Vox Romanica
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0042-899X
2941-0916
Francke Verlag Tübingen
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2005
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Kristol De StefaniNoms d’instruments/de lieux en -tor dans la Galloromania
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2005
Franz Rainer
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Vox Romanica 64 (2005): 121-140 Noms d’instruments/ de lieux en -tor dans la Galloromania L’emploi instrumental de -tor est une innovation romane attribuée, depuis Meyer-Lübke, à une extension métaphorique à partir du sens agentif primitif. Cette hypothèse se trouve aussi à la base du travail de Baldinger 1972, qui défend la thèse d’un changement de suffixe de -toriu à -tor en occitan et dans certains dialectes d’oïl. Dans le présent travail, j’essaierai de montrer qu’il n’y a jamais eu d’extension sémantique agent instrument en français (ni, d’ailleurs, dans le reste de la Romania). La preuve la plus convaincante de cette thèse est constituée par le fait que les dialectes d’oïl dans lesquels -tor et -toriu sont restés phonétiquement distincts ne montrent aucune trace d’extension sémantique, contrairement à ce que l’on observe dans la langue standard actuelle. 1. Introduction 1 Quot capita tot sententiae: cet adage de Térence n’est pas moins vrai en linguistique que dans de nombreux autres domaines. En effet, il n’y a pas beaucoup d’idées qui fassent l’unanimité des linguistes, mais il y en a quand même quelques-unes: par exemple celle qui veut que les noms d’instruments romans en -tor 2 soient le résultat d’une extension métaphorique à partir des noms d’agents correspondants. C’est Meyer-Lübke qui lança l’idée à la fin du XIX e siècle, et à partir de sa Grammaire des langues romanes elle passera dans presque tous les manuels. Mais bien que cette idée soit, pour ainsi dire, entrée dans le domaine commun pendant le XX e siècle, cela ne veut pas dire qu’elle soit pour autant au dessus de tout soupçon, loin s’en faut. C’est dans mon étude sur l’origine du sens instrumental du suffixe espagnol -dor que j’ai été amené pour la première fois à douter de la justesse de cette idée reçue (cf. Rainer 2004a), doute qui s’est transformé en quasi-certitude lors de l’élaboration d’une étude analogue sur le suffixe italien -tore (cf. Rainer 2004b). Pour atteindre la certitude définitive, il reste à étudier le domaine galloroman, pour lequel Baldinger a présenté, en 1972, une vue totalement différente de celle que je vais défendre ici. Comme ce chercheur prend à son compte beaucoup d’idées de ses prédécesseurs, il m’a semblé indiqué de commencer la présente étude par un historique de la recherche avant de nous attaquer, en 4., à l’article de Baldinger, qui est le travail de loin le plus poussé en la matière. 1 Je tiens à remercier Hans Goebl pour les documents qu’il m’a fournis sur le dialecte normand, ainsi que l’auditoire de l’ATILF de Nancy, où ce travail a été présenté le 7 janvier 2005. 2 Les petites capitales n’ont pas, dans le présent travail, la fonction habituelle de signaler l’étymon latin; je m’en sers plutôt pour désigner l’ensemble des successeurs romans du suffixe lat. -tor, indépendamment de leur forme (afr. -(e)our, fr. mod. -eur, fr. dial. -eu, aoc. -aire/ -eire et -dor, etc.). Le suffixe latin sera cité uniformément sous la forme -tor, même là où la forme romane descend du cas oblique, donc -tore(m). 2. Meyer-Lübke L’idée a donc été lancée, dans le domaine des études romanes, par l’un de ses plus grands représentants, Wilhelm Meyer-Lübke, ce qui explique probablement, en partie au moins, le bon accueil qui lui a été fait. 2.1 Noms d’agents et noms d’instruments C’est dans sa grammaire italienne de 1890, dans laquelle d’ailleurs il a aussi introduit dans les études romanes consacrées à la formation des mots le principe de la classification sémantique, que l’idée apparaît pour la première fois: Aufgrund einer oft eintretenden Metapher kann das Werkzeug, mit welchem eine Handlung ausgeführt wird, als der Träger oder als der Ausführende, also persönlich gedacht werden, und so können mit den Suffixen, die eigentlich lebenden Personen zukommen, auch Sachbezeichnungen geschaffen werden (§498). Mais la grande diffusion de l’idée est certainement due à l’inclusion d’un passage analogue dans la Grammaire des langues romanes de 1895. Le thème de la polysémie de -tor y est introduit dès le §490: Sans difficulté, les dérivés en -tor se prêtent à désigner aussi l’instrument. Le plus avancé dans cette voie est le français moderne, qui forme presque toujours avec -teur les noms des inventions nouvelles . . . Dans les autres domaines romans, il s’en trouve un peu moins: cf. l’ital. calcatore (foulon), follatore (pressoir), foratore (perçoir) etc., puis l’émil. alvedour (levure, levator); l’a.-franç. mireour (miroir), couverteour (couverture), rasour (rasoir); l’esp. aventador (fourche à vanner) . . .; le port. cuspidor (crachoir) . . . Mais ce n’est qu’au §526, dédié aux noms d’instruments, que Meyer-Lübke introduit l’explication métaphorique, replaçant en même temps le problème de la polysémie des noms en -tor dans la perspective plus large d’autres suffixes et types de composés qui, selon lui, présenteraient une évolution sémantique similaire: Mais, en même temps [c’est-à-dire à côté des suffixes instrumentaux -ulu, -aclu et -toriu/ -toria; F. R.], on se trouve mainte fois en présence d’une véritable [all. eigentümlich; F. R.] métaphore. En effet, l’instrument qui sert à exécuter quelque chose, est assimilé à la personne agissante; en d’autres termes, les suffixes personnels étudiés §525 peuvent également servir à former des noms d’instruments. Le cas le plus fréquent est celui de -tore s’employant surtout en français (sous la forme latinisée -ateur) et en espagnol, un peu plus rarement en italien: cf. l’ital. calcatore (fouleur [sic; c.-à-d. fouloir; F. R.]), franç. épurateur, esp. aventador (pelle à vanner), port. cuspidor (crachoir) etc. (v. §490). Concurremment avec le masc. -tore, le fém. franç. -euse et l’ancienne forme -eresse offrent ce déplacement de sens: balayeuse, écumeresse (v. p. 455). Parmi les autres suffixes, -one et -inu servent à faire des dérivés qui rentrent dans la présente catégorie: en ital. frullone (v. p. 545), cf. frullino (moussoir), ensuite -ellu p. 592, -olu p. 521. Mais ce sont avant tout les composés impératifs qui ont pénétré ici: en ital. portafiaschi (porteflacons), franç. portefeuille, esp. portaleña (canonnière) (v. §547). 122 Franz Rainer Comme on le voit, l’explication métaphorique n’est développée dans le détail ni dans la grammaire italienne ni dans la Grammaire des langues romanes: elle semblait aller de soi pour Meyer-Lübke. Et pourtant, on aurait bien aimé, par exemple, voir identifié le noyau originaire des noms à partir desquels se serait produite cette extension métaphorique, et aussi une justification de la caractérisation de cette extension comme métaphorique: après tout, la relation entre, par exemple, un vanneur et une fourche à vanner peut se décrire aussi bien, voire même plus plausiblement comme métonymique (le vanneur se sert de la fourche) que comme métaphorique (la fourche à vanner considérée comme un vanneur). 