eJournals Vox Romanica 60/1

Vox Romanica
vox
0042-899X
2941-0916
Francke Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2001
601 Kristol De Stefani

Pour une nouvelle édition de la Suite-Vulgate du Merlin

121
2001
Richard  Trachsler
vox6010128
Pour une nouvelle édition de la Suite-Vulgate du Merlin Dans le domaine de la littérature arthurienne française, ces trente dernières années resteront sans doute marquées par l’avènement d’éditions critiques de la plupart des grands romans en prose et par le regain exégétique qui va de pair avec l’accès aux textes. Ainsi des chercheurs, seuls ou par équipes, se sont attaqués aux ensembles du Lancelot-Graal, au Tristan en prose et au Perceforest et ont petit à petit réussi à mettre à la disposition du public presque toutes les versions représentatives de ces textes fortement fluctuants dans la tradition manuscrite 1 . On ne saurait surestimer l’importance de l’exploit réalisé, car, à part peut-être le Perceforest, tous ces romans fleuves sont caractérisés par le fait d’être conservés dans un très grand nombre de manuscrits reflétant plusieurs états de texte 2 . En effet, ces manuscrits ne se distinguent pas seulement par des faits de langue ou de style, mais aussi par leur contenu, ce qui pose des problèmes éditoriaux d’un type très différent de ceux naguère étudiés à propos du Lai de l’Ombre 3 . Le lecteur de ces romans découvre, selon les manuscrits, des récits plus ou moins longs, qui omettent, ou au contraire développent, certains aspects thématiques de l’intrigue en cherchant tour à tour à atténuer ou à accentuer des points précis. Cette variance, pour utiliser ce terme à la mode il y a quelques années, est certes commune à l’ensemble de la littérature médiévale, mais elle atteint ici un niveau très élevé, puisque les lieux variants peuvent concerner des épisodes entiers. On a en effet affaire à ce que l’on a pris l’habitude d’appeler des «rédactions» ou «versions», qui 1 Ainsi, le Joseph, la dernière partie manquante de la Trilogie attribuée à Robert de Boron, a enfin été édité par O’Gorman (ed.) 1995 et le cycle du Lancelot-Graal est aujourd’hui presque totalement accessible dans des éditions facilement consultables, même si certaines, il est vrai, pourraient être refaites selon des critères plus modernes: on le lira, dans l’ordre, dans Ponceau (ed.) 1997, Micha (ed.) 1979, 1978-83, Pauphilet (ed.) 1949, Frappier (ed.) 1964. Seule pour la Suite du Merlin on doit encore recourir à Sommer (ed.) 1908-16, où elle occupe les pages 88-466 du volume 2. Pour le Tristan en prose, on dispose maintenant de Curtis (ed.) 1985, suivi de Ménard 1987 (ed.), Chênerie/ Delcourt (ed.) 1990, Roussineau (ed.) 1991, Faucon (ed.) 1991, Lalande/ Delcourt (ed.) 1992, Baumgartner/ Szkilnik (ed.) 1993, Quéruel/ Santucci (ed.) 1994, Guidot/ Subrenat (ed.) 1995, Harf-Lancner (ed.) 1997. Pour le Perceforest et les versions «non vulgate» voir infra. 2 Le texte du Perceforest, conservé dans moins de manuscrits que les autres romans arthuriens, pose des problèmes un peu différents. Il est accessible grâce aux efforts de Taylor (ed.) 1979, Roussineau (ed.) 1987, 1988, 1991, 1993 et 1999. Pour une présentation claire de la tradition manuscrite, voir Roussineau (ed.) 1987: xiv-xxxiv. 3 Afin de se faire une idée de la physiognomie de ces manuscrits, on peut consulter Curtis 1969, qui présente ceux du Tristan en prose. Il faut toutefois garder à l’esprit que certains manuscrits, tels les deux témoins signalés dans Curtis 1954, se prêtent mal à ce genre de travail de comparaison. 129 Pour une nouvelle édition de la Suite-Vulgate du Merlin offrent toutes au lecteur des récits divergents à des degrés divers. Pour un éditeur de texte, il va de soi qu’il n’est pas possible, face à une telle situation, d’intégrer ces divergences dans un apparat critique en bas de page sans compromettre sérieusement la lisibilité de son travail. Afin de restituer la diversité des manuscrits, la critique moderne a donc pris le parti de donner des «annexes», à chaque fois qu’une «variante» atteignait une certaine taille critique 4 . Ces annexes peuvent aller d’une page à plusieurs volumes, donnant ainsi à lire un témoin manuscrit dans sa continuité dès qu’il se sépare de façon notable d’une version souvent appelée «vulgate», en raison de sa diffusion importante 5 . C’est la seule façon de rendre compte de la diversité de la tradition textuelle. Pour rappeler tout l’intérêt de l’étude approfondie de cette variance, il suffit d’évoquer un exemple célèbre: en ce qui concerne le Roman de Lancelot, cœur du Lancelot-Graal, l’examen de la tradition textuelle a fait apparaître que, dans certains manuscrits, la biographie du héros éponyme paraissait se dérouler sans le Graal, alors que d’autres témoins, plus «cycliques» à proprement parler, liaient intimement l’histoire du lignage de Lancelot à celle du Saint Vaisseau, instaurant de la sorte un axe directeur qui mène du Lancelot à la Mort Artu en passant par la Queste 6 . Il ne s’agit pas ici d’un simple problème de réception, car la critique moderne est divisée quant à l’antériorité des deux versions, hésitant de fait entre deux grandes options: est-ce le Lancelot «cyclique» qui a été remanié pour former un récit plus court et plus «biographique», ou est-ce ce dernier qui a été retouché et augmenté, au moment où a germé, quelque part dans l’atelier de celui que Jean Frappier appelait l’«architecte» du cycle, le grand plan d’ensemble du Lancelot- Graal 7 ? La réponse à ce qui est, au départ, une question d’ecdotique, a des impli- 4 Cela a déjà été le cas pour le Lancelot, où Alexandre Micha à édité à part des «rédactions courtes», qui occupent le volume 3 de son édition intégrale Micha (ed.) 1978-83. Pour ce qui est du Tristan, on voit apparaître, après la version «vulgate» (cf. supra N1), une autre version due aux soins de Blanchard/ Quéreuil (ed.) 1997 et Laborderie/ Delcourt (ed.) 1999. 5 L’évolution du terme de «Vulgate» et du concept auquel il renvoie dans la communauté scientifique mériterait une étude à part entière. En gros, il s’agirait de montrer comment on passe d’un indicateur purement quantitatif (un nombre de manuscrits conservés élevé) à une sorte d’idée de précellence, sans doute à la faveur d’une réception importante. On notera dans ce domaine l’éviction progressive, à propos du Tristan en prose, de la désignation «seconde version», sans doute par analogie avec le cycle du Lancelot-Graal, où l’emploi du terme est courant depuis près d’un siècle, au profit, précisément, de l’appellation Vulgate. (Voir à ce propos le glissement de Baumgartner 1975 à Laborderie/ Delcourt (ed.) 1999: 11 N3). C’est à partir de cette version de référence que sont ensuite envisagées toutes les autres rédactions qui passent, du coup, au second plan, et sont nommées «divergentes», «contaminées» ou - «post-vulgate». 6 Ce Lancelot «non cyclic» est accessible dans Kennedy (ed.) 1980. Il contient certaines allusions qui peuvent constituer des arguments en faveur de l’antériorité de cette version. Cf. sur ce point Kennedy 1970: 527, ainsi que Kennedy 1986: 150-53 et 359 (notes aux pages 150-53). Mais voir aussi Micha 1987: 27, qui propose d’expliquer ces allusions à la quête dans le Lancelot de façon différente. 7 Frappier 1954s. ainsi que Frappier 1972: 146. Il utilise le terme d’architecte dès 1936, date de la première édition. 