eJournals Vox Romanica 60/1

Vox Romanica
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0042-899X
2941-0916
Francke Verlag Tübingen
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2001
601 Kristol De Stefani

Le ms. 188 de Magdalen College Oxford: une «pierre de Rosette» de l’enseignement médiéval du français en Angleterre?

121
2001
Andres  Kristol
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Le ms. 188 de Magdalen College Oxford: une «pierre de Rosette» de l’enseignement médiéval du français en Angleterre? 1 1. Introduction L’Angleterre médiévale est le premier pays européen qui ait institué un enseignement scolaire relativement systématique consacré à une langue vivante, le français 2 . Dans le cadre de cet enseignement, les professeurs et grammairiens anglais du Moyen Âge ont développé toute une gamme d’approches didactiques complémentaires pour l’acquisition de l’écrit et de l’oral. On distingue ainsi • les manuels pour l’enseignement du vocabulaire (le Tretiz de Bibbesworth et les différents nominalia), • les manuels de conversation (les manières de langage), • des manuels pour l’apprentissage de la correspondance professionnelle et privée (les artes dictaminis), • les manuels d’orthographe (l’Orthographia gallica et le Tractatus ortografie) qui véhiculent également certaines informations grammaticales, de type morphologique surtout, • des traités de morphologie nominale et verbale, • et enfin la première description grammaticale proprement dite du français, à savoir le Donait françois de John Barton 3 . Étant donné la richesse et la diversité de ces supports didactiques, on croyait avoir compris, dans la recherche consacrée à l’histoire du français médiéval en Angleterre, de quelle manière les Anglais apprenaient le français. En réalité, depuis que j’ai commencé à travailler sur ces documents, j’ai acquis la conviction que l’ensemble des manuels conservés était insuffisant pour permettre aux apprenants de parvenir à une maîtrise suffisante du français langue étrangère. Il y a à mon avis un chaînon intermédiaire qui manque: on a beau cumuler la totalité des manuels disponibles, il est difficile de s’imaginer de quelle manière ils auraient pu per- 1 Version remaniée d’une communication présentée au séminaire DEA Sciences du langage (Universités de Paris iii/ Paris xiii) «Histoire de la langue et structure de l’orthographe, dialectologie» en février 2001. Je tiens à remercier ici Marie-Rose Simoni-Aurembou et Susan Baddeley pour leurs commentaires stimulants. 2 Cet enseignement s’adresse à une partie relativement importante de la population. Selon Richter 1979, il y a au début du xiv e siècle jusqu’à un tiers des habitants de certaines villes anglaises qui a bénéficié d’un enseignement - peut-être élémentaire - du français; en tout cas, le public de cet enseignement dépasse largement les cercles aristocratiques de la cour de Londres qu’on évoque d’habitude. 3 Pour les références bibliographiques de tous ces ouvrages et les principales études qui leur ont été consacrées, cf. Kristol 1990. mettre à des locuteurs non natifs de s’exprimer couramment, et encore moins de rédiger des textes littéraires en français. Or on sait que l’Angleterre médiévale a produit une riche littérature d’expression française et une foule de textes utilitaires rédigés par des auteurs pour qui le français, de toute évidence, n’était pas la langue maternelle 4 . Par conséquent, je me demande de quelle manière certains auteurs qui n’ont probablement jamais séjourné sur le Continent (Nicolas Bozon, John Gower, pour ne citer que les derniers grands auteurs d’expression française de la tradition anglaise médiévale) sont parvenus à maîtriser le français au point de pouvoir s’en servir comme moyen d’expression littéraire 5 . En examinant les ouvrages d’orientation théorique utilisés dans l’enseignement du français en Angleterre médiévale, on constate que les grammairiens et professeurs du xiv e / xv e siècle sont tout à fait à l’aise lorsqu’il s’agit de décrire par exemple la morphologie nominale ou verbale 6 . Comme le montrent le Donait francois (Städtler 1988: 128-37) et le Liber Donati (Merrilees/ Sitarz-Fitzpatrick 1993: 8s.), ils disposent d’une terminologie bien développée qui leur permet de distinguer par exemple les principaux tiroirs du système verbal; cette nomenclature provient évidemment des grammaires latines en langue vulgaire 7 . Dans la tradition de la grammaire latine qu’ils connaissent bien, ils sont également capables d’évoquer certains phénomènes morphosyntaxiques comme l’accord à l’intérieur du groupe nominal, ou l’accord entre le sujet et le verbe 8 . Par contre, dans l’ensemble des matériaux didactiques connus, il n’existe aucun manuel conçu pour l’enseignement de la syntaxe. Même si certaines divergences entre la grammaire latine et celle du français sont correctement perçues et identifiées, les grammairiens anglais du Moyen Âge ne disposent encore d’aucun outil notionnel et terminologique qui leur aurait permis d’expliciter des problèmes comme l’ordre des mots ou l’emploi des temps et des modes en français 9 . Même dans la mesure où une réfle- 150 Andres Kristol 4 Cf. à ce sujet Dean 1999, qui remplace Vising 1923. 5 Il pourrait être intéressant de poser cette même question à l’égard de l’enseignement du latin, qui est une langue apprise pour tout le monde: que savons-nous des méthodes concrètes utilisées dans l’enseignement du latin au Moyen Âge? de quelle manière l’intellectuel médiéval parvenait-il à la maîtrise de sa principale langue de culture? 6 La première partie de la Manière de langage de 1399 (Kristol 1995: 50-52) est instructive à ce sujet: elle enseigne la formation des noms et adjectifs masculins et féminins, elle fournit des paradigmes du pronom personnel, des démonstratifs et des possessifs, etc. La morphologie nominale et verbale est également explicitée dans le Liber Donati, qui date du début du xve siècle (Merrilees/ Sitarz-Fitzpatrick 1993). 7 Cette tradition terminologique a été étudiée en particulier par Städtler 1988: 153-300. 8 En règle générale, ces questions sont abordées d’un point de vue orthographique, comme le montrent les passages correspondants du Tractatus ortographie du chanoine Coyfurelly (Stengel 1879: 16-22). 