime ça, que tu chantes = J’aime ce que tu chantes. 11b J’aime ça, quand tu chantes ≠ J’aime ce que tu chantes. L’extension du rejet des constructions complétives en ça, que P aux constructions nominales ça, SN s’explique par le fait que ces dernières sont sémantiquement des arguments événementiels, phrastiques, comme on l’a vu plus haut avec la phrase J’aime ça, tes cheveux. L’exclusion ça, SN s’est étendue aux constructions ça, INF, les infinitifs ayant un statut quasi nominal (ils n’ont ni marque de temps, ni marque de rang), et leur interprétation étant également phrastique. Puisque ces constructions sont agrammaticales en FV, celui-ci utilise d’autres stratégies: - l’emploi du pronom ça non autonome, quand son sémantisme (cf. 4.1.4) est compatible avec le prédicat [12], - l’emploi du pronom ÇA autonome, placé en tête de phrase [13a-b]. 12 Mon Dieu, mon Dieu, si j’avais ça su que je mariais une homme de mauvaises moeurs. (4 d’H: 182) 13a ÇA j’aime, tes cheveux. 13b ÇA j’aimerais bien, pouvoir partir en vacances. 5. Conclusion Le système pronominal du FV est issu de la rencontre de deux systèmes: le FS et le francoprovençal. Si ce dernier idiome a presque entièrement disparu de la Suisse romande, il a cependant laissé des traces, et c’est à lui que le FV doit son pronom ça non autonome, pronom qui est absent du FS. La distribution de ça est singulière et variée. Cependant la syntaxe suit des règles précises en fonction des types d’auxiliaires (aspect, mode, voix) et des catégories verbales (verbes de perception). 169 Le pronom ça en français vaudois La rencontre de ces règles avec celles du FS a créé parfois des zones ambiguës, provoquant: a) Des stratégies de réparation d’ordre syntaxique au moyen de redoublement de pronoms (ça~ le); b) Des blocages structuraux (l’agrammaticalité de ça, que P, étendue à ça, N, et ça, INF), afin d’éviter une confusion sémantique avec les relatives. Par ailleurs, indépendamment du FS et du francoprovençal, le FV a développé son propre système. En opposant ça à son concurrent non autonome le, et à son concurrent autonome ÇA , nous avons pu dégager les règles sémantiques qui président aux différentes constructions syntaxiques. Cette description et son analyse ont mis en évidence un système complexe, structuré et cohérent. Sherbrooke (Québec) Anne Bürgi Corpus 4 d’H Budry, P./ Chevalier, S. 1970: Le Quart d’heure vaudois, Lausanne Destraz Destraz 1990 (cf. bibliographie) En ça Itten, A./ Bastian, R. 1975: En ça . . . En là! , Lutry fich. Extrait du «Choix d’exemples tirés du fichier de français régional CD» transmis par le Centre de dialectologie de l’Université de Neuchâtel. Ces exemples proviennent de plusieurs ouvrages: RSR1 = Émission Restons Vaudois, à la radio RSR I Vall. M. = Vallotton, B.: Monsieur Potterat se marie J. L. Vautier, E. 1921: Ce Jean-Louis, toujoû le même, Lausanne pers. Exemple relevé personnellement dans le discours de Vaudois et Vaudoises Bibliographie Blanche-Benveniste, Claire 1997: «La notion de variation syntaxique dans la langue parlée», Langue française 115: 19-29 Boone, Annie/ Léard, J.-M. 1995: «Arguments sémantiques et arguments syntaxiques», in: H. B. Shyldkrot/ L. Kupfermann (ed.), Tendances récentes en linguistique française et générale, Amsterdam/ Philadelphia: 75-94 Boone, Annie 1998: «La pronominalisation des complétives objet direct», in: Mireille Bilger/ K. van den Eynde/ Françoise Gadet (ed.), Analyse linguistique et approches de l’oral. Recueil d’études offert en hommage à Claire Blanche-Benveniste, Louvain: 103-14 Bürgi, Anne 1998: Le pronom ça en français vaudois. Description et analyse, Mémoire de maîtrise en études françaises, spéc. linguistique, Université de Sherbrooke Cadiot, P. 1988: «De quoi ça parle? À propos de la référence de ça, pronom sujet», Le français moderne 56: 174-92 Destraz, D. 1990: «Sur le vif», Cahiers Louis Gauchat 1: 63-70 Kristol, A. M. 1990: «Une mutation typologique inachevée: la substitution du neutre par l’inanimé», Revue de linguistique romane 54: 485-516 Léard, J.-M. 1978: «Essai d’interprétation de quelques faits de morphologie québécoise», Travaux de linguistique québécoise 2: 121-42 Léard, J.-M. 1982: «Essai d’explication de quelques faits de morpho-syntaxe du québécois: le pronom relatif en diachronie structurale», Revue québécoise de linguistique 12: 97-144 170 Anne Bürgi Léard, J.-M. 1987: «Quelques aspects morphosyntaxiques des syntagmes et des phrases génériques» in: G. Kleiber (ed.), Rencontre avec la généricité, Paris: 157-206 Léard, J.-M. 1995: Grammaire Québécoise d’aujourd’hui. Comprendre les québécismes, Montréal Maillard, M. 1987: «Un zizi, ça sert à faire pipi debout! - Les références génériques de ça en grammaire de phrase», in: G. Kleiber (ed.), Rencontre avec la généricité, Paris: 157-206 Maillard, M. 1994: «Concurrence et complémentarité de il et ça devant les prédicats impersonnels en français contemporain», L’Information grammaticale 62: 48-52 Milner, J.-C. 1982: Ordres et raisons de Langue, Paris Moignet, G. 1965: Le pronom personnel français. Essais de psycho-systématique historique, Paris Moignet, G. 1981: Systématique de la langue française, Paris Paradis, C. 1988: «On Constraints and Repair Strategies», The Linguistic Review 6: 71-97 Reymond, J./ Bossard, M. 1982: Le patois vaudois. Grammaire et vocabulaire, Lausanne Thibault A./ Knecht, P. 1997: Dictionnaire suisse romand, Genève Tuaillon, G. 1977: «Réflexion sur le français régional», Tralili. 15: 7-29 Tuaillon, G. 1983: Les régionalismes du français parlé à Vourey, Paris 171 Le pronom ça en français vaudois