130 Richard Trachsler cations directes pour l’histoire littéraire médiévale, la façon d’envisager la tradition manuscrite va donc de pair avec une certaine compréhension de la genèse du cycle. Ce fait à lui seul justifie que l’on étudie de près les documents qui nous sont conservés et qui doivent constituer le point de départ de toute hypothèse concernant la composition du cycle. Dans ce domaine, beaucoup reste à faire, car si les divergences entre les différentes versions que présentent les manuscrits du Lancelot sont certainement les plus spectaculaires, d’autres œuvres du cycle de la Vulgate sont également touchées par ce phénomène de variance et tous les documents n’ont pas encore livré leurs secrets. Les observations qui suivent ont pour objectif, fort modeste, de présenter un chaînon médian, la Suite du Merlin, dans quelques-uns de ses manuscrits et de s’interroger sur la façon la plus adéquate de rendre compte, dans une édition critique, des différents états textuels. Il apparaîtra vite, toutefois, que l’examen de la tradition manuscrite de cette partie du cycle soulève aussi d’importants problèmes concernant la chronologie relative des différentes composantes du cycle, problèmes qu’il convient au moins de signaler, à défaut de pouvoir les résoudre à ce stade de nos connaissances. * Lorsque que E. Freymond, il y a près de cent ans, s’intéressa au combat entre le roi Arthur et le monstrueux Chat du Lac de Lausanne, la pièce maîtresse de son dossier, à savoir un assez long passage de la Suite-Vulgate du Merlin relatant précisément cet épisode, n’était pas accessible dans une édition moderne 8 . Freymond dut donc recourir directement aux documents et choisit, face à l’abondance de la tradition manuscrite, de ne pas se contenter du texte d’un seul témoin, mais d’en comparer plusieurs. Possédant dans ses archives personnelles une transcription d’un manuscrit de Darmstadt, il demande à Gaston Paris et Arthur Piaget de bien vouloir copier le passage en question dans le manuscrit 19162 du fonds français de la Bibliothèque Nationale, et décide, pour faire bonne mesure, de collationner le tout avec deux imprimés que possède la bibliothèque cantonale d’Argovie, ainsi qu’avec la version moyen anglaise et moyen néerlandaise 9 . Dans sa contribution aux Mélanges Gröber, on trouve donc le texte d’après le manuscrit 2534 de Darmstadt, avec les divergences les plus importantes de non moins de cinq témoins dans l’apparat. Sur le plan narratif, les écarts entre les différents documents sont peu frappants et les versions sont par endroits proches jusque dans la formulation, mais en même temps on relève, bien sûr, d’innombrables variantes. Malgré l’effort et l’énergie déployés, on éprouve un sentiment d’insatisfaction à la lecture de l’échantillon de texte publié par Freymond qui fait écho à l’impuissance assez fran- 8 Voir Freymond 1899: 311-96, dont Paris 1900 a rendu compte de façon plutôt positive. 9 Il s’agit d’un imprimé de 1505 de Michel le Noir, ainsi que d’un autre, datant de 1526. La problématique retenue par Freymond, à savoir la localisation du combat entre Arthur et le Chat au bord du Lac de Lausanne, justifie un tel déploiement d’énergie. 131 Pour une nouvelle édition de la Suite-Vulgate du Merlin chement avouée par le chercheur lui-même, qui doit se contenter de transmettre des impressions plutôt générales lorsqu’il s’agit de caractériser les manuscrits. La raison de ce sentiment d’inachevé est toute simple: le classement, qui devrait être à la base de l’édition, reste tout entier à faire. En l’état, on ne sait pas ce que «valent» les leçons dans un apparat qui ne fait que rendre, assez fidèlement pour le coup, le grouillement de la tradition textuelle. Qui voudrait entreprendre aujourd’hui un travail comme celui jadis accompli par Freymond, se verrait vite acculé dans la même impasse que le professeur fribourgeois: une multitude de leçons individuelles dont on ignore tout ce qui permettrait d’évaluer les rapports qui les lient. En effet, contrairement à sa sœur post-Vulgate et les textes qui l’entourent au sein du Lancelot-Graal, la Suite Vulgate du Merlin n’a jamais fait l’objet d’une édition critique 10 . On la lit encore dans l’édition Sommer, parue au début du siècle, établie d’après le manuscrit Add. 10292 de la British Library, que l’éditeur a choisi à l’époque pour des raisons pratiques. L’examen de la tradition textuelle de la Suite reste donc entièrement à faire, même s’il est possible de tirer profit des travaux concernant les manuscrits qui conservent d’autres parties du cycle. Ainsi, on doit à Alexandre Micha le recensement presque complet des manuscrits de la Suite Vulgate du Merlin, paru, pour ainsi dire, accessoirement dans le cadre de son inventaire et classement des manuscrits du Merlin 11 . Dans la trentaine de manuscrits qui nous la conservent, la Suite Vulgate n’est en effet jamais transmise seule, mais toujours avec le Merlin que, précisément, elle complète. Il faut ajouter à cette première évidence matérielle une autre: jamais, sauf accident matériel, la Suite ne se trouve seule, c’est-à-dire sans être précédée d’un Merlin, «en ouverture» d’un Lancelot 12 . Rien ne rattache donc la Suite au chaînon suivant du cycle, presque toujours clairement séparé, dans les manuscrits, par une nouvelle page, une enluminure et le célèbre incipit En la marce de Gaule . . . Souvent, en revanche, elle se greffe sur le Merlin, sans séparation aucune, en continuant une même phrase, comme si, effectivement, Merlin et Suite formaient un seul ensemble organique. En l’absence d’une existence codicologique autonome, et face, surtout, à ces liens privilégiés entre Merlin et Suite, il est tentant, dans un premier temps, d’initier l’examen de la tradition manuscrite de cette dernière en intégrant les acquis des travaux sur les manuscrits du Merlin. C’est d’ailleurs aussi ce à quoi invite ce qui, sauf erreur, est la seule observation sur la tradition textuelle de notre texte, 10 La Suite Post-Vulgate (le terme est soigneusement évité) a été magistralement éditée par Roussineau (ed.) 1996. 11 Micha 1958. Cet article a été commenté par Goose 1962 et Cigada 1958, qui saluent tous deux les qualités du travail. Le critique belge ajoute à la liste le ms. iv.581 de Hannover, et son confrère italien se félicite de voir là les prémices d’une édition critique du Merlin, intéressante, selon lui, non pas tant par la valeur esthétique du texte que par son importance pour l’histoire de la littérature. 12 Cf. à ce propos l’inventaire et le classement de Micha 1960, 1963, 1964, 1965, 1966. 132 Richard Trachsler formulée, dans une note et de façon passablement énigmatique, par Alexandre Micha en 1958, à l’issue de son classement des manuscrits du Merlin: Il n’y a pas deux Suite-Vulgate différentes, mais, semble-t-il, le texte de nos manuscrits α n’est pas identique à celui des manuscrits . (Micha 1958: 145 N5.) Quelle que soit la valeur que l’on accorde aux termes de «différent», «texte» et «identique», cette phrase veut dire qu’il y a une «Suite α » et une «Suite ». On verra plus bas qu’il en est exactement ainsi. Pour l’instant, il importe de se rappeler ce à quoi correspondent ces manuscrits α et : dans son classement des manuscrits du Merlin, Alexandre Micha avait dégagé deux «versions», l’une destinée à s’insérer dans la Trilogie de Robert de Boron ( α ), et l’autre pour être incorporée dans le cycle du Lancelot-Graal ( ). C’est cette distinction capitale qui a par la suite guidé l’établissement de l’édition critique du Merlin, fondée sur un manuscrit de la famille α et enregistrant, entre autres, les variantes des manuscrits . L’existence de ces grandes versions α et a à l’époque été unanimement acceptée par la critique et les critères gardent toute leur pertinence 13 : deux passages en particulier permettent de voir comment à la rédaction α , soucieuse de respecter les données du Joseph, la rédaction oppose un texte plus conforme avec l’Estoire del Saint Graal, transformation correspondant au passage du cycle de Robert de Boron à celui du Pseudo-Map. Ainsi, là où la rédaction α évoque Alein et Petrus, personnages du Joseph, la rédaction parle de Nascien, acteur jouant un rôle important dans l’Estoire del Saint Graal. De même, lorsqu’il est question du lieu vide de la Table Ronde, les manuscrits de la rédaction α affirment que le chevalier élu devra d’abord s’asseoir à la table du Graal, ce qui convient aux aventures de Perceval dans le cycle de Robert de Boron, mais pas à ce qui arrivera à Galaad, destiné à remplir le siège vide à la Table du Graal seulement après avoir pris place à la Table Ronde. Est indiqué de la sorte un changement dans l’esprit de l’auteur pour lequel la table d’Arthur n’est plus présentée comme la synthèse des deux autres, comme dans la Trilogie, mais se voit ravalée au rang d’étape provisoire dans le parcours du héros vers la seule table qui compte: celle du Graal. La rédaction modifie donc le passage 14 . Si l’existence des deux versions du Merlin ne fait pas de doute, il faut vérifier dans quelle mesure il est possible d’étendre cette classification à la Suite, qui n’a certainement jamais appartenu au cycle de Robert de Boron et qui ne risque donc pas d’avoir subi de changements aussi «orientés» dans un but aussi précis. Les études d’Alexandre Micha sur la tradition manuscrite du Merlin restent ici néanmoins d’une grande utilité, car elles ont accessoirement fait apparaître un critère très banal, mais éminemment objectif, que les tentatives de réécritures évidentes 13 J’ai pris connaissance des comptes rendus suivants: Andrieux 1981; Baumgartner 1980; Bogdanow 1984; Christmann 1980; Cooper 1982; Dubost 1982; Harf 1981; Jodogne 1981; Mölk 1983; Noble 1983; Roques 1980; Van Coolput 1983; Vitale-Brovarone 1982. 