9 Ainsi, le Liber Donati se contente de juxtaposer les deux formes verbales définies comme preterit parfit ou les deux formes du tens avienire (futur simple et futur périphrastique), sans la moindre précision quant à leur emploi: «j’eu, tu eus, . . ., vel sic: j’ai eu, tu as eu . . . j’aray, tu aras . . .; aler avoir ou estre» (Merrilees/ Sitarz-Fitzpatrick 1993: 8). De même, le petit traité de morphosyntaxe verbale publié par Södergård 1955 se contente de juxtaposer sans la moindre exxion syntaxique au sujet du latin existe déjà au Moyen Âge 10 , le transfert et l’application concrète de ces notions à la langue vivante ne semble pas avoir eu lieu. La question initiale reste donc posée. De quelle manière - en dehors de certains séjours linguistiques sur le Continent qui ne devaient pas être à la portée de tout le monde - les intellectuels, les aristocrates et les bourgeois anglais du Moyen Âge apprenaient-ils non seulement à faire des phrases convenables en français élémentaire, à un niveau de langue enseigné par les manières de langage, mais à passer à un niveau de compétences supérieur? Quel est l’enseignement qui leur permettait d’apprécier des textes littéraires français (on sait que l’Angleterre médiévale était friande de littérature française) et même d’en rédiger eux-mêmes? Et de quelle manière les étudiants d’Oxford parvenaient-ils aux compétences linguistiques avancées dont ils avaient besoin pour pouvoir accéder à l’enseignement théorique en grammaire et en orthographe qui leur était destiné 11 ? 2. Le ms. 188 de Magdalen College Oxford Si j’aborde ici ces questions, c’est parce que je pense tenir un début de réponse grâce au témoignage d’un grand manuscrit didactique qui est resté pratiquement ignoré jusqu’ici: c’est un document qui se situe très probablement dans la tradition de l’activité didactique de Thomas Sampson, professeur de français à Oxford au dernier quart du xiv e siècle 12 . Le ms. 188 de Magdalen College Oxford est un recueil factice qui se compose de deux parties 13 . - Les huit premiers folios du manuscrit renferment une collection d’ouvrages théoriques et pratiques, quelques-uns des classiques de l’enseignement du français en Angleterre: la version longue (en latin) de l’Orthographia gallica, un nominale trilingue (latin-français-anglais) et une ars dictaminis en français. Ces manuels sont bien connus dans la recherche sur l’histoire de la grammaire française; ils ont fait l’objet de différentes éditions et études sur lesquelles je ne reviendrai pas ici 14 . 151 Le ms. 188 de Magdalen College Oxford plication les différentes formes françaises qui correspondent à une forme latine donnée: «Preteritum perfectum modi indicativi verbi activi duobus modis construitur, verbi gracia: amavi, jo amai et jo ai aimé». 10 Voir à ce sujet les travaux de Kneepkens 1990a, 1990b. 11 Il suffit de consulter le Donait françois de John Barton dans cette optique pour se rendre compte que - malgré les affirmations de l’auteur au début du texte - ce manuel est un ouvrage de réflexion sur la langue française, mais pas une méthode d’enseignement. 12 Pour l’activité de Thomas Sampson, cf. Arnold 1937; comme on le verra ci-dessous, la première partie du manuscrit d’Oxford contient plusieurs ouvrages didactiques issus de son école. 13 Etant donné que j’ai récemment décrit ce manuscrit (Kristol 2000: 37-52), je me limiterai ici à l’essentiel et à quelques informations nouvelles par rapport à mes travaux antérieurs. 14 Pour les principales références bibliographiques, cf. Kristol 1990: 318. - La deuxième partie du manuscrit est beaucoup plus longue. Elle se compose de 93 folios, entièrement consacrés à la pratique, à savoir un grand exercice de traduction. Curieusement, ce document est resté complètement ignoré dans le débat sur l’enseignement du français en Angleterre au Moyen Âge 15 . Le texte choisi pour cet exercice est une sorte de pièce d’anthologie. Il s’agit d’un grand fragment de la Somme le Roi, composée en 1280 par frère Laurent, confesseur du roi de France Philippe iii le Hardi 16 . C’est ce texte à grande diffusion qui a été utilisé par un professeur ou un étudiant anglais de la fin du xiv e ou du tout début du xv e siècle pour son exercice de traduction: le texte original français est accompagné de deux traductions interlinéaires, en latin et en anglais. L’intérêt de ce document est évidemment multiple, et je ne pourrai pas en aborder ici toutes les dimensions. Il nous fournit une foule d’informations tant pour l’histoire interne de la grammaire française que pour l’histoire externe du français en Angleterre. Il est assez exceptionnel de pouvoir observer un traducteur médiéval dans l’acte même de la traduction. Si les traductions en tant que telles ne sont pas rares, nous ne possédons pas en règle générale le manuscrit original sur lequel le traducteur a travaillé. Toute proportion gardée, et même s’il s’agit essentiellement d’un exercice de type scolaire, le manuscrit trilingue d’Oxford constitue donc une sorte de «pierre de Rosette»: il illustre une méthode didactique médiévale encore très mal connue et peu étudiée, à savoir la tentative de s’approprier la langue cible par une observation attentive, concrétisée par une traduction précise. En nous présentant parallèlement le texte source et les deux traductions, il permet d’observer avec précision comment et jusqu’à quel point le texte français a été compris, et par là quelles sont les connaissances lexicales et les notions grammaticales dont le traducteur anglais dispose. En outre, comme je vais le montrer, la technique de traduction adoptée est propre à illustrer certaines conceptions grammaticales véhiculées par l’enseignement du français en Angleterre, et les questions auxquelles cet enseignement portait une attention particulière. Tel qu’il nous est parvenu, le manuscrit contient peu d’indices explicites qui permettent d’affirmer qu’il a été utilisé dans un cours de langue; il pourrait en effet s’agir d’un exercice individuel. Il est certain pourtant que les traductions latine et anglaise ne sont pas destinées à une utilisation indépendante: ce sont des versions 152 Andres Kristol 15 Mon étudiante Christel Nissille a réalisé récemment dans le cadre de son mémoire de licence une transcription complète du manuscrit que j’ai vérifiée sur la base du microfilm, et sur laquelle je m’appuierai par la suite. Je développerai également ici certaines questions que Mme Nissille a soulevées dans son superbe travail. 