Vox Romanica
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0042-899X
2941-0916
Francke Verlag Tübingen
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2005
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Kristol De Stefani«Est-ce que tu pourrais m’aider?» vs. «Je voudrais te demander si tu pourrais m’aider.»
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2005
Muriel Warga
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«Est-ce que tu pourrais m’aider? » vs. «Je voudrais te demander si tu pourrais m’aider.» Les requêtes en français natif et en interlangue L’acquisition de la compétence pragmatique pose des problèmes considérables aux locuteurs non-natifs. Dans cette étude, nous partirons d’un bilan des travaux consacrés à la production de l’acte de langage de requête par des locuteurs non-natifs. Ensuite nous examinerons un corpus de requêtes produites par des apprenants de français de trois niveaux, ainsi que par des locuteurs natifs du français et de l’allemand. Nous comparerons la formulation des requêtes d’apprenants du français avec celle de locuteurs natifs. Les implications didactiques de ces recherches seront discutées dans la dernière partie de l’étude. L’analyse révèle qu’il existe aussi bien des similitudes que d’importantes différences entre les locuteurs natifs et les apprenants. Souvent ces derniers ne se distinguent pas des natifs quant au caractère plus ou moins direct d’une requête mais plutôt dans la formulation même. À cela s’ajoute que tous les changements qui se produisent entre le niveau le moins avancé et le niveau le plus avancé ne sont pas progressifs. Ces résultats suggèrent que l’enseignement est souvent insuffisant pour la maîtrise de la compétence pragmatique. 1. Introduction No ‘error’ of grammar can make a speaker seem so incompetent, so inappropriate, so foreign as the kind of trouble a learner gets into when he or she doesn’t understand or otherwise disregards a language’s rules of use. (Rintell/ Mitchell 1989: 248) Dans le monde d’aujourd’hui, caractérisé par d’innombrables échanges exolingues, à savoir asymétriques entre un locuteur natif et un non-natif, il ne suffit certainement pas de maîtriser le lexique, la syntaxe et la morphologie d’une langue étrangère 1 . Comme le soulignent Rintell/ Mitchell 1989 dans la citation mentionnée ci-dessus, il est au moins aussi important de maîtriser les règles d’usage, à savoir l’aspect pragmatique d’une langue, pour réussir dans une conversation en langue étrangère. En effet, un locuteur natif en situation exolingue sera très probablement moins dérouté par une erreur grammaticale de son interlocuteur que par une erreur pragmatique. Le développement de la grammaire des apprenants de français langue étrangère a déjà fait l’objet de nombreuses études. Le développement des compétences pragmatiques, en revanche, a été beaucoup moins étudié. Nous chercherons donc à combler ici cette lacune en étudiant l’acquisition de la compétence pragmatique Vox Romanica 64 (2005): 141-159 1 Dans le présent article nous distinguons entre langue étrangère et langue seconde. D’après Ellis 1994: 11-12, une langue étrangère est apprise par instruction en milieu guidé, tandis qu’une langue seconde est apprise par communication en milieu naturel. dans le domaine de l’acte de langage de requête par des apprenants germanophones autrichiens de niveau intermédiaire de français. Avant d’examiner un corpus de requêtes produites par des apprenants de français ainsi que par des locuteurs natifs de français et d’allemand, nous analyserons la conception de l’acte de requête et passerons en revue un certain nombre d’études consacrées à la production de requêtes par des apprenants d’une langue étrangère/ seconde. Nous comparerons ensuite les différences dans les formulations en nous concentrant sur l’acte directeur de la requête. Les implications didactiques de ces recherches seront discutées dans la dernière partie de l’étude. 2. La requête Selon la définition de Kerbrat-Orecchioni 2001: 84, l’acte de langage de requête fait partie de la catégorie des demandes qui sont des directifs. Contrairement aux questions qui seraient des «demandes d’un dire», les requêtes, elles, représenteraient des «demandes d’un faire» 2 (Kerbrat-Orecchioni 2001: 84). Nous parlerons donc de requête lorsqu’un locuteur demande verbalement à son interlocuteur d’accomplir un acte non langagier. L’acte de langage de requête a été abondamment étudié par des chercheurs anglo-américains dans le domaine de la pragmatique interculturelle ainsi que dans la pragmatique de l’interlangue 3 . L’intérêt porté à la requête tient sans doute à son caractère «menaçant» 4 (cf. Brown/ Levinson 1978), qui explique aussi la grande diversité de formulations possibles pour une requête donnée. Celles-ci varient en effet considérablement non seulement d’un point de vue intraculturel, mais aussi interculturel (voir p. ex. Blum-Kulka/ House/ Kasper 1989 et Kerbrat-Orecchioni 2001: 174). A cela s’ajoute que la requête est un acte de langage très fréquent dans la langue de tous les jours et qu’elle compte parmi les premiers actes maîtrisés par un enfant au cours de son développement linguistique. La réalisation peut - mais ne doit pas - coïncider avec l’unité-phrase, les requêtes impositives 5 étant fréquemment de dimension supérieure, comme le constate Held 1995: 421. La requête se compose d’un acte central généralement encadré de diffé- 142 Muriel Warga 2 Kerbrat-Orecchioni 2001: 84-85 souligne cependant que la frontière entre question et requête est dans certains cas imprécise. 3 Comme nous l’avons mentionné plus haut, les recherches consacrées à l’acquisition d’un acte de langage sont rares. C’est pour tenter de combler cette lacune que cette étude portera sur l’acquisition de l’acte de langage de requête. 