14 Micha (ed.) 1979: xxi-xxxiii. Pour un exposé plus détaillé, cf. Micha 1956. 133 Pour une nouvelle édition de la Suite-Vulgate du Merlin sur le plan narratif font un peu oublier: les deux versions se distinguent en effet aussi par leur longueur, puisque la version apparaît comme un véritable abrègement du texte α 15 . Pour la Suite, ce critère fort simple se vérifie à travers la comparaison de n’importe quel paragraphe du fr. 747, manuscrit de base de l’édition Micha, avec un représentant de la version , par exemple le fr. 24394 16 . 15 Cooper 1982: 311, dans son compte rendu de Micha (ed.) 1979, emploie clairement le terme de «abridged version» pour désigner le version . 16 Il convient ici de préciser le choix de ces deux manuscrits, où le représentant de la version pose d’ailleurs moins de problèmes que celui de la version α . La version est relativement homogène et pourrait être rendue assez fidèlement par les témoins A’B’ ou C’ qui sont tous de bonne qualité. Je vois beaucoup moins clair dans les rapports entre les manuscrits de la première version, que je cite ici d’après le manuscrit qu’Alexandre Micha a choisi pour base de son édition du Merlin. J’ai toutefois la très nette impression que le texte que donne le fr. 747 est beaucoup moins bon pour la Suite qu’il ne peut l’être pour le Merlin propre. Je le contrôle ici à l’aide des fr. 98 et 105, ce qui suffit pour faire apparaître les contours de cette version α face à la rédaction . Paris, B. N. fr. 747, fol. 168b = fr. 105, fol. 262v°a = fr. 98, fol. 209a Si monta messires Gauvain a grant compaignie des miaulz montez de tote l’ost et antra an la terre Claudas, si praierent tote la terre et briserent borz et viles et mistrent tout an feu et en flame qui n’i remest riens an estant, si s’an foï toz li pueples hors de la terre [105: si s’en fuirent hors du paÿs]. Et cil corurent jusqu’au portes de la Deserte et destruient quanqu’il ataignent, n’onques Claudas ne sa compaignie ne s’osa remuer. [fr. 98 ajoute: si fuit si apovris Cladas que il ne demora entour nul qui servir le daignaist] Et si tost com mesires Gauvain s’an retorna, il et sa compaignie, si se parti de Claudas Poinces Antoines et Froiles, li dus d’Alemaigne, et Randol, li seneschaux le roi de Gaule, dolanz et correciez de leur domaige, et jurent et afient que jamés roi Ban n’ameront ne ja si tost ne s’am porront vangier com li randront tel guerredon com il afiert a tel servise. Mes tiex cuide bien sa honte vengier qui l’acroit. Einsi remest Claudas povres et marriz en la Deserte, car il ne pooit mie avoir .iii.m. homes montanz, mes puis recovra tote sa terre et anrichi duremant, einsi com li contes le devisera ça avant, par l’aide au roi de Gaule et Poince Antoine, qui repaira de Rome o moult grant gent. Mais ce fu de moult fort heure a son hués, car il an reçut puis la mort par la main lou roi Ban de Benoÿc an la praierie devant Trebes. Mais Claudas ot si grant gent qu’il mist lou siege devant lou chastés, einsi com vos orroiz ça avant, quant li leus sera dou dire, mais atant se taist li contes d’aus touz et retorne a parler de monseignor Gauvain. Paris, B. N. fr. 24394, fol. 214a = Sommer (ed.) 1908-16/ 2: 281 Et messire Gavains avoit couru en la terre le roi Claudas, et avoit mené grant compaignie de chevaliers avoec lui, et avoit toute la terre essillie et gastee; ne onques Claudas ne fu si hardis qu’il le contredesist. Et si tost com messire Gavains et si compaignon s’en tornerent de la terre Claudas, si s’en parti Ponce Antoine de Claudas et Froillés d’Alemaigne et Randol li senescalx de la terre de Gaule, dolant et corechié del damage qu’il ont recheu. Si jurent et afient que jamais le roi Ban ne le roi Bohort ne serviront, ne ja si tost ne se porront vengier qu’il ne l’en rendent tel guerredon com il afiert a tel service. Ensi remest Claudas, povres et maris, mais puis recovra il toute sa terre, si com li contes le vos devisera cha avant. Mais or se taist li contes d’aus tos et retorne a parler de monsignor Gavain qui retorne vers Benoÿc, liés et joians. 134 Richard Trachsler Dans les deux manuscrits, le contenu est en gros identique, mais on relève l’omission de mots isolés, de syntagmes, voire de plusieurs phrases entières, si bien que l’on passe de 271 mots à 159, ce qui correspond à la différence énorme de 41 %. Ce chiffre n’est peut-être pas très représentatif des proportions entre les deux manuscrits sur l’ensemble du texte, mais il donne une idée de l’ampleur que le phénomène peut atteindre. Pour des échantillons plus larges, on revient à des écarts moins importants, puisqu’un épisode tout entier, comme celui de Grisandole, occupant plusieurs feuillets, compte 8068 mots dans la version longue et 6775 dans la version courte. L’écart est donc là de 16 % 17 . Evidemment, ce seul critère de la brevitas, même s’il se vérifie pour l’ensemble des douze manuscrits de la rédaction , demande à être affiné par d’autres. Des sondages effectués ailleurs ont permis de mettre en évidence des variantes d’ordre sémantique qui épousent de très près la répartition entre les deux rédactions: toujours dans l’épisode de Grisandole, par exemple, il est question d’une inscription qui est en grec dans la rédaction α alors qu’elle apparaît en hébreu selon la rédaction 18 . Dans une prédiction annonçant l’enserrement de Merlin en recourant à deux figures animales, on lit dans la rédaction qu’une louve liera un lion, là où il était question, dans la rédaction α , d’un liepart sauvage 19 . Dans l’épisode mettant en scène le roi Flualis, le souverain promet, dans la rédaction α , la main de sa fille et mon reaume aprés mon decés, s’il est chevalier ou hom de gent ligniee, et s’il est de basse gent, il sera sires et bailliz de ma terre tote sa vie. Dans la rédaction , la clause suspensive est différente: ou, s’il est mariés, il sera tot sires de moi et de ma terre tous les jours de sa vie 20 . À l’origine sociale a succédé l’état civil. À chaque fois, la tradition manuscrite se scinde clairement en deux rédactions, avec une répartition qui est identique à celle qu’Alexandre Micha distinguait pour le Merlin propre. Lorsqu’un manuscrit de la rédaction paraît basculer dans la rédaction α , c’est parce que le document est «contaminé» et a été signalé comme tel par Alexandre Micha. Des sondages ponctuels, mais détaillés, permettent même d’affirmer que le classement établi par l’éditeur du Merlin se vérifie jusque dans les ramifications plus fines, puisque rédactions, familles et même groupes de la Suite du Merlin paraissent largement recouper ceux du texte-souche 21 . Pour qui voudra éditer la Suite du 17 Pour plus de détails, cf. Trachsler sous presse. 18 Pour la répartition des manuscrits, cf. Trachsler sous presse. 19 Cf. à ce propos mes observations: Trachsler 1996: 84-91. Les passages en question sont obscurs et les émendations que j’ai proposées à l’époque sans avoir bien compris les rapports entre les différents manuscrits me paraissent aujourd’hui bien téméraires. 20 Sommer (ed.) 1908-16/ 2: 420-21 et 448. Sont cités ici, respectivement, les manuscrits fr. 747 (fol. 212d) et fr. 24394 (fol. 270a). Je remercie Mademoiselle Nathalie Niveau, qui prépare à l’Université de Paris IV-Sorbonne un mémoire de maîtrise sur les songes et les prophéties dans la Suite, de m’avoir fourni ces renseignements avant l’achèvement de son travail. 