16 L’identification du texte est due à Mme Nissille (cf. N15 ci-dessus). La Somme le Roi a été un véritable succès à son époque: on en connaît une centaine de manuscrits, et des traductions en anglais, catalan, espagnol, italien, néerlandais et occitan (Brayer 1958: 5, Stratford 2000: 271). Une première description de ce texte a été donnée par Meyer 1892. Certains extraits ont été publiés par Langlois 1928: 123-98; Edith Brayer 1958 en a annoncé une édition dans la SATF; celle-ci n’a pourtant pas encore paru. de travail dont la seule fonction consiste à expliciter différents aspects de la langue cible qu’il s’agit de maîtriser, à savoir le français. 3. Une traduction «didactique» Une des caractéristiques les plus voyantes de la traduction latine surtout, ce sont certains passages traduits de manière absolument littérale, au mépris total de la syntaxe latine. Le premier exemple ci-dessous - il provient de la première page du manuscrit (un commentaire des dix commandements) - illustre ce procédé: il insiste sur la nature discontinue de la négation française qui n’a aucun équivalent en latin et qui, pour cette raison, a sans doute fait l’objet d’un enseignement spécifique 17 . [1] Non adorabis neque non seruies & neque pones non tuam spem principaliter nulli quam in me. Ne aoureras ne ne seruiras et ne metras pas t’esperance principaument fors a moy. (fol. 9r°) Un tel passage soulève évidemment la question de la «théorie» de la traduction qui sous-tend la démarche pratique de notre auteur. En principe, il ne serait pas exclu que la traduction littérale proposée ici soit simplement l’expression d’un respect total du texte original et de son contenu dogmatique. En réalité, on constate que la traduction latine est beaucoup plus servile au début, et devient plus idiomatique par la suite: le plus souvent, c’est au moment où un nouveau phénomène grammatical est thématisé que la traduction «colle» au texte original; ensuite, la grammaire latine reprend ses droits. La traduction se compose ainsi d’une série de «chapitres» aux contours vagues, au hasard de l’apparition des différents phénomènes dans le texte. Le deuxième exemple illustre de quelle manière la traduction latine insiste sur l’emploi de l’article défini dans le texte français, en identifiant celui-ci avec le démonstratif latin, selon une stratégie bien attestée dans les grammaires latines en langue vulgaire du Moyen Âge 18 : [2] Vana gloria est ille magnus ventus qui deicit illas magnas turres et illa magna fortalicia mittit deorsum ad terram. Vaine gloire est li granz ventz qui abat les grantz toures et les grantz forteresses met a derriere au terre. (fol. 36r°) Cette technique de traduction signifie que le texte latin a effectivement une fonction didactique: il permet de mettre en relief les phénomènes grammaticaux les 153 Le ms. 188 de Magdalen College Oxford 17 Les exemples sont reproduits tels qu’ils se présentent dans le manuscrit, avec les traductions latine et anglaise au-dessus du texte original français. 18 Dans la tradition donatienne en langue vulgaire, c’est pourtant hic, haec, hoc qui fonctionne comme équivalent de l’article, cf. p. ex. Städtler 1988: 98. plus caractéristiques de la langue cible. Évidemment, la démarche adoptée présuppose aussi que le lecteur soit parfaitement familiarisé avec le latin; sinon, il serait incapable d’apprécier les écarts par rapport à la «norme» du latin médiéval. Dans ce type d’enseignement, le latin fonctionne donc comme une sorte d’adjuvant qui permet de mettre en relief, par le mépris même de la syntaxe latine, les particularités de la phrase française 19 . Ce qui étaye cette argumentation, c’est le fait que de temps en temps, la traduction latine contient des éléments explicites qui n’auraient aucun sens dans une traduction littéraire - même si celle-ci est conçue comme parfaitement littérale. Ainsi, le troisième exemple semble thématiser la morphologie du pronom personnel et son fonctionnement anaphorique: [3] hanc rusticitatem facit homo deo quando ille non ei recolit de bonis que ille (scilicet deus) illi (homini) fecit et quod ille illi facit continue neque illum regraciatur. Cest viloinie fet homme a dieu quant il ne luy souvent dez biens que il luy a fetz et que il luy fet continulment ne ne l’en mercie. (fol. 28v°) En ce qui concerne la traduction anglaise, celle-ci est nettement plus idiomatique que la version latine. Elle est pourtant caractérisée par une exploitation très poussée des emprunts lexicaux que le moyen anglais a faits au latin et à l’anglo-normand: [4] But pe conscience is perilouse and it may be turnid to synne mortale 20 that not hym kepith. Sed consciencia est periculosa et potest hoc converti ad peccatum mortale qui non se custodit. Mes la conscience est perilleuse et puet l’en tourner a peche mortel qui ne s’en garde. (fol. 10v°). Il n’est pas facile de déterminer les rapports qui existent entre la traduction intermédiaire latine, la traduction anglaise et l’original français. Dans certains passages, les choix lexicaux de la version anglaise sont manifestement influencés par le texte intermédiaire en latin: [5] And yit synneth he more that dooth or procureth harme to othir wrongfully. Et adhuc peccat ille magis qui facit vel procurat dampnum alicui iniuriose. Et encore peche il plus qui fet ou purchace dommage a autrui a tort. (fol. 14r°) 154 Andres Kristol 19 Je me demande si cette technique de travail n’est pas une utilisation «à rebours» d’une méthode développée à l’origine pour l’enseignement du latin. 