4 «Menaçant» surtout pour la face négative du destinataire (voir la théorie de la «face» de Brown/ Levinson 1978). 5 L’imposition représente l’un des trois paramètres généraux - les deux autres étant la dominance et la distance - proposés par Brown/ Levinson 1978. L’imposition se présente comme l’obligation de l’interlocuteur de satisfaire à la requête. Kerbrat-Orecchioni 2001: 105 parle à ce propos du «poids» de l’action directive. rents actes subordonnés. Alors que l’acte central donne à cet ensemble sa valeur pragmatique globale - sa valeur illocutoire -, les actes subordonnés ont pour fonction d’adoucir ou bien de durcir cette valeur. Il convient cependant de souligner que l’effet de politesse ou d’impolitesse d’une requête ne dépend pas seulement de la réalisation de l’acte central, mais repose aussi sur les actes subordonnés (p. ex. l’introduction, la conclusion). Comme le montre l’exemple mentionné ci-dessous, une requête impositive se compose généralement de trois parties: - introduction: J’ai un service à te demander. - acte central: Est-ce que tu pourrais m’aider avec ma présentation? - conclusion: Ce serait très gentil. L’analyse complète de l’acte central et des actes subordonnés dépasserait de loin le cadre de cette étude. Étant donné que l’acte central - comme le suggère son nom - est à tel point constitutif de la valeur illocutoire de la requête qu’il ne peut normalement pas être omis, nous nous contenterons de faire ici le point sur celui-ci. 3. La requête en langue étrangère/ seconde De nombreuses recherches ont démontré que la compétence pragmatique ne se développe pas automatiquement de façon parallèle aux compétences grammaticale et lexicale chez les apprenants d’une langue étrangère (Bardovi-Harlig 1999, Bardovi-Harlig/ Dörnyei 1998, Niezgoda/ Röver 2001, voir Kasper 2000 pour une discussion récente). Les études consacrées à la requête ont révélé que non seulement les apprenants dits «débutants» au niveau grammatical mais aussi les apprenants dits «intermédiaires» et «avancés» éprouvent de grandes difficultés à maîtriser les normes pragmatiques de la langue cible 6 . En ce qui concerne le fonctionnement de l’acte central d’une requête, les recherches disponibles montrent qu’il existe des similitudes, mais aussi d’importantes différences entre les apprenants et les locuteurs natifs. Dans la plupart des langues, les formulations indirectes conventionnelles sont les plus fréquentes chez les natifs et les non-natifs (cf. Billmyer/ Varghese 2000, Held 1995, House/ Kasper 1987, Le Pair 1996, Trosborg 1995, Van Mulken 1996).Au-delà de cette similitude frappante, on a cependant constaté que les formulations mêmes varient significativement entre les natifs et les apprenants. Ainsi, il ressort de l’étude sur l’espagnol langue étrangère de Le Pair 1996: 663-64 que, parmi les requêtes indirectes conventionnelles, les apprenants emploient deux fois plus de questions en poder (Podrias . . .? ) et de questions sur la possibilité (Es posible que . . .? ) que les locuteurs natifs. Ceuxci utilisent considérablement plus de questions sur la volonté (Quisiera Ud. . . .? ) que les apprenants. Il en va de même pour les formulations indirectes non-convention- 143 Les requêtes en français natif et en interlangue 6 A propos du problème de la norme du locuteur natif cf. House/ Kasper 2000. nelles, nommées allusion 7 : elles diffèrent considérablement au niveau qualitatif entre les natifs et les non-natifs dans la mesure où, comme le notent Weizman 1993 et Trosborg 1995, les allusions produites par les apprenants ne seraient souvent pas des requêtes qui manquent intentionnellement d’acte central mais constitueraient plutôt des tentatives ratées pour énoncer une requête. Par ailleurs, on a constaté que les apprenants - avant tout ceux de niveau débutant - avaient tendance à utiliser des stratégies de requête plus directes que les locuteurs natifs (Billmyer/ Varghese 2000, Hill 1997, House/ Kasper 1987, Kasper 1981) 8 . Comme le remarquent par exemple Kasper 1981, Hill 1997 ou bien Ellis 1992, les formulations impératives, généralement rares chez les natifs, occupent une place importante parmi les stratégies directes chez les non-natifs. En outre, de nombreuses études dans le domaine de la sociopragmatique ont montré que le choix d’une stratégie de requête déterminée est fortement lié à son contexte social et situationnel. Tout locuteur natif possède donc une compétence sociopragmatique. Les apprenants, en revanche, ne disposent souvent que d’un seul registre en langue étrangère et se trouvent dans l’incapacité d’adapter leur stratégie de requête au contexte social et situationnel 9 . Ainsi, dans une des rares études longitudinales sur la pragmatique de l’interlangue, Ellis 1992 constate que la compétence sociopragmatique de ses deux sujets ne s’était pas développée significativement, bien que l’étude se soit étendue sur environ deux ans 10 . Les résultats d’Ellis 1992 ainsi que ceux de Rose 2000: 55, par exemple, suggèrent donc une priorité de l’appropriation pragmalinguistique par rapport à l’appropriation sociopragmatique. Outre le caractère plus ou moins direct et la quantité et qualité des actes subordonnés, il existe une troisième dimension décisive pour la politesse d’une requête, à savoir les marqueurs de modalité internes 11 . L’usage de ces marqueurs par les apprenants a été abondamment étudié pour l’anglais. Il ressort assez clairement de ces études que les apprenants emploient significativement moins de marqueurs de modalité internes que les locuteurs natifs (cf. p. ex. Hill 1997, Kasper 1981, Trosborg 1995). Ceci peut avoir pour conséquence que la requête est perçue comme plus agressive. 144 Muriel Warga 7 Dans notre classification, une allusion est une stratégie de requête dans laquelle il manque l’acte central. Ainsi, dans certaines conditions, un énoncé tel que Il y a des courants d’air peut fonctionner comme requête de fermer la fenêtre (voir l’annexe). 