2.2 Le problème des noms de lieux Meyer-Lübke s’était pourtant aperçu que l’hypothèse de l’extension métaphorique agent instrument n’était pas suffisante pour expliquer tous les emplois non-agentifs de -tor. En effet, il connaissait l’existence de noms de lieux - il s’agit toujours de locaux - en ancien français qui présentaient un suffixe formellement identique à celui des noms d’agents, tels que dormeour ‘dortoir’, ovreour ‘ouvroir’ ou parleour ‘parloir’. Ces mots avaient déjà attiré l’attention de W. Foerster dans son édition de 1890 de l’Érec de Chrétien de Troyes, où il expliqua, sans autre forme de procès, le suffixe -eor de ovreor (v. 399) comme résultat du lat. -atorem: Barb. III, 16 ouvreoir, ib. I, 132, J. March. 55 ovroër (: joër), Bec. D. Ch. 1866. 294. - Die zwei Formen ovreor und ovreoir sind zu erklären wie mireor und mireoir = -atorem und -atorium. Vgl. zu 4276. Cette explication est acceptable du point de vue phonétique, mais le passage sémantique de ‘ouvrier’ (lit. ‘ouvreur’) à ‘ouvroir’ qu’implique son analyse reste inexpliqué. Meyer-Lübke envisagera successivement deux solutions au problème de ces noms de lieux de l’ancien français. Dans la Grammaire des langues romanes de 1895, il expliqua ces formations comme des extensions sémantiques à partir de noms d’instruments: «C’est par un déplacement de sens qu’on peut assez souvent (§527) observer que s’expliquent l’a. franç. ovreour, le prov., esp. obrador (ouvroir), l’a. franç. dormeour, prov. dormidor (dortoir), l’a. franç. parleour (parloir)» (§490). Le déplacement de sens auquel il est fait allusion dans ce passage est décrit ainsi au §527: La classe des noms d’instruments se rattache très étroitement à celle des noms de lieux: l’endroit où s’accomplit une action, est ensuite considéré comme l’objet qui généralement en facilite l’accomplissement, grâce auquel l’action se produit. Un mot comme l’ital. beveratojo, franç. abreuvoir, esp. abrevadero, port. bebedouro peut d’abord désigner l’auge où l’on abreuve le bétail, mais ensuite aussi l’objet qui contient l’eau ou l’endroit où s’exécute l’action d’abreuver. Dans ce sens, on emploie souvent -toriu ainsi que son synonyme -tore . . . 123 Noms d’instruments/ de lieux en -tor dans la Galloromania Meyer-Lübke fait ici l’hypothèse d’un échange assez naturel, et allant dans les deux sens, entre noms d’instruments et noms de lieux: l’endroit où s’accomplit une action peut arriver à désigner l’instrument qui en permet l’exécution, et vice versa l’instrument peut arriver à désigner l’endroit. Selon cette hypothèse, dormeour, ovreour et parleour auraient d’abord été des noms d’instruments, avant de subir un déplacement de sens vers les noms de lieux. Or, malheureusement, ces prétendus noms d’instruments qui seraient à la base du déplacement de sens n’ont jamais existé, semble-t-il: non seulement ils ne sont pas attestés, encore est-il difficile de s’imaginer les objets qu’auraient pu dénoter, au Moyen Âge, les signifiés ‘instrument qui sert à dormir, travailler, parler’. Cette explication n’est donc pas faite pour nous convaincre, et Meyer-Lübke lui-même ne semble pas en avoir été convaincu pleinement, à en juger par le fait qu’il proposera une explication différente dans sa grammaire historique du français de 1921. Comme le montrent les passages cités plus haut, Meyer-Lübke a proposé son explication d’une extension sémantique métonymique instrument lieu non seulement pour l’ancien français, mais aussi pour les formations correspondantes de l’ancien occitan, comme obrador ou dormidor, et même de l’espagnol (obrador). Or, en ce qui concerne l’ancien occitan, les manuels classiques, parus après la Grammaire des langues romanes, proposeront une explication différente. C’est Grandgent 1905 qui semble avoir été le premier à voir dans aoc. -dor l’aboutissement phonétiquement régulier du lat. -toriu: Ry r’, which developed into ir when it remained medial, but became r at the end of a word: . . . *donat õ ria donad ô ira . . . *punit õ ria punid ô ira, c ö rium cu ⁄ r, *donat õ rium donad ô r . . . *punit õ rius punid ô rs. (p. 67) Le même point de vue se trouve après lui, explicitement ou implicitement, chez Schultz-Gora 1906: 110, Adams 1913: 54 ou Anglade 1921: 375. Dans sa grammaire de 1921, Meyer-Lübke se range, lui aussi, à ce point de vue et l’exploite pour proposer une nouvelle explication des noms de lieux en -eour. Selon cette nouvelle explication, ces noms de lieux de l’ancien français seraient des emprunts à l’occitan: Das persönliche -eur [sc. avec un sens instrumental ou locatif; F. R.] ist im Altfranzösischen noch selten: mireour ‘Spiegel’, tailleour ‘Teller’ und die ortsbezeichnenden dormeour ‘Schlafzimmer’, ovreour ‘Arbeitszimmer’, parleour ‘Sprechzimmer’ bilden eine Gruppe von unter sich in innerem Zusammenhang stehenden Wörtern, und da es sich um Ausdrücke des verfeinerten Lebens handelt, so ist es nicht ganz ausgeschlossen, daß sie prov. Bildungen auf -dor nachgeahmt sind, dann aber nicht hierhergehören, da -dor im Provenzalischen auch der Vertreter von -toriu ist. (§66) L’hypothèse d’emprunts à l’occitan, avancée, il est vrai, avec hésitation, serait donc étayée, selon Meyer-Lübke, par l’appartenance des instruments et locaux désignés à la sphère de la vie raffinée. Cette caractérisation sociologique a une certaine 124 Franz Rainer plausibilité pour tailleour, invention de l’époque qui s’est diffusée dans l’Europe entière à partir de la France (cf. aussi all. Teller), mais on a du mal à percevoir le raffinement de l’ouvroir . . . Pour deux autres mots instrumentaux ou locatifs en -eour non contenus dans le passage cité, Meyer-Lübke lui-même semble s’être aperçu du manque de plausibilité d’une telle caractérisation sociologique, puisqu’il les traite séparément: «Ebenfalls unter sich zusammenhängend sind bateor und foleor ‘Walkmühle’». Bien que l’hypothèse d’emprunts à l’occitan semble donc se heurter à certains problèmes du côté de Wörter und Sachen, l’idée même de l’emprunt s’avérera très fructueuse. 