20 La postposition de l’adjectif épithète dans le texte anglais (synne mortale) n’est pas simplement due à la technique de traduction littérale qui domine dans ce manuscrit. Même s’il s’agit évidemment ici d’un calque syntaxique du français, on la trouve également dans des textes originaux en moyen anglais comme par exemple chez Chaucer à qui personne ne reprochera de mal écrire l’anglais. Plus souvent, pourtant, la traduction anglaise s’appuie directement sur le texte français: [6] eny that is holden for a good man is blamyd of eny vice or synne. aliquis qui tenetur pro bono homine culpatur de aliquo crimine. aucone que l’en tenoit a preudomme est blaméz d’aucunes vices. (fol. 42r°) Je n’insisterai pas sur cette question; elle n’est pas au centre de mon propos ici. Je retiendrai simplement que les trois versions forment un ensemble et que la traduction anglaise entretient un dialogue intense avec le latin et le français, comme cela ressort encore du prochain exemple, où l’anglais s’appuie tantôt sur le latin, tantôt sur le français: [7] he may not be in quiet ne make no glade chere ne noo fayre semblaunce. ille non potest esse quietus neque facere hilarem vultum nec non pulcram faciem. il ne puet estre a iese ne fere bele chere ne ne biau semblant. (fol. 42r°) Face à ces traductions interdépendantes, on se pose évidemment la question de savoir quelle est l’utilité de la double traduction. Une première réponse, de nature sociolinguistique, est que - selon un témoignage de Thomas Sampson lui-même 21 - une partie du public anglais de son époque n’a pas de connaissances suffisantes en latin pour profiter de cet enseignement. La double traduction pourrait donc signifier que cet exercice était destiné à deux types d’élèves: des clercs qui savent le latin, et des laïcs qui l’ignorent. Une deuxième réponse est de nature plus proprement linguistique. Elle s’appuie sur l’observation que les deux traductions présentent souvent une vraie complémentarité, surtout dans le domaine du lexique, mais aussi dans le domaine de la morphologie ou de la syntaxe. Alors que le traducteur ne dispose évidemment encore d’aucune théorie lexicographique ou sémantique explicite, les deux traductions lui permettent en effet de nuancer le sens d’un mot français, en «explorant» sa polysémie par des traductions multiples, ou par des traductions alternatives d’un même terme français dans des contextes similaires. Ces précisions se trouvent tantôt dans le texte latin, tantôt dans le texte anglais (exemples [8] et [9]) - un tel texte, qui s’appuie évidemment sur la tradition de la glose interlinéaire, vaut beaucoup mieux que les glossaires biet trilingues de l’époque qui sont incapables de fournir la moindre précision sémantique au sujet des mots qu’ils traduisent. [8] this boke is more made for lewde men than for clerkis iste liber est magis editus (factus compositus) propter laicos quam propter clericos cist livres est plus fet pur les lais que pur les clers (fol. 70v°) 155 Le ms. 188 de Magdalen College Oxford 21 Voir à ce sujet Kristol 2000: 47. [9] For with peyne or travayle 22 it is fulhard that but eny falle not in the throte of eny of thise seven hedes. Quia cum pena evenit quod quis non labitur in gutture aliquorum istorum .vii. capitorum. Car a poine avient que le ne chiee en la gueule a aucune de ces .vii. testes (fol. 24v°). En dehors du lexique, dans certains cas, les deux traductions permettent aussi d’expliciter de plusieurs manières une structure morphologique ou syntaxique du français. C’est ce que permet d’observer par exemple le traitement du sujet indéterminé l’en dont les nombreuses occurrences dans le texte sont impossibles à traduire littéralement en latin. Je me servirai de cet exemple pour examiner d’un peu plus près la démarche concrète de notre traducteur. Dans l’ensemble du manuscrit, on compte 88 occurrences du sujet indéterminé l’en traduites en latin et en anglais (tableau n° 1). Or, il me semble caractéristique que les traductions cherchent manifestement à explorer toutes les équivalences possibles en latin et en anglais: aux 88 occurrences de l’en correspondent 14 traductions différentes en latin et 10 traductions différentes en anglais. En plus, les traductions latine et anglaise sont largement indépendantes. Même si certaines séries sont relativement fréquentes (10 occurrences pour la série l’en quis he, 8 occurrences pour la série l’en quis man/ men, 8 occurrences pour la série l’en ille he, etc.), on observe peu de stéréotypes: la plupart des traductions latines sont associées aux différentes traductions anglaises. Très souvent, différentes traductions alternatives se trouvent d’ailleurs à la même page du manuscrit; la recherche de la variation stylistique est évidente. Seule la forme négative est régulièrement traduite par noon en anglais (6 occurrences). Dans un tel cas, on aimerait évidemment bien savoir de quelle manière s’opère la sélection des traductions alternatives et quels ont été les commentaires explicites que les professeurs anglais fournissaient à leurs élèves. Malheureusement, ce genre d’informations nous échappe complètement; le manuscrit n’en contient pas. Étant donné que les différentes traductions latines et anglaises semblent largement interchangeables, il n’est pas exclu que l’enseignement les ait effectivement présentées comme de simples variantes stylistiques. En tout cas, je n’ai pas été en mesure, pour l’instant, de dégager les éventuels critères de sélection entre man, me et he en anglais, ou entre quis, ille et le passif en latin, pour ne mentionner que les traductions les plus fréquentes. Malgré cette impression de flou, on croit pourtant deviner certaines tentatives du traducteur d’isoler certains emplois plus spécifiques de l’indéterminé français, tel un emploi généralisant (dans la traduction unusquisque/ every man), un sens individualisant ou plus personnel dans l’emploi de oon, un sens pluralisant dans l’emploi de they, etc. 156 Andres Kristol 22 Cet emploi de travayle est courant en moyen anglais (MED). 157 Le ms. 188 de Magdalen College Oxford français latin anglais occurrences l’en aliquis eny 1 l’en ne aliquis non noon 1 l’en homo man/ men 3 l’en homo me 1 l’en homo on 1 l’en ille he 8 l’en ille me 1 l’en ille they 1 l’en illi men 1 l’en impersonnel he 1 l’en impersonnel im person. 