8 Il y a cependant un certain nombre de recherches qui ont abouti à des résultats contradictoires (voir p. ex. Blum-Kulka 1982, Le Pair 1996). 9 Pour un bilan des débats sur la compétence sociolinguistique, se reporter p. ex. à Dewaele 2002 et Dewaele/ Regan 2002. 10 Pour l’acquisition de la compétence sociopragmatique en français langue étrangère, voir Dewaele/ Wourm 2002. 11 Marqueur de modalité est une traduction de l’anglais modality marker qui a été proposé par House/ Kasper 1981 pour désigner les éléments morphologiques (p. ex. le conditionnel), syntaxiques (p. ex. la négation) ou lexicaux (p. ex. s’il vous plaît) atténuant ou durcissant la formulation de la requête. - La même notion de modalité est pourtant déjà présente chez Bally 1943: 2. Ce rapide survol de la littérature met en évidence les similitudes et les différences dans la formulation des requêtes par les apprenants et les locuteurs natifs. Parmi les similitudes, relevons le fait qu’en fonction de la situation, les natifs tout comme les apprenants ont à leur disposition différents niveaux de formulation de la requête, du moins au plus direct. En outre, il est apparu que les apprenants et les natifs préfèrent les formulations indirectes conventionnelles. Au-delà de ces similitudes, on constate que la formulation appropriée d’une requête s’avère fort difficile pour les locuteurs non-natifs. Bien que théoriquement capables d’employer des formulations directes et indirectes, ils ont tendance à utiliser trop souvent les niveaux directs et ils évaluent différemment les innombrables facteurs de la situation - ou en tiennent moins compte. De plus, les apprenants modifient moins leurs requêtes par des marqueurs internes que les natifs. Les recherches disponibles suggèrent donc que les apprenants éprouvent de grandes difficultés à maîtriser les normes de la formulation d’une requête en langue cible. Étant donné que les études mentionnées ci-dessus concernent surtout l’anglais, il est impossible d’en tirer des conclusions générales pour le français. Pour la présente étude, nous avons donc constitué un corpus français de requêtes dans diverses situations afin de repérer les éventuelles similitudes ainsi que les différences dans la formulation de l’acte central entre les apprenants de trois différents niveaux et les locuteurs natifs. 4. Hypothèses 1. Les apprenants auront plus tendance à employer des requêtes directes que les natifs, 2. Dans tous les groupes de sujets, natifs et non-natifs, Français et Autrichiens, les requêtes indirectes conventionnelles seront les plus fréquentes. 3. Les apprenants utiliseront moins de marqueurs de modalité internes que les locuteurs natifs. 4. Les apprenants du niveau III se rapprocheront davantage de la norme pragmatique française que les apprenants du niveau I parce que toute une série de développements progressifs s’effectuent entre les niveaux I et III. 5. Méthodologie 5.1 Les sujets Cinq groupes de jeunes ont participé à cette étude transversale: trois groupes d’apprenants de français langue étrangère à trois niveaux intermédiaires (n = 84), un groupe de locuteurs natifs de français (n = 45) et un groupe de locuteurs natifs d’allemand (n = 20). 24 sujets sont collégiens; tous les autres sont des lycéens âgés de 15 à 18 ans. Les apprenants fréquentent des cours de français depuis quatre (ni- 145 Les requêtes en français natif et en interlangue veau I), cinq (niveau II) ou six ans (niveau III) dans un lycée en Autriche, et ont eu en moyenne trois heures hebdomadaires de français. 5.2 La collecte et la classification des données Afin d’obtenir un corpus substantiel de requêtes spontanées d’apprenants et de locuteurs natifs, nous nous sommes servie d’une combinaison de deux versions du questionnaire de production 12 . D’abord, les 149 locuteurs ont rempli le questionnaire écrit (discourse completion task), ensuite, 50 % des locuteurs ont participé à la version orale du questionnaire (closed role play). Les items dans les questionnaires écrit et oral contenaient la description de différentes situations. Le contexte présenté dans cette description exigeait toujours l’acte de langage de requête. Pour le questionnaire écrit, la description était suivie d’un espace libre où les sujets pouvaient écrire leurs requêtes. Les informateurs devaient répondre à six descriptions de situation. Pour le questionnaire oral, chaque locuteur était enregistré individuellement sur cassette; il répondait à quatre descriptions. Afin de rendre la situation plus authentique, nous avons utilisé une technique mise au point par les chercheurs de l’OISE (Ontario Institute for Studies in Education; cf. Harley/ Cummins/ Swain et al. 1990): pour chaque situation, le chercheur présentait au locuteur une photo avec une personne. En même temps, il décrivait le contexte et demandait au locuteur de répondre comme s’il s’adressait réellement à la personne montrée sur la photo. Alors que la dominance sociale variait en fonction de l’interlocuteur (professeur ou camarade de classe), la distance sociale ainsi que l’imposition restaient stables dans toutes les situations: les interlocuteurs se connaissaient toujours et l’imposition était toujours élevée. En créant les situations, nous avons toujours veillé à ce que les locuteurs puissent s’identifier facilement avec le rôle à jouer. De plus, afin de contrôler l’influence possible du sexe, les locuteurs et locutrices n’adressaient leurs requêtes qu’à des personnes du même sexe. Le matériel ainsi recueilli regroupait 1100 requêtes. L’analyse des données se base sur une version adaptée de la classification de Blum-Kulka/ House/ Kasper 1989: 273-94 ainsi que sur celle de Held 1995: 473-86 13 . Vu le caractère menaçant de la requête, l’acte central d’une requête peut se traduire par un grand nombre de réalisations différentes.Les critères sur lesquels reposent les deux classifications mentionnées ci-dessus, sont une combinaison du caractère plus ou moins direct (direct - indirect) et du caractère plus ou moins conventionnel (conventionnel - non-conventionnel). Dans notre classification, nous avons par 146 Muriel Warga 12 Pour l’exposé de cette méthode, voir Barron 2003: 83-103, Blum-Kulka/ House/ Kasper 1989: 13-16 et Warga 2004: 11-24, 73-78. 