2.3 Le roumain Il faut encore mentionner ici une autre idée de la Grammaire des langues romanes de Meyer-Lübke à cause de son importance pour le travail de Baldinger qui se trouvera au centre du chapitre 4. Confronté au problème que lat. -tor aurait dû donner, selon les lois phonétiques du roumain, -toare, tandis que la forme qu’on trouve effectivement est -tor, Meyer-Lübke émet l’hypothèse d’un remplacement complet, dans la Dacoromania, du lat. -tor par -toriu, dont le résultat phonétique régulier est -tor (cf. §490 et 491). Cette idée, qui est présentée en passant et sans discussion approfondie dans la Grammaire des langues romanes, sera reprise par Baldinger et lui servira de base pour son hypothèse d’un changement de suffixe de sens inverse qui aurait eu lieu en occitan et dans certains dialectes du Nord de la France. Quand Baldinger a repris cette hypothèse de Meyer-Lübke, il ne semble pas avoir eu conscience du fait que Graur avait déjà montré, dans un travail de 1929, qu’elle était intenable. Si celle-ci a l’avantage de résoudre le problème phonétique, disait Graur, elle est au contraire assez «surprenante» dès qu’on la regarde du point de vue sémantique: Rien . . . ne nous fait voir comment -torius serait arrivé à fournir des noms d’agent en roumain, car, si la phonétique ne nous permet pas de tirer -tor de -torem, le sens nous interdit également de le rapprocher de -torius. (p. 106-07) Un peu plus loin, Graur 1929: 109 se fait un plaisir de relever que Meyer-Lübke lui-même n’était pas très conséquent sur ce chapitre puisque dans le REW il fera dériver roum. dator du lat. debitor ou roum. pastor du lat. pastor: des étymons comme debitorius ou pastorius, ajoute-t-il, seraient en effet «malaisés à imaginer». L’explication alternative proposée par Graur est exposée d’une manière si succincte dans les passages suivants, que la meilleure solution sera de les citer directement: Il [c.-à-d. le suffixe latin -trix] a dû disparaître de bonne heure, de sorte que l’on a été obligé de former un nouveau féminin, par le même procédé qu’on avait employé pour les thèmes en 125 Noms d’instruments/ de lieux en -tor dans la Galloromania nasale: on a tiré de -tor un féminin en -ia, -toria, qui pouvait se confondre avec les adjectifs féminins en -toria; . . . tutoria ‘tutrice’ (cité par Olcott, Studies, p. 193) . . . Si l’on admet que les mots en -tor ont pu avoir des féminins en -toria, comme les mots en -onont eu des féminins en -onia, le reste est facile à reconstituer: suivant les lois phonétiques du roumain, le masculin -tore et le féminin -toria devaient se confondre sous la même forme, -tore, plus tard -toare, qui avait un aspect féminin. On a été obligé alors de refaire un masculin, car cette catégorie de mots ne pouvait pas tolérer la confusion des genres. La preuve que -toare devait être pris pour un féminin nous est fournie par les noms abstraits en -or-, qui étaient masculins en latin et qui sont devenus des féminins en roumain: lingoare ‘maladie, fièvre tiphoïde’, de languor; sudoare ‘sueur’, de sudor, etc. . . . Au moment où l’on a été obligé de refaire un masculin à -tore, on a fabriqué un -toriu, peutêtre sous l’influence de -oniu, qui avait été tiré de -one (de même que -tore, -one, fournissait des noms d’agent); il est plus vraisemblable cependant que -torius existait en roumain, représentant le lat. -torius, et, dans ce cas, l’explication du nouveau masculin -tor serait plus facile à donner: -toria, féminin de -tor, et -toria, féminin de -torius, s’étaient confondus dès le latin; le roumain a dû encore confondre, sous la forme -tore, -toare, le féminin -toria et le masculin -tor. Suivant le cas, le masculin de -tore était donc tantôt -tore, tantôt -toriu, et comme le masculin -tore était embarrassant, puisqu’il avait la même forme que le féminin, on a naturellement généralisé l’autre forme masculine, -toriu, qui ne prêtait pas à la confusion. Il faut tenir compte aussi du fait qu’au pluriel -tor, -toare et -torius devaient se confondre sous la forme -tor $ et que ces deux suffixes ne différaient pas beaucoup pour le sens. (p. 110-11) Selon Graur, donc, lat. -tor a été transmis normalement en roumain comme dans le reste de la Romania, mais à la suite d’une homophonie gênante avec les nouveaux féminins en -tore (plus tard -toare) issus du lat. vulg. -toria - qui avait remplacé lat. -trix - la forme -tore/ -toare du masculin a été refaite en -tor soit sur le modèle de l’alternance des noms d’instruments, qui avaient la forme -tor (du lat. -toriu) au masculin et -tore/ -toare (du lat. -toria) au féminin, soit sur la base du pluriel commun -tor $ . 3. Dubois et Spence Comme nous l’avons déjà dit, l’idée de Meyer-Lübke de voir dans les noms d’instruments en -tor le résultat d’une extension métaphorique a connu un très bon accueil. Pour nous limiter au seul domaine galloroman 3 , nous voyons, par exemple, Ronjat tout acquis à l’idée dans sa grammaire de l’occitan de 1937: «Par une métafore toute naturelle . . ., l’objet, instrument, outil, etc. qui sert à exécuter un travail peut recevoir un nomen actoris; parfois un même mot désignera et l’actor et l’instrument, ex. devanaire ‘dévideur; dévidoir’ . . .» (p. 376). Avec Dubois 1962: 40, cette idée prend un tournant légèrement différent: un rapport est établi entre l’essor des noms d’instruments en -eur aux XIX e et XX e siècles et la substitution des machines à l’homme dans la Révolution industrielle. Comme conséquence de cette assimilation des machines aux hommes il ne serait plus possible, dans la structure suffixale actuelle, «de séparer les deux groupes (agent et instrument) dont l’inter- 126 Franz Rainer 3 Sur les autres langues, cf. Rainer (sous presse). dépendance est une conséquence du progrès technique». Dubois ne se contente donc pas d’attribuer à la Révolution industrielle l’augmentation spectaculaire du nombre de noms d’instruments en -eur pendant les deux derniers siècles - le PRob recense non moins de 100 néologismes au XIX e , et 159 au XX e siècle -, il formule en outre l’hypothèse d’une espèce de fusion conceptuelle des deux catégories traditionnelles des noms d’agents et noms d’instruments. Ce qu’il n’affirme nulle part, si j’ai bien lu son texte, au moins explicitement, c’est que cette prétendue fusion conceptuelle serait à l’origine des noms d’instruments français en -eur. Or, c’est dans ce sens que Spence 1990: 34 a interprété la thèse de Dubois, qu’il rejette sur la base de l’observation que «the transition towards the adoption of -eur as an instrumental suffix was well advanced before the Industrial Revolution could have exerted any significant influence».Le tableau 1,dans sa colonne de gauche,réunit tous les noms d’instruments en -eur antérieurs à 1800 mentionnés dans l’article de Spence; dans la colonne de droite, j’en ajoute d’autres que j’ai pu recueillir grâce à la consultation du PRob électronique (la première attestation a été contrôlée dans le TLF): Tableau 1: Noms d’instruments en -eur antérieurs à 1800 1377 moteur 1542 caboteur ‘bateau . . .’ 1562 curseur ‘pièce mobile . . .’ (TLF, Scève) 1611 réfrigérateur ‘something refreshing’ [TLF, dans Cotgrave ‘ce qui rafraîchit’] 1643 toueur ‘remorqueur . . .’ (PRob, TLF 1855) 1673 composteur ‘compositor’s stick’ [TLF 1680, dans Richelet, empr. à l’italien] 1690 croiseur ‘navire . . .’ 