eJournals Vox Romanica 62/1

Vox Romanica
vox
0042-899X
2941-0916
Francke Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2003
621 Kristol De Stefani

Peter Cichon, Sprachbewusstsein und Sprachhandeln. Romands im Umgang mit Deutschschweizern, Wien (Braumüller), 1998, 392 p. (Wiener Romanistische Arbeiten 18)

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2003
N.  Pépin
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302 Besprechungen - Comptes rendus efforts d’adaptation qui ont été faits ces dernières décennies: issu du contexte de recherche spécifique qu’est l’enquête dialectologique, le concept de ‘français régional’ est lié, dans l’histoire de la linguistique, à une description du code (par rapport à une variété-étalon) et non pas à une approche des fonctions sociales du code» (77-78). Le constat s’impose en tout cas que l’analyse des variétés diatopiques ou topolectales du français, du fait de leur complexité, nécessite une base théorique solide liée à une grande rigueur méthodologique 23 , des dispositifs sophistiqués d’enquêtes et d’analyse de leurs résultats ainsi que, surtout, une approche concrète du terrain, une prise en compte globale et approfondie de la réalité linguistique. Sans cela et comme le montrent certaines des communications recensées, le risque est grand de travestir l’usage réel des locuteurs et de produire des résultats de valeur scientifique limitée. D’autre part, même si la perspective de la sociolinguistique est essentiellement synchronique, l’étude des français régionaux ne peut faire l’économie de l’axe diachronique. Ainsi, en notre pays dont la langue a longtemps été représentée par les divers patois francoprovençaux, on ne saurait se passer des apports de la dialectologie romande, comme ce compte rendu l’a à plusieurs reprises suggéré. H. Chevalley H Peter Cichon, Sprachbewusstsein und Sprachhandeln. Romands im Umgang mit Deutschschweizern, Wien (Braumüller), 1998, 392 p. (Wiener Romanistische Arbeiten 18) Les recherches de Peter Cichon sur les relations qu’entretiennent les Romands avec les Suisses allemands n’ont pas connu une réception digne de l’intérêt que suscite cet ouvrage paru il y a cinq ans déjà 1 . En effet, cette étude, qui s’appuie sur des entretiens réalisés à Saint-Gall, Bienne, Fribourg, Lausanne et Genève, parvient à rendre compte des principaux éléments stéréotypiques dans lesquels se condense l’identité des Romands vis-à-vis de leurs voisins alémaniques. Cette étude s’inscrit dans le champ des travaux sur la conscience linguistique des locuteurs intégrés dans une réalité spécifique que le chercheur vise à décrire d’un point de vue à la fois émique et étique; elle confirme, affine et parfois complète les connaissances apportées par des travaux antérieurs sur les rapports entre Romands et Alémaniques (Claudine Brohy, Pierre Centlivres, Gottfried Kolde, Georges Lüdi entre autres); enfin, elle esquisse un mode identitaire des Romands déjà mis en évidence par des chercheurs travaillant avec des méthodes différentes (Pierre Knecht ou Pascal Singy par exemple). L’ouvrage s’ouvre par trois chapitres consacrés à la constitution de l’objet d’étude, à la définition du concept de conscience linguistique ou langagière (Sprachbewusstsein) et à la présentation des méthodes d’investigation. Le quatrième chapitre propose un rapide panorama de la situation linguistique en Suisse, d’un point de vue diachronique et synchronique, mêlant intelligemment des considérations de linguistique interne à une réflexion structurée autour d’une dynamique relevant de la linguistique externe. Se succèdent ensuite quatre chapitres qui thématisent la relation des Romands aux Suisses alémaniques selon quatre types de situations urbaines de contact linguistique (urbane Sprachkontaktsituation). Enfin, 23 Cf. notamment Cl. Poirier, «Le français ‹régional›: méthodologies et terminologies», in: Français du Canada, français de France. Actes du colloque de Trèves de 1985, Tübingen 1987: 139-76; J.-P. Chambon, «L’étude lexicographique des variétés géographiques du français de France: éléments pour un bilan méthodologique (1989-93) et desiderata», Lalies. Actes des sessions de linguistique et de littérature 17 (1997): 7-31. 