13 Du fait de l’ambiguïté des catégories pragmatiques, de nombreux classements ont été proposés (p. ex. Blum-Kulka/ House/ Kasper 1989, Ervin-Tripp 1976, Held 1995) dont le plus utilisé est celui de Blum-Kulka/ House/ Kasper 1989, car il garantit une certaine comparabilité. C’est pourquoi nous l’employons dans cette étude. Tableau 1: Distribution des actes centraux de requêtes en nombres absolus et en % (AP I: apprenants du niveau I; AP II: apprenants du niveau II; AP III: apprenants du niveau III; LN-F: locuteurs natifs français; LN-A: locuteurs natifs autrichiens) 14 . Formulation Acte AP I AP II AP III LN-F LN-A directe/ indirecte central Formulation directe Mode n 4 5 2 0 0 impératif % 1,73 % 2,45 % 0,97 % 0,00 % 0,00 % Performatif n 71 47 82 27 77 % 30,74 % 23,04 % 39,81 % 8,82 % 7,83 % Locution n 9 3 3 6 2 dérivable % 3,90 % 1,47 % 1,46 % 1,96 % 1,24 % Affirmation n 10 12 4 30 3 d’un désir % 4,33 % 5,88 % 1,94 % 9,80 % 1,86 % Autres n 4 3 3 2 0 % 1,73 % 1,47 % 1,46 % 0,65 % 0,00 % conséquent distingué trois types généraux de formulations (directes, indirectes conventionnelles, indirectes non-conventionnelles) et au total sept types subordonnés, classés de la plus à la moins directe (voir l’annexe 1 pour l’exposé détaillé de cette classification). Comme l’analyse de tous ces types dépasserait le cadre de cet article, nous nous concentrerons sur les deux les plus fréquents, à savoir le performatif et la question portant sur une condition de réussite. Pour l’analyse des données et la présentation des résultats, nous nous sommes servie de la statistique descriptive. Afin de vérifier s’il existe des différences statistiquement significatives entre les groupes de sujets, nous avons utilisé le test de Pearson ( 2 ). 6. Analyse et discussion 6.1 Les performatifs La première hypothèse concerne la tendance des apprenants à utiliser plus de requêtes directes que les locuteurs natifs. Si l’on considère le taux des formulations directes indiquées dans le tableau 1, on remarque effectivement que celui-ci est plus élevé chez les non-natifs (40,87 %, n = 262) que chez les natifs français (21,24 %, n = 65). Le test du 2 confirme que cette différence est statistiquement significative ( 2 = 32,42, dl = 1, p 0.001). Le décalage entre les non-natifs et les Français est particulièrement prononcé pour le performatif, la stratégie la plus fréquente parmi les formulations directes ( 2 = 52,81, dl = 1, p 0.001). 147 Les requêtes en français natif et en interlangue 14 Voir l’annexe pour la définition des stratégies. Dans les recherches disponibles, basées presque exclusivement sur des corpus anglais, la stratégie performative est rarement employée par les locuteurs natifs, comme le remarque Kohnen dans un article récent: It [the investigation] has shown that speech act verbs in performative function are relatively rare and may be associated with specific functions and contexts. (Kohnen 2000: 184) Contrairement aux travaux mentionnés par Kohnen 2000, nous avons relevé un taux de formulations performatives très élevé parmi les locuteurs natifs autrichiens (47,83 %) et les apprenants (API: 30,74 %, APII: 23,04 %, APIII: 39,81 %). Les natifs français (8,82 %), en revanche, ont significativement ( 2 = 65,55, dl = 1, p 0.001) moins recours à cette stratégie (cf. tableau 1 et graphique 1), ce qui semble refléter une différence interculturelle entre le français et l’allemand autrichien. L’emploi fréquent de performatifs par les apprenants peut donc très probablement être attribué au transfert de la langue maternelle (allemand). Par ailleurs, au fur et à mesure de l’acquisition, on peut observer une augmentation non-linéaire des performatifs, ce qui ne correspond pas à la norme de la langue cible mais plutôt à celle de la langue primaire (voir graphique 1). Le critère de l’absence ou de la présence d’un verbe semi-auxiliaire permet de diviser les performatifs en deux groupes: les performatifs explicites (performatives) et les performatifs avec semi-auxiliaire (hedged performatives). Cette classification est due à Fraser 1975: 187 qui introduit la notion de hedged performatives pour désigner «[a sentence which] differs from the corresponding performative sentence in that it contains a modal or a semimodal». Il ressort du graphique 2 que les performatifs avec semi-auxiliaire prédominent nettement sur les performatifs explicites dans tous les groupes de sujets. De 148 Muriel Warga 15 Le terme question sur une condition de réussite (QCR) correspond au terme anglais query preparatory (Blum-Kulka/ House/ Kasper 1989: 280). Tableau 1: continuation. Formulation Acte AP I AP II AP III LN-F LN-A directe/ indirecte central Formulation QCR 15 n 128 129 108 235 77 indirecte % 55,41 % 63,24 % 52,43 % 76,80 % 7,83 % conventionnelle Formulation Allusion n 5 5 4 6 2 indirecte non- % 2,16 % 2,45 % 1,94 % 1,96 % 1,24 % conventionnelle Total 231 204 206 306 161 100,00 % 100,00 % 100,00 % 100,00 % 100,00 % plus, on peut observer une légère évolution entre les deux premiers groupes d’apprenants et le troisième dans la mesure où ce sont les plus avancés qui utilisent le moins de performatifs explicites 16 . Étant donné que les performatifs explicites sont généralement perçus comme plus agressifs par l’interlocuteur, ce rapprochement de la norme des locuteurs natifs apparaît essentiel. La raison pour laquelle les apprenants moins avancés utilisent plus de performatifs explicites réside sans doute dans le fait que la présence d’un verbe semi-auxiliaire rend la formulation plus complexe du point de vue grammatical. Les exemples suivants montrent des performatifs avec semi-auxiliaire énoncés par des locuteurs natifs et non-natifs: 149 Les requêtes en français natif et en interlangue 16 Même observation chez Hill 1997: 99-100. 