21 J’ai effectué un nombre réduit de collations pour des passages limités. Malgré les coïncidences incontestables avec le stemma du Merlin, il convient d’être prudent: la Suite, texte beau- 135 Pour une nouvelle édition de la Suite-Vulgate du Merlin Merlin, cette correspondance étroite entre la tradition de la Suite et celle du Merlin propre est un coup de chance, car elle permet, au moins dans un premier temps, d’utiliser le classement d’Alexandre Micha comme hypothèse de travail. C’est une aide non négligeable pour l’exploration de la tradition textuelle d’une œuvre cinq fois plus longue que le Merlin et conservée dans trente et un manuscrits presque complets et plusieurs fragments. * Il reste, bien entendu, à savoir comment traiter toutes ces leçons une fois que l’on a identifié rédactions, familles et groupes, car si l’on part du principe que, rien que quantitativement, la version offre autour de 15 % de texte en moins que la version α , l’idée même d’une présentation des variantes en un apparat unique en pied de page est mise à rude épreuve. Il suffit, une nouvelle fois, de regarder un passage «identique» dans un manuscrit de chaque version pour s’en apercevoir. Les quelques lignes qui serviront ici de pierre de touche relatent d’abord la fin de l’instauration de la Carole magique, récit créé rétroactivement à partir de l’épisode correspondant conté dans le Lancelot en prose 22 . Ensuite, elles narrent la séparation géographique des protagonistes avant de déboucher, en s’arrêtant sur l’un des personnages, sur le récit de la bataille entre Boor et le roi Amant. Le passage est naturellement choisi à dessein, car pour deux raisons au moins, ces lignes comportent un fort potentiel de variance: d’une part, elles offrent la possibilité d’anticiper - ou non - sur les événements du Lancelot, d’autre part, elles constituent une de ces charnières du récit où se crée l’entrelacement: un premier fil narratif est temporairement abandonné, un deuxième sera désormais poursuivi. Dans l’aménagement de la transition, on le sait, le copiste dispose d’une marge de manœuvre qui lui permet d’abréger ou de s’étendre sans mettre en péril la construction de son récit. On verra que cette marge a été fortement exploitée. Voici donc le texte, à gauche la version α d’après le fr. 747, «authentifiée» par deux manuscrits de contrôle, à droite la version , d’après le fr. 24394. coup plus long que le Merlin propre, est en effet bien plus susceptible de présenter des traces de contamination que le texte-souche. Sur ce problème cf. Kennedy (ed.) 1980/ 2: 10. 22 Dans le Lancelot, l’épisode est assez développé: Micha (ed.) 1978-8/ 5: 234-86. C’est sous forme de récit rétrospectif que l’origine de la carole est contée. Paris, B. N. fr. 747, fol. 157c-d = fr. 105, fol. 245r°c-245v°b = fr. 98, fol. 198b-c Einsi com vos avez oï, establi Guinebauz la querole et l’eschaquier et puis i fist mainz biaux jeus et aprist la pucele dont ele ovra puis aprés ce qu’il fu morz. Aprés si fist il le Chastel Tornoiant et les queroles que Meraugis trova puis quant il queroit monseignor Gauvain qu’il trova puis en la Cité sanz Non ou nus chevaliers erranz ne finast jamés de queroler tant Paris, B. N. fr. 24394, 200c-d = Sommer (ed.) 1908-16/ 2: 246. Ensi com vos avés [200d] oï, establi Guinebaus la carole et l’eschekier, et puis i fist maint gieu et aprist la dame, dont ele ouvra puis maintes fois puis qu’il fu mors, car il fist puis torner le chastel et les caroles que Meraugis trova puis a 136 Richard Trachsler c’uns autres chevaliers i venist. Iteles estoient anmedeus les queroles. Quant Guinebauz ot ainsi faite sa volanté, si s’am parti li rois Bans et tuit si compaignon et il lessa sa corone, si le convoia Guinebauz assez. Et quant il l’ot grant piece convoié, si se parti li uns de l’autre et s’entreconmanderent a Dieu et s’an torna Guinebauz avec s’amie et i(l) fu puis tote sa vie, tant com il vesqui. Et li rois Bans chevaucha tant qu’il vint a Bredigan ou li rois Artus l’atandoit. Et quant il fut venuz et Merlins le vit, si conmança a rire molt cleremant. Quant li rois Artus l’aperçoit, si li demanda porquoi il avoit ris et Merlins [157d] dit: «Por Guinebaut, le frere lou roi Ban [fr. 98: aj.: qui estoit marieit]». Lors li conte les jeus qu’il a fait por s’amie, si s’en rit li rois Artus assez quant il l’antant et dit au roi Ban que cest mariaige [fr. 105: menage] li eust il amblé [fr. 98: celeit], se ne fust Merlins. Si s’en rient assez li uns et li autre et lors demanda li rois Bans a Merlin s’il savoit qui li chevaliers estoit qui celle querole feroit remanoir. Et Merlins li dist qu’il n’estoit ancore pas nez «et ne vos an chaut ja de plus anquerre, car ancore le sauroiz tot par loisir». Einsi se tornerent a Bredigan et aiserent a joie et a deduit. Si atendent lou roi Boort. Si se test atant li contes d’aux toz et retorne au roi Boort por aconter queles avantures il li avandront an la voie. Or dit li contes quant li rois Boorz ot sejorné au chastel de Carroie .viii. jors toz plains, ou li baron del païs li firent molt grant joie, qu’il se mist au chemin au nuevieme jor aprés. Si le convoia Fragens, li chastelains plus de demie jornee. Et lors se departirent li uns de l’autre et s’antreconmandierent a Dieu. Et si tost conme li rois Boorz se parti dou chastel de Carroie, le sot li rois Amanz par une espie qui s’avaloit [fr. 105: s’en ala] a Bredigan ou li rois Bans, ses freres, et li rois Artus l’atandoient. Lors fist li rois Amanz monter ses genz; et furent .vii.c. qui li estoient remés de la bataille et chevauchierent tant qu’il vindrent an la Forest Perilleuse a l’antree par devers le Chastel de Carroie, par illuec ou li rois Boort devoit passer et ce loja an tantes et am pavaillons dedanz la forest qu’il ne fust aparceuz tant qu’il veist lou roi Boort venir. Et d’autre part li rois Boorz chevauche tant qu’il vint la ou li rois Amanz l’atandoit qui toz ses homes avoit fait armer. la Cité sans Non. Quant Guinebaut ot tot acompli, si se mist li rois Bohors a la voie. Et li rois Amans sot bien par un espie que li rois Bohors s’en estoit partis dou chastel de Charroie et s’en aloit vers Bedingram ou li rois Bans et li rois Artus l’atendoient. Lors fist li rois Amans monter ses gens jusc’a .v.c. que li estoient remés de la bataille, si chevalchierent tant qu’il vindrent en la Forest Perilleuse a l’issue, si com il venoit dou chastel de Charroie, par illuec ou li rois Bohors devoit passer. Et se loga en tentes et en pavillons dedens la forest, qu’il ne fust apercheus devant ce que li rois Bohors chevalcha, quant il fu partis de la carole que Guinebaus, ses freres, avoit establi, en tel maniere que tuit li chevalier que puis i vindrent demorerent carolant, tant que Lansselos dou Lac i vint, qui 137 Pour une nouvelle édition de la Suite-Vulgate du Merlin Voici ce que l’on peut tirer de cette comparaison pour caractériser les rapports entre les deux versions: une nouvelle fois, le critère quantitatif se vérifie, la version α comptant 659 mots, face aux 380 mots de la version , ce qui fait un écart de l’ordre de 40 % environ. En effet, la version omet, avec la discussion entre Merlin et les rois, un «interlude» divertissant, mais apparemment non indispensable à la trame: tout le retour à la cour et le bon mot de Merlin y sont abandonnés, et l’on embraie directement sur Boort et le roi Amant. Mais une nouvelle fois, il ne s’agit pas d’une abreviatio linéaire et unilatérale, puisque la version courte comprend aussi tout un paragraphe, ici mis en italiques, absent de la version α . Dans le cadre de ce développement, concernant l’«origine» de l’appellation Forest sans Retour, la version «lâche» le nom de celui qui accomplira les aventures de la Carole: Lancelot du Lac, indication que Merlin, dans la version α , refusa explicitement de donner, se contentant de révéler que le héros de la Carole n’était pas encore né, dans un passage - également mis en italiques - à son tour disparu de la version courte. Si l’on voulait donner au lecteur une idée précise de ce qui se trouve dans les manuscrits de la version à partir du texte de la version α , le début du passage se présenterait comme suit dans une édition à apparat unique: Quant li rois Boorz choisi les pavaillons, si fist anquerre quel genz ce estoient et l’an li dit que ce estoit li rois Amanz qui n’estoit illuec venuz se por espier non. Et quant li rois Boort antant que ce estoit li rois Amanz, si fait sa gent armer, si se trait .i. pou ansus seur une petite riviere qui parmi la forest coroit, car ja estoit molt basse heure. Einsi furent d’ambedeus parz tuit ferarmé tote la nuit. Au matin, si tost com il virent le jor aparoir, si monterent seur les chevaux d’amedeus parz et chevauchierent li uns ancontre les autres. Et quant il vinrent qui durent assambler, si anvoia li rois Amanz au roi Boort et li manda qu’il venist a lui parler seul a seul et cil i ala volantiers qui molt estoit preudoms et loiaux. tos les defist et envoia l’eschekier qui si matoit les gens a la roine Genievre, qui estoit feme le roi Artu. Et porce que toutes les gens demorerent illuec carolant, si ot la forest a non la Forest sans Retor. Et quant li rois Bohors s’en fu d’illuec partis, si n’en sot onques mot quant il vint sor les tentes et sor les pavillons le roi Amant et a ses gens. Quant li rois Bohors coisi les pavillons, si fist demander quel gens c’estoient; et on li dist que c’estoit li rois Amans qui estoit illuec venu se por lui espier non. Et quant li rois Bohors l’oï, si fist sa gent armer et se trait ensus sor une riviere qui coroit parmi la forest. Et il estoit ja noire nuit, si furent toute la nuit armé. Et si tost com il virent le jor aparoir, si monterent es chevalx, si chevalchierent li un contre les autres. Et quant il vindrent bien pres, si manda li rois Bohors au roi Amant qu’il venist a lui parler, et il i vint. Seite eine Zeile zu niedrig! 