1 Je n’ai connaissance que d’un bref compte-rendu de R. Schlösser 1999, RF 111. 303 Besprechungen - Comptes rendus un dernier chapitre résume les principaux résultats et dresse une liste de quelques desiderata de recherche dans le domaine. A cela s’ajoutent deux annexes présentant le questionnaire (Fragenkatalog), ainsi qu’une riche bibliographie. A partir du principe de territorialité, qui est à la base du modèle d’organisation des différents groupes linguistiques au sein de la Confédération (modèle au sein duquel d’ailleurs les langues de la migration n’ont pas de statut) se pose la question du plurilinguisme de la Suisse («Mythos, dass nicht nur die Schweiz, sondern auch der Schweizer mehrsprachig ist», 15). Que ce soit dans la sphère privée (où le principe du libre choix de la langue domine) ou dans la sphère publique, l’auteur se demande quelles langues sont utilisées par les Romands et en fonction de quels facteurs («wie diese [= die Wahl] von Romands in Funktion welcher Einflussfaktoren genutzt wird, ist zentraler Gegenstand meiner Arbeit», 15). Pour l’auteur, il est évident que le comportement entre les groupes linguistiques est significatif de l’existence et du fonctionnement effectifs du plurilinguisme en Suisse. Au-delà du stéréotype fonctionnel sur le fait que les Suisses s’entendent bien parce qu’ils ne se comprennent pas, il s’agit donc de savoir dans quelle mesure les différents efforts pour le plurilinguisme individuel sont vraiment opératoires du point de vue de la société en général. De fait, l’auteur a entrepris une enquête dans différentes constellations où Romands et Alémaniques peuvent entrer en contact, en Suisse romande, en Suisse alémanique et à la frontière (Grenze ou Mischzone? ) linguistique. Les quatre types suivants ont été retenus: une ville alémanique «monolingue» (Saint-Gall), une ville bilingue à majorité alémanique (Bienne), une ville bilingue à majorité francophone (Fribourg) et une région francophone «monolingue» (Lausanne/ Genève). L’objet ainsi posé, P. Cichon en vient à définir le concept fondamental sur lequel repose son approche, à savoir la conscience, notion qu’il préfère à identité, idéologie, préjugé ou encore stéréotype. La conscience linguistique représente une phase ou un état transitoire qui correspond aux décisions (Entscheidungen) pratiques que prend tout individu. Cette dimension se trouve prise entre le niveau des déterminants (Determinanten) sociaux qui correspondent à l’expérience, au savoir, aux normes sociales en vigueur, etc. et le niveau des manifestations (Manifestationen) qui se révèle dans la pratique réelle (dans le comportement de communication descriptible des acteurs sociaux, si l’on préfère) et dans le métadiscours des locuteurs. Pour reprendre les termes de l’auteur: Das Sprachbewusstsein ist also die intelligible Vermittlungs- und zugleich individuelle Verarbeitungsinstanz zwischen Anlage, Sozialisation, normativen Rahmen und daraus resultierender Erfahrung und Wissen auf der einen und sprachlichem bzw. metasprachlichem Verhalten auf der anderen Seite. (51) Le schéma esquissé fonctionne en fait en boucle, puisque le niveau des manifestations est relié à celui des déterminants par un processus de rétroaction (Rückkoppelungen). Ainsi, l’auteur tente, par le biais du métadiscours des locuteurs, d’appréhender leur conscience linguistique en s’appuyant sur les interprétations tirées de la langue (sprachbezogene Deutungen), les évaluations (Bewertungen) et la description de comportements linguistiques (Sprachverhaltensbeschreibung). En résumé, on a affaire à une forme particulière d’étude de contenus, qui vise à reconstruire la conscience langagière des Romands en fonction de leur production métadiscursive («das Sprachbewusstsein der Schweizer (sic! ) Romands . . . rekonstruieren», 59). Pour ce faire, Cichon choisit la méthode des entretiens semi-directifs approfondis à partir d’un questionnaire établi spécifiquement pour chaque constellation étudiée. De manière plus surprenante, au vu de l’échantillon finalement retenu, l’auteur lie les résultats obtenus par la méthode qualitative