Vox Romanica
vox
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Francke Verlag Tübingen
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2001
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Kristol De StefaniForces et faiblesses de la recherche toponymique en Suisse romande
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2001
Wulf Müller
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Forces et faiblesses de la recherche toponymique en Suisse romande* Les noms de lieux constituent certes un corpus historique quelque peu rébarbatif, mais qui, interrogé de manière adéquate, nous récompensera par de précieuses informations sur les époques passées, parfois lointaines et souvent dépourvues de textes écrits. Nous aimerions formuler ici un certain nombre de règles qui nous ont été inspirées par plusieurs années de recherches, en donnant en même temps des exemples concrets illustrant la complexité des problèmes. De manière générale, toute interprétation d’un toponyme exige dans chaque cas: 1) une documentation historique rigoureusement fiable, puisque fondée sur des sources soumises à une critique philologique conforme à la pratique contemporaine des médiévistes: dans ce domaine aucun compromis, aucun laxisme ne paraît admissible; 2) l’inspection,in situ,de la situation de l’habitat désigné (surtout celle de son noyau historique), accompagnée d’un examen des toponymes voisins et environnants; 3) la connaissance de la prononciation locale (en patois ou, à défaut, en français régional). Là, nous avons l’immense privilège, en Suisse romande, de pouvoir interroger le fichier Muret du GPSR, contenant plus de cent mille fiches, avec transcription patoise des noms. 0. Généralités Trouver l’étymologie des noms ne doit pas être la seule ambition du chercheur. Il y a d’autres questions à résoudre au moins aussi importantes sinon davantage, par ex. la datation des séries toponymiques (a), l’attribution d’un éponyme à une langue donnée (b) ou la découverte des noms préhistoriques (c). Commençons par illustrer ce choix tout à fait arbitraire de problèmes par des exemples. a) Il faudra établir, pour la Suisse romande, la chronologie relative des modes toponymiques, par ex. celles en cour-, en -ens ou en -villier du haut Moyen Âge, et on proposera ensuite une chronologie absolue. Il n’y a effectivement pas à douter de la stratification cour / ens / villier, tout en admettant un certain chevauchement de -ens et de -villier et en tenant compte de la contemporanéité des dom-. Pour les dates absolues, la comparaison avec d’autres provinces de l’empire mérovingien * Nous avons beaucoup profité des observations d’Albrecht Greule et de Pierre Knecht, qui ont bien voulu relire notre texte. Mmes Bernadette Gross et Chantal Schüle nous ont aimablement fait part de leurs remarques stylistiques. 189 Forces et faiblesses de la recherche toponymique en Suisse romande est essentielle 1 . En ce qui concerne l’élément romand -ens par ex., on arrivera à la conclusion que c’est la population autochtone de Suisse romande qui l’a employé au vii e siècle principalement, à côté d’autres formations comme celle en dominus/ dom-. L’élément -ens constitue au fait un suffixe toponymique intégré au parler roman de la post-antiquité et provenant en fin de compte d’un suffixe analogue du germanique (-ingos). Il est arrivé en Suisse romande par voie d’irradiation culturelle sans qu’il faille postuler pour le moins du monde une immigration alémanique, immigration qui n’aura jamais lieu de manière massive en Suisse romande, à l’exception du Haut-Valais aujourd’hui germanophone. b) En procédant à l’analyse d’un nom comme Coffrane/ NE, nous avons la surprise de constater - en plein vi e siècle - la survivance d’un cognomen latin (*Fraxinus) et nous postulons par conséquent une longue tradition latine pour la région de l’actuel canton de Neuchâtel 2 . Du reste, d’autres indices renforceront cette même présomption, notamment l’absence d’anciens exonymes allemands, le mode roman de composer les noms (déterminé + déterminant: *Curte + Fraxinu) ainsi que l’emploi des noms de personnes en tant que noms de lieux, à la manière romaine (par ex. *Baldricus Boudry). c) Il n’est guère douteux pour nous que le toponyme Chexbres/ VD remonte à l’époque de La Tène même si, à l’heure actuelle, nous ne saurions guère présenter d’étymologie précise. C’est là, toutefois, un premier pas en avant. Fort heureusement, nous disposons pour nous orienter de l’attestation originale de 1079 Carbarissa car son suffixe atone -issa (cf. Vindonissa = Windisch/ AG) ainsi que l’accentuation proparoxytonique trahissent le celtique. Mentionnons encore que la phonétique de Carbarissa nous renvoie au vii e ou au viii e siècle de sorte que nous pouvons confirmer par là les dires du rédacteur du Cartulaire de Lausanne du xiii e siècle qui, lui, parle d’un antique cartulaire de l’évêché (cf. 1.4). 1. Les problèmes philologiques Avant d’aborder le travail pratique, il convient de résoudre un certain nombre de problèmes philologiques, d’importance capitale. A-t-on affaire à un original ou à une copie? S’agit-il d’une falsification? Quel est le degré de fiabilité d’un non-original? Quelle édition faut-il suivre? Il faut vouer un soin méticuleux également à la datation du texte. Quel est son millésime? De quelle époque date la rédaction d’un faux ou d’une chronique? D’une manière semblable, l’identification d’un lieu nommé dans la source doit retenir toute notre attention (cf. Chambon 1997). Là aussi, nous allons illustrer ces démarches par quelques exemples. 