Vox Romanica
vox
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Francke Verlag Tübingen
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2003
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Kristol De StefaniLa Suisse romande dilalique
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2003
Raphaël Maître
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La Suisse romande dilalique 1. Introduction 1,43 %: ce chiffre extrait du Recensement fédéral de la population 1990 exprime la proportion des personnes résidant en Suisse romande qui ont déclaré parler un patois gallo-roman en famille (Lüdi/ Quiroga-Blaser 1997: 208) 1 . Au vu de ce taux apparemment dérisoire, on peut se poser la question de l’intérêt pour la sociolinguistique de l’existence des dialectes autochtones. Quand elle se prononce explicitement, la sociolinguistique suisse romande tranche le plus souvent, comme nous allons le voir, en faveur de l’idée que les dialectes autochtones romands ne présentent pour elle aujourd’hui qu’un intérêt négligeable. Je plaiderai pour le jugement inverse, en posant deux regards sur la situation: l’un géographique, pour rappeler les contrastes marqués entre les différents lieux de survivances dialectales; l’autre historique, qui replacera la situation présente dans sa filiation diachronique. Cette double démarche me permettra de proposer, en adaptant le concept de Berruto, une conception de la Suisse romande comme lieu de dilalie. Ce faisant, j’évoquerai à plusieurs reprises l’un des terrains très connus de la dialectologie francoprovençale, Évolène, terrain privilégié pour l’étude des contacts de langues et spécialement, justement, de la dynamique dilalique 2 . 2. Dilalie en Suisse romande «Diglossie» comme cas générique, «dilalie» comme cas particulier L’histoire du terme diglossie que dresse Lüdi 1990 montre à quel point les notions qu’il recouvre se sont diversifiées et entremêlées jusqu’à menacer son opérationalité. C’est pourquoi Lüdi propose d’«établir une typologie des situations diglos- 1 Je remercie Andres Kristol et Marinette Matthey de leur relecture attentive de ce texte. 2 L’analyse des modalités linguistiques du contact de langues à Évolène fait l’objet de ma thèse de doctorat La dynamique variationnelle au sein d’une communauté bilingue - Évolène, îlot francoprovençal en Suisse romande, inscrite à l’Université de Neuchâtel. Celle-ci constitue un des volets d’un projet de recherche plus étendu sur les langues à Évolène élaboré par Raphaël Maître, Marinette Matthey et Véronique Wild, qui intègre les aspects linguistiques et sociolinguistiques ainsi que la dimension de l’ethnologie de la communication: Pratiques langagières et répertoire linguistique en situation de contact: le cas d’Évolène VS (Suisse) - Une approche linguistique de la variation, du changement et de la transmission d’un dialecte minorisé dans un environnement plurilingue, dirigé par Andres Kristol et Bernard Py et financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (crédit n° 1214-064961.01); cf. Maître/ Matthey (sous presse) et Maître/ Matthey (à paraître). 171 La Suisse romande dilalique siques», en les caractérisant «sur un certain nombre d’axes de variation» (1990: 312a). Ce projet et sa formulation posent de fait la diglossie comme concept générique. Nous voudrions souligner deux avantages à cela: d’abord un avantage pratique, à savoir la possibilité de désigner par un seul terme l’ensemble des cas de figures dont l’article phare de Ferguson 1959 a lancé (ou redynamisé) l’étude: l’adoption d’un générique répond à un besoin mainte fois exprimé, par exemple par Scotton 1986 (cité par Berruto 1989: 556) qui a recours à la dichotomie terminologique broad diglossia ~ narrow diglossia, ou par Berruto lui-même qui propose l’expression «type of linguistic repertoire with functional/ status differences» comme générique dont diglossia serait une espèce (Berruto 1989: 556); ensuite l’avantage théorique de s’affranchir de la période de gestation et maturation du concept (cf. Prudent 1981: §1) pour reprendre pied sur la base de plusieurs décennies de recherches. Nous proposons donc que le terme diglossie désigne toute situation caractérisée