à des considérations de type quantitatif; même s’il indique prudemment que «notwendig setz[t] [er] damit den Schwerpunkt [s]einer Arbeit im qualitativen und nicht im quantitativen Bereich», un tel 304 Besprechungen - Comptes rendus choix paraît discutable (cf. infra). L’ensemble de la méthode est présenté comme une «herméneutique objective», c’est-à-dire comme une tentative d’extraire des entretiens (Interaktionstexte) le contenu (Sinngehalt) et de mettre au jour les rapports de signification objectifs (Bedeutungszusammenhänge) qui existent au-delà du sens voulu par les locuteurs (von den Textproduzenten). En tout, ce sont environ 90 entretiens (en face-à-face, plus rarement en triade) qui ont été utilisés. Ayant posé a priori l’existence des deux communautés culturelles et linguistiques, Cichon indique trois axes qui lui servent de jalons dans son analyse: la ségrégation, l’interculturation et l’acculturation. Concrètement, l’auteur travaille ces axes à trois niveaux: l’expression individuelle; le lien entre les profils individuels et les formes de réactions ou de jugements collectivement standardisés au sein d’une constellation; enfin, la comparaison entre constellations avec mise en évidence des tendances convergentes et divergentes. Chacun des chapitres présentant une constellation est organisé selon ces éléments d’appréciation. Pour chacune des constellations, je me permets de relever, de manière tout à fait arbitraire, un certain nombre de points dégagés dans ce travail. Le cas de Saint-Gall montre une présence francophone trop faible pour constituer un réseau francophone structuré dans les situations de communication inofficielles, au contraire de ce qu’on observe dans les villes de Berne, Bâle ou Zurich. A Saint-Gall, le français jouit d’un statut privilégié (comme dans le reste de la Suisse alémanique? ), ce qui compense en partie son manque de statut officiel (dû au principe de territorialité). Les Romands de Saint-Gall (les locuteurs interrogés sont des migrants de première génération) manifestent clairement leur attachement à la sphère francophone et revendiquent majoritairement une identité romande plutôt qu’une identité plurielle. Il semble en tout cas clair que l’acculturation vers la sphère alémanique est très restreinte, sinon inexistante. Dans cette perspective, la culture est vécue comme non partageable et le rapport à l’autre s’exprime en termes antagonistes plus que synergétiques. Pour autant, le principe de territorialité et la perméabilité à l’allemand corrélative sont bien acceptés par les Romands de Saint-Gall, de même que le schwytzertütsch (le rapport à la diglossie alémanique n’est donc pas réductible à un phénomène de rejet). Dans ce contexte, l’intégration socioéconomique est beaucoup plus avancée que l’intégration culturelle et linguistique et on observe une valorisation fonctionnelle du bilinguisme français-allemand, en tant qu’instrument nécessaire à l’intégration sociale d’un côté, et à la sauvegarde de la culture et de la langue d’origine de l’autre. Bienne est une ville officiellement bilingue, où le français a un statut officiel. Dans ce contexte s’observe une tendance à dédoubler les institutions (écoles, média, sociétés, partis politiques, etc.) en fonction de la langue, ce qui semble marquer une dynamique plus ségrégative qu’intégrative: chez les Romands de Bienne, l’identité romande est accentuée par opposition à la biculturalité de la ville, et la préférence pour un système de communication duel plutôt qu’intégré semble s’imposer. Mais, simultanément, des indices parlent en faveur d’une conception interculturelle, par exemple la reconnaissance d’une coexistence pacifique des deux groupes linguistiques-culturels, la valorisation du bilinguisme, la meilleure compétence dialectale des Romands de Bienne par rapport à ceux des trois autres constellations. La séparation d’avec la sphère alémanique fonctionne ici en termes de prise de distance pratique par le groupe francophone qui se conçoit lui-même comme communauté (linguistique). Pour autant, l’interculturalité aussi se manifeste par les contacts quotidiens avec les germanophones. Dans les citations récoltées