1 Pour la datation des formations en -villier, on s’appuiera sur les résultats des recherches de Pitz 1997. 2 On pourrait dire exactement la même chose du Jura bernois. 190 Wulf Müller 1.1 L’importance des originaux et le rôle des copies La prise en compte des copies à la place des originaux a causé beaucoup de tort à la toponymie romande en accréditant pendant trop longtemps les mauvaises formes à la place des bonnes. Souvent, la recherche suisse a fait preuve d’une confiance excessive dans tout ce qui se trouvait imprimé, aussi exécrable fût-il. La notion de critique des sources a été élaborée et appliquée à l’étranger depuis bien longtemps déjà alors que la Suisse a mis plusieurs décennies à suivre le mouvement. De nos jours encore, le concept de critique des sources n’a pas encore été pleinement reconnu en Suisse et n’a donc pas rencontré toute l’attention qu’il mérite. L’insigne chartiste ajoulot Joseph Trouillat 3 n’a hélas pas eu accès aux originaux jurassiens les plus anciens (Trouillat 1852), lesquels ont été publiés au xx e siècle seulement 4 . Il ne faut donc pas s’étonner que certaines de ses formes continuent à circuler jusqu’à Besse 1997 y inclus (Müller 2000c: 162s.). Les vénérables témoignages du type Rendelena Corte du ix e siècle (= Courrendlin/ JU) y ont été déformés par les copistes en Rendelana C. de sorte que l’éponyme *Randilîn, de formation germanique, reste méconnaissable (Müller 1996: 78s.). Rendelina/ Rendelena trahit donc une influence germanique - fait remarquable et peut-être même typique au sein de la maison des rois de Bourgogne - surtout en ce qui concerne l’Umlaut de *Randilîn *Rendelîn. En 1009, une source nous parle d’un lieu dans le «comitatu Bargense» appelé Anesterie (Schieffer 1977: 337), souvent assimilé sans autre forme de procès à Ins/ Anet (BE). Il est d’ailleurs devenu Anestre dans le Ortsnamenbuch 1987: 347. Nous allons discuter ci-dessous les variantes romanes de Ins en A- (cf. 3), qui ne représentent nullement la couche la plus ancienne de ce genre de nom. Ici, nous ne voulons parler que de cette curieuse attestation, qui provient d’ailleurs du cartulaire de St-Maurice, sujet à caution et parfois franchement fautif. Du reste, l’examen consciencieux de la forme Anesterie par un chartiste (Hausmann 1999: 220) ne peut que laisser songeur: il faut lire en réalité Aneske. Il pourrait s’agir là d’un toponyme latin non encore repéré, en -isca -esca, intégré de bonne heure à l’ancien haut allemand. Les autres lieux de cette même charte sont, à côté de Bargen/ BE, Utzenstorf/ BE 5 et Lyss/ BE, noté Lissa à la manière romane, comme dans le cartulaire d’Hauterive 6 . Le compilateur du cartulaire de Romainmôtier du xii e siècle a relativement bien travaillé tout en commettant quelques bourdes. Dans une charte de 1011 par ex., 3 Pour sa vie tragique, marquée par les intrigues intra-jurassiennes et bernoises, voir Prongué 1998. 4 Dans la série des Monumenta Germaniae historica (MGH). 5 Ecrit Uranestorf. Le copiste a confondu le -zde *Uzanestorf avec un r, quelque peu semblable. 6 Mais on y trouve surtout la forme francoprovençale Lixi, à comprendre *Lissi (Tremp 1984: 165, 184s., 188). 191 Forces et faiblesses de la recherche toponymique en Suisse romande il a copié Isclapadenes = Eclépens/ VD et Glaris = Gland/ VD (Pahud 1998: 87). Nous possédons fort heureusement l’original du document où l’on lit Islapadencs et Glans (Schieffer 1977: 253). Or le malheureux Jaccard s’est laissé berner avec Isclapadenes (Jaccard 1906: 144). Du reste, le copiste du xii e siècle semble avoir connu le nom puisqu’il a ajouté un -cdevant le -l-, un -cqui figure déjà dans le Sclepedingus de 814 (Roth 1948: 254). 1.2 Les faux, les interpolations et les adjonctions On sait que les établissements ecclésiastiques avaient pour habitude de falsifier les documents en leur faveur. Rares sont cependant les faux qui n’ont pas de noyaux historiques. En effet, on ne pouvait pas ne pas suivre un modèle. Les clercs se sont en général bornés à interpoler un ou plusieurs passages dans un acte authentique tout en copiant telles quelles les formes des toponymes, ceci sans doute dans un souci d’authenticité 7 . Le but, c’était évidemment un avantage immédiat pour la propre institution. Il sera donc de bonne méthode de ne pas suspecter outre mesure les formes toponymiques des faux sans avoir des raisons très précises, mais d’établir aussi exactement que possible la date de rédaction véritable de l’acte. C’est là que réside le problème central des faux pour le toponymiste. Lorsqu’un copiste a ajouté des explications de son cru, ceci équivaut à une interpolation qu’il convient de démasquer. Conon d’Estavayer, rédacteur bien connu du cartulaire de Lausanne de la première moitié du xiii e siècle, a parfois cherché à identifier les noms qui lui paraissaient difficiles.Ainsi, nous pouvons lire, de la main du prévôt Conon, le texte d’une transaction gruyérienne de 974/ 975 pourvu d’une remarque personnelle (Roth 1948: 4s.). En effet, pour le passage in villa Sotringus id est Soucens, l’éditeur moderne ne manque pas de nous signaler que id est Soucens se trouve placé dans la marge du manuscrit: la glose ne peut en aucun cas remonter à 974/ 975. Et pourtant, elle a inspiré les historiens et les toponymistes (Stadelmann 1902: 92, Jaccard 1906: 54, Roth 1948: 4, Aebischer 1976: 194). En essayant de déblayer le terrain, nous tombons d’abord sur des transcriptions aussi aberrantes que socxingus (Stadelmann 1902: 92) et Soczingus (Aebischer 1976: 194) auxquelles nous ajoutons une faute relativement bénigne de la première édition, c.