0 10 20 30 40 50 % AP I AP II AP III LN-F LN-A PS PE AP I AP II AP III LN-F LN-A 0,00 % 20,00 % 40,00 % 60,00 % 80,00 % 100,00 % Graphique 1: Distribution des formulations performatives en %. Graphique 2: Distribution des performatifs explicites (PE) et des performatifs avec semi-auxiliaire (PS) en %. locuteurs natifs autrichiens: (1) Und daher möchte ich bitten, ob ich meinen Hund mit in die Schule nehmen kann für diese Woche. (Traduction: C’est pourquoi j’aimerais vous demander si je peux emmener mon chien à l’école cette semaine.) (2) Und ich wollte bitten, ob du das nicht das nächste Mal machen kannst. (Traduction: Et je voulais te demander si tu ne pourrais pas faire ça la prochaine fois.) locuteurs natifs français: (3) Je voudrais vous demander de corriger ma composition d’allemand. (4) Je voudrais te demander de faire une grande partie du travail de l’exposé. apprenants: (5) Je veux te demande si tu peux m’aider avec mathématiques. (AP I) (6) Je veux te demande si tu as temps de aider moi. (AP II) (7) Je veux te demander que tu peux faire cet exposé seul. (AP II) (8) Je veux te demander si tu peux faire plus de travail. (AP III) (9) Je voudrais vous demander si vous pouvez le corriger jusqu’à demain.(AP III) (10) Je voulais vous demander si je pourrais l’emmener à l’école. (AP III) Il est à noter dans les exemples (1) à (4) que les locuteurs natifs, français et autrichiens, modifient tous leurs performatifs avec semi-auxiliaire par un conditionnel (ich möchte, je voudrais) ou par un imparfait (ich wollte). Ceci suggère qu’en français et en allemand, un performatif avec semi-auxiliaire n’est considéré comme approprié que lorsque le verbe est modifié par un de ces procédés atténuateurs. Par contre ni les apprenants de niveau I ni ceux de niveau II n’ont recours à ce procédé d’atténuation; ils emploient toujours le mode indicatif (je veux) (voir les exemples [5] à [7]). C’est seulement à partir du niveau III que les apprenants commencent à utiliser le conditionnel ou l’imparfait pour atténuer leurs performatifs (voir les exemples [8] à [10]). 6.2 Les questions sur une condition de réussite (QCR) Portant sur les conditions de réussite d’une requête (capacité, volonté etc. de l’interlocuteur à/ de remplir la requête), les expressions du type Est-ce que tu pourrais . . .? ou Tu ne voudrais pas . . .? comptent non seulement en français et en allemand mais dans beaucoup d’autres langues parmi les formulations les plus utilisées. Il ressort clairement du tableau 1 (voir plus haut) que ces constatations sont également valables pour notre étude - à l’exception des natifs autrichiens qui utilisent autant de performatifs que de QCR. N’oublions pas, cependant, que les performatifs combinés - construction très fréquente parmi les natifs autrichiens - contiennent aussi une QCR. Les performatifs combinés - sous-catégorie de la stratégie performative - représentent la combinaison d’un performatif et d’une QCR (Je voulais vous demander si ça serait possible que je parte en Espagne, APIII). 150 Muriel Warga Le total des QCR et des performatifs combinés se situe donc dans tous les groupes - sans exception - entre 72,73 % (API) et 84,47 % (LN-A), ce qui confirme la deuxième hypothèse selon laquelle les requêtes indirectes conventionnelles sont les plus fréquentes 17 . Vu l’emploi fréquent de cette stratégie par tous les groupes, il convient d’examiner de plus près les éléments constitutifs de la QCR: d’abord nous discuterons la question des verbes semi-auxiliaires, ensuite nous passerons aux marqueurs de modalité internes. 6.2.1 Les verbes semi-auxiliaires Les QCR étant soumises à bien des variations, nous proposons de distinguer (sur la base de Trosborg 1995: 205 et Van Mulken 1996: 699) cinq stratégies différentes qui reposent toutes sur une des conditions de réussite de la requête: - question sur la capacité (Est-ce que vous pourriez m’aider? ) - question sur la possibilité (Est-il possible d’emmener le chien à l’école? ) - question sur la volonté (Voudrais-tu m’aider? ) - question sur la disponibilité (Avez-vous le temps de m’aider? ) - question sur la permission (Puis-je prendre mon chien à l’école? ). Le graphique 3 montre que, dans tous les groupes, la question sur la capacité l’emporte de loin sur les autres stratégies, ce qui suggère qu’en français comme en allemand les QCR sont généralement formées avec le modalisateur pouvoir. Ceci n’est cependant pas valable pour toutes les langues, comme le constate Kerbrat- 151 Les requêtes en français natif et en interlangue 17 Dans la suite de l’analyse, nous regrouperons les performatifs combinés avec les QCR. 18 Les nombres absolus et les pourcentages sont indiqués dans le tableau A1 (voir l’annexe 2). Graphique 3: Distribution de la question sur la capacité (1), la question sur la possibilité (2), la question sur la volonté (3), la question sur la disponibilité (4), la question sur la permission (5) et autres (6) en % (par rapport à la totalité des QCR) 18 . 