à Bienne, j’ai été frappé par certains traits du français et je me demande s’ils sont caractéristiques de la variété locale. Des études en ce sens mériteraient d’être faites. Ainsi, «la peur c’est que la minorité devient» 2 (207; cf. aussi 212); l’usa- 2 Les italiques de cet exemple et des deux suivants sont de moi. 305 Besprechungen - Comptes rendus ge de l’indicatif dans des contextes de ce genre est courant dans le parler des francophones biennois, selon mon expérience personnelle. De même, cet autre trait (208): «je partais d’Olten. Et in Twann, une dame . . . » 3 . Ce cas retient d’autant plus mon attention qu’il m’arrive de le produire depuis que je vis à Bienne . . . Je croyais jusqu’alors à un trait idiosyncrasique, mais cette nouvelle occurrence vient introduire un doute dans mon esprit. Parmi les traits du français biennois, je n’hésite par contre pas à ranger un germanisme évident: «sur la rue» (217). Enfin, il est un domaine qu’il vaudrait la peine d’approfondir et qui touche à la manière dont on engage la conversation à Bienne, par exemple dans une interaction entre vendeur et client, qui semble différer de Zurich ou de Neuchâtel: quelque chose que j’ai observé à Bienne, c’est que souvent les bilingues engagent la conversation par un sourire et attendent la langue de l’autre (225) A Fribourg, ville bilingue majoritairement francophone (au contraire de Bienne), il existe aussi deux structures parallèles qui tendent à la ségrégation des communautés. Mais il semble que la situation des Alémaniques y soit moins confortable que celle de la minorité francophone à Bienne. Cela est confirmé par le fait que les francophones fribourgeois voient le bilinguisme dans une perspective nettement plus hiérarchisée; il n’est d’ailleurs pas rare d’observer une expression confrontative des stéréotypes sur l’Autre dans le métadiscours des «témoins» romands, de même qu’un renoncement à la valorisation du bilinguisme individuel. Les francophones présentent simultanément une empathie moindre envers les questions liées à la communication avec les Alémaniques; cela est dû à une méconnaissance et une certaine insensibilité envers la situation des Alémaniques et se trouve lié au sentiment de majorisation des Romands qui conduit en pratique l’Autre à l’acculturation (dont la maîtrise du français n’est d’ailleurs qu’un aspect). Dans ce contexte, il faut noter que c’est aussi parmi les Romands de Fribourg que se fait jour une forte identification avec la France. Pour ce qui est de la quatrième et dernière constellation (Lausanne/ Genève), les contacts avec les Suisses allemands y sont très réduits. Cela signifie une quasi ignorance du schwytzertütsch, de faibles compétences (scolaires) en allemand et une forte méconnaissance de ce qui se passe en Suisse alémanique. On ne peut pourtant pas parler de ségrégation en tant que telle; simplement, on ignore jusqu’à l’existence d’une minorité germanophone. De fait, les Alémaniques s’intègrent très vite et ne cherchent pas à mettre en valeur leur origine. Si les Lausannois et les Genevois parlent des rapports au monde alémanique, c’est plutôt en tant qu’entité romande minoritaire au niveau fédéral. La crainte d’une majorisation alémanique se traduit d’ailleurs essentiellement à ce niveau et à celui de la domination économique de la Suisse allemande. Cette domination est cependant acceptée tant qu’elle ne présente aucun risque pour les dimensions culturelle et linguistique des Romands. Dans cette perspective, la Suisse romande est un objet homogène face à l’altérité alémanique (et aussi en regard de la France). Cependant, c’est une image beaucoup plus éclatée que projettent les locuteurs interrogés quand on leur demande de définir la Romandie ou d’en présenter les dénominateurs communs. On en trouve une expression exemplaire dans les deux extraits suivants: . . . Mon idéal ça serait européen ouais Genevois puis Suisse romand et enfin Suisse. . . 4 (319) . . .dans le canton de Genève on est d’abord Genevois avant d’être Suisse . . . même avant d’être Romand . . . (323) On retrouve là une des caractéristiques de l’identification communautaire suisse, où l’inscription cantonale prime. 