par la coexistence au sein d’une même communauté linguistique de deux ou plusieurs langues fonctionnellement différenciées, langue étant pris dans son sens général de variété linguistique. Le terme diglossie stable peut s’appliquer aux situations diglossiques conçues comme (plus ou moins) stables dans l’approche descriptive, comme l’est habituellement la Suisse alémanique. Dans sa typologie des configurations de répertoires linguistiques, Berruto 1987 (également présentée par Lüdi 1990: 313a) propose, parmi quatre types de base 3 , celui de la dilalie, situation caractérisée par la coexistence de dialectes et d’un standard, dans laquelle le standard est langue maternelle d’une partie croissante de la population et assume pour eux toutes les fonctions (situation de l’Italie) 4 : Il en découle que dilalie désigne par définition un phénomène processuel. Si le processus concerné se poursuit jusqu’à son terme, il entraîne par lui-même la fin de la situation dilalique 5 . En cela, le concept de dilalie s’oppose à celui de diglossie stable. Le regard de la sociolinguistique sur la Suisse romande On peut se demander s’il est réaliste de vouloir étudier en Suisse romande les modalités sociolinguistiques du contact entre le français et un dialecte francoprovençal, dès lors que les dialectes autochtones romands sont souvent considérés 3 Le bilinguisme sociétal, la diglossie, la dilalie et le bidialectalisme. 4 La taille de la communauté linguistique prise en considération importe peu: «As such, the typology I am going to discuss provisionally here . . . tends to be independent from the size of the community under consideration. It can be suitable both for communities which have been established on the basis of national borders, and for communities of a much smaller size, such as regions, sub-regions, single towns and villages, etc.» (Berruto 1989: 552). 5 C’est pourquoi Berruto parle d’un concept pour désigner une étape transitoire: «a category just to designate this intermediate stage, which could be defined as one of transition» (1989: 567). 172 Raphaël Maître comme ayant pratiquement disparu et que les dernières survivances du continuum dialectal sont jugées négligeables. Chez Lüdi 1990 en effet, dans le paragraphe sur la «diversité des situations polyglossiques dans le monde francophone» (1990: §4.9), l’unilinguisme de «principe» de la Suisse romande et le caractère «personnel» des minorités linguistiques font que la Suisse romande ne figure pas parmi les polyglossies du monde francophone, même «en péril» 6 : «la population est en principe unilingue francophone (bien qu’il puisse y exister des minorités linguistiques personnelles importantes)» (1990: §4.9.1). Chez Boyer/ de Pietro 2002 7 , le même jugement d’absence de diglossie est justifié par l’aspect à la fois quantitativement faible et rural du phénomène: «La Suisse francophone, quant à elle, n’est pas diglossique: l’usage de la langue française, teintée de régionalismes lexicaux et prosodiques, y est généralisé, et les dialectes (relevant principalement du francoprovençal et, tout au nord, de la langue d’oïl) n’y sont plus parlés que dans quelques zones rurales» (2002: 108). La Suisse romande est encore désignée plus loin comme «la Romandie monoglossique» (ib.: 109). Pour Niederhauser, c’est le caractère résiduel des dialectes romands qui semble justifier qu’on ne doive pas s’en occuper: «Im Gegensatz zu den anderen Sprachregionen spielen die Mundarten in der frz.-sprachigen Schweiz keine Rolle; sind sie doch als Folge der starren monozentrischen Norm des Frz. (vor allem in den protestant. Kantonen) nahezu ausgestorben» (1996: 1843a). Davantage que les arguments explicités, on peut supposer que les intérêts scientifiques des chercheurs pèsent aussi de leur poids dans la construction d’un contexte où les survivances dialectales n’occupent pas de rôle réel (graphique 1 ci-dessous): «En Suisse romande . . ., c’est aux relations avec les voisins germanophones que les sociolinguistes se sont intéressés . . .: on peut en effet se demander s’il pourrait s’agir là d’une première étape vers l’avènement progressif d’une situation de plus en plus diglossique du fait de la domination économique exercée par la Suisse alémanique . . . » (Boyer/ de Pietro 2002: 111). 