-à-d. Sotringes (Cartulaire 1851: 5). L’examen du manuscrit B 219 (fo 1 vo) de la Bibliothèque bourgeoisiale de Berne nous confirme l’excellent travail de Charles Roth: in villa / sotringus casale .i. L’ajout de Conon se lit sur trois lignes dans la marge de gauche: i. / sou / cens. Il faut donc déconnecter Sotringus de Soucens (= Saucens à Bulle/ FR), lequel Soucens ne présente aucun problème d’identification. Sotringus, lui, ne saurait être autre chose que le village gruyérien de Sorens, même si cela ne facilite d’aucune façon la recherche étymologique et 7 Müller 1998. Nous y commentons, parmi d’autres sources, le plus ancien document genevois, de 912, en réalité interpolé. 192 Wulf Müller malgré tout ce qu’ont pu dire les chercheurs jusqu’ici (Müller 1999: 95, cf. Besse 1997: 261). 1.3 Les datations L’abbaye de St-Maurice/ VS a été fondée le 22 septembre 515 par le roi des Burgondes Sigismond (Favrod 1997: 383). Malheureusement, l’acte de fondation authentique s’est perdu et a été remplacé par une nouvelle rédaction d’environ 800. Il vaut alors mieux ne pas dater de 515 les noms de lieux consignés dans la rédaction de 800. Mettre 516 à la place de 515 - faute grossière qu’on observe assez fréquemment - n’améliore pas les choses. La première attestation de Morat/ Murten (FR) nous provient du document indiqué. Il ne faut pas la dater, partant, ni de 515 ni de 516 (Roth 1965: 193, Glatthard 1977: 95, cf. Besse 1997: 211), mais d’environ 800. Nous devons cependant garder en tête que la liste des possessions énumérées pourrait bien remonter à un ou à des modèle(s) plus ancien(s) (Müller 1998: 488s.). Le problème se complique quelque peu du fait que la version la plus ancienne de l’acte a été conservée dans le cartulaire de St-Maurice, d’une lecture malaisée. La solution la plus probable semble être Muratto (Hausmann 1999: 212 N23). Nous proposons alors de procéder comme suit: env. 800 (ad 515) Muratto (copie du xiii e s.). Il faudra attendre le xi e siècle avant de rencontrer les premières mentions originales: 1055 Murat et 1079 Muratum. Il est vrai que ce genre de forme apparaît déjà dans certaines chroniques antérieures, mais nous n’avons pas encore eu l’occasion d’établir les dates de rédaction de ces chroniques ni celles de leurs copies. Nous parlerons ci-après de l’étymologie du nom (cf. 3). Dans d’autres cas également, les toponymistes ont la fâcheuse habitude de vieillir les attestations. On nous dit que Cortaillod/ NE entre dans les annales de l’histoire en 1180 (Jaccard 1906: 110, GPSR iv: 423a). Ce serait trop beau. En réalité, le document lausannois qui mentionne le village neuchâtelois pour la première fois a été rédigé aux alentours de 1280 seulement (Matile 1844-48: 178, 181). À l’inverse, il y a parfois de bonnes surprises. En 1987, la commune de Colombier/ VD a fêté ses 1000 ans. En effet, nous possédons le texte d’une charte originale de l’abbaye de Romainmôtier de 987 où figure Colonberio (Colombier 1987: 19-23, avec facsimilé). Il y a mieux pourtant. A la suite des «aventures italiennes» 8 du roi de Bourgogne Rodolphe ii, l’humble village vaudois a eu l’honneur d’entrer dans les chartes italiennes: dans deux originaux milanais de 937, on trouve Columbaris (Schiaparelli 1924: 139-44). Colombier/ VD aurait pu fêter ses mille ans en 1937 déjà . . . 8 L’expression est de Jean-Daniel Morerod. On trouvera le contexte historique des chartes de 937 dans Durussel-Morerod 1990: 79-81. 193 Forces et faiblesses de la recherche toponymique en Suisse romande 1.4 Les identifications En ce qui concerne les identifications, revenons à l’équation Carbarissa = Chexbres (cf. 0) qui, au fond, est loin d’être évidente. Pour l’établir sur des bases solides, il nous faut les arguments d’un historien spécialisé dans les possessions de l’évêque de Lausanne puisque la donation de l’empereur Henri iv de 1079 a eu pour bénéficiaire ce même évêque. En effet, en comparant les diverses donations et confirmations de biens en faveur de l’évêché, Jean-Daniel Morerod (Morerod 2000: 517-19) a pu établir sans l’ombre d’un doute qu’à la place du Carbarissa de 1079 figure Chebres (= Chexbres) dans les chartes plus récentes. Ceci équivaut à la preuve de l’identité entre les deux variantes (Carbarissa = Chebres). D’autres cas d’identification peuvent paraître moins convaincants au premier abord ou du moins plus laborieux. Ainsi, vers 968, le roi de Bourgogne Conrad confirma les possessions de l’antique abbaye de Moutier-Grandval/ BE dont la charte a été conservée par une précieuse copie figurée de la première moitié du xii e siècle 9 . On y mentionne un lieu appelé Zolone Villare. Lorsqu’on suit l’énumération des biens de l’abbaye dans le document en question (Schieffer 1977: 166), on y découvre une certaine logique géographique, de sorte qu’on ne manquera pas de repérer le hameau de Courcelon dans le Val Terbi des environs de Delémont, une annexe de la commune de Courroux/ JU. Comme cela a été si bien mis en évidence par Ernest Schüle 10 , la répartition spatiale des noms du Jura romand reflète de manière rigoureuse la suite chronologique de ses modes toponymiques. On verra ci-après que Courcelon s’intègre fort bien dans ce réseau-là. Dans la vallée de St-Imier, le dernier point atteint par les Romains est Sombeval (866 Summavallis) le point le plus élevé de la vallée situé en réalité dans la partie inférieure de celle-ci. En remontant la vallée, nous rencontrons ensuite quatre