3 Le locuteur est francophone, de parents francophones et l’entretien se déroule en français. 4 Comme on le voit ici, l’inscription extra-helvétique peut primer l’inscription cantonale. 306 Besprechungen - Comptes rendus Après cette brève présentation, j’aimerais soumettre l’étude de P. Cichon à une série de critiques qui ont pour but de nourrir les recherches à venir dans ce domaine. Un premier point concerne la transcription des entretiens. En effet, un des intérêts majeurs de ce travail est de présenter un fort beau corpus de citations. Malheureusement celles-ci sont transposées à l’écrit de telle sorte que la plupart des caractéristiques de l’oral y sont dissolues. Un autre point concerne les nombreuses citations en allemand. En effet, des locuteurs germanophones (parfois ce sont aussi des Romands qui ont répondu en allemand) ont aussi été interrogés. Sans remettre ce choix en question, il se pose pourtant deux types de questions. D’une part, pourquoi n’avoir pas indiqué si un questionnaire allemand avait été utilisé à côté du questionnaire français? Sinon, comment l’auteur a-t-il procédé? Quelle stratégie a-t-il choisie dans l’entretien? Comment des locuteurs francophones en sont-ils venus à s’exprimer en allemand et quelle conséquence cela a-t-il eu dans l’interaction et sur l’analyse? Quelles sont les traces linguistiques de ce travail on-line? D’autre part, quelle est la logique qui a conduit à intégrer environ une dizaine de locuteurs germanophones dans l’étude? Pourquoi et comment utiliser leurs propos pour déterminer la conscience linguistique des Romands? Enfin, pourquoi avoir présenté des citations en allemand pour Fribourg ou Lausanne/ Genève, mais pas pour Saint Gall? L’auteur ne donne aucun élément de réponse substantiel à ces questions. En partant des citations présentées dans le livre, on peut s’interroger sur le manque d’attention que l’auteur porte aux formes de l’interaction. Concentrant toute son attention sur les contenus, il ne s’intéresse en effet pas à la manière dont ceux-ci émergent, à la manière dont l’interaction se déroule, de même qu’à l’organisation générale des entretiens. Comment un thème est-il introduit et par qui? Comment évolue-t-il au sein de l’entretien? Quel(s) rôle(s) les interlocuteurs prennent-ils en charge dans la constitution des entretiens? La dimension interactive est pourtant cruciale à intégrer dans l’analyse de contenus, du fait que l’activité même d’entretien condense de manière particulièrement forte les formes stéréotypiques (cf. infra). Comment explique-t-on, par exemple, les occurrences de tutoiement dans certains entretiens (303), alors que dans la majorité des cas, on ne trouve que le vouvoiement? Quel rôle le tutoiement joue-t-il? Peut-être aucun, mais encore faut-il le montrer et ne pas passer ce point sous silence. Autre exemple, avec l’extrait suivant: . . . Les Suisses allemands sont certainement très gentils avec nous, plus gentils que les Suisses romands avec les Suisses allemands, mais on sent quand même, vous êtes supérieurs. (133) Quel statut a le pronom vous? Dans ce cas précis, il semble que le pronom vous catégorise Peter Cichon comme représentant d’une catégorie qu’on pourrait nommer Suisses allemands ou germanophones; cet emploi exclut par là même ce dernier de la catégorie Romands ou francophone dans laquelle s’inclut le locuteur. Voilà une catégorisation qui transforme littéralement l’intervieweur en lui attribuant potentiellement des droits et des devoirs collaboratifs nouveaux. Dès lors, P. Cichon n’est plus seulement l’intervieweur ni le chercheur neutre récoltant du «métadiscours» à propos d’un référent absent; et ce changement de statut a très probablement des conséquences réelles sur l’interaction. Ce qui est fondamentalement en jeu ici, c’est l’incorporation du chercheur jusque dans la parole catégorisante et descriptive de son interlocuteur et les conséquences épistémologiques que ce fait produit, qui conduisent à considérer le sens d’un entretien non pas comme la manifestation d’une réalité existant par ailleurs et qui serait révélée au chercheur, mais comme localement constituée dans et par