6 Cf. au contraire la situation alsacienne (Lüdi 1990: §4.9.3). 7 Boyer et de Pietro 2002 comparent les situations de contacts en Suisse romande et dans le Sud de la France, tout en faisant dialoguer leurs approches opposées des situations diglossiques, l’une soulignant leur aspect conflictuel, l’autre qui en fait au contraire ressortir l’équilibre. ALLEMAND FRANÇAIS Graphique 1: 173 La Suisse romande dilalique Le regard de la dialectologie sur la Suisse romande L’objet principal de la dialectologie n’est pas le contact linguistique, mais les dialectes eux-mêmes. Toutefois, l’explication des formes dialectales exige souvent le recours aux phénomènes de contact (emprunts, adaptations phonétiques, intégrations morphologiques, etc.). C’est pourquoi les modalités de contact entre dialectes autochtones et français constituent un cadre interprétatif nécessaire et, partant, un objet d’étude secondaire. 8 Ces trois domaines ont été investis au détriment du latin; cf. Marguerat 1971. Pour la pentaglossie fribourgeoise (latin, français, allemand, francoprovençal, alémanique), voir Lüdi 1989. C’est pourquoi Gauchat dresse en 1908 un survol historique de la répartition fonctionnelle entre dialectes autochtones et français en Suisse romande dès l’apparition du français (au xiii e siècle) jusqu’à l’aube du xx e siècle (Gauchat 1908: 261b- 62b). E. Schüle résume ce parcours en 1967: «L’histoire linguistique de la Suisse romande est caractérisée par la concurrence qui, dès le moyen âge, a opposé les patois indigènes au français de France» (Atlas de la Suisse: planche 28). Il énumère les domaines progressivement investis par le français: l’administration, la chancellerie, le notariat 8 , la communication supralocale, la littérature, la scolarité, la conversation ordinaire, la communication intrafamiliale. Schüle distingue en outre les voies sociale et géographique de la progression du français; c’est donc, avant la lettre, une conception qui correspond à la dilalie de Berruto: l’usage des langues en contact y est décrit comme dépendant des domaines, se différenciant géographiquement et socialement au sein de la communauté linguistique prise en compte (la Suisse romande en l’occurrence), et évoluant dans le temps. La carte 1c de la même planche, également présentée par E. Schüle, fait apparaître sur la base d’une enquête systématique trois zones principales où «le patois est le langage courant» d’une partie au moins de la population, en d’autres termes a conservé une fonction plus ou moins étendue de vernaculaire. Dans une seule commune, Évolène, le patois apparaît comme le langage courant de la population dans son ensemble; dans neuf autres communes (valaisannes, fribourgeoises, jurassiennes), il y est donné comme celui de la plupart des hommes âgés de plus de FRANÇAIS Dialectes autochtones francoprovençaux et oïliques Graphique 2: 174 Raphaël Maître 15 ans; et ainsi de suite: les patois se retrouvent avec fonction vernaculaire plus ou moins réduite (c’est-à-dire au moins parmi les hommes de plus de 70 ans) dans cinq des sept cantons de la Suisse romande: le Valais, Fribourg, le Jura, Vaud et Berne (commune de Roches) 9 . Cet éclairage de 1967 étant posé, lisons Knecht douze ans plus tard (1979: 255): «Si dans certaines zones rurales catholiques (Valais, Fribourg, Jura-Nord) le patois peut encore avoir une signification sociale, pour la très grande majorité des habitants de la Suisse romande, le dialecte est un monde étranger». Encore vingtquatre ans plus tard, et dans la perspective de notre démarche, nous inversons la formulation: si pour la très grande majorité des habitants de la Suisse romande, le dialecte est aujourd’hui un monde étranger, dans quelques zones le patois peut encore avoir une signification sociale. Si le phénomène en 2003 est quantitativement très peu important à l’échelle de la Suisse romande, il est certainement loin d’être insignifiant d’un point de vue sociolinguistique. Les Recensements fédéraux de 1990 et 2000 1,43 % de la population résidente de Suisse romande 10 : telle est, rappelons-le, la «minorité extrêmement petite» ayant indiqué le patois «comme langue parlée en famille (seul ou en plus du français ou éventuellement d’autres langues)» lors du recensement de 1990 11 (Lüdi/ Quiroga-Blaser 1997: 208). Ce qui amène les auteurs à conclure: «La présence du patois en Suisse romande est manifestement insignifiante, surtout comparée à la situation dans les régions de langue allemande et de langue italienne» (ib.). Mais ce chiffre global n’est pas le plus pertinent pour évaluer l’intérêt d’une situation pour la sociolinguistique; c’est en effet au niveau des communautés locales que Furer 1997: 272 focalise son analyse des données du même recensement pour le romanche: «Comme l’illustrent les cartes, le degré de diffusion de la langue romanche varie fortement d’une commune à l’autre. . . . Dans certaines communes formées de plusieurs villages, nous observons même des écarts considérables d’un village à l’autre». Par exemple, «dans la grande commune de Vaz, le romanche est deux 9 De plus, «les limites d’âge inscrites sur la carte ne veulent pas dire que pour les personnes plus jeunes d’un endroit le patois soit complètement éteint: pour plusieurs générations, il est encore l’affaire d’une minorité, ou son emploi n’est plus qu’occasionnel (à côté du français), ou enfin il reste quelques personnes connaissant encore le patois, mais ne le pratiquant plus dans un entourage devenu exclusivement français.» (Schüle 1967: carte 1c) 10 Pour d’autres faits et considérations sur la vitalité des dialectes gallo-romans en Suisse romande, voir Maître/ Matthey sous presse, et Kristol 1998. 11 La réflexion qui suit repose sur l’analyse approfondie des données du Recensement fédéral de la population suisse 1990 qu’ont menée Lüdi/ Werlen/ Franceschini et al. (1997). Je remercie l’Office fédéral de la statistique (OFS) et en particulier Caroline Gossweiler de m’avoir communiqué des données inédites du Recensement fédéral de la population 2000, qui sont données en regard de celles de 1990 lorsqu’elles sont comparables. 175 La Suisse romande dilalique fois plus présent dans les villages traditionnels (Lain 49,8 %, Zorten 42,4 %) que dans les stations touristiques (Valbella 23,9 %, Lenzerheide/ Lai 20,6 %)» (ib. N3). La grande variation des usages du romanche sur son territoire traditionnel est également soulignée par Solèr 1983 auquel renvoie Furer 1997: 270. Dans les aires linguistiques de contact fortement asymétrique que sont en Suisse les domaines rhéto-roman et francoprovençal, c’est effectivement au niveau de la communauté locale que l’étude des modalités de contact fait sens. C’est là que la langue locale assume ses fonctions de proximité et d’identité sociale: elle y est le plus souvent employée entre personnes qui se connaissent et s’en savent locuteurs, et surtout elle fonctionne comme emblème de l’identité de la communauté; être locuteur du patois ou ne pas l’être, vivre la diglossie du dedans ou du dehors, est un paramètre important de l’identité sociale (voir Maître/ Matthey à paraître). La judicieuse mise en perspective de la vitalité du romanche faite par Furer est aussi pertinente pour les dialectes francoprovençaux et oïliques de Suisse romande, et c’est peut-être pour avoir cherché à envisager les choses à l’échelle de toute la Suisse romande que la sociolinguistique en est arrivée le plus souvent à douter de l’intérêt pour elle des modalités d’usage des dialectes romands aujourd’hui. La proportion de dialectophones dans une communauté locale est liée, notamment, à l’homogénéité de sa population. Au xix e siècle déjà, l’hétérogénéisation des populations, souvent corollaire de l’industrialisation, a joué un rôle important dans le recul des pratiques dialectales (Kristol 1999: 8c). On peut vérifier le lien entre homogénéité et pratique dialectale aujourd’hui en comparant les taux de francophones, pris comme indice d’homogénéité (suivant Lüdi/ Quiroga-Blaser 1997: 172), avec la répartition des centres géographiques des patois (ib.: 210-12). C’est le district d’Hérens qui vient en tête des centres dialectophones en Suisse romande avec 27,4 % de population patoisante (2’336 personnes) 12 ; or c’est là que l’on constate également la plus haute concentration de francophones. Au niveau des