formations post-antiques en cour (Corgémont, Cortébert, Courtelary, Cormoret) et ce n’est que plus haut qu’apparaissent les Villier du vii e siècle (Villeret petit village et Sonvilier le village le plus haut ). Le Val Terbi présente exactement la même configuration: Courroux, Courcelon et Courrendlin en bas, suivis de Courchapoix et de Corban avec seulement le vicus de Vicques au milieu, pour terminer avec deux Villier contre les montagnes soleuroises: Montsevelier et Mervelier. C’est dire que Courcelon a toutes les chances, pour des raisons géographiques, d’être une formation originelle en cour et que le Zolone Villare de 968 ne constitue qu’un avatar éphémère du toponyme 11 . Il s’est en effet temporairement aligné sur les Villier en adoptant leur syntaxe (déterminant + déterminé). L’exonyme allemand Sollendorf pour Courcelon va du reste exactement dans le même sens puisque dorf est la traduction régulière de cour dans le Jura (cf. par ex. Cornol/ Gundelsdorf). Si le 9 Le problème très compliqué des falsifications en faveur de Moutier-Grandval et de ses quasi-originaux a été repris à la base par Rebetez 1999, cf. p. 212-20. 10 Schüle 1979: 210a et conférence non publiée, prononcée à Court/ BE le 28 mai 1988. 11 Malgré Schieffer 1977: 450b, qui déclare «unsicher» cette identification. Même opinion dans Kocher 1952: 11 N13. Avis négatif aussi dans Besse 1997: 98. lecteur a bien voulu nous suivre jusque-là, il ne restera qu’à lui prouver que Zolone Villare 12 a pu effectivement aboutir à Courcelon. Comme le montre le -c(e)romand et le Sallemand, le Zprononcé [ts] de 968 a perdu son élément occlusif tout comme Saicourt/ BE (en 1262 Zacurt). Lorsque nous constatons que l’éponyme de Zolonereprésente le nom de personne ancien haut allemand Zollo, l’étymologie s’est définitivement muée en science auxiliaire de la toponymie. Le problème de l’identité peut encore devenir partiel en se déplaçant sur le référent uniquement. Comme d’autres avant nous, nous avons pensé pendant longtemps (Müller 1982: 170) que le quartier des Vermondins sis à Boudry/ NE était bel et bien l’endroit désigné par des attestations anciennes comme 1282 Warmondens. Il n’en est rien. En dépouillant soigneusement les reconnaissances de biens et les cadastres d’ancien régime des Archives de l’État, l’archéologue Annette Combe a pu prouver que le site originel du hameau se trouvait très à l’ouest de Boudry, sur la Vy d’Etraz romaine, un peu en amont de l’actuel pont qui enjambe la ligne CFF (Combe 1999: 63-66; Combe à paraître). Après la disparition de l’habitat, seuls les noms boudrysans Porte des Vermondins et Rue des Vermondins ont subsisté: c’est par là en effet qu’on devait passer si l’on voulait atteindre l’ancien et authentique village de Vermondens. Par la suite, les maisons établies au-delà de la Porte des Vermondins à Boudry ont fini par assumer comme nom de quartier Les Vermondins. Même si le référent s’est déplacé à époque moderne (xviii e siècle? ), cela n’autorise pas à se tromper sur le site médiéval. Le cas du Ferpecloz du cartulaire d’Hauterive n’est guère différent. Une attestation comme 1137 Frigidum Pesclum (Tremp 1984: 336) ne concerne pas du tout la commune actuelle de Ferpicloz/ FR malgré les avis divergents exprimés par Jaccard (Jaccard 1906: 166) et par un aussi bon connaisseur de l’histoire fribourgeoise qu’Aebischer (Aebischer 1976: 121). Il s’agit en réalité d’un lieu-dit d’Ecuvillens/ FR, aujourd’hui disparu (Tremp 1984: 388a). 1.5 Un usage déroutant des chartistes À la fin des problèmes philologiques, notons un usage très particulier des chartistes. Alors qu’ils distinguent le plus souvent u/ v et i/ j dans les appellatifs d’après nos habitudes modernes, dans les noms propres on trouve des graphies comme Rocovrt et Miecovrt (Trouillat 1852: 484) à la place de Rocourt et de Miecourt, Uobreium (Schieffer 1977: 275) à la place de Vobreium. Si pour le lecteur averti la compréhension n’est pas mise en danger, le toponymiste devrait quand même 194 Wulf Müller 12 La forme même du toponyme (Zoà la place de -ce-/ -se-) nous fait penser que celui-ci n’appartient pas à une interpolation du xii e siècle. On pourrait aller jusqu’à argumenter que, la mode des villare se situant au vii e siècle, le modèle de notre document a été rédigé à ce moment-là (ou légèrement plus tard). Cf. aussi les attestations originales 1139 et 1179 Curzelun (Trouillat 1852: 277, 366), vérifiées par nous aux Archives de l’ancien évêché de Bâle à Porrentruy. 195 Forces et faiblesses de la recherche toponymique en Suisse romande avoir le droit d’employer une graphie plus rationnelle, en rectifiant tacitement des formes parfaitement bizarres. Les choses commencent cependant à se corser avec une graphie comme 1044 vuoureia qu’on ne peut pas ne pas interpréter en Wovreia. Plus délicat encore le choix entre les deux variantes Vuvrie et Wurie d’un document de 1224, les deux écrites très lisiblement. Nous optons pour Wurie pour des raisons dialectologiques: dans -vr-, le -vse vocalise en -udans certaines régions. Du reste, il en existe des manières d’écrire parfaitement claires, par ex. 1355 Wuriaci/ Wuriaco, écrit Wuaci/ Wuaco avec un i placé au-dessus de u et qui représente évidemment ri 13 . 