2 l’en ipse he 5 l’en passif me 5 l’en passif men 1 l’en passif passif 6 l’en passif they 1 l’en qui they 1 l’en quidam me 1 l’en quidam men 1 l’en quidam som 1 l’en quidam they 1 l’en quis eny 5 l’en quis he 10 l’en quis man/ men 8 l’en quis me 5 l’en ne quis noon 2 l’en quis oon 1 l’en quisque aman 1 l’en ne ullus non noon 3 l’en unus he 1 l’en unus men 1 l’en unus oon 6 l’en unusquisque every man 1 Tableau n° 1: les traductions du sujet indéterminé l’en Dans l’exemple [10] qui présente une vérité théologique absolue (il s’agit d’un commentaire du Credo qui affirme la divinité de Jésus-Christ, fils du Père), la traduction insiste sur la valeur générale de l’affirmation: [10] In this oweth every man to understonde and to belyve that he is lyke and egale in alle thynges with the godehede. In hoc debet unusquisque intelligere et credere quod ille est similis et equalis in omnibus rebus ad deitatem. En ce doit l’en entendre et croire que il est semblable et ygaus en toutes choses a la deité. (fol. 19r°). L’exemple [11] et plusieurs attestations analogues dans le texte cherchent apparemment à insister sur la responsabilité individuelle du pécheur: [11] Sacrilege is whan on brekith or hurtith or drawith violently the thyngis halwed. Sacrilegium est quando unus rumpit vel ledit vel trahit violenter res sanctas. Sacrilege est quant l’en brise ou blece ou traite vilainement les choses seintes. (fol. 62r°) Enfin, l’emploi de illi et de they dans la traduction semble souligner qu’il y a une pluralité indéterminée de personnes qui sont concernées par l’action décrite, et le fait que l’énonciateur n’est pas compris parmi celles-ci («on exclusif»). Ainsi, dans un commentaire consacré aux méthodes de se procurer des gains illicites, la traduction distingue l’auteur indéterminé, mais individuel de l’action, et la multitude des personnes qui en pâtissent: [12] The ferst wyse is whan oon hath diverse weyghtis and diverse mesures and they byen with more gretter weightis or with a more gretter mesure. Primus modus est quando unus habet diversa pondera et diversas mensuras et illi emunt cum magis magnis ponderibus vel cum magis magna mensura. Le premier est quant on a divers pois et diverses mesures et achete l’en au plus granz pois ou a plus grant mesure. (fol. 67v°-68r°) Tout compte fait, il y a donc peu de doutes que l’emploi des traductions alternatives tout au long de ce grand exercice devait permettre à l’élève de se familiariser avec les différents emplois du sujet indéterminé l’en pour lequel ni l’anglais ni le latin ne lui fournissaient un équivalent unique. Si l’absence de commentaires métalinguistiques dans le texte ne permet pas toujours de dégager les règles explicites qui sous-tendent cet enseignement (dans la mesure où de telles règles ont éventuellement existé), une analyse attentive des traductions peut pourtant fournir des informations très précises sur les connaissances grammaticales de notre rédacteur. Ainsi, dans le domaine du sujet indéterminé français toujours, on constate que les traductions dissocient très clairement la forme articulée l’en de la forme on sans article.Alors que 8 occurrences seulement sur 88 (tableau n° 1) traduisent l’en par oon «un», la forme non articulée on est presque systématiquement rendue par unus/ oon (32 occurrences sur 36; cf. tableau n° 2). 158 Andres Kristol On ne peut donc s’empêcher de penser que dans la grammaire française «personnelle» de notre rédacteur, le pronom indéterminé on a été identifié avec le numéral un, ce qui reflète très probablement la prononciation de un et de on en français d’Angleterre au xiv e / xv e siècle 23 . Ce phénomène est illustré par les deux exemples regroupés sous [13]: [13.1] And yit it is more greet uncurtosie whan oon it denyeth or whan he foryetith it. Ad huc est illa (scilicet rusticitas) magis magna quando unus illam negat vel quando illam obliviscitur. Encore est ele plus grant quant on la nie ou quant la oublie. (fol. 28v°-29r°) L’exemple [13.2] est particulièrement explicite parce que la graphie même du texte français montre que la confusion entre on et un est achevée 24 : [13.2] of alle these yiftis owith oon to thanke god de omnibus istis donis debet unus deo regraciari de toutz ces dounz doit ung dieu mercier (fol. 37r°) 4. Une connaissance limitée du français Avant de poursuivre l’analyse, il devient incontournable, à présent, de nous interroger sur la qualité des connaissances linguistiques du traducteur de notre manuscrit. En effet, comme le montre le dernier exemple que nous venons d’examiner, la grammaire française représentée par cet exercice présente des particularités qu’il serait sans doute difficile de retrouver dans un texte de la même époque rédigé par un auteur continental. De même, l’examen du manuscrit dans son ensemble montre que le traducteur s’est souvent heurté à des passages qu’il ne comprenait pas - ou qu’il a compris de travers. 159 Le ms. 188 de Magdalen College Oxford 23 On lit aussi aucone pour aucun à l’exemple cité sous [6]. 24 Il ne s’agit pas ici d’un cas isolé: comme le montre le tableau n° 2, le manuscrit compte vingt occurrences de ce type, et dans certaines phrases, ung et on alternent librement. Tableau n° 2: les traductions du sujet indéterminé on français latin anglais occurrences on unus oon 32 ung «on» unus oon 20 on quis a man 1 on quis impersonnel 1 on quis oon 1 on unus any man 1 Les difficultés que notre traducteur a rencontrées sont de plusieurs types. Elles sont dues d’une part à la nature même du texte traduit, et d’autre part aux connaissances linguistiques limitées d’un rédacteur qui travaille sur une langue qui n’est pas la sienne. Le premier problème est le suivant. Nous ne saurons évidemment jamais quelle a été la nature exacte du manuscrit de base qui a servi de modèle à notre rédacteur, mais il est certain qu’il ne devait pas s’agir d’une très bonne copie de la Somme le Roi. Il est pratiquement certain que de nombreux passages du modèle déjà étaient corrompus et impossibles à comprendre. Étant donné que notre copiste n’est pas de langue maternelle française, ses tentatives d’amender son texte sont d’ailleurs souvent maladroites et aboutissent à des contresens. Une deuxième difficulté est due au décalage diachronique et diatopique entre un texte d’origine continentale rédigé au xiii e siècle et un copiste anglais du début du xv e siècle: ce double décalage est clairement responsable d’un nombre relativement élevé de malentendus qui se reflètent dans des traductions fautives. En travaillant sur un texte dont l’original remonte à la fin du xiii e siècle, notre traducteur n’a pas choisi la facilité, et il a été confronté à une foule d’obstacles dont il n’a probablement pas toujours été conscient. Une source d’erreurs parmi les plus fréquentes, ce sont les survivances relativement nombreuses du système bicasuel dans le texte: ce sont des formes que notre traducteur, manifestement, ne comprend pas. Exception faite de certains passages où le contexte le guide, il présente donc tous