communes, le taux record de dialectophones est détenu par Évolène avec 61,2 % (878 personnes) 13 , et c’est justement là qu’on trouve le taux record de francophones (plus de 95 %) 14 . Le district d’Entremont occupe la deuxième position pour le taux de francophonie et la troisième place parmi les centres dialectophones (Lüdi/ Quiroga-Blaser 1997: 172-75) 15 . Au vu des chiffres disponibles, force est de conclure que les usages vernaculaires des patois existent bel et bien aujourd’hui encore 16 . On relève en outre une nette 12 Ce taux s’élevait à 17,6 % en 2000, soit 1251 personnes sur les 7114 ayant donné au moins une réponse à la question: «Quelle(s) langue(s) parlez-vous régulièrement à la maison, en famille? » 13 49,3 % en 2000, soit 708 personnes sur 1436. 14 76,8 % en 2000, soit 1’103 personnes. 15 Gauchat (1908: 262b) avait vu juste: «Si [le patois] réussit à se conserver quelque part jusqu’à la fin de ce siècle, ce sera peut-être dans les vallées latérales du Valais». 16 Les chiffres cités sont en effet les produits d’une question focalisée sur les usages, et non sur les compétences (voir ci-dessus N12). Ils doivent être interprétés prudemment, comme l’a montré Kristol 1996; néanmoins c’est dans les régions où les pratiques dialectales sont les plus solides qu’ils sont sans doute les plus fiables. 176 Raphaël Maître différenciation entre usages familiaux et professionnels. À Évolène en 1990, par exemple, 34,2 % de la population active (193 personnes) indiquent le patois comme langue parlée au travail, contre 61,2 % en famille. Puisqu’un écart significatif se constate entre deux domaines de pratique, on peut affirmer qu’il y a répartition fonctionnelle des langues, donc diglossie. Ces chiffres du recensement renforcent les résultats de plusieurs études dialectologiques locales, par exemple Schüle 1971 ou Casanova 1971. La Suisse romande se trouve en fait dans la phase terminale de huit siècles de situation dilalique. La dilalie a en effet déterminé son histoire linguistique depuis le xiii e siècle. Le processus de substitution linguistique qui lui est lié a pris fin dans la plus grande partie du territoire, notamment dans les régions où, lors du recensement de 1990, le terme patois a vraisemblablement été employé pour désigner le français régional (cf. Kristol 1996 et Lüdi/ Quiroga-Blaser 1997: 212-14 notamment); mais dans d’autres, elle est encore en cours. Là, le dialecte autochtone, francoprovençal ou oïlique, conserve un rôle plus ou moins étendu comme vernaculaire. C’est pourquoi nous sommes d’avis avec Lüdi et Werlen que pour la sociolinguistique «il importe de relever l’actuel degré de maintien des patois romands» (Lüdi/ Werlen 1997: 39) et en particulier d’étudier leurs fonctions diglossiques. Leur omission dans la construction du contexte crée une lacune. En complétant l’un par l’autre les regards que la sociolinguistique et la dialectologie posent sur la Suisse romande, on peut aboutir à une représentation plus adéquate de sa réalité langagière, que l’on pourrait schématiser comme suit: Allemand Anglais Langues de migration Dialectes autochtones francoprovençaux et oïliques FRANÇAIS Graphique 3: Explication du graphique. L’allemand est situé au-dessus du français pour symboliser le caractère dominant de l’allemand exprimé par l’hypothèse de Boyer et de Pietro de «l’avènement progressif d’une situation de plus en plus diglossique du fait de la domination économique exercée par la Suisse alémanique» (2002: 111). 177 La Suisse romande dilalique Son caractère hypothétique est noté par le trait pointillé. La présence de l’anglais, également en position dominante et en pointillé, se justifie par la fonction croissante qu’il assume en Suisse: un demi-million de personnes indiquaient l’anglais comme principale langue de travail en 1990 (Franceschini 1997: 544), et «en sa qualité de langue de communication internationale, notamment dans les relations professionnelles, l’anglais joue un rôle majeur» (ib.: 543). Les langues de migration sont aussi représentées (Lüdi/ Py 2002). Note sur le lien entre les concepts de «dilalie» et de «microdiglossie» Certaines caractéristiques des situations dilaliques évoquées plus haut (par exemple