l’interaction (donc par les deux interlocuteurs, y compris le chercheur), ce qui implique une attention soutenue aux modalités d’émergence et de constitution du sens. En d’autres termes, je crois qu’il est impossible de ne pas prendre en compte les formes linguistiques et le déroulement interactif des entretiens, ce qu’une trans- 307 Besprechungen - Comptes rendus cription fine et des extraits plus longs permettraient de rendre. Sans cela, on court le risque de passer à côté d’éléments essentiels de l’expression et de la constitution de ce que l’auteur appelle la «conscience» des locuteurs dans une situation donnée. Selon l’auteur, on n’accède à la conscience que par le niveau de surface et d’expression de cette conscience. Encore faut-il ne pas considérer ce niveau comme celui d’un discours désincarné et abstrait, mais bien d’une parole située localement, participant de la construction de l’objet dans un processus collaboratif auquel le chercheur-intervieweur n’échappe pas. La conscience, à cet égard, n’est pas enfouie sous les mots, elle est littéralement représentée dans et par les énoncés. Dans cette perspective, je ne parlerais donc pas de conscience linguistique, mais plutôt de représentations linguistiques, au sens de descriptions produites collaborativement. L’émergence de formes stéréotypiques semble favorisée par l’activité d’entretien. Il paraît donc essentiel d’observer les formes que prennent exactement les descriptions et les jugements des locuteurs et la manière dont ces formes sont gérées interactivement. . . . il faut être sur ses gardes . . . vous avez des communes, les Suisses allemands arrivent avec de l’argent. Leurs gosses ils font des demandes: est-ce qu’on peut faire une école allemande, ouvrir des écoles allemandes. D’abord on leur dit non, ensuite la minorité allemande devient majoritaire, vous comprenez. Et après, bien sûr on est majoritaire. Alors on change les lois . . . (208) Utiliser un tel passage hors de son contexte, en focalisant sur le contenu, ne permet pas de comprendre sa fonction dans le déroulement de l’interaction, pourtant cruciale pour saisir la manière dont s’organise la représentation de l’altérité dans un entretien d’enquête. Un autre aspect de cette tendance stéréotypisante s’observe dans ce que j’appellerais volontiers le jugement esthétisant, dont on peut montrer des effets à partir de quelques citations tirées de l’ouvrage (à propos de la diglossie alémanique vue par des Lausannois/ Genevois) 5 : . . . ça me plaît beaucoup, c’est une forme de richesse. . . . . . Je ne le connais pas assez bien, mais je trouve très drôle C’est quand même plus beau le bon allemand J’ai horreur du schwyzerdeutsch que je trouve dur, que je trouve patoisant. Je n’ai pas du tout l’intention de l’aborder . . . Pour les gens de la rue ici c’est perçu comme une langue qui est plutôt un peu barbare . . . . . . c’est assez désagréable comme langue . . . Je n’ai pas du tout envie de le prononcer» . . . Esthétiquement je préfère le bon allemand . . . On ne comprend pas très bien pourquoi on parle cette langue . . . Ces quelques exemples montrent bien qu’au-delà des contenus, ce sont des modes de dire qui sont en jeu, participant de l’élaboration de descriptions, prenant part à des mouvements argumentatifs, etc. Ces jugements de valeur opèrent comme des procédures localement adéquates, en fonction du déroulement de l’entretien. De ce point de vue, les questions posées (du type «Avez-vous une préférence pour le bon allemand ou le schwyzerdeutsch? ») influent souvent fortement sur les modes de dire des locuteurs. Sur un tout autre plan, une critique déjà évoquée concerne la volonté affichée par l’auteur de tenir compte de considérations statistiques. Mais que faire d’une observation comme celle-ci: «Eine knappe Mehrheit von 6 : 5 sich zu dieser Frage äussernder St. Galler Romands konzedieren sich selbst auch nach bis zu 40 Jahren Aufenthalt in der deutschsprachigen Schweiz eine rein welsche Identität» (129)? Ou de celle-ci: «Innerhalb meines kleinen Samples findet sich eine eindeutige Mehrheit von Kundgaben, die auf die Frage, ob 5 Toutes ces citations proviennent des pages 340 et suivantes. 