138 Richard Trachsler Einsi com vos avez oï, establi Guinebauz la querole et l’eschaquier et puis i fist mainz biaux jeus et aprist la pucele dont ele ovra puis aprés ce qu’il fu morz. Aprés si fist il le Chastel Tornoiant et les queroles que Meraugis trova puis quant il queroit monseignor Gauvain qu’il trova puis en la Cité sanz Non ou nus chevaliers erranz ne finast jamés de queroler tant c’uns autres chevaliers i venist. Iteles estoient anmedeus les queroles. Quant Guinebauz ot ainsi faite sa volanté, si s’am parti li rois Bans et tuit si compaignon et il lessa sa corone, si le convoia Guinebauz assez. Et quant il l’ot grant piece convoié, si se parti li uns de l’autre et s’entreconmanderent a Dieu et s’an torna Guinebauz avec s’amie et i(l) fu puis tote sa vie, tant com il vesqui. Et li rois Bans chevaucha tant qu’il vint a Bredigan ou li rois Artus l’atandoit. Et quant il fut venuz et Merlins le vit, si conmança a rire molt cleremant. Quant li rois Artus l’aperçoit, si li demanda porquoi il avoit ris et Merlins [157d] dit: «Por Guinebaut, le frere lou roi Ban». Lors li conte les jeus qu’il a fait por s’amie, si s’en rit li rois Artus assez quant il l’antant et dit au roi Ban que cest mariaige li eust il amblé, se ne fust Merlins. Si s’en rient assez li uns et li autre et lors demanda li rois Bans a Merlin s’il savoit qui li chevaliers estoit qui celle querole feroit remanoir. Et Merlins li dist qu’il n’estoit ancore pas nez «et ne vos an chaut ja de plus anquerre, car ancore le sauroiz tot par loisir». Einsi se tornerent a Bredigan et aiserent a joie et a deduit. Si atendent lou roi Boort. Si se test atant li contes d’aux toz et retorne au roi Boort por aconter queles avantures il li avandront an la voie. Or dit li contes quant li rois Boorz ot sejorné au chastel de Carroie .viii. jors toz plains, ou li baron del païs li firent molt grant joie,qu’il se mist au chemin au nuevieme jor aprés. Si le convoia Fragens, li chastelains plus de demie jornee. Et lors se departirent li uns de l’autre et s’antreconmandierent a Dieu. Et si tost conme li rois Boorz se parti dou chastel de Carroie, le sot li rois Amanz par une espie qui s’avaloit a Bredigan ou li rois Bans, ses freres, et li rois Artus l’atandoient. Lors fist li rois Amanz monter ses genz; et furent .vii.c. qui li estoient remés de la bataille et chevauchierent tant qu’il vindrent an la Forest Perilleuse a l’antree par devers le Chastel de Carroie, par illuec ou li rois Boort devoit passer et ce loja an tantes et am pavaillons de deanz la forest qu’il ne fust aparceuz tant qu’il veist lou roi Boort venir. Et d’autre part li rois Boorz chevauche tant qu’il vint la ou li rois Amanz l’atandoit qui toz ses homes avoit fait armer. ----------- 1 biaux om. - 2 aprist] la dame - 2-4 puis] maintes fois puis qu’il fu mors car il fist puis torner le chastel et l. c. - 4s. ou nus ch. [. . .] les queroles om. - 5s. Guinebauz] ot tot acompli si se mist li rois Bohors a la voie - 6-22 si s’am p. . . . s’antreconmandierent a Dieu om. - 22s. Et] li rois Amans sot bien par un espie que li rois Bohors s’en estoit partis dou chastel de Charroie et s’en aloit vers B. - 24 gens] jusc’a .v.c. - 25s. Perilleuse] a l’issue si com il venoit dou ch. - 27s. aparceuz] devant ce que li rois Bohors chevalcha quant il fu partis de la carole que Guinebaus ses freres avoit establi en tel maniere que tuit li chevalier que puis i vindrent demorerent carolant tant que Lansselos dou Lac i vint qui tos les defist et envoia l’eschekier qui si matoit les gens a la roine Genievre qui estoit feme le roi Artu. Et porce que toutes les gens demorerent illuec carolant si ot la forest a non la Forest sans Retor. Et quant li rois Bohors s’en fu d’illuec partis si n’en sot onques mot quant il vint sor les tentes et sor les pavillons le roi Amant et a ses gens. On voit la vanité de l’effort. Déjà sans intégrer la moindre information sur les variantes au sein de la version α , la capacité d’accueil de l’apparat est poussée à ses limites par la seule version et, du coup, perd beaucoup de sa lisibilité 23 . L’on sait, en outre, que le principe de l’apparat impose de privilégier des variantes concernant phonèmes, morphèmes et lexèmes au détriment des phénomènes syntaxiques 23 Les limites du principe de l’apparat critique ont été dénoncées par Cerquiglini 1989: 105-08. 5 10 15 20 25 139 Pour une nouvelle édition de la Suite-Vulgate du Merlin comme, par exemple, l’ordre des mots, qui pour être compréhensibles doivent apparaître dans un contexte beaucoup plus vaste 24 . Dans le cas de la Suite, les écarts atteints sont tels qu’il serait absurde d’indiquer des variantes «ponctuelles», alors que des phrases entières sont reformulées. L’existence des deux versions, correspondant à un travail de remaniement constant, rend pour ainsi dire inapplicable le concept même de l’apparat. C’est pour cela que dès 1958, Alexandre Micha, réfléchissant sur la meilleure façon d’éditer «son» Merlin, avait abouti à la conclusion suivante, valable aussi pour la Suite: Une édition critique de [sic] Merlin devra présenter, en regard, les deux versions, avec un apparat critique distinct pour chacune d’elles. (Micha 1958: 170s.) L’édition publiée chez Droz en 1979, on le sait, n’est malheureusement pas la réalisation de ce projet ambitieux, mais propose une sorte de compromis consistant à enregistrer les variantes de trois représentants de la version sur un étage à part dans l’apparat critique 25 . Pour la Suite, où les fluctuations entre les deux versions paraissent d’une ampleur bien supérieure à celle du Merlin, ce ne serait sans doute pas un procédé praticable. Il vaudra mieux, dans ces conditions, revenir à la position qui était celle d’Alexandre Micha en 1958 et opter résolument pour une édition synoptique. Dans le domaine de la littérature arthurienne, cette solution a été adoptée par William Roach il y a longtemps pour le Perceval en prose, qui est conservé dans deux manuscrits relatant les mêmes événements mais de telle façon qu’il n’aurait pas été économique d’emboîter l’un dans l’apparat de l’autre. C’est donc sur deux niveaux que le texte des deux manuscrits a été imprimé 26 . Au découpage horizontal de la page, on peut préférer une séparation verticale, c’està-dire une impression de deux textes en regard, comme cela a récemment été fait pour une partie de la mise en prose de l’Erec de Chrétien de Troyes ou encore pour l’édition de l’Histoire Ancienne en cours de parution 27 . Mais peu importe que les versions soient imprimées l’une au-dessus de l’autre, côte à côte ou, ce qui revient finalement au même, dans des volumes distincts: l’essentiel est de rendre accessible sous une forme lisible ce que recèlent les manuscrits médiévaux 28 . * 24 Sur ce point, cf. Oesterreicher 1997. 25 Dans son compte rendu de Micha (ed.) 1979, Mölk 1983 avait d’ailleurs fait observer que Micha avait renoncé à emprunter la voie onéreuse de l’édition synoptique au profit d’un apparat unique où l’un des étages est reservé à la version . 26 Roach (ed.) 1941. 27 Colombo-Timelli (ed.) 2000 et Visser-van Terwisga (ed.) 1995-99. 28 Je prépare depuis quelques années, en collaboration avec Annie Combes, une nouvelle édition de la Suite-Vulgate du Merlin. En raison de la tradition textuelle touffue de la version α , que nous sommes loin de maîtriser de façon suffisamment sûre pour sélectionner un manuscrit de base et les manuscrits de contrôle, nous fournirons d’abord le texte de la version . On lira donc une nouvelle fois la version abrégée, et les 16 % de texte que contiennent la version α en plus resteront donc encore inexploités pour quelque temps . . . 