1701 tuteur ‘support for tree’ [TLF 1702, dans Furetière] 1728 régulateur [TLF ‘appareil ou système qui assure une régulation’] 1744 ventilateur ( angl. ventilator [Hales]) 1752 compteur ‘part of clock mechanism’ [TLF, dans Trévoux] 1753 digesteur ‘apparatus for extracting soluble elements’ [TLF 1752, dans Trévoux] 1753 condensateur ‘apparatus for condensating gases’ [TLF, dans l’Encyclopédie] 1761 transpositeur [PRob ‘dispositif . . .’; TLF] 1762 secteur [PRob ‘Instrument . . .’; TLF] 1771 conducteur [TLF, dans Trévoux] 1776 curseur [TLF, astron.] 1783 secoueur [TLF 1782 ‘instrument employé pour détacher les moules des pièces . . .’] 1783 tabouret isolateur [TLF, subst. 1832] 1792 indicateur («as name of publication») 1796 condenseur ( angl. condenser) [TLF, baptisé ainsi par Watt lui-même] Ce qui frappe d’abord dans cette liste, c’est l’absence de nos noms d’instruments de l’ancien français (cf. 2.1) 4 : au lieu de l’afr. mireour nous avons aujourd’hui uniquement miroir, au lieu de couverteour uniquement couverture (couvertoir a disparu 127 Noms d’instruments/ de lieux en -tor dans la Galloromania 4 Ni Meyer-Lübke 1895 ni Meyer-Lübke 1921 ne figurent dans la bibliographie du travail de Spence . . . aussi), au lieu de rasour uniquement rasoir 5 . La liste du tableau 1, établie à partir du lexique moderne - sur la base d’une consultation quelque peu sommaire du Grand Larousse pour la colonne de gauche, du PRob électronique pour celle de droite -, semble devoir s’interpréter dans le sens qu’il y a eu solution de continuité entre la situation de l’ancien français et celle du français moderne (plus précisément: du français standard moderne, parce que nous verrons que la situation des dialectes est bien différente). Ce ne sont donc pas les noms d’instruments en -(e)our de l’ancien français qui ont pu servir de modèles pour les mots du tableau 1. Les premiers exemples de noms d’instruments prototypiques (outils, appareils, machines), comme on peut le voir, ne remontent pas au delà du XVIII e siècle. C’est avec régulateur (1728), auquel le TLF donne le sens ‘appareil ou système qui assure une régulation’, que je ferais commencer la série moderne. Les exemples plus anciens me semblent tous avoir un statut précaire en tant que noms d’instruments. Moteur, par exemple, ne se référait pas, comme aujourd’hui, à un engin, mais à ‘celui, ce qui meut’, que ce soit un homme ou une force de la nature comme l’eau ou le vent. Réfrigérateur (1611) ne désigne pas non plus un instrument prototypique et pourrait être une formation elliptique. Composteur (1673) est un emprunt, et tuteur (1701) a l’air d’un emploi métaphorique (le tuteur-instrument redresse une plante comme le tuteur-agent veille sur un mineur? ). Dans la colonne de droite, on est frappé surtout par les trois noms de bateaux, qui sont parmi les formations les plus anciennes: caboteur (1542), toueur (1643), croiseur (1690). La série parallèle de noms de bateaux en -ier (bananier, pétrolier, etc.) invite à y voir des formations elliptiques. En ce qui concerne l’origine des noms d’instruments, Spence croit devoir l’attribuer à plusieurs facteurs en même temps: l’emprunt (p. 32), l’ellipse (p. 33), la métaphore (p. 33). Le rôle de l’emprunt (calque) est évident, par exemple, dans les cas de ventilateur (1744) et condenseur (1796). Celui de l’ellipse est hautement probable, mais reste à prouver dans le détail (les syntagmes nom + adjectif en -eur devraient être documentés avant les emplois elliptiques correspondants, comme dans le cas de isolateur (1783 adj., 1832 subst.)). En ce qui concerne le rôle de la métaphore, les cas potentiels me semblent peu sûrs et de toute façon inaptes à fournir des «leaders words» efficaces pour le développement ultérieur du -eur instrumental (les remarques à ce propos de la part de Spence sont aussi imprégnées de scepticisme) 6 . La thèse de Spence, enfin, selon laquelle l’-eur instrumental aurait com- 128 Franz Rainer 5 Même constat pour les noms de locaux en -eour (cf. 2.2), qui n’ont pas non plus laissé de trace en français moderne. La raison pour laquelle ils n’ont pas laissé de trace est, comme on le verra plus loin, qu’il s’agissait de régionalismes, c’est-à-dire de mots qui n’appartenaient pas au dialecte de l’Île-de-France. 6 Cf. «It is not implausible that such metaphorical identifications should have arisen in individual cases, but as an explanation of a phenomenon (the use of instrumental -eur) that occurred with such regularity as to be near-universal, it is obviously insufficient, to put it no more strongly. If we look at the early examples of the use of ‘instrumental’ -eur cited above, we see that many of them did not derive from the names of workers, let alone workers who had been displaced by machines . . . » (p. 33). blé la lacune laissée par le déclin préalable de la productivité de -oir (p. 35), est à considérer, dans l’état actuel de nos connaissances, comme purement spéculative et resterait à étayer par des études plus poussées sur ce dernier suffixe. 4. Baldinger 4.1 La thèse de Baldinger La thèse centrale de Baldinger 1972 est que l’emploi instrumental de -tor dans la Galloromania serait dû à un changement de suffixe, c.-à-d. à un remplacement du lat. -toriu par -tor. C’est donc une hypothèse analogue à celle de Meyer-Lübke à propos du roumain, seulement dans le sens inverse. Outre l’idée d’un changement de suffixe, due à Meyer-Lübke, Baldinger accepte encore une autre prémisse du grand romaniste, à savoir l’idée largement acceptée que les noms d’instruments en -tor seraient le résultat d’une extension métaphorique: Le suffixe -atorem sert depuis le latin à désigner des noms d’agents, mais ceux-ci peuvent facilement passer à désigner des instruments. [note 1, renvoi à Dubois; F. R.] Les deux suffixes [c.-à-d. -tor et -toriu] se côtoient donc quant à la forme et quant au contenu (une fonction en commun) [note 2, renvoi à Dubois]. Le roumain a fait table rase en remplaçant -torem par -torium et en créant une nouvelle opposition: le masc. sert à désigner des personnes (noms d’agents), le fém. sert à désigner des choses (instruments). L’opposition des deux suffixes a été remplacée par l’opposition des deux genres. [note 3: renvoi à Meyer-Lübke; F. R.] La Galloromania s’est comportée de façon différente. Le français parisien et littéraire a toujours maintenu l’opposition entre les deux suffixes (anc. fr. -oir/ -our; -eoir/ -eour, . . . frm. -oir/ -eur). Le Midi, tout au contraire, a dès les textes les plus anciens le suffixe -aire (nom.)