0,00 % 20,00 % 40,00 % 60,00 % 80,00 % 100,00 % 1 2 3 4 5 6 AP I AP II AP III LN-F LN-A Orecchioni 2001: 174. En thaï, par exemple, les réalisations indirectes les plus fréquentes sont Aide-moi à fermer la porte! , Vous auriez la pitié de fermer la porte et Vous aimeriez fermer la porte, alors que la question sur la capacité n’a pas valeur de requête dans cette langue. Parmi les locuteurs natifs français, la seconde stratégie choisie après la question sur la capacité (72,76 %) est celle portant sur la possibilité (8,17 %). L’emploi peu fréquent de cette formulation ainsi que l’absence de désignation de l’interlocuteur, dont résulte une plus grande distance par rapport au centre déictique, amènent Held 1995: 288 et Van Mulken 1996: 701 à parler d’un effet plus poli que dans le cas de la question sur la capacité. Nous pouvons confirmer ces constatations dans la mesure où, dans notre corpus, le taux de questions sur la possibilité est significativement plus élevé dans les requêtes formelles (destinées à un professeur) que dans les requêtes informelles (destinées à un camarade de classe) ( 2 = 18,88, dl = 1, p 0.001). Parmi les apprenants, ceux au niveau I se concentrent sur une seule formulation, à savoir la question sur la capacité (80,36 %), alors qu’aux niveaux II (64,56 %) et III (58,43 %), la fréquence de cette question diminue au profit des autres stratégies. L’emploi fréquent de la question sur la capacité au niveau I peut s’expliquer par sa moindre complexité linguistique et par le fait qu’elle est introduite plus tôt dans l’enseignement. L’emploi accru des autres stratégies aux niveaux II et III reflète une meilleure maîtrise de constructions plus complexes. La question sur la possibilité qui apparaît peu au niveau I (7,74 %) augmente linéairement aux niveaux II et III, où avec 16,46 % et 27,71 % le taux est significativement plus élevé que parmi les natifs (LN-F: 8,17 %; LN-A: 10,29 %) ( 2 = 18,19, dl = 1, p 0.001). Si les apprenants de niveau II et III utilisent la question sur la possibilité - construction assez complexe - plus fréquemment que les locuteurs natifs, c’est peut-être qu’ils craignent qu’une «simple» question avec pouvoir ne soit pas assez polie. Voilà pourquoi ils commencent, dès qu’ils en sont capables, à employer des structures qui leur semblent plus complexes et par conséquent plus polies. Cependant, contrairement aux locuteurs natifs qui se servent d’une gamme assez riche de formulations pour remplacer la question sur la capacité (la question sur la possibilité, la volonté, la permission et - dans une moindre mesure - la disponibilité), les apprenants se limitent, surtout aux niveaux II et III, plus ou moins à celle sur la possibilité. La question sur la permission est employée de temps en temps parmi les locuteurs natifs (LN-F: 3,11 %; LN-A: 2,21 %) alors qu’elle n’apparaît presque pas parmi les apprenants (API: 0,60 %; APII: 1,27 %; APIII: 0,60 %). Le test de 2 confirme que cette différence entre natifs et apprenants est statistiquement significative ( 2 = 5,38, dl = 1, p 0.05). A notre avis, la raison en est que les apprenants ignorent en général que dürfen dans une requête se traduit par pouvoir (Puis-je . . .? ), et cherchent donc un équivalent plus spécifique. Étant donné que celui-ci n’existe pas, ils évitent cette formulation et expriment leur QCR de façon différente. 152 Muriel Warga Quant aux questions sur la volonté ainsi que sur la disponibilité, elles n’apparaissent que rarement parmi les apprenants. 6.2.2 Les marqueurs de modalité internes L’analyse de l’emploi des marqueurs de modalité internes révèle que les natifs se distinguent essentiellement des non-natifs par l’usage du conditionnel. Ainsi, nous nous limiterons à ce mode. Citons d’abord quelques exemples: locuteurs natifs autrichiens: (11) Könnten Sie meine Schularbeit vielleicht bis morgen korrigiert haben oder so? (Traduction: Pourriez-vous peut-être corriger mon devoir d’ici demain, c’est possible? ) (12) Aber bitte könntest du das einmal für mich machen? (Traduction: Mais s’il te plaît, tu pourrais peut-être faire ça pour moi? ) locuteurs natifs français: (13) Est-ce que je pourrais l’emmener à l’école? (14) Serait-il possible de laisser mon chien à la conciergerie? apprenants: (15) Est-ce que tu peux faire cet exposé? (AP I) (16) Tu peux m’aider? (AP I) (17) Parfois tu as du temps en week-end et peux m’aider? (AP II) (18) Est-ce qu’il est possible de emmener mon chien à l’école? (AP II) (19) Peut-être que tu peux m’aider au week-end? (AP III) Comme nous l’avons montré pour les performatifs (voir plus haut) et comme le confirment les exemples ci-dessus, les natifs atténuent leurs requêtes par un conditionnel (voir les exemples [11] à [14]) alors que les non-natifs utilisent surtout l’indicatif (voir les exemples [15] à [19]) 19 , ce qui vérifie la troisième hypothèse selon laquelle les apprenants emploient moins de marqueurs de modalité internes que les natifs. Held 1995: 297 soutient à ce propos qu’il n’existe pas de différence dans la valeur pragmatique entre l’indicatif et le conditionnel. Selon elle, Può prestarmi . . .? et Potrebbe prestarmi . . .? ont donc la même valeur pragmatique. Cette hypothèse de l’équivalence de l’indicatif et du conditionnel est basée sur la supposition d’après laquelle le conditionnel perdrait sa valeur de politesse en raison de sa fréquence élevée. Par contre, le fait que les locuteurs natifs - français et autrichiens - emploient toujours le conditionnel et très rarement l’indicatif suggère que ce premier mode 153 Les requêtes en français natif et en interlangue 19 Une analyse plus détaillée au niveau des marqueurs de modalité internes pourrait démontrer que plus les apprenants sont avancés plus ils utilisent le conditionnel et d’autres marqueurs de modalité (cf. Warga 2004: 166-74). est plus approprié dans ce contexte. Ceci implique à notre avis une différence de valeur pragmatique entre l’indicatif et le conditionnel. Une étude portant sur le français au Canada est arrivée à la même conclusion. Lyster 1996: 170 y montre que le conditionnel s’emploie plus fréquemment dans des situations formelles que dans des situations informelles. Il en conclut que ce mode - à la différence de l’indicatif - a une fonction de marqueur de politesse 20 . Lyster plaide donc également en faveur d’une différence de valeur pragmatique entre indicatif et conditionnel. 