2. L’examen des sites sur le terrain Après la résolution des problèmes d’ordre philologique, nombreux et parfois délicats, le chercheur a obtenu une base suffisamment solide pour formuler une première hypothèse de travail. Il procédera alors à son examen sur le terrain, c’est à dire à l’appréciation de l’influence qu’a exercé l’environnement naturel sur un nom donné. Il se concentrera en un premier temps sur le quartier ancien, celui qui se trouve en règle générale près de l’église. Nous sommes persuadé qu’en allant sur place on remarquera toujours un élément, au moins, utile au progrès de la recherche. Mais souvent, la visite sur le terrain décidera tout bonnement de la viabilité d’une théorie livresque. Toutes les fondations d’habitats n’ont pas été des réussites, loin de là. Soit qu’elles sont restées petites et insignifiantes jusqu’à nos jours (Müller 2000a: 98), soit qu’elles ont disparu en ne laissant qu’un lieu-dit pour seul souvenir. Nombreux ont été les essais de mise en valeur du sol à l’époque des toponymes en -cour, donc au vi e siècle. Repérer un tel toponyme à l’aide d’un lieu-dit n’est pas tout. Il vaudra mieux aller sur place et vérifier si l’endroit présumé d’une ferme ou d’un hameau disparus peut bien convenir à un établissement humain. En Ajoie, dans la commune de Grandfontaine au nom antique ou post-antique, la carte au 25000 e montre deux micro-toponymes en cour: Dracourt et Courcelles. Le premier, en 1403 en Andraycourt, en 1407 Andracourt 14 , se situe au nord-ouest du village en direction de la frontière française et dans un vallon orienté nord-ouest/ sud-est. La belle plantation de maïs qu’on y repère (21.7.1999) laisse supposer un terrain légèrement humide, propice au creusement d’un puits. Il n’est pas exclu qu’un petit 13 Ces exemples concernent tous Vouvry en Bas-Valais et ont été tirés des archives de l’Abbaye de St-Maurice (cotes Tiroir 27, Paquet 1er, no 1; Tiroir 27, Paquet 2, no 2). - On lira par contre Wovregium (après 1018, copie du xii e s.) à la place du Wouregium imprimé dans Vallesia 9 (1954), 80. Là, la vocalisation de v ne semble pas encore intervenue. 14 Archives de l’ancien évêché de Bâle à Porrentruy, cote B 239/ Ajoie 110. On pourrait lire la forme de 1403 comme *Audraycourt, mais dans celle de 1407 la deuxième lettre a été abrégée par un tilde et ne saurait donc représenter que n: Andracourt. Du reste, l’aboutissement moderne Dracourt n’est concevable que par l’aphérèse de an perçu comme «en». 196 Wulf Müller ruisseau y coulait jadis avant la déforestation de la région. Courcelles, par contre, se trouve sur le plateau même, à une petite distance au nord de Grandfontaine. On y voit encore deux petites granges de nos jours (29.3.1999). Ce diminutif de cour est également attesté en 1403 (sus le costay de Courcelle) et de nouveau en 1770 (les Prels de Courcelle) 15 . Si l’endroit appelé Dracourt n’appelle aucune objection quant à l’établissement d’une ferme, ceci à cause de son vallon aquifère, le lieu-dit Courcelles paraît un peu moins favorisé. Il est cependant voisin, vers l’Est, de la vallée appelée Grangour. La commune bernoise d’Ins/ Anet se caractérise par un vallon aujourd’hui à sec, lequel traverse le village sur toute sa longueur. C’est dans cette dépression de terrain qu’on a creusé des puits. Le vallon débute non loin de la lisière de la forêt, au-dessus de la colline qui porte l’église, pour longer cette même colline à une petite distance afin d’atteindre l’ancien village, la Coop, le quartier de villas situé en contre-bas et, pour finir, la plaine non loin de la gare. Le noyau historique de l’agglomération se trouve bien évidemment à l’emplacement de l’église ou près de celle-ci. C’est là du reste qu’on a récemment fait des découvertes archéologiques. L’idée de partir du gaulois anas marais , lequel marais est supposé avoir existé aux alentours de la gare et donc bien loin de la colline de l’église, est absolument dénuée de sens du point de vue historique (malgré Hubschmied 1938: 125, cf. Ortsnamenbuch 1987: 347s.). Lorsqu’on voudra postuler une nouvelle étymologie, ce qu’on ne fera du reste pas de gaîté de coeur, on commencera nécessairement par l’inspection du paysage. Nous avons ainsi réinterprété le nom du village bas-valaisan de Vouvry comme formation celtique signifiant sous la montagne (Müller-Greule 2001). En examinant son site naturel, on voit que l’ancien village s’est établi dans un vallon latéral du Rhône, au pied de la colline couronnée par l’église paroissiale dédiée à saint Hippolyte. À l’embouchure du vallon dans la plaine du Rhône, l’actuelle place du village, d’ailleurs fort jolie, a été construite après l’incendie de 1804 seulement. Si la vérification s’est avérée positive dans ce cas, une vingtaine d’autres Vovray, Vouvray, Vorey, Vourey restent à visiter en France . . . 3. L’oralité des noms La filière des attestations écrites du Moyen Âge ne doit pas nous faire oublier qu’un toponyme est un élément de la langue avant tout oral. Il a vécu au sein d’une population locale pendant des centaines d’années sinon davantage. La fixation par l’écrit n’est intervenue que très secondairement et très tardivement. Nous ne voulons pas dire par là que chaque forme orale d’un toponyme a un âge vénérable avec garantie d’authenticité. Bien des accidents, en effet, ont pu se produire et il reste à les identifier. Trop souvent par exemple, la langue normée a influé sur les 15 Archives de l’ancien évêché de Bâle, dossier Explications des lieux-dits. 197 Forces et faiblesses de la recherche toponymique en Suisse romande formes patoises, ce qu’il reste à constater dans le détail. Néanmoins, le «réactif» des formes orales (Ernest Muret) ne saurait guère être surestimé car la prononciation patoise a, jusqu’à preuve du contraire, valeur de source. Souvent, on aimerait savoir par quel cheminement les noms