140 Richard Trachsler Pour ne pas perturber l’exposé des données matérielles, il n’a jusqu’à présent pas été question d’une variante étrange que la collation des manuscrits de la Suite-Vulgate du Merlin a fait apparaître, variante qui oblige à se poser avec insistance la question de la relation entre les deux versions et, surtout, du moment de l’apparition de la version , à la fois par rapport à la version α et aux autres composantes du cycle. Le lieu variant se situe tout à la fin du texte, au moment où sont évoquées les difficultés de Ban et de Boort face à Claudas, leur voisin envahissant, dans un passage censé préparer la transition vers le Lancelot. Voici, tout d’abord, ce que l’on lit dans le fr. 747: Or dit li contes que quant li rois Artus se fu departiz deu roi Ban et deu roi Boort, que li dui frere demorerent a Benoÿc en grant joie et en grant leece et furent avec leur molliers, qui moult estoient gentes et beles. Si avint, isinc conme il plot a Nostre Seignor, que li rois Bans et la reigne orent .i. filz cui il mistrent non en droit bautesme Galaad et en sornom Lancelot et iceli non de Lancelot maintint il tote sa vie, si en ot li rois et la reigne molt grant joie. Si l’aama tant sa mere qu’ele meismes le norri et alaita de son let. Et la mollier au roi Boort en ot un que l’en apela Lyonnel, qui molt fu biax emfes de grant maniere, et en .xii. mois aprés en ot .i. autre, qui Boort ot a nom. Li emfant furent puis de molt grant renomee par le realme de Logres et par toutes terres se firent quenoistre par leur proeces. I. pou de tens aprés ce que Boorz fu nez, li plus jueunes des .ii. filz au roi Boort, chaï li rois ses peres en une molt grant maladie et jut molt longuement en la cité de Gaunes. Si en fu li rois Bans ses freres molt dolenz et molt correciez, car il ne pooit pas estre avec li ne vooir le a sa volenté por .i. suen voisin qui a li marchossoit qui molt estoit fel et engrés et crels. Et ce estoit li rois Claudas de la Deserte qui tant estoit dolenz et correciez de son chastel que li rois Artus avoit fet abatre que a pou qu’il n’issoit del sens. Si ne s’en savoit a qui penre forz au roi Ban et aus [s]uens qui marchissoient a li, porce qu’il estoit hom lo roi Artu. Si le comança a guerroier et manda a li .i. concille de Rome qui avoit nom Ponce Anthoine. Li Romain haoient lo roi Artu et toz les suens por la mort de Luce, l’emperaor qu’il avoient ocis. Et a ce tens estoit morz Hoël de Nantes, qui moult avoit lo roi Claudas guerroié, si refirent tant li Romain que il orent Gaule an lor baillie. Et envaïrent cil de Gaule et cil de la Deser-[229b]-te et Ponces Anthoyne lo roi Ban de Benoÿc et sa terre. Et il se deffendi molt viguereusement conme cil qui molt estoit de haut afere et de grant emprise. Si asembla souvant a els a plain champ, si perdi souvant et souvant i gaaigna et isinc va il de guerre que l’en i gaaigne et pert. Et merveilles i firent d’armes Leonces de Paerne et Pharians et Grascians de Trebes et Banyns, uns chevaliers qui fillox estoit au roi Ban, car ilcist ocistrent molt et destruirrent de la gent Claudas et molt en firent grant essart. Mais Grascians et Pharians et li contes de Paerne i furent navré a mort, dont ce fut moult grant domaches au roi Ban. Et des que cil furent mort, petit pot puis avoir de duree a Claudas et a sa force, ainz le menierent si de jor en jor que il pristrent ses chastiaux et ses forteres[es] ne il ne pooit avoir aide de son frere, le roi Boort, qui gesoit au lit malades, dont il puis ne leva. Et ce li fu molt grand desconforz, car tant avoit Poinces Anthoynes grant pooir de Gaule et de la contree environ que il ne le pooit endurer ne souffrir. Si li tollirent sa cité de Benoÿc et tote sa terre que il ne li remest ne chastel ne cité fors solement le chastel de Triebes ou la reigne Helaine estoit et Galaad Lancelot, son fil qui jesoit encore au berçuel et ot avé li tant de gent conme il en pot asenbler, mes ce fu pou a tel esfort souffrir. Et i fu ses filleus Banyns en cui il se fia molt et droit avoit, car il estoit bons chevaliers et leax, et ot .i. senechal qu’il avoit norri d’enfance a cui il avoit toute sa terre conmandee aprés la mort Pharian et ce fu celi qui le traï et par qui il perdi le chastel de Trebe, ainsinc conme li contes le devisera ça avant qui conmence en tele maniere: En la marche de Gaule 141 Pour une nouvelle édition de la Suite-Vulgate du Merlin Ce passage est à l’évidence extrapolé du début du Lancelot. Il campe le cadre et «introduit» les personnages que l’on retrouvera de l’autre côté de l’incipit En la marche de Gaule, souvent, dans les manuscrits cycliques, à un feuillet de distance. Dans ce contexte, les passages ici mis en italiques font difficulté, car Léonce de Paerne et Pharien réapparaîtront dans le Lancelot. C’est surtout Pharien, on le sait, qui joue un rôle majeur dès le début du texte et ce, pour autant que les documents publiés permettent d’en juger, dans toutes les versions: dans le Lancelot, c’est le chevalier deserité par Boort à la suite du meurtre d’un autre chevalier, et qui se réfugie par la suite auprès de Claudas dont il devient sénéchal. Tout en étant devenu l’homme de Claudas, il sert la juste cause, en protégeant, notamment, les jeunes princes Boort iunior et Lyonel, dont il est le «maître». Tout le début du Lancelot repose sur lui parce qu’il incarne, avec son neveu Lambègue, la résistance contre Claudas, en attendant que les enfants grandissent 29 . Toutefois, il n’a jamais été, comme l’insinue ici l’auteur de la Suite, sénéchal de Ban, et paraît même surtout avoir été vassal de Boort 30 . Confusion, insouciance, ou indifférence? Même si l’on ne peut pas prétendre que les différents auteurs travaillant sous la conduite de l’«architecte» se rappellent à tout instant les noms de tous les protagonistes, le choc entre la fin de la Suite et le début du Lancelot est rude: l’auteur de la Suite vient de brosser de façon suffisamment détaillée pour qu’on ne puisse douter qu’il ait eu un accès direct au Lancelot, la scène d’ouverture. Comment a-t-il pu ne pas se rendre compte que Pharien était un personnage indispensable au récit et qu’il ne pouvait, par conséquent, le faire mourir ici? Il est naturellement tentant de mettre en cause la tradition textuelle et de soupçonner une défaillance du scribe du fr. 747. Un regard sur les autres témoins confirme pourtant vite que cette leçon a toutes les chances de remonter haut dans la tradition puisque c’est là, à ce qu’il semble, le texte de la version α . À quelques variantes près qui concernent simplement l’ordre d’apparition ou les titres de Léonce, Pharien, Gratien et Banin, les manuscrits ACFWYdjm, mais aussi H’, manuscrit contaminé classé par Alexandre Micha parmi les représentants de la version , font tous mourir Léonce, Pharien et Gratien à la fin de la Suite, enfonçant le clou en mentionnant une seconde fois le décès de Pharien au moment où il est question du mauvais sénéchal 31 . 29 Sur la fonction de Pharien, cf. Dufournet 1984. 30 J’ai hésité après avoir lu Mosès (trad.) 1991, qui écrit dans l’index des noms propres, s. Pharien: « . . . vassal de Claudas, ancien vassal du roi Ban» (Cf. toutefois West 1978, s. Pharien). Afin de clarifier ce point, j’ai relu tout le début du Lancelot, tous les passages significatifs me paraissent indiquer un lien vassalique entre Pharien et Boort: c’est lui qui l’a jugé (Micha [ed.] 1978- 83/ 7: 33), et plus loin Lambègue déclare que Pharien n’isi onques de l’ommage au roi Bohort (ib.: 51). Pharien lui-même, finalement, invoque constamment ce lien pour justifier ses actions en faveur des fils de Boort (cf., par exemple, le long discours vol. 7: 138s.). 31 Pour la résolution des sigles et une vue d’ensemble de ce lieu variant, je renvoie au tableau récapitulatif en annexe de cet article. 142 Richard Trachsler Pour ce qui concerne la leçon de la version , elle accuse immédiatement qu’il s’agit d’une opération de sauvetage, car si elle «ressuscite» Pharien et Léonce, elle le fait de façon tellement visible que la réparation devient apparente. À la leçon de la version α Et merveilles i firent d’armes Leonces de Paerne et Pharians et Grascians de Trebes et Banyns, uns chevaliers qui fillox estoit au roi Ban, car ilcist ocistrent molt et destruirrent de la gent Claudas et molt en firent grant essart. Mais Grascians et Pharians et li contes de Paerne i furent navré a mort, dont ce fut moult grant domaches au roi Ban. la version , représentée ici par A’B’C’D’E’F’G’K’M’N’, substitue: Et mervelles i firent d’armes Leonce de Paerne et Gracien de Trebes et Banyns, .i. filleus au roi Ban. Cil destrustrent moult et ocistrent moult de la gent le roi Claudas. Si i morut Graciens, mes Phariens n’i morut mie, et li rois Bans fu tant afebloiés et sa gent, qu’il n’ot as Romains duree. 