l’emploi de la langue minorisée entre personnes qui se connaissent et s’en savent locuteurs) rappellent la microdiglossie, notion au centre de laquelle figure un usage très restreint de la langue minorisée. Elaboré par Trumper 1977, le concept est repris et appliqué à la situation béarnaise par Wüest/ Kristol 1985: 30- 33 17 . La question se pose ici de savoir si les concepts apparemment proches de dilalie et de microdiglossie ont leur place côte à côte en sociolinguistique, ou s’ils s’excluent mutuellement. Nous répondons que malgré la controverse dont ils font l’objet (cf. Trumper 1989 et Berruto 1989), ils s’articulent bien entre eux, la microdiglossie pouvant être considérée comme un «produit» de la dilalie. En effet, si cette dernière se poursuit assez longtemps, elle donne naissance, de par le processus de recouvrement fonctionnel qui la caractérise, à une situation précisément microdiglossique où les usages de la langue minorisée sont particulièrement restreints. Étudier les modalités de restriction des usages revient à opérer une coupe synchronique en phase avancée de la dilalie. 3. Dilalie et structures linguistiques Si la dilalie existe localement en Suisse romande, la question se pose à nouveau: a-t-elle des répercussions sur les structures des langues en contact? La dialectologie répond par l’affirmative à de nombreuses reprises. Gauchat, en 1908 déjà, présente des phénomènes de contact aux niveaux phonétique, morphologique et lexical (1908: 262b). Ses remarques seront approfondies tout au long du vingtième siècle. Ainsi, par exemple, Marzys 1971: 173 étudie comment les patois intègrent et adaptent des structures et éléments du français, aux niveaux lexical, morphosyntaxique et phonétique, dans le contexte «d’un type de bilinguisme particulier, d’une concurrence entre deux langues de même origine et de structure souvent très proche, dont l’une, de statut culturel et social supérieur, est en train 17 «Par microdiglossie, nous entendons . . . un état où la langue locale, parlée seulement par une partie de la population, ne joue plus qu’un rôle modeste» (Wüest/ Kristol 1985: 30). 178 Raphaël Maître de supplanter rapidement l’autre». Dans une démarche similaire, R. C. Schüle 1971: 202, après avoir dressé l’histoire des compétences langagières et établi les modalités socio-économiques et culturelles des choix de langues à Nendaz, montre comment des structures du français sont transférées en patois, «effets de la concurrence entre ces deux langues que chaque patoisant a aujourd’hui à sa disposition». Casanova 1971: 207-13 fait état d’une situation comparable à Bagnes. Inversant le point de vue, Voillat 1971: 217 s’attache à décrire les régionalismes phonologiques, morphologiques, syntaxiques et lexicaux du français régional dans une approche systémique, en montrant bien le caractère dynamique du système qu’il esquisse: «comment le français régional intègre-t-il les éléments hérités d’un système disparu à un autre système? En résulte-t-il un système nouveau? » Knecht et Py récapitulent (on notera que la formulation rappelle fortement la dilalie): Vu la distance linguistique non négligeable entre ces dialectes (ou patois) et le français, consolidée par l’absence de toute forme de continuum, des phénomènes de contact entre systèmes différents se sont produits constamment pendant toute la période de transition où le français a progressivement absorbé des domaines auparavant réservés aux dialectes, soit pendant la phase de bilinguisme patois/ français qui a duré du xvii e jusqu’à la première moité du xx e siècle. Ce processus a laissé de nombreuses traces aussi bien dans la substance du français que des patois. Alors que ces derniers ont été massivement francisés au cours de la dernière phase de leur emploi (Marzys 1971), le français a emprunté aux dialectes une série de traits phonétiques, morpho-syntaxiques et surtout lexicaux. (Knecht/ Py 1997: 1867a) Tout récemment, Chevalley 2002: 153 démontre, un corpus de 850 mots de l’Est vaudois à l’appui, la nécessité pour la lexicologie de concevoir le français régional comme «composite, fait de plusieurs couches» dont celle issue des structures formelles et sémantiques des adstrats/ substrats dialectaux autochtones. Il montre la force de «la double perspective multidialectale et diachronique» (2002: 148) que le GPSR est à même de poser sur le répertoire linguistique romand, grâce à son corpus phénoménal 18 qui s’étend sur environ sept siècles, pour appréhender la dynamique du français régional 19 : L’extraordinaire richesse des patois inventoriés nous habitue . . . à nous colleter avec l’infinie variation formelle des mots traités dans le GPSR ainsi qu’avec leur polysémie florissante, non pas une polysémie en arbre comme dans le cas d’une langue normée mais une «polysémie en buisson», ainsi que l’a qualifiée mon regretté collègue M. Casanova 20 . . . Grâce à leur insertion dans des microstructures essentiellement dialectales, c’est tant les formes que les sens des régionalismes qui sont éclairés par leur mise en rapport, au sein d’un même article, avec ceux de leur langue source. (Chevalley 2002: 148) 18 Voir Flückiger 2002. 19 Parmi les autres «couches» du français régional, celle formée des germanismes et phénomènes perçus comme tels a été abordée sous l’angle des représentations par Matthey (2003). 20 M. Casanova, «Problèmes de définition dans un dictionnaire pluridialectal», in: Les Vocabulaires nationaux suisses. Contributions à leur évaluation scientifique et culturelle (4 e Colloque de la Société suisse des sciences humaines, 1979), Fribourg 1982: 179. 179 La Suisse romande dilalique Continuum en Suisse romande et à Évolène À la différence de Knecht/ Py 1997 (citation ci-dessus), je pars de l’idee que les «nombreuses traces aussi bien dans la substance du français que des patois» peuvent justement être décrites, dans une démarche étique (Headland/ Pike/ Harris [ed.] 1990), en termes de continuum. Le fait de postuler que l’on peut mettre en évidence au niveau des structures - dans une démarche étique - un continuum structurel entre patois et français, n’empêche pas que l’on puisse émiquement parlant (ib.) - c’est-à-dire sur la base des représentations de leurs locuteurs - concevoir les deux langues comme distinctes, comme le fait Knecht par ailleurs (1985: 149): «les dialectophones ont eu de tout temps conscience qu’il s’agissait de deux langues différentes». Si l’approche étique conçoit la langue comme un ensemble de structures analysables objectivement à l’aide des outils de la linguistique formelle, l’approche émique va en effet à la recherche de la façon dont les locuteurs se représentent les langues. Ces deux conceptions linguistiques servent en soi des objectifs différents, mais sont ici complémentaires: c’est le fait de pouvoir se représenter deux langues comme distinctes qui permet de parler de contacts de langues et de dilalie; mais dans une démarche étique, un continuum structurel peut (c’est notre postulat) être identifié entre ces deux langues vécues comme distinctes. Notre étude en cours à Évolène a pour l’un de ses objectifs de mettre en évidence et de décrire un tel continuum structurel entre le patois et le français. Évolène est donc ici conçue, approchée, questionnée non pas pour le seul patois, mais primordialement en tant que situation de contact de langues, de bilinguisme et de diglossie. L’espoir est que cette manière de procéder, qui s’inscrit dans ce que l’on pourrait nommer une dialectologie de contact, pourra contribuer à rendre compte d’un aspect fondamental de la situation linguistique de la Suisse romande: la dilalie. Neuchâtel Raphaël Maître Bibliographie Atlas de la Suisse (1965-78), planches 28/ 28a (1967): «Patois et français en Suisse romande», Wabern-Berne Berruto, G. 1987: «Lingua, dialetto, diglossia, dilalia», in: G. Holtus/ J. Kramer (ed.), Romanica e Slavia adriatica. Festschrift für Œ arco Muljaci , Hamburg: 57-81 Berruto, G. 1989: «On the typology of linguistic repertoires», in: U. Ammon (ed.), Status and functions of languages and language varieties, Berlin: 552-69 Boyer, H./ de Pietro, J.-F. 2002: «De contacts en contacts: représentations, usages et dynamiques sociolinguistiques», in: A. Boudreau/ L. Dubois/ J. Maurais/ G. McConnel (ed.), L’écologie des langues. Mélanges William Mackey/ Ecology of languages. 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