de personnes germaniques sont arrivés en galloroman à partir de la seconde moitié du v e siècle. La toponymie est capable de donner un début de réponse. Un nom de lieu comme Vendlincourt/ Wendelinsdorf (JU) avec forme orale [vindlïnkwè] montre de façon on ne saurait plus claire que le contact a eu lieu de manière orale: -în germanique est devenu -inasal en jurassien, à la manière des -inlatins. On peut alors exclure comme intermédiaire le latin médiéval Vendelenus. Nous avons dit plus haut (1.1) que les attestations originales de Courrendlin indiquaient en dernière analyse un éponyme *Randilîn de formation germanique. La prononciation patoise [kòrindlïn] est heureusement là pour le confirmer: en jurassien -anévolue vers [-in-] même en position entravée et -inu (et le germanique -în) aboutit à [-ïn]. Donc là aussi, il y a eu contact oral entre les deux ethnies au haut Moyen Âge. Lorsqu’on s’attaque à un nom de lieu comme Boudry, on imagine de prime abord qu’on a affaire à un des nombreux représentants en -iacum. Seulement, on ne constate jamais des graphies historiques du type *Boudrier; cf. *Floriacum Fleurier, *Gordiacum Gorgier, *Silvaniacum Savagnier. La forme vernaculaire [bwidri] confirme du reste l’analyse graphique: -i bref ne peut pas être le résultat de -iacum. Celui-ci se prononce -iø ou du moins i long dans les anciens patois du canton de Neuchâtel et non pas -i bref. 4. Un gisement insuffisamment exploité: les hydronymes Il existe en Suisse romande un certain nombre de toponymes anciens voire très anciens. On pensera d’abord aux hydronymes dont l’interprétation a beaucoup évolué depuis la deuxième guerre mondiale. Il est vrai que le concept de Hans Krahe - à savoir l’explication des hydronymes par l’indo-européen - est longtemps resté inappliqué en Suisse - et plus particulièrement en Suisse romande (Müller 1987: 313 avec N10) - et qu’il a fallu attendre la thèse de Greule (Greule 1973) avant qu’il ne soit plus ou moins accepté du côté suisse. On est du reste en droit de s’étonner que le système préhistorique des noms de rivière ait été découvert en Allemagne alors que, justement, son réseau de noms anciens est très limité numériquement. Celui-ci est incomparablement plus dense et plus impressionnant dans la francophonie, à commencer par la Suisse romande. Il nous atteste une très grande stabilité de la population depuis l’époque de La Tène. Le meilleur indice pour la genèse autochtone d’un hydronyme ancien, c’est sa répétitivité. Déjà le grand lexicographe neuchâtelois William Pierrehumbert (Pierrehumbert 1937: 95) a découvert que l’Ugna, humble ruisseau du Val-de-Travers (1593 l’Eubenaz, 1681 l’Ubena), correspond parfaitement à l’Aubonne vau- 198 Wulf Müller doise (961 Albunnam, accusatif). On leur adjoindra les divers Aubonne, Arbonne, Ubine de Savoie (Marteaux 1941: 214, 216; Müller 2000b: 103). Ils remontent tous à la racine indo-européenne *albh- blanc; ruisseau . Le minuscule Mouson neuchâtelois de St-Blaise/ Marin a pour collègue le Mujon vaudois, tous deux affluents du lac de Neuchâtel à ses deux extrémités et appartenant les deux à la famille de Mosa = Meuse . Même une rivière comme la Thielle/ Thièle/ Toile (avec le Talant), dont le nom paraît unique à première vue, possède des pendants comme Teila dans le Chablais valaisan et vaudois (Müller 1998b: 19). Nous avons constaté plus haut (cf. 2) que Ins/ Anet (BE) risquait de nous cacher un nom de cours d’eau. Nous pensons à celui de l’Inn, pour lequel on postule généralement une base préhistorique (celtique? ) *En-ios, qui devient Inn en allemand en toute régularité. À part la rivière bien connue, il existe d’autres Inn en Autriche et en Allemagne. Le diminutif roman de *En-ios est *En-ittu, ce qui nous donne régulièrement *En-et 16 . Ici, il y a lieu de faire une observation d’ordre général: le substrat roman est bien moins statique qu’on n’a tendance à le supposer. Souvent, il faut compter avec un millier d’années d’évolution romane pour un endroit qui est maintenant de langue alémanique 17 . Pendant un laps de temps pareil, certains changements peuvent intervenir au sein même du substrat. On ne perdra pas de vue, par exemple, que -eprétonique devient -aen Suisse romande dans un nombre de cas relativement élevé. Ainsi *Telanem Talant/ VD, Tehisvenna Tavannes/ BE, ou encore *Silvaniacum > *Selvaniacum > Salvenach/ FR et Savagnier/ NE. De cette même manière, *Enet a dû atteindre le stade *Anet de bonne heure, noté Anes (= Anés) dès le xii e siècle (Müller 1998b: 20s.). Quant au -s final de Ins, on l’expliquera soit par le -s du cas-sujet roman *Enius, soit - et c’est sans doute la meilleure solution - par la mutation germanique t z des v e -vi e siècles: *In-etze *Ines Ins. Dans les deux perspectives, l’emprunt par le germanique a eu lieu de bien bonne heure, probablement déjà à l’occasion des incursions guerrières du Bas-Empire 18 . Une chose paraît sûre: à époque préhistorique, le réseau des cours d’eau a été nettement plus fourni qu’aujourd’hui de sorte qu’il semble licite de chercher des hydronymes même là où il n’y a plus de ruisseaux de nos jours. Il va de soi qu’on s’entourera de beaucoup de précautions: recherche d’une dépression de terrain, existence de noms parallèles dans la même région voire dans l’Europe entière, racines préétablies sur des exemples solides. La commune de Veysonnaz/ VS, située au Val d’Hérens, rappelle la commune genevoise de Vésenaz qui occupe un vallon 16 Un cas parallèle de suffixation romane nous est fourni par le Seyon, qui arrose la ville de Neuchâtel. C’est à la base *Seg-ia qu’on a dû ajouter -one plus tard: car si l’on devait partir d’un *Seg-ione primitif, on aurait aujourd’hui *Sion d’après les lois phonétiques du francoprovençal. 