les «symptômes» d’un lecteur moderne, d’un étudiant débutant qui cherche à déchiffrer un texte en ancien français: pour lui, le -s final fonctionne comme signe du pluriel, sans que le moindre doute ne semble l’effleurer. L’exemple [14] ci-dessous est un cas parmi beaucoup d’autres. Dans un paragraphe consacré au vice de la gourmandise, le texte français utilise le singulier, alors que les deux traductions sont au pluriel. Je précise que c’est un exemple dans lequel - même en tenant compte du contexte que je n’ai pas reproduit - il est impossible de penser que l’auteur ait fait un accord logique au pluriel. [14] These vices leden a man in to shame. Hec vicia ducunt hominem pudorem. Cist vices moine homme a honte. (fol. 78r°) L’inverse est vrai aussi, bien sûr. Un cas sujet au pluriel - même quand il est accompagné d’une forme verbale au pluriel clairement marquée - déclenche fréquemment l’emploi du singulier dans les traductions latine et anglaise: [15] . . . ther is oo wrathe the whiche is vertu that a good man hath ayenst the shrew. . . . est una ira que est virtus quam bonus homo habet contra malum. . . . il est ugne ire 25 qui est vertu que preudomme ont en contre le mal. (fol. 45r°-v°) 160 Andres Kristol 25 Je traduirais: Il existe une sainte colère . Évidemment, ces erreurs de traduction en tant que telles n’ont rien pour nous surprendre. Il est connu en effet que dans l’enseignement du français en Angleterre, le système bicasuel de l’ancien français - même si certains textes y font allusion - est complètement incompris. La ruine de la déclinaison bicasuelle est trop ancienne en anglo-normand pour avoir laissé des traces dans l’enseignement du xiv e / xv e siècle. Il suffit de rappeler à ce sujet que le système bicasuel cesse d’être fonctionnel en normand continental vers l’an 1200 environ déjà, et que l’anglo-normand ne l’a probablement jamais très bien respecté. La tradition scolaire anglaise n’a donc jamais eu les moindres repères à ce sujet. Cette incompréhension complète ressort également du commentaire du Tractatus ortografie de Coyfurelly, qui écrit au sujet du picard, où les traces de la déclinaison bicasuelle se sont conservées le plus longtemps: [16] Item Romanica nomina dignitatis aut officii, que sunt singularis numeri, scribunt pluraliter in effectu, ut lui papes de Rome, l’empereurs d’Alemaigne, lui rois d’Engleter et de France, lui chauncellers du seint peres, lui tresorerers mons. lui duques de Launcastre, lui recevours madame la roigne, lui sainz esperes vous garde; ubi vero Gallici sine s scribunt huiusmodi nomina singulariter, quod pulcrius et brevius est, ut le pape de Rome, l’empereur de R., le Roy de l’Engleterre et sic de ceteris. (Coyfurelly, ed. Stengel 1879: 17). Dans ce passage, Coyfurelly avertit donc ses étudiants anglais qu’il ne faut pas se laisser induire en erreur par les faux «pluriels» que l’on rencontre dans les documents d’origine picarde - par ailleurs, Coyfurelly lui aussi ignore complètement les raisons historiques du phénomène décrit. Or, ce qui est intéressant dans notre contexte, c’est le fait que notre traducteur semble ignorer cet avertissement rédigé par son compatriote, qui aurait pu lui éviter les méprises les plus grossières. Étant donné que le Tractatus de Coyfurelly ne fait pas partie des manuels reproduits dans la première partie de notre manuscrit, il me semble donc légitime de conclure qu’à l’époque qui nous intéresse (fin xiv e / début xv e siècle), il existait différentes écoles, différentes traditions dans l’enseignement du français en Angleterre. De toute évidence, tous les professeurs (et étudiants) de cette époque ne disposaient pas de l’ensemble des matériaux didactiques dont j’ai rappelé l’existence dans l’introduction, ci-dessus. L’incompréhension du système bicasuel n’est pas un phénomène isolé, bien sûr. D’autres problèmes dus au décalage diachronique entre la langue du texte et celle du copiste se trouvent par exemple dans l’emploi des démonstratifs, où certaines formes désuètes ne sont plus comprises et donnent lieu à des malentendus. La conclusion qui s’impose et qui aura son importance pour l’analyse de notre document, c’est que manifestement, les connaissances du traducteur - comme de la plupart de ses contemporains, sans doute - sont purement synchroniques. Tout ce qui ne fait pas partie de son état de langue lui pose donc problème. Dans l’optique qui m’intéresse ici, ce constat est évidemment significatif à plus d’un titre. Il nous permet de nous faire une idée des contenus grammaticaux qui sont (ou qui ne sont pas) véhiculés par l’enseignement du français en Angleterre 161 Le ms. 188 de Magdalen College Oxford au xiv e / xv e siècle. Mais sa portée est peut-être plus générale encore. Les observations que nous faisons ici sur la base d’un texte d’origine anglaise pourraient éventuellement nous servir de révélateur pour l’histoire de la grammaire française tout court. Comme le montre le texte français de notre manuscrit, le copiste anglais a reproduit fidèlement les formes du cas sujet de son modèle, même s’il ne les comprenait pas. Cela signifie que le maintien de la déclinaison bicasuelle dans un manuscrit français quelconque ne nous apprend rien de la vitalité réelle du système bicasuel dans la langue du copiste. Seule la traduction interlinéaire de notre manuscrit révèle le fait que les formes du cas sujet sont désormais complètement incomprises. Il serait donc hautement souhaitable de déterminer sur la base de traductions latines réalisées sur le Continent - si des textes bilingues de ce type existent - à quel moment s’est estompée la connaissance (passive) du système bicasuel chez des traducteurs de langue maternelle française. Dans l’état actuel de nos connaissances, on évitera donc en tout cas de déconsidérer le traducteur anglais de la fin du xiv e siècle: il est plus que probable qu’un auteur continental de la même période, face à un manuscrit comparable, se serait trouvé aussi démuni que lui. 5. Aux prises avec une «grammaire floue» Comme l’a souligné à plusieurs reprises Claude Buridant dans ses publications récentes, le linguiste moderne qui s’occupe de la grammaire de l’ancien français est confronté au caractère polyvalent des formes grammaticales que l’on rencontre dans les textes, à l’ambiguïté des catégories grammaticales, au «système souple de la grammaire floue» de l’ancien et du moyen français (Buridant 1996: 111). Ainsi, pour ne citer que deux exemples, l’infinitif de l’ancien et du moyen français se trouve dans une tension constante entre le plan verbal et le plan nominal (Buridant 2000: 315-24), la limite entre l’adverbe et la préposition n’est pas nette, etc. Or, ce qui est vrai pour le linguiste moderne l’est également pour notre traducteur médiéval. Cela signifie que l’analyse de Buridant est pertinente non seulement du point de vue de nos conceptions linguistiques actuelles; elle est surtout fidèle aussi à la perception linguistique du locuteur/ traducteur de l’époque. Les ambiguïtés de ce type sont en effet extrêmement fréquentes; elles concernent non seulement l’infinitif, mais aussi, par exemple, la distinction entre le nom et l’adjectif, ou des syntagmes verbaux entiers. C’est ce que je chercherai à illustrer par les exemples [17] à [21]. L’exemple [17] reproduit un paragraphe qui établit une typologie des querelles, disputes et reproches en sept points. C’est une énumération qui contient une série de sept infinitifs. Or, sur les sept infinitifs de ce passage, six sont perçus et rendus par des noms en latin et en anglais; seul le dernier, qui régit un complément d’objet, est identifié comme forme verbale. 162 Andres Kristol [17] This bronche dividith hym into seven sprayes./ Wherof the ferst is stryf the secunde Iste ramus se dividit in septem ramunculos. Unde primus est contencio Secundus Cest branche se devise en .vii. reinseléz. dont la primer est estriver. Le secont. chidynge. the thridde dangerouste. The fourte evel wrethe. The fyfte. reprevynge objurgare Tercius dangerositas Quartus mala ira Quintus improperacio tencier. Le tierce ledengier 26 Le quart maus ire. Le quinte. repreucher or undernemynge the sexte is manasynge The seventhe discord to areyse. vel reprobacio Sextus est minacio Septimus discordiam resuscitare ou reprouver. Le siste menacier. La .vii.me descorde susciter. (fol. 101r°-v°) J’éviterai évidemment de tirer des conclusions trop téméraires de ce seul passage: notre traducteur n’hésite pas à identifier l’infinitif avec un nom, même lorsque ce dernier est suivi d’un complément d’objet, comme le montre l’exemple [18] qui traduit mieux entendre a prier par the better entendaunce to prayer: [18] But pe reste shalt 27 for the better entendaunce to prayer, to pe servynge to pi maker that hym restyd in the seventhe day. Sed te requiescas pro meliori intendere ad precamen, ad serviendum tuo creatori qui se requievit in septimo die. Mes te reposeras pur miex entendre a prier a servir ton creatour qui se reposa au septisme jour. (fol. 11r°) Le prochain exemple concerne l’opposition tout aussi incertaine entre le nom et l’adjectif. C’est un passage qui commente des affaires de pots de vin qui devaient être aussi fréquents au Moyen Âge que de nos jours. Selon l’enseignement de La Somme le Roi, commettent un péché [19] the heraude and the champion and many othir that for moneye and for temporel profit submitten hem to crafte of inhoneste, that may not be doo with owte synne ille nuntius et ille pugil et multi alii qui pro denariis et pro commodo temporali se humiliant (subiciunt) ad misteram inhonestatis que non potest esse facta sine peccato cil heraut et cil champion et mult d’autres qui pur deners et pur preu temporiel s’abandonnent a mestier deshoneste qui ne puet estre fet sans pechié (fol. 69r°) Comme le montre cette phrase, l’adjectif deshoneste postposé de l’original français est traduit par un substantif en latin et en anglais, ce qui peut s’expliquer par le fait que la graphie de deshoneste dans le texte français - et sa prononciation en anglonormand tardif - ne devaient pas permettre au traducteur anglais de distinguer l’adjectif d’une forme substantivée analogue à l’anglais «inhonesty». L’adjectif postposé est donc interprété comme un substantif («deshonesté») au cas régime 163 Le ms. 188 de Magdalen College Oxford 26 Ici, on a affaire à une réelle erreur de traduction: le verbe ledengier outrager est inconnu et identifié avec un nom: «le danger». 27 Je signale en passant que ce passage (qui se situe au tout début du manuscrit) fournit une analyse parfaite et diachroniquement exacte de la forme verbale; une fois de plus, on a l’impression d’assister à une petite séquence de leçon de grammaire, ici en ce qui concerne la morphologie. absolu, même si cela ne correspond pas à la grammaire habituelle de l’ancien français. Dans un tel cas, ce n’est pas la postposition de l’adjectif en tant que telle qui pose problème - comme nous l’avons ci-dessus [4], elle est relativement fréquente en moyen anglais, et elle est souvent calquée dans notre traduction. De même, la méprise ne peut pas être due à une ignorance du cas régime absolu en tant que tel: le cas régime absolu est fréquemment utilisé dans le texte français, et même si ce tour est en train de vieillir vers la fin du xiv e siècle, il est bien maîtrisé et ne pose pas de problème majeur à notre traducteur. Mis à part le fait que le traducteur ne connaît sans doute pas les limitations d’emploi du cas régime absolu en ancien français, qui n’admettraient pas l’emploi d’un terme abstrait, je serais donc tenté de penser que la clé du phénomène se trouve ailleurs: dans la grammaire médiévale latine - et dans le Donait françois de John Barton - la distinction notionnelle et terminologique entre le nom et l’adjectif n’est pas encore clairement établie. Selon Städtler 1988: 244-46, la notion de «nom adjectif» comme sous-catégorie du nom ne fait son apparition que lentement au cours du xiv e siècle, et la distinction définitive entre nom et adjectif ne se fera qu’au xviii e siècle, chez l’abbé Girard. Il serait donc parfaitement anachronique de demander à notre traducteur de respecter une distinction que les théoriciens de son époque peinaient encore eux-mêmes à établir. Par conséquent, comme le montrent également les deux exemples regroupés sous [20], une forme comme deable peut fonctionner aussi bien comme nom que comme adjectif, et on surprend notre traducteur au moment même de son hésitation. Dans l’exemple [20.2], surtout, on observe qu’au moment de la traduction en anglais - qui part directement du texte français - deable est d’abord pris comme nom, ce qui explique