32 Le syntagme mes Phariens n’i morut mie est clairement une réaction à la leçon de la version α , réaction que plus rien ne justifie vraiment puisque, pour faire bonne mesure, la version a déjà supprimé le nom de Pharien dans la liste de ceux qui mervelles firent d’armes. Du coup, l’insistante mention de la survie de Pharien devient quelque peu saugrenue. On voit donc que c’est bien le texte de la version α , tout imparfait qu’il est, qui est le plus ancien et que la version ne fait que réparer l’inadmissible: la disparition d’un personnage essentiel pour le début du Lancelot. Pour ce qui est de la seconde allusion à la mort de Pharien que comportait la version α , il suffisait de remplacer, là aussi, Pharien par Gratien: au lieu de aprés la mort Pharien, la version donne aprés la mort Gracien, ce qui convient parfaitement puisque, dans la version , Gratien est effectivement présenté comme le sénéchal de Ban. Tout rentre donc dans l’ordre, la logique narrative est rétablie. Il n’empêche qu’il est troublant de constater que dans le plus ancien des deux états textuels de la Suite le personnage de Pharien meurt sans nécessité apparente dans le dernier paragraphe alors que toutes les versions du Lancelot auront besoin de cette figure-clé pour mener à bien le récit de la jeunesse du héros quelques feuillets plus loin. Avant de se demander quelles conclusions on peut tirer de la présence de cette mort prématurée d’un acteur important, il faut une nouvelle fois interroger les manuscrits pour s’assurer que la leçon en question est bien l’originale. Sur les trente et un manuscrits de la Suite, j’ai pu en voir, directement ou sur microfilm, vingt-sept. Le passage en question manquant pour une raison d’ordre matériel dans six manuscrits, mon enquête repose sur vingt et un témoins dont neuf donnent le texte de la version α et dix celui de . Ce sont les leçons qui viennent 32 Ms. Paris, B. N. fr. 24394, fol. 287d = Sommer (ed.) 1908-16/ 2: 465s. 143 Pour une nouvelle édition de la Suite-Vulgate du Merlin d’être présentées. Parmi les vingt et un manuscrits, seuls deux présentent par conséquent une variante qui ne soit ni celle de α ni celle ce : il s’agit d’une part du fr. 749 (n) et, de l’autre, du fr. 770 (a). Le premier, classé parmi les manuscrits de la version α , mais présentant d’évidentes traces de contamination, combine littéralement les deux versions. Il écrit d’abord, avec les témoins α , «et merveilles i firent d’armes Leonces et [sic] Paerne et Phariiens et Graciiens de Trebes et Bannins, uns filleus au roi Ban, cil ocisent mout et destuiser[ent] de le gent Claudas». Puis il épouse la leçon de , «si morut Graciens mais Phariiens n’i morut mie», préparant ainsi la mention de la survie de Pharien 33 . Ce panachage isolé a peu de chances de représenter la leçon originale. Il en va de même avec le texte du fr. 770, qui écrit fort habilement: Moult i fist d’armes Leonces de Paerne et Phariens et Graciens de Trebes et Bannins, .j. chevaliers qui filleus estoit au roi Ban, car il ocisent moult de la gent al roi Claudas et moult en fisent grant essart [= texte de α ]. Mais Leonces et Graciens de Trebes i furent navré a mort, dont ce fu grans damages au roi Ban. 34 De la mention de la mort de Gratien et de Léonce ressort ici implicitement la survie de Pharien, mais la disparition de Léonce n’est guère souhaitable étant donné ce que li contes devisera cha avant, puisque, on l’a dit, le personnage figure dans le Lancelot. Le fr. 770 ne donne donc pas non plus la bonne leçon. La tradition manuscrite nous renvoie par conséquent à la case départ, le texte de la version α , et aux interrogations qu’il soulève. Pourquoi cette transition ratée? Pourquoi avoir cédé à une conclusion ressemblant à un finale d’opéra où les personnages meurent en masse alors que certains devront réapparaître au prochain acte? Où était l’architecte au moment où l’on acheva la première version de cette Suite-Vulgate? Avant d’avoir fait toute la lumière sur la tradition textuelle de la Suite, il convient naturellement de se garder de toute interprétation «extrémiste» qui aurait pour conséquence de bouleverser tout ce que l’on admettait jusqu’à présent comme acquis dans le processus de la genèse du cycle de la Vulgate, et c’est dans ce sens qu’il faut comprendre la suggestion ci-dessous: comme une tentative provisoire de répondre à un problème de critique textuelle apparu lors de l’examen des documents manuscrits. Si l’on veut comprendre la mention de la mort de Pharien à la fin de la version la plus ancienne autrement que comme la manifestation de cette fameuse «altérité» médiévale qui use comme il lui plaît des contraintes de la logique narrative, on 33 Ms. Paris, B. N. fr. 749, fol. 338b. La seconde allusion de la version α à la mort de Pharien est gommée conformément à la version : aprés le mort Graciien. 34 Ms. Paris, B. N. fr. 770, fol. 312v°b-c. Voici comment est traitée la seconde mention de la mort de Pharien: . . . un senescal qu’il avoit nourri d’enfance qui il avoit toute sa terre commandee et ce fu cil qui le [312v°c] traï et par qui il perdi le chastiel de Trebes, ensi comme li contes le devisera cha avant. Le scribe a donc simplement omis l’encombrant complément circonstanciel. 144 Richard Trachsler n’a guère que deux possibilités: ou bien l’on admet une défaillance dans la tradition textuelle remontant très haut dans le stemma, et les interrogations du critique s’arrêtent alors là. La seconde option consiste à se dire que pour celui qui mentionna, et par deux fois, à la fin de la Suite, la mort de Pharien, l’enchaînement avec le Lancelot propre ne devait pas s’imposer, et le problème cesse alors d’en être un. Car si l’on remplace le postulat selon lequel la Suite serait conçue pour faire le lien entre le Merlin et le Lancelot par l’hypothèse qu’elle a été composée non pour préparer le Lancelot, mais simplement pour clore le Merlin, ce finale meurtrier se justifie mieux. Ces personnages ayant servi, l’auteur de la Suite n’en avait plus besoin, le récit des «années Merlin» du royaume de Bretagne était achevé: le devin a solidement installé Arthur sur le trône de Logres, il a guidé les premiers exploits des personnages déjà familiers au lecteur du Lancelot et il a lui-même été évincé du récit par Viviene. C’est, en effet, comme le disent certains manuscrits de la version α dans l’explicit, toute la vie Merlin 35 . Pour raconter toute cette vie, la Suite-Vulgate s’est, certes, inspirée des autres composantes du Lancelot-Graal, prenant de fait la pose du texte fondateur du Lancelot, mais telle n’est pas nécessairement son orientation: dans son premier état textuel, son but pourrait bien être d’achever le récit de Merlin et de conter des années de jeunesse des futurs héros arthuriens. La transmission manuscrite de la Suite, jamais conservée sans le Merlin, invite à considérer les choses sous cet angle, de même que la double mention de la mort de Pharien, commune à l’ensemble de la rédaction α . À défaut de convaincre d’emblée, cette interprétation de la tradition textuelle de la Suite devrait au moins nous rappeler que l’exposé magistral de Jean Frappier sur la genèse du cycle du Lancelot- Graal pour le Grundriß - travail qui marqua la fin des controverses sur le sujet - repose tout entier sur l’édition Sommer. En cette période où les médiévistes les plus «modernes», à la faveur de la New Philology, retrouvent le chemin des départements des manuscrits, le moment n’est peut-être pas le moins propice pour regarder une nouvelle fois ces vénérables documents. En quelque sorte, ils sont tout ce que nous avons. Paris Richard Trachsler 35 Tel est par exemple le cas des manuscrits Paris, B. N. fr. 105 (fol. 349e) et Paris, B. N. fr. 9123, (fol. 302v°b). Paris, B. N. fr. 95 (fol. 354d) et Paris, Arsenal fr. 3479 (fol. 338a), deux manuscrits de la version , se terminent sur Explicit l’enserrement de Merlin marquant également la fin de l’histoire de Merlin. 