17 Même à Berne, il faut compter avec 800 ans de présence romane (Müller à paraître). 18 La situation exposée de la colline d’Anet (avec fortification? ) risque d’avoir facilité la mémorisation du nom, comme aussi la proximité de la vallée de la Thielle, qui est la voie d’approche vers Avenches. Rappelons que le nom de rivière *Tila Zihl a également été mémorisé par les Germaniques avant les v e -vi e siècles. 199 Forces et faiblesses de la recherche toponymique en Suisse romande aujourd’hui à sec, descendant vers le Léman. Il faut comparer encore en Haute- Savoie le village de Vesonne établi sur un ruisseau qui atteindra finalement le lac d’Annecy (Marteaux 1943: 63). Nous mettons en relation tous ces matériaux avec des noms comme Weser (Allemagne), Vesdre (Belgique) ou Véseronce (France). Ils remontent apparemment à la racine indo-européenne *weis-/ *wis- couler (Krahe 1964: 50s.). Les cas uniques posent davantage de problèmes. Le noyau primitif de Morat/ FR a dû s’élever près de l’église Saint-Maurice, démolie au xviii e siècle, repérable à l’aide de l’ancien cimetière de Montilier/ Muntelier. À ses pieds coule un ruisseau qui traverse de nos jours les jardins et l’agglomération de Montilier avant d’atteindre le lac de Morat. Comme nous le montre la voyelle -odu doublet français du toponyme, il faut partir de -ubref latin, lequel a été repris tel quel par l’alémanique vers les vii e -viii e siècles (Murten) 19 . Nous pensons alors que *murest un élément hydronymique, ayant -sa comme suffixe, avec changement celtique du nexus -rs- -rr-: *Mursa *Murra (Müller 1999: 96, cf. Besse 1997: 213). Il a dû recevoir le suffixe diminutif -attu (avec -tgéminé) à époque romane; nous en voyons un dernier vestige dans 800 (ad 515) -atto (cf. ci-dessus 1.3). 5. Un repère solide: les celtismes Les noms celtiques désignent non seulement les grandes agglomérations de Suisse romande comme Genève, Yverdon, Sion ou Moudon, mais aussi des habitats de peu d’importance, tels que Baar/ VS, Nendaz/ VS, Meudon (Les Verrières/ NE), Vandoeuvres/ GE, etc. Ils sont en général d’une interprétation facile pourvu que la recherche classique (française) se soit occupée d’eux. Nous avons vu (cf. 0) que Carbarissa = Chexbres/ VD n’est à l’heure actuelle pas encore interprétable. Il en est de même, selon nous, de Gals/ Chules (BE). Gad’une part et Chde l’autre nous indiquent une séquence *Cade l’époque romaine. Suit un -l-, qui s’est combiné avec le -aqui précède: -al- -au- -ou- -u-; cf. *Calvus Mons Chaumont/ Chumont (NE). Nous remarquons ensuite un deuxième -ldans Chules: mécaniquement on obtient ainsi *cal-l-as, ce qui nous donne quelque chose comme *Cálulas ou *Cálilas; cf. spatula *spalla épaule dont le premier -lse vocalise, alors que le deuxième -lsubsiste. La solution de cette énigme - apparemment celtique (à cause de son caractère proparoxytonique) - reste à trouver. Baar/ VS dans la commune de Nendaz représente un type français bien connu; cf. Bar-sur-Seine, Bar-le-Duc. Sans oublier le Baar zougois (Dittli 1992: 54-57) 20 . 19 Le glissement roman de u bref (u ouvert) latin vers o fermé a eu - comme d’autres glissements également - un retard de 400 à 500 ans dans cette province marginale qu’est l’Helvétie. 20 Parmis ses matériaux de comparaison, il manque justement le Baar valaisan. 200 Wulf Müller Ce type de nom signifie tout simplement sommet, montagne , ce que confirme la situation de Baar/ VS auprès d’une élévation. Grâce à une excellente idée d’Aebischer (Aebischer 1968: 11, 1973: 480), on sait que Nendaz/ VS remonte au gaulois *németa forêt . Une fois de plus, on constate la syncope tardive de la contrefinale en francoprovençal, ce qui a permis à la consonne intervocalique sourde de se sonoriser. Le précieux sel de Salins en Franche-Comté a depuis les temps préhistoriques transité par Les Verrières/ NE pour atteindre le plateau suisse. Nulle surprise par conséquent que l’emplacement de son église et des fermes environnantes s’appelle Meudon, nom qui tombe lentement dans l’oubli du côté suisse 21 , mais qui reste vivant du côté français. Il y a bien des chances que Meudon s’identifie au Moudon vaudois. Ce dernier se compose d’un nom de personne *Minnos et de l’élément *-dunum fortification . Celle-ci se trouvait sans aucun doute à l’endroit de l’actuelle église des Verrières. Le nom de région celtique *Wábera terrain humide semble avoir subsisté autour de la Thielle. On arrive à le décrypter grâce à deux piliers d’angle qui sont restés: le nom de village Wavre/ NE à l’ouest se continue à l’est dans le bois de Foferen d’Anet et de Tschugg. Sans vouloir entrer ici dans le problème épineux et non encore résolu - selon nous - de l’origine du mot, il convient de remarquer que la plupart des Wavre/ Wabern ne remontent pas directement à la préhistoire mais ont passé par le stade intermédiaire d’un appellatif roman: c’est grâce à ce dernier, en effet, qu’ils ont pu se cristalliser en toponymes à l’époque historique. 