/ -ador (cas obl.) représentant les deux suffixes latins. On peut supposer que l’anc. prov. a remplacé - comme le roumain, mais dans le sens inverse - un suffixe par l’autre (pas de trace de -torium); Ronjat, prudemment, ne parle que d’un développement parallèle (3, 377). (p. 91-92) La même explication est proposée pour le domaine d’oïl: Le même point de contact sémantique entre les deux suffixes existe dans le Nord. En anc. fr. mireour (dep. le XII e s.) existe à côté de mireoir (dep. le XIII e s.). Dauzat - Dubois - Mitterand indiquent s. v. miroir: XII e s. (mireor) comme s’il s’agissait du même suffixe - et BlWtbg indiquent tout simplement miroir XII e - ce qui est faux quant au suffixe. Nous savons que l’anc. fr. échangeait sans difficulté les suffixes qui avaient à-peu-près la même fonction sémantique - à côté de mireour et mireoir nous avons mirail ( -aculum). Meyer-Lübke était très gêné: il a cru devoir expliquer anc. fr. mireour, tailleour ‘assiette’, dormeour ‘dortoir’, parleour ‘parloir’ comme des emprunts à l’anc. pr.; mais il ajoutait lui-même que cette explication n’expliquerait ni l’anc. fr. bateor ‘moulin à drap’ ni moulin foleour (même sens). Je suis convaincu qu’une explication interne est plus juste: -torem et -torium se rencontrent en anc. fr. - comme ailleurs - dans la fonction de désigner des instruments. Les doublets créent le sentiment d’un échange libre entre les deux suffixes, et, d’après les doublets justifiés fonctionnellement du type mireour/ mireoir on a créé des doublets fonctionnellement non justifiés du type dormeour/ *dormeoir (dormoir est attesté à côté de dortoir, TL), parleour/ parleoir. Le 129 Noms d’instruments/ de lieux en -tor dans la Galloromania FEW, dans les deux cas, n’a pas osé séparer les deux suffixes; je crois qu’il a tort (3, 143b; 7, 609b). M. v. Wartburg les a séparés, pourtant, dans un cas parallèle, dans l’article coopertorium (FEW 2, 1151): anc. fr. couvertoir ‘couverture’ (12 e s. - 1516) -orium, couvertour (12 e s. - 15 e s.) -orem . . . La tendance est la même que dans le midi: remplacement de -orium par -orem; seulement, dans le Nord, cette tendance n’a pas abouti. (p. 94-95) On peut donc reconstruire l’évolution du lat. -tor et -toriu dans la Galloromania telle que la conçoit Baldinger comme un processus en quatre étapes, visualisées dans le tableau 2. L’étape A représente la situation latine. Les latinistes sont unanimes à considérer qu’en latin -tor était uniquement agentif; cf. Leumann 1977: 358-59 pour le latin classique et Stotz 2000: 270-72 pour le latin médieval 7 . C’est à l’étape B que se serait produite la fameuse extension métaphorique des noms d’agents en -tor en noms d’instruments. Baldinger ne nous dit pas exactement à quel moment aurait eu lieu cette extension, mais probablement il l’attribuait au latin vulgaire ou au protoroman puisqu’elle se trouve dans toutes les langues romanes et est déjà attestée dans les premiers textes romans. Suite à cette prétendue extension métaphorique, -tor serait devenu partiellement synonyme de -toriu, depuis toujours instrumental (et locatif). De cette façon, une certaine confusion se serait créée entre le -tor instrumental et -torium, qui aurait induit les locuteurs, à l’étape 3, à remplacer complètement le -toriu instrumental par -tor. À ce point, il ne restait plus de -toriu que l’emploi locatif, qui ne pouvait pas être remplacé directement par -tor puisque ce suffixe n’avait pas encore de sens locatif. Le remplacement de -toriu dans les formations locatives aurait été, selon Baldinger, un processus analogique: si miroir peut être remplacé par mireour, alors parleoir pouvait également être remplacé par parleour, tel aurait été le raisonnement des locuteurs de l’époque. À la fin de ce processus de remplacement, -tor aurait totalement éliminé -toriu dans le domaine d’oc et dans certains dialectes d’oïl. Tableau 2: L’évolution de -tor et -toriu dans la Galloromania selon Baldinger agents instruments lieux A. Situation latine -tor -torium B. Extension métaphorique -tor -torium C. Changement de suffixe -tor -toriu D. Extension analogique -tor Cette reconstruction de l’histoire de -tor et de -toriu dans la Galloromania appelle plusieurs remarques. 130 Franz Rainer 7 Les rares exemples de noms d’instruments en -tor dans les textes médiévaux (italiens) sont influencés par les dialectes romans sous-jacents, comme j’ai argumenté dans Rainer 2004b: 399- 400. 4.2 Y a-t-il jamais eu extension sémantique? L’idée de l’existence d’une étape B est traitée par Baldinger comme une prémisse évidente qui n’a pas besoin de démonstration. Or, bien qu’une longue tradition qui remonte à Meyer-Lübke appuie cette façon de procéder, j’aimerais argumenter maintenant qu’il n’y a jamais eu d’extension métaphorique, ni en latin vulgaire, ni en protoroman ni plus tard, qui aurait transformé des noms d’agents en -tor (ou -tor) en noms d’instruments. Deux arguments au moins me semblent parler en faveur d’une telle position. Le premier est d’ordre sémantique, ou sociologique, si l’on préfère. Blondin, dans son intervention à la suite de la conférence de Baldinger, fit remarquer que «rien ne permet, au temps de la Romania, de songer à une causalité sociologique, qui supposerait une réforme profonde de la manière dont la pensée collective conçoit les rapports entre l’homme-agent et l’objet-instrument de l’action» (p. 167). C’est-à-dire que, si l’idée d’une conception animée de l’instrument peut avoir a priori une certaine plausibilité pour des temps plus récents, où la Révolution industrielle, comme l’avait fait remarquer Dubois, a peuplé le monde de machines qui ressemblent fortement à des agents autonomes, rien de tel n’est concevable pour l’époque protoromane où aurait dû avoir lieu l’extension métaphorique présupposée par l’explication de Baldinger. Pour ma part, j’ai même des doutes quant à la façon de voir de Dubois, mais pour l’Antiquité tardive ou le bas Moyen Âge il est évidemment encore plus difficile de concevoir les motifs qui auraient pu pousser les locuteurs à faire cette extension métaphorique. Mais ce n’est pas par un argument de ce genre que l’on extirpera une idée si solidement ancrée dans les préjugés des romanistes comme celle de l’extension métaphorique des noms d’agents en noms d’instruments. Heureusement il y a du plus solide. En effet, la thèse de Baldinger fait une prédiction assez facile à tester. Si l’étape B est vraiment attribuable au latin tardif ou au protoroman, on devrait s’attendre à ce que les dialectes romans qui n’ont pas participé aux stades C et D, c’est-à-dire dans lesquels -tor et -toriu ne sont pas devenus homonymes, présentent encore aujourd’hui une situation semblable à celle de l’étape B, avec un suffixe -tor polysémique entre emploi agentif et instrumental. À première vue, cela semble bien être le cas, si l’on ne tient compte que des langues romanes standard, qui présentent toutes cette polysémie. Mais dès que l’on se penche sur les dialectes, le panorama change complètement: plus aucune trace d’un -tor instrumental! Or, le témoignage des dialectes est beaucoup plus significatif dans ce contexte, puisque ces derniers ont conservé de façon plus nette la situation originale, étant moins exposés, par exemple, aux influences étrangères ou aux besoins de nomination créés par la Révolution industrielle et par la civilisation moderne en général. C’est dans mon travail sur l’italien (cf. Rainer 2004b) que j’ai testé pour la première fois cette prédiction, avec un résultat qui ne pourrait pas être plus clair: parmi les 69 noms d’agents en -torë du dialecte napolitain, par exemple, où le lat. -tor et -toriu sont restés nettement séparés comme -torë et -turo respectivement, aucun 131 Noms d’instruments/ de lieux en -tor dans la Galloromania n’a un sens instrumental. Si nous répétons cet exercice pour les dialectes du domaine d’oïl, le résultat est identique. Le tableau 3, par exemple, montre qu’aucun des 58 noms d’agents en -tor du parler picard de Boulogne-sur-Mer (cf. Haigneré 1903) ne connaît un emploi instrumental. Le suffixe -tor y prend les quatre formes -eux, -eur, -ère et -ou, dont la première est la forme dialectale, commune à une grande partie des dialectes du domaine d’oïl, résultat de la chute du [r] final de -eur, tandis que -eur et -ère (seulement dans autère ‘auteur’) n’apparaissent que dans des mots empruntés au français standard et -ou semble limité au langage enfantin (pétou, pichou ‘pisseur’, tiou ‘chieur’, vessou). Tableau 3: Les résultats de -tor et -toriu dans le parler de Boulogne-sur-Mer suffixes agentifs suffixes instr.