7. Discussion et conclusion Cette étude avait pour but d’étudier l’acquisition de la compétence pragmatique dans le domaine de la requête par des apprenants germanophones autrichiens, et de comparer leurs formulations avec celles de locuteurs natifs. En résumé, il ressort de nos observations qu’en français natif la stratégie standard pour exprimer une requête se traduit par la QCR Est-ce que tu pourrais . . .? Ce résultat corrobore une recherche de Van Mulken 1996: 701 qui constate que «the verb ‹pouvoir› in the conditional mode with a hearer-based perspective is the most common formulation of a request in French». Les apprenants, en revanche, ont recours à deux stratégies, à savoir la QCR et le performatif combiné: Je voudrais te demander si tu pourrais . . . Ceci s’explique fort probablement par le fait que ce dernier joue également un rôle important dans les requêtes des natifs autrichiens (Ich wollte dich bitten, ob du . . . kannst.). Nous nous sommes concentrée sur deux stratégies d’acte directeur, à savoir le performatif et la QCR. Plusieurs faits intéressants sont apparus: L’analyse révèle que la stratégie performative est beaucoup plus rare dans notre corpus de français natif que dans le corpus d’allemand. Elle est également élevée dans le groupe des apprenants. Vu de plus près, on constate que ceux-ci se servent très souvent de performatifs combinés, stratégie moins fréquente chez les natifs français. Contrairement à ces derniers, les apprenants ont moins souvent recours à des procédés atténuateurs. Ainsi, les performatifs des apprenants peuvent paraître moins polis que ceux des locuteurs natifs. De nombreuses recherches ont démontré que les QCR comptent, dans beaucoup de langues, parmi les formulations de requête les plus utilisées. Nos analyses confirment ces observations en montrant clairement que leur taux se situe entre 72,73 % et 84,47 % dans tous les groupes. Dans le cas des apprenants, une évolution générale se produit entre niveau I et niveau III. Cependant, on observe des différences importantes entre les natifs et les apprenants, notamment pour ce qui est de l’emploi du verbe semi-auxiliaire et de l’opposition indicatif - conditionnel. 154 Muriel Warga 20 Contrairement à Lyster 1996, nous avons relevé que les locuteurs natifs emploient à peu près autant de conditionnels dans les situations formelles et informelles. Chose étonnante, les apprenants plus avancés ne se rapprochent pas davantage de la norme pragmatique française que les apprenants de niveau inférieur. Ceci montre avec évidence qu’au cours des trois années observées dans le cadre de cette étude, toute une série de développements aussi bien progressifs (en direction de la norme française) que régressifs (en direction de la norme autrichienne) s’effectuent. Ainsi, quant aux QCR, on peut observer des évolutions pour ce qui est de la formulation même de la stratégie entre les niveaux I et III; il faut cependant noter qu’à l’exception des marqueurs de modalité internes, ces développements ne sont généralement pas progressifs mais plutôt régressifs. En ce qui concerne les performatifs, les résultats suggèrent que leur taux augmente au cours de l’apprentissage, ce qui ne correspond pas à la norme française: cependant, cette régression est au moins partiellement compensée par deux développements progressifs au niveau micro: d’une part le taux de performatifs explicites diminue au profit des performatifs avec auxiliaire, d’autre part, à partir du niveau III, les auxiliaires modaux sont de plus en plus modifiés par un conditionnel ou un imparfait. Ces exemples montrent qu’une évolution régressive à un niveau macro n’exclut pas une progression à un niveau micro et inversement. En aucun cas on ne peut affirmer que toute évolution pragmatique s’opérant entre niveau I et III correspond à la norme de la langue cible. La quatrième hypothèse selon laquelle les apprenants les plus avancés seraient toujours plus proches de la norme des locuteurs natifs que les débutants peut donc être démentie. Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer ce phénomène: d’abord il ressort clairement des données que le transfert de l’allemand, langue maternelle, joue un rôle décisif pour la formulation des requêtes. Ainsi, le taux élevé de performatifs combinés - stratégie un peu lourde en français - ne peut s’expliquer que par la haute fréquence de cette stratégie chez les natifs autrichiens. Ignorant encore que les stratégies pragmalinguistiques peuvent différer entre la langue maternelle et la langue cible, les apprenants plus avancés s’efforcent d’employer des formulations complexes (performatifs combinés) qui, étant plus proches de la norme autrichienne, leur semblent «françaises». D’un autre côté, les apprenants préfèrent les énoncés les plus simples - au niveau grammatical - pour réaliser l’acte visé. L’emploi de l’impératif et la haute fréquence de questions sur la capacité, stratégies aux structures simples, mais aussi la fréquence plutôt basse de stratégies plus complexes (p. ex. la question sur la permission, l’interrogation avec inversion et l’emploi de l’indicatif au lieu du conditionnel) prouvent que leur choix est souvent déterminé par des contraintes morphologiques et syntaxiques en interlangue. Au-delà de la simplicité grammaticale, c’est aussi la clarté au niveau illocutoire qui les amène à préférer une stratégie à l’autre. Les formulations performatives, par exemple, sont les plus claires auxquelles le locuteur puisse recourir pour spécifier la valeur illocutoire de l’énoncé. Elles se caractérisent par la simultanéité entre la formulation et l’accomplissement de l’acte. Il y a donc un lien direct entre la forme de l’énoncé et sa valeur illocutoire. Déjà très occupés à s’exprimer dans 155 Les requêtes en français natif et en interlangue la langue étrangère, les apprenants semblent apprécier cette clarté qui facilite le processus