6. Les doublets romano-germaniques Une des grandes originalités suisses, ce sont les doublets romano-germaniques plus ou moins proches de la frontière des langues et qui descendent en général d’une base commune fort ancienne, base qui reste à trouver. Malgré l’énorme travail accompli par Besse 1997, tous n’ont pas encore livré leur secret. Seule une minutieuse analyse sur le plan de la phonétique historique parvient parfois au bout des problèmes (cf. ci-dessus 3 et 4). Comme nous venons de le dire, il ne faut en aucun cas sous-estimer la dynamique évolutive des patois romands. Nous recommandons comme premier pas de classer en deux séries distinctes les attestations anciennes, une série romane et une série germanique. Ceci a le grand avantage d’obliger le chercheur à procéder à une première analyse, provisoire. Pour le village fribourgeois de Cordast, on verra ainsi qu’à la variante germanique en -dcorrespond une variante romane en -b-: 21 Il est vrai que depuis la récente suppression des trains, les bus affichent fièrement Meudon! 201 Forces et faiblesses de la recherche toponymique en Suisse romande série allemande série française 1342 Gurbdast 1293 Corbath 1363 Gurdast 1423 Corba 1414 Curdast xix e s. Corba, Corbaz 1442 Gurdast dial. kòrbá (dans: Bois vers Cordast) 1476 Gurdast Si nous avons rangé Gurbdast du côté allemand, c’est à cause de son Gtypique, résultat régulier d’un C- (= k) français. Grâce à Gurbdast aussi, nous nous croyons autorisés à proposer comme étymon *Curte + Bodogast ou Bodigast (Müller 2000a: 95s.). En procédant de cette même manière pour Gurmels/ Cormondes (FR), on découvre que le -droman n’apparaît que tardivement 22 et ne doit en aucun cas figurer dans l’étymon. Il s’agit en réalité d’un sous-produit de la nasale (dissimilation) comme le montre également Ependes (FR et VD) spinas épines . La base *Munda unanimement envisagée n’a pas de raison d’être (Müller 2000a: 92s.). On pourra nous faire remarquer que, d’une manière semblable, les parlers alémaniques ont aussi leur histoire. Oui, à condition qu’il y ait ancienneté réelle du doublet allemand, supérieure à celle constatée à Cordast et à Cormondes, où les contacts entre les deux groupes ethniques ne semblent pas remonter au haut Moyen Âge. Par contre, une bonne partie des doublets jurassiens - régions de Delémont et de l’Ajoie - risquent de trouver leur explication dans l’activité des puissants administrateurs des rois mérovingiens. Avec Boécourt/ Biestingen (JU), on se trouve proche de la capitale présumée du Sornegau, à savoir Bassecourt/ JU avec son parallèle très évocateur Altdorf. On pensera une nouvelle fois à l’anthroponyme archaïque Bodigast (*Curte + Bodigast) du germanique. Mais cette fois, le toponyme a été emprunté de très bonne heure par les Francs de sorte qu’il présente tous les signes de l’usure phonétique. L’actuelle capitale jurassienne Delémont est également située dans l’ancien Sornegau. Elle nous pose un genre de problème différent car pour certaines de ses attestations il faut postuler l’Umlaut alors que d’autres ne l’ont pas. Avec le nom de personne *Dal-in(i), on arrive à 1131 Telsperc, etc., mais à 1161 Thalisperc, etc. avec *Dal-un(i), où -un(i) est une variante de -in(i) = wini ami . Ici la longue histoire du germanique se manifeste par la perte de -n- (Müller 1996a: 28, 32). 22 Nous le rencontrons d’abord dans l’anthroponyme Jaques Cormonde de 1390, mais le témoignage nous provient d’un répertoire d’archives ancien. La première mention sûre est de 1442 (Cormondez). Encore en 1423, nous avons Cormones. 202 Wulf Müller 7. Conclusion Dès qu’on voudra interpréter les noms de lieux de Suisse romande 23 , on remarquera la présence de nombreux problèmes philologiques, parfois très ardus. Quelles sont alors les conditions préalables à tout succès? Il est essentiel de prendre connaissance du corpus de sources médiévales (originales! ) de la région et de rester au courant des recherches historiques et, encore davantage, diplomatiques. Des visites régulières aux archives sont rigoureusement indispensables. Ceci dit, la recherche toponymique de Suisse romande a atteint un niveau particulièrement élevé, du moins en ce qui concerne les travaux des dialectologues traditionnels (Muret, Gauchat, Jeanjaquet) dont il s’agit de prendre connaissance. Le chercheur doit également se faire une idée indépendante des travaux de la génération suivante dont tout n’est pas acceptable (notamment J. U. Hubschmied). On ne parle pas encore des partisans de thèses fantaisistes de nos jours . . . Un coup d’œil sur les provinces environnantes ne semble pas de trop, mais on devra se résigner à venir tout seul au bout des problèmes 24 : la recherche française sérieuse est effectivement en train de se tarir, à tel point qu’il commence à devenir difficile de distinguer entre chercheurs scientifiques et amateurs 25 . 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Combe, Annette à paraître: in Archéologie neuchâteloise 23 Et d’ailleurs! 24 Une lacune particulièrement affligeante: la Franche-Comté. 25 Mais cf. un travail de très haut niveau comme celui de Chambon à paraître. Pour l’école de Sarrebruck, cf. N1. 203 Forces et faiblesses de la recherche toponymique en Suisse romande Dittli, B. 1992: Orts- und Flurnamen im Kanton Zug. Typologie, Chronologie, Siedlungsgeschichte, Zug Durussel, Viviane/ Morerod, J.-D. 1990: Le pays de Vaud aux sources de son histoire. De l’époque romaine aux temps des croisades, Lausanne Favrod, J. 1997: Histoire politique du royaume burgonde (443-534), Lausanne Glatthard, P. 1977: Ortsnamen zwischen Aare und Saane. Namengeographische und siedlungsgeschichtliche Untersuchungen im westschweizerdeutschen Sprachgrenzraum, Bern/ Stuttgart GPSR: Glossaire des patois de la Suisse romande, Neuchâtel etc. 1924ss. Greule, A. 1973: Vor- und frühgermanische Flussnamen am Oberrhein. 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