-locatifs -eux -eur/ -ère -ou -ois -oir sens agentif 50 4 4 sens instr.-locatif 23 8 Descendons dans la Meuse et regardons les faits analogues dans les parlers de Vouthous-Haut et Vouthous-Bas (cf. Labourasse 1887). De nouveau, aucune trace d’extension métaphorique pour les formations en -tor (-aw et -oue sont les formes de souche, -eur s’observe dans les emprunts au français standard): Tableau 4: Les résultats de -tor et -toriu dans les parlers de Vouthous (Meuse) suffixes agentifs suffixes instr.-locatifs -aw -oue -eur -euil -oïe sens agentif 10 13 9 sens instr.-locatif 16 4 Dans le parler vendômois présenté dans le tableau 5 (cf. Martellière 1893), même constat: aucun sens instrumental pour le suffixe autochtone -eux, tandis qu’un des quatre mots empruntés au français standard présente un sens instrumental (rateleur ‘grand râteau qui sert aux pauvres à glaner les restes de foin dans les prés’) 8 . 132 Franz Rainer 8 Ce parler connaît aussi une formation instrumentale en -euse (vireuse ‘éclisse à fromage’), qui n’est toutefois pas pertinente dans notre contexte puisque les formations instrumentales en -euse sont probablement empruntées au français standard, où elles sont d’ailleurs assez tardives et dues à une ellipse de machine. Tableau 5: Les résultats de -tor et -toriu en vendômois suffixes agentifs suffixes instr.-locatifs -eux [-ø] -eur -oir [-we] sens agentif 17 3 sens instr.-locatif 1 19 Le dialecte tourangeau de Loches (Rougé 1912), comme le montre le tableau 6, présente une situation similaire: Tableau 6: Les résultats de -tor et -toriu dans le parler de Loches (Touraine) suffixes agentifs 9 suffixes instr.-locatifs -eu -eur -oué -oir sens agentif 25 14 sens instr.-locatif 5 4 En ce qui concerne le dialecte angevin, j’ai choisi deux localités particulièrement bien représentées dans le dictionnaire de Verrier/ Onillon 1908. L’une, Montjean, est située dans l’Anjou central et l’autre, Le Longeron, dans l’Anjou méridional, près de la frontière avec le Poitou. La situation du parler de Montjean ressemble de près à celle des autres dialectes d’oïl (cf. tableau 7) 10 : Tableau 7: Les résultats de -tor et -toriu dans le parler de Montjean (Anjou central) suffixes agentifs suffixes instr.-locatifs -eux -eur -oux 11 -oir -oir [-we] sens agentif 59 38 4 sens instr.-locatifs 11 9 Le parler du Longeron montre pour la première fois un nombre non négligeable de noms d’instruments pour un suffixe issu du lat. -tor, à savoir -oux, que nous 133 Noms d’instruments/ de lieux en -tor dans la Galloromania 9 En plus, devinour ‘devin’ semble contenir un suffix agentif -our. 10 Les auteurs du dictionnaire ont aussi relevé six formations instrumentales en -euse: balladeuse ‘voiture . . . qui se pousse à la main’, râteleuse ‘sorte de petite herse très légère’, rayonneuse ‘sorte de charrue légère . . . laquelle sert à rayonner’, refouleuse ‘refouloir, instrument qui sert à refouler les barres de fer . . .’, suceuse ‘dragueuse à succion’ (néol. 1906), tapeuse ‘nom dont les riverains de la Loire ont baptisé les chalands porteurs de sonnettes qui servent à enfoncer les pilotis pour les travaux de la Loire navigable’. 11 Sur ce suffixe, cf. le parler du Longeron traité immédiatement ci-dessous. avons déjà rencontré dans quatre formations à Montjean, mais seulement avec un sens agentif. Ce suffixe -oux, identique au résultat du lat. -tor dans le Poitou (cf. Pignon 1960: 307, 313-14; aussi Baldinger 1972: 96), appartient à la couche la plus ancienne des formations angevines, remontant à une époque où les dialectes méridionaux s’étendaient encore plus au Nord. Plus tard, l’Anjou a été «oïlisé», ce qui se traduit dans la suffixation agentive par la diffusion du suffixe -eux commun à une bonne partie du domaine d’oïl. Les formations en -eur, comme ailleurs, sont dues à l’influence de la langue standard. La question qui se pose maintenant est de savoir si l’emploi instrumental régulier de -oux au Longeron doit s’interpréter comme preuve en faveur de la thèse de l’extension métaphorique. Tel ne semble pas être le cas. L’emploi instrumental est plutôt dû au fait qu’en ancien angevin, tout comme jusqu’à ce jour en poitevin et en occitan, il y a eu convergence formelle du résultat du lat. -tor et -toriu. Le suffixe instrumental -oux est donc à considérer comme le successeur du suffixe instrumental -toriu, et non pas de -tor 12 . Tableau 8: Les résultats de -tor et -toriu dans le parler du Longeron (Anjou méridional) suffixes agentifs suffixes instr.-locatifs -eux -eur -oux -oir -oir [we] sens agentif 13 16 10 sens instr.-locatif 10 9 1 Les mêmes considérations s’appliquent aussi au suffixe -our que nous rencontrons dans le dialecte saintongeais (cf. Éveillé 1887) du tableau 9. Les trois formations instrumentales se réfèrent toutes à des outils traditionnels dont l’usage remonte très loin dans le temps (les étymons lavatoriu et versoriu sont dans le REW): lavour, machour ‘instrument à briser le chanvre en tige’ (de macher ‘meurtrir’), versour ‘versoir’. Tableau 9: Les résultats de -tor et -toriu dans le dialecte saintongeais suffixes agentifs suffixes instr.-locatifs -eux -eur -our -oué/ -ouer -ois sens agentif 3 20 1 sens instr.-locatif 3 3 1 Dans leur ensemble, les dialectes d’oïl qui ont conservé des formes différentes pour le lat. -tor et -toriu, montrent donc clairement qu’il n’y a jamais eu d’exten- 134 Franz Rainer 12 Les auteurs du dictionnaire ont également relevé quatre formations instrumentales en -euse: balladeuse ‘voiture . . . qui se pousse à la main’, bineuse ‘houe à cheval’, échardeuse ‘machine . . .’, égâilleuse ‘houe à cheval’. sion métaphorique instrumentale, ni du lat. -tor ni de ses successeurs dans le Nord de la France (ni dans le reste de la Romania, comme j’ai essayé de le montrer dans Rainer 2004a et b). Mais si l’on rejette l’hypothèse de l’extension sémantique, tout l’édifice de Baldinger s’écroule en même temps, puisque son explication présuppose crucialement cette hypothèse: le changement de suffixe peut seulement avoir lieu entre suffixes synonymes (cf. 4.3). Avant de proposer une explication alternative, il vaut toutefois la peine de regarder encore de plus près la notion, centrale dans l’explication de Baldinger, de changement de suffixe. 