145 Pour une nouvelle édition de la Suite-Vulgate du Merlin Tableau récapitulatif des manuscrits de la Suite du Merlin Les sigles sont ceux utilisés par Alexandre Micha pour son édition du Merlin, sauf pour le manuscrit de Saint Petersbourg, qui lui était inconnu en 1958. Le sigle Ld lui a été attribué par P. Colin, «Un nouveau manuscrit du Merlin en prose et de la Suite-Vulgate», R 88 (1967): 113-32, et nous le conservons, malgré le changement de nom de la ville. Ne sont pas mentionnés ici les fragments courts. Le signe ø indique que le passage manque en raison d’une lacune matérielle. Le point d’interrogation signifie que je n’ai pas eu accès à l’information en question. Sigle Dépôt Cote Suite Merlin Pharien Version Merlin Z Paris, B. N. f. fr. 91 52v°-266v° ø α D’ Paris, B. N. f. fr. 95 160r°-354v° vit E’ Paris, B. N. f. fr. 96 82r°-177r° vit L Paris, B. N. f. fr. 98 152r°-250r° ø α et 258r°-276r° W Paris, B. N. f. fr. 105 162r°-349v° meurt α F’ Paris, B. N. f. fr. 110 67r°-163r° vit M’ Paris, B. N. f. fr. 117 73r°-154v° vit K’ Paris, B. N. f. fr. 332 59r°-314v° vit g Paris, B. N. f. fr. 344 101v°-184r° ø α A Paris, B. N. f. fr. 747 103r°-229r° meurt α n Paris, B. N. f. fr. 749 165r°-338r° vit contaminé a Paris, B. N. f. fr. 770 149r°-312v° réécrit α Y Paris, B. N. f. fr. 9123 131v°-302r° meurt α C’ Paris, B. N. f. fr. 19162 188r°-372v° vit A’ Paris, B. N. f. fr. 24394 141v°-287v° vit N’ Paris, Ars. 3479 157r°-338r° vit j Paris, Ars. 3482 62r°-344r° meurt α e Chantilly, Condé 643 163v°-232v° ø α C Tours, B. M. 951 224r°-441v° meurt α B’ Bonn, B. U. 526 82v°-170v° vit H’ Darmstadt, 2534 104v°-209 meurt donc Hofbibl. contaminé c Ramsen, Coll. 132v°-331r° ? Tenschert (ex Fond. Bodmer, ex Newcastle n° 937) 146 Richard Trachsler F Cologny, Fond. 147 161r°-289v° meurt α Bodmer (ex Phillipps) G’ London, B. L. Add. 10292 101v°-214v° vit L’ London, B. L. Harley 6340 60r°-162r° ? m Berkeley, 106 26r°-155r° meurt α University Library, (ex-Phillipps 3643) p New Haven, 227 172r°-317r° ? contaminé Yale Univ. Libr. l New York, 208 198r°-357r° ? contaminé Pierpont Morgan Libr. d Oxford, Bodl. Douce 178 149r°-417r° meurt α H Città del Vaticano, Reg. 1687 122r°-137r° ø α Bibl. Vat. Ld St. Petersbourg, fr. F. pap. 69-263 ø α Bibl. publ. XV. 3 Bibliographie Textes: Baumgartner, Emmanuèle/ Szkilnik, Michelle (ed.) 1993: Le Roman de Tristan en prose, vol. 6, Genève Blanchard, J./ Quéreuil, M. (ed.) 1997: Le Roman de Tristan en prose (version du manuscrit fr. 757 de la Bibliothèque nationale de Paris, vol. 1, Paris Blanchard, J. (ed.) 1976: Le Roman de Tristan en prose. Les deux captivités de Tristan, Paris Chênerie, Marie-Luce/ Delcourt, T. (ed.) 1990: Le Roman de Tristan en prose, vol. 2, Genève Colombo-Timelli, Maria (ed.) 2000: L’Histoire d’Erec en prose. Roman du xv e siècle, Genève Curtis, Renée L. (ed.) 1985: Le Roman de Tristan en prose, vol. 1-3, Cambridge Faucon, J.-Cl. (ed.) 1991: Le Roman de Tristan en prose, vol. 6, Genève Frappier, J. (ed.) 1964: La Mort le Roi Artu, Genève/ Paris Guidot, B./ Subrenat, J. (ed.) 1995: Le Roman de Tristan en prose, vol. 8, Genève Harf-Lancner, Laurence (ed.) 1997: Le Roman de Tristan en prose, vol. 9, Genève Kennedy, Elspeth (ed.) 1980: Lancelot do Lac. The non-cyclic old French Prose Romance, vol. 1: The Text, vol. 2: Introduction, Bibliography, Notes and Variants, Glossary and Index of Proper Names, Oxford Laborderie, Noëlle/ Delcourt, Th. (ed.) 1999: Le Roman de Tristan en prose (version du manuscrit fr. 757 de la Bibliothèque nationale de Paris, vol. 2, Paris Lalande, D./ Delcourt, Th. (ed.) 1992: Le Roman de Tristan en prose, vol. 5, Genève Ménard, Ph. (ed.) 1987: Le Roman de Tristan en prose, vol. 1, Genève Micha, A. (ed.) 1978-83: Lancelot. Roman en prose du xiii e siècle, 9 vol., Genève Micha, A. (ed.) 1979: Robert de Boron, Merlin, Genève Mölk, U. (ed.) 1992: Lancelot en prose, Bonn, Universitätsbibliothek, Handschrift S526. Farbmikrofiche-Edition, kodikologische Beschreibung von I. Fischer, München 147 Pour une nouvelle édition de la Suite-Vulgate du Merlin Mosès, F. (trad.) 1991: Lancelot du Lac, Paris O’Gorman, R. (ed.) 1995: Robert de Boron, Joseph d’Arimathie, Toronto Pauphilet, A. (ed.) 1949: La Queste del Saint Graal, Paris Ponceau, J.-P. (ed.) 1997: L’Estoire del Saint Graal, 2 vol., Paris Quéruel, Danielle/ Santucci, Monique (ed.) 1994: Le Roman de Tristan en prose, vol. 7, Genève Roach, W. (ed.) 1941: The Didot Perceval, according to the Manuscripts of Modena and Paris, Philadelphia Roussineau, G. (ed.) 1987: Le Roman de Perceforest. Quatrième Partie, vol. 1s., Genève Roussineau, G. (ed.) 1988: Le Roman de Perceforest. Troisième Partie, vol. 1, Genève Roussineau, G. (ed.) 1991: Le Roman de Perceforest. Troisième Partie, vol. 2, Genève Roussineau, G. (ed.) 1991: Le Roman de Tristan en prose, vol. 3, Genève Roussineau, Gilles (ed.) 1993: Le Roman de Perceforest. Troisième Partie, vol. 3, Genève Roussineau, G. (ed.) 1996: La suite du roman de Merlin, 2 vol., Genève Roussineau, G. (ed.) 1999: Le Roman de Perceforest. Deuxième Partie, vol. 1, Genève Sommer, H.-O. (ed.) 1908-16: The Vulgate Version of Arthurian Romances, 7 vol., Washington [réimpr. New York 1979] Taylor, Jane H. M. (ed.) 1979: Le Roman de Perceforest. Première Partie, Genève Visser-van Terwisga, Marijke de (ed.) 1995-99: Histoire ancienne jusqu’à César (Estoires Rogier), vol. 1s., Orléans Etudes: Andrieux, Nelly 1981: «Compte rendu de Micha (ed.) 1979», BECh. 139: 107-09 Baumgartner, Emmanuèle 1975: Le «Tristan en Prose». Essai d’interprétation d’un roman médiéval, Genève Baumgartner, Emmanuèle 1980: «Compte rendu de Micha (ed.) 1979», R 101: 538-43 Bogdanow, Fanni 1984: «Compte rendu de Micha (ed.) 1979», FSt. 38: 322s. Cerquiglini, B. 1989: Eloge de la variante, Paris Christmann, H.-H. 1980: «Compte rendu de Micha (ed.) 1979», RJ 31: 214s. Cigada, S. 1958: «Compte rendu de Micha 1958», Studi Francesi 2/ 6: 469 Cooper, Linda 1982: «Compte rendu de Micha (ed.) 1979», RomPhil. 36: 308-12 Curtis, Renée L. 1954: «An Unnoticed family of Prose Tristan Manuscripts», MLR 49: 428-33 Curtis, Renée L. 1969: «The Manuscript tradition of the Prose Tristan», in: id., Tristan Studies, München: 66-91 Dubost, F. 1982: «Compte rendu de Micha (ed.) 1979», MA 88: 369s. Dufournet, J. 1984: «Un personnage exemplaire et complexe du Lancelot: Pharien», in: J. Dufournet (ed.), Approches du Lancelot en Prose, Paris: 137-56 Frappier, J. 1954-55: «Plaidoyer pour l’‹architecte›, contre une opinion d’Albert Pauphilet sur le Lancelot en prose», RomPhil. 8: 27-33 Frappier, J. 1972: Etude sur la «Mort le roi Artu», Genève Frappier, J. 1978: «Le cycle de la Vulgate», in: J. Frappier/ R. R. Grimm (ed.), GRLMA, vol. 6/ 1: Le Roman jusqu’à la fin du XIII e siècle, Heidelberg: 537-89 Freymond, E. 1899: «Artus’ Kampf mit dem Katzenungetüm. Eine Episode der Vulgata des Livre d’Artus, die Sage und ihre Lokalisierung in Savoyen», in: Ph. A. Becker (ed.), Festgabe für Gustav Gröber, Halle: 311-96 Goose, A. 1962: «Compte rendu de Micha 1958», Lettres Romanes 16: 283 Harf, Laurence 1981: «Compte rendu de Micha (ed.) 1979», RLaR 85: 159s. Jodogne, O. 1981: «Compte rendu de Micha (ed.) 1979», Scriptorium 35: 168, n° 906 Kennedy, Elspeth 1970: «The Scribe as Editor», in: Mélanges de Langue et de Littérature du Moyen Âge et de la Renaissance offerts à Jean Frappier, vol. 1, Genève: 523-531 Kennedy, Elspeth 1986: Lancelot and the Grail. A Study of the Prose Lancelot, Oxford Micha, A. 1956: «La Table Ronde chez Robert de Boron et dans la Queste del Saint Graal», in: Centre National de la Recherche Scientifique (ed.), Les Romans du Graal aux XII e et XIII e siècles. Actes du colloque de Strasbourg, 29 mars-3 avril 1954, Paris: 119-36 Micha, A. 1958: «Les Manuscrits du Merlin en Prose de Robert de Boron», R 79: 78-94, 145-74 148 Richard Trachsler Micha, A. 1960: «Les manuscrits du Lancelot en prose», R 81: 145-87 Micha, A. 1963: «Les manuscrits du Lancelot en prose», R 83: 28-60, 478-99 Micha, A. 1964: «La tradition manuscrite du Lancelot en prose», R 5: 293-318, 478-517 Micha, A. 1965: «La tradition manuscrite du Lancelot en prose», R 86: 330-59 Micha, A. 1966: «La tradition manuscrite du Lancelot en prose», R 87: 194-233 Micha, A. 1987: Essais sur le cycle du Lancelot-Graal, Genève Mölk, U. 1983: «Compte rendu de Micha (ed.) 1979», Pauls und Braunes Beiträge zur Geschichte der deutschen Sprache und Literatur 105: 306s. Noble, P. S. 1983: «Compte rendu de Micha (ed.) 1979», MAe. 52: 161 Oesterreicher, W. 1997: «Sprachtheoretische Aspekte von Texphilologie und Editionstechnik», in: M.-D. Glessgen/ F. Lebsanft (ed.), Alte und Neue Philologie, Tübingen: 111-26 Paris, G. 1900: «Compte rendu de Freymond 1899», R 29: 121-24 Roques, G. 1980: «Compte rendu de Micha (ed.) 1979», ZRPh. 96: 679-80 Trachsler, R. 1996: Clôtures du Cycle Arthurien. Étude et Textes, Genève Trachsler, R. sous presse: «Merlin chez Jules César. De l’épisode de Grisandole à la tradition manuscrite de la Suite du Merlin», Studi Francesi Van Coolput, Colette-Anne 1983: «Compte rendu de Micha (ed.) 1979», Lettres Romanes 37: 355 Vitale-Brovarone, A. 1982: «Compte rendu de Micha (ed.) 1979», Studi Francesi 26/ 3: 524-25 West, G. D. 1978: An Index of Proper Names in Arthurian Prose Romances, Toronto