l’apparition de l’article. La correction est pourtant immédiate, et l’article est biffé dans le manuscrit. [20.1] as doon the divynours et wycches et charmeresses that werken by the craft of the devel. sicut faciunt incantatores et sortilegi et aruspices qui operantur per artem diaboli. com font lé devinoer et les sorciers et les charmeresses qui oevrent par art deable. (fol. 30v°-31r°) [20.2] whan a man is malicieux and so the develych that he douteth not quando homo est maliciosus et sic diabolicus quod ille non dubitat quant li hons est malignez et si deable que il ne redoubte (fol. 65v°) Un autre exemple de «flou artistique» concerne l’adverbe, qui peut être réinterprété comme adjectif ou comme nom sous la plume de notre traducteur. Comme le montre le passage déjà commenté sous [18], dans le texte français, l’infinitif est accompagné d’un adverbe. Dans la traduction latine, l’infinitif intendere est accompagné d’un adjectif. On dirait donc qu’une nominalisation est en train de se produire dans la tête du traducteur. La traduction anglaise, enfin, ne laisse plus le moindre doute: c’est l’interprétation nominale qui l’emporte. 164 Andres Kristol Un cas similaire se trouve dans un deuxième passage, extrêmement instructif, dans lequel les traductions latine et anglaise divergent également. Dans une énumération des dons matériels et spirituels que Dieu fait à l’homme, le texte français dit: [21] On the soule byhalve clere witte for to understonde good for to fynde goode good mynde for to holde good thynge. Ex parte anime. clarum ingenium propter bonum intelligere propter bonum invenire bona memoria propter bene retinere. De par l’ame. cler senz pur bien entendre pur bien trover bone memoire pur ben retenir. (fol. 36v°-37r°) Même si je ne suis pas locuteur natif du français du xiii e siècle, il me semble évident que dans ce passage, le syntagme «bone memoire pur ben retenir» signifie qu’une bonne mémoire sert à «bien mémoriser»; bien, écrit ici dans sa forme anglonormande ben, est un adverbe. Et c’est d’ailleurs ainsi que notre traducteur interprète le passage dans la traduction latine: bona memoria propter bene retinere. En anglais, par contre, la structure change, et ben est rendu par un adjectif: for to holde good thynge «pour retenir de bonnes choses». On mesure ici l’incertitude du traducteur anglais face aux catégories grammaticales floues de l’ancien français, et les vertus de la double traduction qui fonctionne comme révélateur de cette incertitude. Une fois de plus, on aimerait évidemment bien savoir si et dans quelle mesure dans les cours de français de telles difficultés étaient thématisées. 6. Considérations finales Essayons de conclure même si, en l’occurrence, je préférerais éviter le terme de «conclusion». Comme je l’ai souligné dans l’introduction, l’analyse du manuscrit d’Oxford vient à peine de commencer; et les exemples que je viens de présenter sont le résultat d’une exploration encore très partielle du manuscrit. Ainsi, je n’ai pas encore la vue d’ensemble des différents «chapitres» de ce cours pratique de grammaire française; je ne sais pas encore quelle sera la «table des matières» définitive des sujets grammaticaux qui sont abordés de manière plus ou moins explicite dans ce grand exercice de langue, ni quelles sont les différentes informations sur l’état des connaissances du français à la fin du Moyen Âge en Angleterre qu’il sera possible d’en dégager. Pour l’instant, les questions que soulève ce texte sont donc encore plus nombreuses que les réponses que j’ai pu tenter de donner. Mais c’est peut-être là le principal mérite de ce manuscrit: en nous rendant attentifs à une méthode d’apprentissage du français qui semble avoir échappé jusqu’ici à la recherche, il nous ouvre une nouvelle voie d’accès à une meilleure connaissance des conceptions grammaticales qui ont été véhiculées vers la fin du Moyen Âge, en Angleterre aussi bien que sur le Continent. Malgré toutes ces réserves, ce qui me semble évident dès à présent, c’est que ce texte nous permet d’observer un savoir-faire pratique, des connaissances gram- 165 Le ms. 188 de Magdalen College Oxford maticales intuitives qui vont loin au-delà des remarques explicites que l’on trouve dans les traités de grammaire de la même époque qui nous sont restés conservés. Même si l’enseignement de la grammaire latine et française, à l’époque qui nous intéresse, ne permet pas encore de théoriser un grand nombre de problèmes de manière satisfaisante, l’école anglaise semble avoir développé une série d’expédients qui permettaient malgré tout de parvenir à une bonne maîtrise de la langue étrangère. Il ne fait aucun doute que la méthode didactique présentée ici - tout en révélant à quel point les connaissances de la langue étrangère commencent à être fragiles en Angleterre, à l’époque étudiée - a pu rendre d’excellents services dans l’acquisition du français, en l’absence de toute théorie syntaxique explicite. Mais ce n’est pas tout. Notre «pierre de Rosette» de l’enseignement du français en Angleterre nous a également permis d’observer un phénomène d’une tout autre nature. Comme l’a montré l’analyse du sujet indéterminé on et l’en, il a dû arriver plus d’une fois que les professeurs et les étudiants de français en Angleterre se soient trouvés en train de «tâtonner» dans le noir face à une langue qu’ils ne comprenaient pas toujours et dont les structures grammaticales devaient leur sembler opaques. Dans ces circonstances, on ne sera donc pas étonné de constater qu’il leur soit arrivé de réinterpréter à leur manière des structures grammaticales dont le fonctionnement réel leur échappait. Je soulignerai cependant dans ce contexte que ces tentatives de réinterprétation ne peuvent pas être imputées uniquement à l’ignorance des auteurs anglais concernés. Comme le montrent les grammaires françaises du xvi e et même certaines Remarques des grammairiens du xvii e siècle, les grammairiens anglais étaient en très bonne compagnie: l’idée selon laquelle les langues vivantes n’ont pas de structures, et que c’est l’esprit humain qui doit leur en imposer, restera encore longtemps très répandue. Dans la mentalité de l’époque, la tentative de trouver - ou d’inventer - des règles grammaticales me semble donc parfaitement légitime. 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