4.3 Qu’est-ce qu’un changement de suffixe? Comme il a été mentionné dans 2.3, Baldinger s’était inspiré pour sa thèse du changement de suffixe de l’analyse du roumain de la part de Meyer-Lübke. Dans sa grammaire historique du français de 1921, ce dernier définit de la façon suivante la notion de changement de suffixe, qui d’ailleurs n’apparaît dans aucun dictionnaire de linguistique: . . . beruht der Suffixwechsel oder besser die Suffixverdrängung darauf, daß ein seltenes Suffix durch ein häufigeres derselben Funktion ersetzt wird. (§15) 13 «Changement de suffixe» signifie donc «remplacement d’un suffixe par un autre», où, par suffixe, il faut entendre un signe, c’est-à-dire une unité composée d’un signifiant et d’un signifié 14 . Un changement de suffixe se distingue ainsi d’un changement uniquement sémantique ou uniquement formel, ce qui nous permet de classifier les changements dans la suffixation (et la formation des mots en général) en trois catégories, appelées dans le tableau 10 changement sémantique, changement de suffixe, et changement formel: Tableau 10: Trois types de changement dans le domaine suffixal changement sémantique changement de suffixe changement formel signifié + + - signifiant - + + Selon Baldinger, la convergence du lat. -tor et -toriu en occitan et dans certains dialectes d’oïl serait, dans la terminologie du tableau 10, un vrai cas de changement de 135 Noms d’instruments/ de lieux en -tor dans la Galloromania 13 Piel 1966 ajoute: «Statt ‹Suffixwechsel› oder ‹Suffixverdrängung› könnte sich auch der (neutralere) Ausdruck ‹Suffixablösung› empfehlen.» 14 Lindemann 1977: 1, dans sa belle étude du passage de -eresse à -euse et -trice, se sert dans sa définition du terme Muster au lieu de Suffix: «Unter Suffixwechsel soll die Ersetzung eines Musters im Hinblick auf eines oder mehrere andere Muster . . . verstanden werden». suffixe qui, en plus, montrerait la particularité d’avoir eu lieu «dans tous les mots» (p. 97; c’est B. qui souligne). Nous avons déjà vu que la thèse du changement de suffixe ne peut être correcte étant donné que le -tor instrumental protoroman qu’elle présuppose nécessairement s’est avéré être un fantôme. L’observation - correcte, celle-ci - que ce soi-disant changement de suffixe aurait eu lieu dans tous les mots contribue à renforcer notre scepticisme, puisque normalement un tel processus se déroule au cours de plusieurs décennies, voire plusieurs siècles, et aboutit rarement à un remplacement total de l’un des suffixes par l’autre. Normalement, le suffixe régressif laisse tout de même quelques traces, comme par exemple -eresse en français standard (cf. chasseresse, etc.) face à -euse et -trice.Dans mon interprétation des faits, au contraire, le manque d’exceptions est dû au fait que nous avons affaire non pas à un changement de suffixe mais seulement à un changement formel. 5. La solution de l’énigme La solution du problème, je crois, a déjà été envisagée correctement, au moins dans ses grandes lignes, par Blondin dans son intervention après la conférence de Baldinger. Après avoir énuméré les noms d’instruments et de lieux en -tor de l’ancien français contenus dans la grammaire historique de Meyer-Lübke (cf. 2.1 et 2.2), Blondin avance l’interprétation suivante: Nous n’avons point entrepris de recherches sur l’origine de ces formes, mais il nous paraît d’emblée qu’elles doivent être interprétées - soit comme des francisations des formes provençales correspondantes, la langue, sans souci de la sémantique, ayant donné -eou, aboutissant de -atore, pour équivalent phonique au suffixe provençal -adu, quels que fussent son origine et son contenu; - soit comme des dialectalismes originaires des régions d’oïl où l’évolution phonétique avait mené à l’homophonie, comme dans le domaine provençal, les suffixes -atore et -atoriu . . . Je suis persuadé que, quoique tombés dans l’homophonie (et à mon avis par des voies purement phonétiques), les suffixes -atorem et -atorium . . . restent nettement distincts sur le plan de la conception sémantique. (p. 166) Contre Baldinger, qui l’avait rejetée explicitement sur la foi de ce que disent Pignon sur le dialecte poitevin et Bloch sur le dialecte des Vosges 15 , Blondin défend donc la thèse de la convergence phonétique. Nous avons déjà vu sous 2.2 que les spécialistes de l’ancien occitan, à la suite de Grandgent, avaient avancé cette même explication. En dehors du domaine galloroman, il y a d’autres cas encore où la convergence du lat. -tor et -toriu en un seul suffixe est attribuable au changement phonétique, par exemple en catalan où, comme en ancien occitan, les deux suffixes deviennent -dor (cf. Moll 1952: 295-96), ainsi que dans plusieurs dialectes italiens (cf. Rainer 2004b: 406-07 pour ceux des Abruzzes et de Venise). 136 Franz Rainer 15 On peut probablement ajouter à cette liste de sceptiques Fouché 1958: 305-06, 415. Mais le changement phonétique à lui seul ne saurait expliquer tous les cas 16 . Nous avons déjà vu sous 2.3 que Graur a défendu, avec de bonnes raisons, je crois, la thèse selon laquelle la convergence de -tor et -toriu en roumain était due à l’influence analogique de ce dernier sur -tor. Pour ma part, j’ai montré dans Rainer 2004b: 407-10 que la convergence sous la forme -tore dans le dialecte de Rome ne pouvait pas non plus s’expliquer en termes de changement phonétique (lat. -ariu y devient -aro, tandis que -toriu devient -tore). L’explication que j’ai proposée est celle d’une influence analogique de -tore, résultat régulier du lat. -tor, sur -toro, résultat régulier du lat. -toriu, par l’entremise du pluriel commun -tori. Des cas de réfections analogiques du singulier sur le pluriel sont attestés aussi ailleurs; Ronjat 1937: 374, par exemple, écrit à propos de l’occitan: «la finale -ou pour vpr. -or n’est fonétiquement normale qu’en l.guy. aq., etc. (§§390-2); ailleurs, notamment en prov. litt., il i a eu réfection sur le plur. (ancienne altern. -or/ -os, §390)». Une troisième source pour des influences analogiques est constituée, pour une langue où la déclinaison est restée bicasuelle, comme l’ancien occitan, par ces deux formes casuelles. C’est à une telle analogie, je crois, qu’on peut attribuer l’emploi instrumental ou locatif de -aire/ -eire en occitan, pour lequel nous avons déjà cité sous 3. l’exemple devanaire ‘dévideur; dévidoir’. Cet emploi, pour des raisons phonétiques, ne peut pas remonter directement à -atoriu/ -itoriu. Mais on n’est pas obligé pour autant d’en conclure qu’on a affaire à une extension sémantique: on peut imaginer aussi que le nominatif -ador/ -edor des noms d’instruments et de lieux, issu de -atoriu/ -itoriu, ait été remplacé par -aire/ -eire sur le modèle des noms d’agents, où ces formes sont le résultat phonétiquement régulier du lat. -ator/ -itor (c’est-à-dire du nominatif, et non pas du cas oblique -tore(m)). Un argument décisif pour ce point de vue me semble être constitué par le mot terraire ‘territoire’ de l’ancien occitan, que Adams 1913: 56 N1 interprète à raison, je crois, comme nominatif analogique à partir de terrador, résultat direct du lat. territorium. On peut donc conclure que la convergence de -tor et -toriu dans beaucoup de dialectes romans est à considérer comme un changement purement formel. Cette conclusion est corroborée aussi par le fait qu’au niveau des lexèmes, on observe une grande constance depuis le latin (cf. Rainer 2004b: 409-10): des mots tels que abbiberatoriu ‘abreuvoir’, cacatoriu ‘lieu d’aisances’, coopertoriu ‘couverture’, lavatoriu ‘lavoir’, oratoriu ‘oratoire’, rasoriu ‘rasoir’, versoriu ‘versoir’, etc. se sont conservés dans une grande partie de la Romania avec leur sens original, indépendamment de la question de savoir si, d’un point de vue formel, leur suffixe se distingue du successeur de -toriu ou non. Si donc, dans un dialecte roman donné, le résultat du lat. rasoriu ‘rasoir’ présente un suffixe identique au résultat du lat. -tor, 137 Noms d’instruments/ de lieux en -tor dans la Galloromania 16 Il n’est pas toujours facile, d’ailleurs, de décider si une certaine forme dialectale peut être l’aboutissement phonétiquement régulier du suffixe latin -t õ riu ou non, surtout parce qu’il n’y a aucun lexème en -t õ riu transmis par voie populaire et où -t õ riu ne représente pas ce suffixe. Les cas les plus proches parmi les lexèmes simples sont c o riu ‘cuir’ et f õ ria ‘foire, diarrhée’, mais l’un a une voyelle brève et l’autre est une forme féminine. il ne faut pas en conclure pour autant qu’on ait formé à quelque moment un rasator de sens instrumental 17 , mais plutôt que la forme du suffixe -toriu s’est confondue avec celle de -tor, soit par l’action des lois phonétiques, comme le pensait déjà Blondin, soit par l’action de l’analogie à l’intérieur des paradigmes rudimentaires que connaît le substantif roman (nominatif-oblique, singulier-pluriel, masculin-féminin avec les noms humains). Il faut laisser aux spécialistes le soin de déterminer quelle est l’explication correcte pour chaque dialecte. À part l’action des lois phonétiques et de l’analogie, l’emprunt peut évidemment contribuer lui aussi à créer une convergence entre -tor et -toriu. Malkiel 1988, par exemple, a montré que les noms de lieu en -dor de l’espagnol, où le résultat phonétiquement régulier de -toriu est -dero, étaient des emprunts (au galloroman ou au catalan). Dans Rainer 2004a, j’ai essayé de montrer que la même explication s’applique aussi, probablement, aux plus anciens 18 noms d’instruments espagnols en -dor. L’emprunt est aussi, selon toute probabilité, à la base des noms d’instruments et de lieux en -eour de l’ancien français. Mais plus qu’à l’occitan, il faut probablement penser comme sources aux dialectes d’oïl où il y a eu convergence formelle, pour une raison ou une autre, entre les deux suffixes. Baldinger lui-même, je crois, a montré le chemin à suivre dans l’établissement de l’étymologie de ces formations de l’ancien français, à ce jour embarrassantes pour les lexicographes français: . . . nous parlons toujours d’ancien français comme si cela existait. Ce qui a existé ce sont les scriptae de toutes les régions; mon ami Gossen en sait raconter quelque chose. L’anc. fr. c’est la scripta de la région parisienne, rien de plus. Prenons un seul exemple. Le FEW (3, 266b) cite: anc. fr. eschofaitor ‘pièce chauffée’ (R 34, 174; Niort 1270), eschaufetour ‘foyer, habitation chauffée’, anc. prov. eychaufeytour (lim. 1443; Bphhist 1925, 72) - sans se prononcer sur le suffixe, mais interprété probablement comme -orem puisque les formes citées suivent -oire -oria. En effet, Gdf cite sub eschaufeteur 3 exemples: eschauffetour (1486 et 1494), eschauffeteur (1487); mais tous les exemples, ceux du FEW et du Gdf, sont poitevins (dép. Deux-Sèvres et Vienne). Il faut donc tout d’abord remplacer l’indication anc. fr. du FEW par anc. poit. Et continuer nos recherches dans le Poitou. Jean [sic; c.-à-d. Jacques; F. R.] Pignon a étudié de près L’évolution phonétique des parlers du Poitou (1960). Il apporte d’autres témoignages: fesseours (fossorium) en 1313, chaufeour (calefactorium) dans le même document, fessor (fossorium) dans les cout. d’Oléron, presor, presour (pressorium), couvertour (coopertorium), eschofaitor (excalefactorium, attesté vers 1120). Pignon ajoute des noms de lieu du 138 Franz Rainer 17 Cf., par exemple, Ronjat 1937: 377: «Prov. litt. rasour ‘rasoir’ r ñ s õ re (nomen actoris devenu nom d’instrument)». Un emploi massif d’étymons fantômes de ce type est fait dans Guerlin de Guer 1901: 49-51 à propos du parler de Thaon (Normandie). Cet auteur renvoie aussi aux «anciennes formes lavur, lavour, laveour, qui sont les ancêtres de notre produit patois et attestent bien une désinence -atorem.» En réalité, ces formes prouvent seulement que la convergence de -tor et -toriu est très ancienne en Normandie (cf. Goebl 1989), comme aussi dans les autres dialectes. 18 Nous avons déjà vu que l’explication pour les formations modernes, c’est-à-dire entrées dans la langue à partir du XVIII e siècle et appartenant uniquement aux langues standard, est partiellement différente. Là, l’emprunt aux langues étrangères joue un rôle important, mais aussi, semble-t-il, l’ellipse. Poitou: Lavoux (lavatorium, Laveour en 1286), (Oradour (oratorium), dép. H. Vienne). En plus, Pignon constate que -orium, dans les patois actuels, est régulièrement représenté par -u (salou ‘saloir’, versou ‘versoir’, lavou ‘lavoir’, râzou ‘rasoir’, abeurvou ‘abrevoir’, etc.). On s’attendrait pourtant à -œ, résultat normal de ô + y (Pignon p. 313), -our, -eour étant le résultat poitevin normal de -orem, -atorem. En Poitou, donc, il y a eu substitution de suffixe: -orium a été remplacé très tôt par -(at)orem - nous retrouvons la solution de l’anc. prov., mais cette fois-ci dans un domaine et à travers des attestations qui sont qualifiés d’anc. fr. par le FEW! Ceci nous montre clairement qu’il faudra reprendre l’histoire de -orem et de -orium dans le Nord de la France sur une base dialectale. (p. 96-97) Il ne reste plus qu’à mettre la main à la pâte . . . Vienne Franz Rainer Bibliographie Adams, E. L. 1913: Word-Formation in Provençal, New York Anglade, J. 1921: Grammaire de l’ancien provençal, Paris Baldinger, K. 1972: «Quelques problèmes de la suffixation dialectale», in: G. Straka (ed.), Les dialectes de France au Moyen Âge et aujourd’hui, Paris: 85-169 Dubois, J. 1962: Étude sur la dérivation suffixale en français moderne et contemporain, Paris Éveillé, M.-A.-A. 1887: Glossaire saintongeais, Paris Foerster, W. 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