308 Besprechungen - Comptes rendus es sich bei Schweizerdeutsch und Schriftdeutsch um zwei Varianten einer Sprache oder um zwei unterschiedliche Sprachen handelt, zu letzterer Einschätzung tendiert» (144)? C’est à mon avis commettre une appréciation erronée quant à la nature des données récoltées dans cette étude que de leur attribuer une quelconque valeur statistique. Les données que constituent les entretiens semi-directifs n’ont de sens que dans le cadre de la situation dans laquelle elles ont été produites; elles sont significatives pour elles-mêmes. C’est là encore un argument qui parle pour une analyse fine des situations d’entretien et des conditions d’émergence des données, mais cela va plus loin. Cela pose également la question de savoir qui juge de la pertinence de ce qui est dit dans les entretiens. Peut-on vraiment concilier une approche étique et une approche émique? Je ne le crois pas. Si telle donnée a une quelconque valeur, c’est seulement en regard de la situation en tant qu’elle se constitue collaborativement, pas en fonction de la grille d’interprétation du chercheur, aussi détaillée et fine soit-elle. De ce point de vue, le choix fait par l’auteur de présenter des citations décontextualisées ne rend pas compte de l’évolution authentique des entretiens et laisse donc de côté le sens localement constitué. En termes de méthode, cette manière de procéder pose le problème que le lecteur n’a jamais accès aux critères qui conduisent à retenir tel ou tel aspect de la conversation, telle ou telle citation. Un dernier élément critique concerne la dimension non statique de la conscience linguistique. L’auteur définit, à juste titre, cette dernière comme un état transitoire, par nature non figé. Or, les résultats présentés ne parviennent pas à exprimer cette dimension. On a entre les mains quelques photographies, alors qu’on attendait un film . . . Prenons deux exemples. Le premier à Saint Gall, où l’auteur évoque brièvement les choix langagiers des enfants, qui présentent des compétences dialectales natives ou quasi natives, et dont certains se refusent à parler le français ou dont la relation au français semble évoluer avec l’âge. On aurait aimé que P. Cichon ait interviewé cette deuxième génération. On ne doute pas que cette perspective dynamique aurait considérablement enrichi notre connaissance de la situation à Saint Gall, de même qu’elle aurait renouvelé l’approche générale de cette question. Le second exemple concerne un autre aspect de la notion de dynamique, à savoir les apparentes contradictions qui se retrouvent dans les propos d’un même locuteur. Il aurait sans doute été intéressant de confronter ce pharmacien biennois à deux de ses citations: . . . une fille qui parle qu’une langue, je la prends pas . . . (216) . . . à Bienne . . . les gens changent eux-même facilement aussi . . . P. ex. j’ai deux apprenties qui viennent du Jura qui savent pas très bien l’allemand, surtout pas le dialecte. Et quand un client remarque qu’elles ont de la peine en allemand lui-même passe au français même s’il est de langue allemande et pour autant qu’il le sache. Les gens sont très flexibles ici . . . (226) Cela aurait pu être fait lors d’un entretien supplémentaire et aurait permis de mieux cerner les dimensions constitutives de la conscience linguistique, qui sont résumables, dans la perspective de l’auteur, aux dichotomies suivantes: collectif-individuel, conscient-inconscient, constant-instable, homogène-hétérogène (53s.). En conclusion, l’ouvrage de Peter Cichon est bien organisé. L’auteur y présente ses arguments de façon claire. Le développement de chaque constellation successive s’articule sur ce qui a été vu dans les constellations précédentes et préfigure partiellement ce qui va suivre. Cela rend la lecture très aisée, d’autant plus que les nombreux rappels ou résumés intégrés par l’auteur assurent un suivi, même en cas de lecture entrecoupée. Les résultats obtenus en fonction de la méthode retenue sont de très bonne qualité et apportent un jalon supplémentaire dans l’étude sociolinguistique en Suisse, en particulier en ce qu’ils accentuent considérablement le poids des «locuteurs» dans les données dont l’auteur se nourrit pour parler des rapports entre Romands et Alémaniques. On regrettera seulement que l’auteur ait focalisé son attention sur les seuls contenus, en laissant de côté la dimen- 309 Besprechungen - Comptes rendus sion constitutive des situations d’interactions dans lesquelles ce savoir s’est constitué; qu’il ait un peu négligé la dimension dynamique de ce qu’il nomme la conscience linguistique de ses interlocuteurs; et enfin, qu’il ait cru devoir intégrer une dimension quantitative à son analyse, alors que celle-ci n’en a pas besoin. N. Pépin H Bernhard Pöll, Francophonies périphériques. Histoire, statut et profil des principales variétés du français hors de France, Paris (L’Harmattan) 2001, 231 p. Ce livre est la version française, revue et augmentée, d’un ouvrage paru en 1998 en langue allemande. Il se présente comme «une synthèse qui s’adresse à un public diversifié et pas nécessairement spécialiste, désireux de s’initier à l’histoire, au profil et au statut sociolinguistiques des variétés francophones» (12). La première partie est consacrée à la définition et à la présentation de différents concepts. La discussion de l’origine, de l’histoire et des acceptions actuelles des notions de francophonie et de francophone donne une première orientation et permet aux lecteurs de mieux cerner le sens de ces deux termes. Le chapitre suivant introduit le concept de français régional et discute une matrice de description des caractéristiques des variétés géographiques. Cette matrice est pourtant rejetée au profit d’une classification plus simple fondée sur les différents niveaux de langue. La première partie se clôt sur une typologie de l’espace francophone qui distingue entre le territoire «traditionnel» et le territoire d’expansion. Elle prend également en considération les différentes modalités de cette expansion et les différentes fonctions du français dans les régions francophones. Après ces préliminaires terminologiques, qui familiarisent le lecteur avec les notions de base les plus importantes, l’auteur nous invite à un «voyage linguistique» dans la francophonie. Le tour commence en Europe, et plus précisément en Suisse romande. La description de la situation sociolinguistique actuelle dans cette région est suivie d’un aperçu historique de l’espace linguistique. Ensuite, les particularités de la variété suisse sont présentées et classifiées selon le niveau de langue en ses caractéristiques phonologiques/ phonétiques, morphologiques, syntaxiques et lexicales. On trouve à la fin du chapitre un portrait fort intéressant des attitudes ambiguës des Suisses francophones face à leur langue. La même grille d’analyse est utilisée dans chacun des chapitres, ce qui permet au lecteur de comparer les descriptions. Les lecteurs qui participent à ce voyage apprennent ainsi peu à peu davantage sur les variétés du français parlées dans d’autres régions francophones en Europe (le Val d’Aoste, la Belgique et le Luxembourg), en Amérique (le Québec, l’Acadie, la Louisiane et la Nouvelle-Angleterre) et en Afrique (l’Afrique Noire et le Maghreb). Pour des raisons explicitées dans l’introduction au livre, d’autres régions francophones (p. ex. Pondichéry, l’Indochine, Haïti, . . .) ont été écartées de la description. Toutes les présentations sont enrichies de cartes, de schémas et de chiffres. Plus d’une fois, l’auteur se prononce sur les méthodes d’analyse et les difficultés statistiques. Il compare parfois différentes statistiques ou présente des points de vue divergents, ce qui rend l’ouvrage particulièrement précieux pour des étudiants. Les caractéristiques des variétés sont toujours illustrées de plusieurs exemples. Ceci facilite la compréhension des descriptions linguistiques qui demandent à la différence du reste du livre, des connaissances de base en la matière (p. ex. pour la compréhension de termes techniques tels que «oxytonisme» ou «prétonique» qui sont utilisés sans explications). Seules les particularités du français d’Afrique noire sont classées non d’après le niveau de langue, mais d’après les facteurs responsables de traits spécifiques, à savoir le mode d’ac-