d’interprétation et diminue de cette manière l’effort cognitif. Le troisième facteur qui peut expliquer le décalage entre apprenants et natifs est le rôle de l’enseignement et de l’enseignant: le manuel et les autres matériels d’enseignement, mais aussi les normes du discours en classe influencent considérablement l’interlangue au niveau de la structure ainsi qu’au niveau de la pragmatique. Pour conclure, il convient de réfléchir aux implications pédagogiques de nos résultats. Les études disponibles 21 ainsi que la nôtre ont montré que, sans enseignement ciblé, la compétence pragmatique se développe très difficilement dans un contexte scolaire - parfois si difficilement que les apprenants ne prennent conscience de la différence pragmatique qu’une fois que leur apprentissage formel touche à sa fin. Des recherches effectuées récemment sur la manière de développer cette compétence en milieu guidé proposent de sensibiliser d’abord les apprenants aux différences sociopragmatiques et pragmalinguistiques et d’enseigner ensuite explicitement certains aspects pragmatiques, ceci combiné à l’usage de matériel authentique en cours. S’il est possible d’éveiller la conscience des règles pragmatiques en classe, la compétence pragmatique ne peut se perfectionner qu’en dehors. C’est pourquoi la participation à des stages de langue ou bien à des séjours dans un pays de la langue cible sont les meilleurs moyens pour se rapprocher de plus en plus de la norme pragmatique française. Graz Muriel Warga 8. Bibliographie Bally, C. 1942: «Syntaxe de la modalité explicite», CFS 2: 3-13 Bardovi-Harlig, K. 1999: «Exploring the interlanguage of interlanguage pragmatics: a research agenda for acquisitional pragmatics», Language Learning 49/ 4: 677-713 Bardovi-Harlig, K./ Dörnyei, Z. 1998: «Do language learners recognize pragmatic violations? Pragmatic versus grammatical awareness in instructed L2 learning», TESOL Quarterly 32/ 2: 233-59 Barron, A. 2003: Acquisition in interlanguage pragmatics. Learning how to do things with words in a study abroad context, Amsterdam/ Philadelphia Billmyer, K./ Varghese, M. 2000: «Investigating instrument-based pragmatic variability: Effects of enhancing discourse completion tests», Applied Linguistics 21/ 4: 517-52 Blum-Kulka, Sh. 1982: «Learning to say what you mean in a second language: A study of the speech act performance of learners of Hebrew as a second language», Applied Linguistics 3/ 1: 29-59 Blum-Kulka, Sh./ House, J./ Kasper, G. (ed.) 1989: Cross-cultural pragmatics: Requests and apologies, Norwood, NJ. Brown, P./ Levinson, S. C. 1978: «Universals in language usage: Politeness phenomena», in: E. N. Goody (ed.), Questions and politeness: Strategies in social interaction, Cambridge: 56-289 156 Muriel Warga 21 A propos de l’enseignement pragmatique en classe de langue, se reporter à Rose/ Kasper 2001. Dewaele, J.-M. 2002: «Vouvoiement et tutoiement en français natif et non-natif: une approche sociolinguistique et interactionnelle», La Chouette 33: 1-14 Dewaele, J.-M./ Regan, V. 2002: «Maîtriser la norme sociolinguistique en interlangue française: Le cas de l’omission variable de ‹ne›», Journal of French Language Studies 12/ 2: 123-48 Dewaele, J.-M./ Wourm, N. 2002: «L’acquisition de la compétence sociopragmatique en langue étrangère», Revue française de linguistique appliquée 7/ 2: 129-43 Ellis, R. 1992: «Learning to communicate in the classroom. 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Je vous demande de relire ma composition. - Inclut la combinaison d’un performatif explicite et d’une question sur une condition de réussite: Ich bitte dich, ob du mir bei meiner Arbeit helfen kannst. 3. performatif avec verbe semi-auxiliaire - J’aimerais te demander d’échanger la date d’examen avec moi. - Inclut la combinaison d’un performatif avec verbe semi-auxiliaire et d’une question sur une condition de réussite: Je voulais vous demander si ce serait possible que je parte en Espagne. Ich wollte dich fragen, ob du mir eventuell helfen könntest. 4. locution dérivable 23 - La valeur illocutoire principale découle directement du sémantisme de la locution et désigne soit l’affirmation d’une obligation soit l’affirmation concernant l’état des choses: J’ai besoin d’aide pour mon exposé; Du hilfst mir jetzt mal schnell beim Abwaschen. 5. affirmation d’un désir - J’aimerais bien que tu m’aides. 158 Muriel Warga 22 Les stratégies de locution dérivable et d’affirmation d’un désir ne sont pas considérées comme directes dans toutes les recherches (voir Kerbrat-Orecchioni 2001: 38). 23 Cette expression est empruntée à l’anglais (locution derivable, cf. Blum-Kulka/ House/ Kasper 1989: 279). II. formulation indirecte conventionnelle 6. question sur une condition de réussite (QCR) - Questions portant sur certaines conditions de réussite concernant le destinataire: capacité, possibilité, volonté etc.: Est-ce que tu pourrais m’aider? Serait-il possible que tu te charges d’organiser la fête? Tu ne voudrais pas échanger ta date avec la mienne? III. formulation indirecte non-conventionnelle 7. allusion - Il y a des courants d’air (dans certains contextes cette affirmation a la valeur d’une requête) Annexe 2 159 Les requêtes en français natif et en interlangue Tableau A1: Distribution des questions reposant sur une des conditions de réussite de la requête en nombres absolus et en %. Question sur la . . . AP I AP II AP III LN-F LN-A capacité n 135 102 97 187 92 % 80,36 % 64,56 % 58,43 % 72,76 % 67,65 % possibilité n 13 26 46 21 14 % 7,74 % 16,46 % 27,71 % 8,17 % 10,29 % volonté n 11 12 5 14 2 % 6,55 % 7,59 % 3,01 % 5,45 % 1,47 % disponibilité n 5 9 6 1 7 % 2,98 % 5,70 % 3,61 % 0,39 % 5,15 % permission n 1 2 1 8 3 % 0,60 % 1,27 % 0,60 % 3,11 % 2,21 % autres n 3 7 11 26 18 % 1,79 % 4,43 % 6,63 % 10,12 % 13,24 % total n 168 158 166 257 136 % 100,00 % 100,00 % 100,00 % 100,00 % 100,00 %
